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Hassan Fathy (1900–1989) et André Ravéreau (1919-) : destins croisés

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Hassan Fathy (1900–1989) et André Ravéreau (1919-) : destins croisés

EL-WAKIL, Leïla

Abstract

L'article trace un parallèle entre le travail de l'architecte égyptien Hassan Fathy et l'architecte français, installé au Mzab, André Ravéreau. L'auteur étudie les prototypes du renouveau rural dans le Sahara, le mythe de l'architecture sans architectes et les enseignements de l'architecture mineure.

EL-WAKIL, Leïla. Hassan Fathy (1900–1989) et André Ravéreau (1919-) : destins croisés. In:

Baudouï, Rémi & Potié, Philippe (Dir.). André Ravéreau : l'atelier du désert. Marseille : Parenthèses, 2003. p. 75-84

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4083

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Hassan Fathy (1900 – 1989) et André Ravéreau (1919 - ): destins croisés

par Leïla el-Wakil

Préambule

L’ouvrage d’André Ravéreau, Le M’Zab, une leçon d’architecture, publié en 1981 chez Sindbad, est précédé d’un texte de Hassan Fathy intitulé De l’implicite en architecture, texte résultant d’entretiens1 et faisant office de préface. Quant à l’ouvrage suivant intitulé, La Casbah d’Alger, et le site créa la ville, également publié chez Sindbad en 1989, l’année même de la mort de Hassan Fathy, il est tout simplement dédié à l’architecte égyptien en ces termes : « Ce livre est dédié à notre maître et ami Hassan Fathy. »2 De leur amitié nous ne savons que peu de choses étant donné qu’ils ne semblent s’être rencontrés que fort brièvement, lors d’une conférence que Hassan Fathy donna à Alger en 1960, Manuelle Roche ayant pour le reste servi d’intermédiaire entre les deux hommes3. Mais la petite phrase de Ravéreau traduit tout le respect qu’il porte à cet aîné que l’on qualifia de gourou, le presque légendaire Hassan Bey.

Grande est la communauté d’esprit entre l’architecte français établi de longue date en Algérie et l’architecte égyptien, son aîné, dont les idées se diffusent véritablement hors d’Egypte dès la publication de la première édition en français de Construire avec le peuple en 19704, traduit et publié trois ans plus tard aux Etats-Unis sous le titre Architecture for the Poor.5 Les revues internationales consacrent alors à l’architecte quelques articles significatifs qui contribuent à sa renommée européenne et américaine.

1 Nous remercions ici Manuelle Roche de nous avoir très aimablement communiqué de larges extraits de l’interview qu’elle a faite de Hassan Fathy en 1978.

2 André RAVEREAU, La Casbah d’Alger, et le site créa la ville, Paris, 1989, p. 33

3 En recueillant notamment durant une dizaine de jours d’entretien les propos de Hassan Fathy au Caire, propos desquels fut extraite la préface de l’ouvrage Le M’Zab, une leçon d’architecture

4 Traduit d’une première édition anglaise parue en Egypte et intitulée, Gourna, a Tale of two Villages, Le Caire, 1969

5 Architecture for the Poor: An Experiment in rural Egypt, Chicago, 1973.

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L’article de Jean Cousin dans la revue L’Architecture d’Aujourd’hui6 en 1978 marque un moment important de la réception française de Hassan Fathy.

Destinés tous deux par leur formation à s’accomplir dans des formes académiques, le premier lauréat en 1926 de la très classique section d’Architecture de l’Ecole Polytechnique de l’Université de Giza, le second issu de l’agence d’Auguste Perret à Paris, tant Fathy que Ravéreau vont pourtant au gré des circonstances se détourner des courants occidentaux dominants et chercher dans l’ancestrale tradition vernaculaire du désert une leçon qui allie bon sens, économie, adéquation au lieu et au climat; Hassan Fathy répétera volontiers qu’il lui fallut dix ans pour oublier tout ce qu’il avait appris à l’école7 . Les enseignements de l’architecture cairote et nubienne traditionnelle guideront l’Egyptien dans un travail de réappropriation des valeurs architecturales autochtones, tout comme la découverte de l’architecture algéroise et mozabite ouvrira les yeux de Ravéreau sur la vérité, la justesse et la pertinence des savoir-faire issus de l’expérience de l’oasis saharienne.

Sensibles tous deux avant d’autres au vaste problème de l’adéquation du bâti à son environnement, également critiques vis-à-vis de l’exportation aveugle en tous lieux des techniques modernes occidentales, ils chercheront à travers l’étude d’un patrimoine ancestral les formes et les matériaux d’une architecture qui soit en résonance avec le paysage, le climat et les usages. Fathy ira en précurseur, à l’encontre de la demande du gouverneur du Caire, dessiner des projets d’intégration pour la rue Souk el-Silakh8, dans le Caire fatimide, et formuler des recommandations à la municipalité9, puis ressuscitera les techniques millénaires des maçons nubiens permettant de construire des coupoles en briques de boue sans échafaudages. Chargé des Monuments historiques d’Algérie, Ravéreau analysera avec grande finesse la Casbah d’Alger10, mais aussi les maisons du M’Zab pour en comprendre tous les mérites et s’inspirer de leurs qualités dans ses propres réalisations.

6 Jean COUSIN, “Hassan Fathy”, ds. L’Architecture d’Aujourd’hui, 195 (fév. 1978), pp. 42-78

7 Selon le témoignage oral de Pierre Cagna, architecte à Sion (Valais) et professeur à l’EPFL, le 10 mars 2003

8 Jean COUSIN, Op.cit., pp. 48-49

9 Ibid., “afin que tout projet nouveau lui soit confronté pour juger du caractère final de la rue, s’il s’en trouvait rehaussé ou diminué », p. 49

10 Dont il tirera plus tard l’ouvrage La Casbah d’Alger,Op. cit.

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Délibérément en marge du courant architectural dominant, penseurs davantage que constructeurs, ils ne bâtiront finalement que peu eu égard à leur notoriété : Hassan Fathy réalisera une trentaine de projets en cinquante ans d’activité, André Ravéreau moins d’une dizaine. Tous deux plaideront pour une forme d’architecture « écologique » et leur travail précurseur, intégrant les notions d’économie de la mise en oeuvre, de souci de l’environnement, de respect du lieu et de l’humain, se parlerait aujourd’hui en termes de développement durable. A l’avant-garde du mouvement écologique, suscité par le Club de Rome au lendemain des premières crises énergétiques des années ’70, mouvement qui s’incarnera dans le phénomène post-moderne des années ’80, ils se feront tous deux tribuns et ambassadeurs des valeurs culturelles tiermondistes.

L’Egyptien occidentalisé qu’est Hassan Fathy et le Français arabisé qu’est André Ravéreau cultiveront tous deux à leur manière une forme d’orientalisme. Le premier, formé dans une Ecole des Beaux-Arts dont l’enseignement est basé sur la longue tradition classique européenne et particulièrement française, s’enorgueillit d’un parfait trilinguisme, ajoutant à l’arabe la connaissance courante de l’anglais et du français, s’habille chez les meilleurs tailleurs occidentaux, comme le relève James Steele11 ; par là- même on pourrait dire qu’il fait autant preuve d’exotisme en renouant avec la tradition vernaculaire égyptienne que Ravéreau formé en France, acclimaté au bassin méditerranéen par la fréquentation de la Grèce d’abord, puis par celle de l’Algérie, fasciné par le M’Zab qu’il fait redécouvrir aux autochtones, calquant sur cette vallée idyllique ses fantasmes d’enfant de Napoléon, d’Ingres et de Delacroix.

En 1980 tous deux seront récompensés à divers titres pour leur contribution respective en terre islamique par la Fondation Aga Khan pour l’architecture nouvellement créée. La nature du prix ne sera certes pas la même, Hassan Fathy recevant un prix exceptionnel de 100.000 dollars saluant l’ensemble de son œuvre et de sa pensée, André Ravéreau se voyant primé pour son centre médical de Mopti au Mali, achevé en 1976.

11 James STEELE, An architecture for people. The complete works of Hassan Fathy, Londres, 1977, p. 183

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De Gharb Assouan et du M’Zab à Gourna el Gedida et aux 1000 villages: les prototypes du renouveau architectural rural dans le Sahara

Dans des pays dont l’économie reposait et repose encore prioritairement sur l’agriculture comme l’Egypte ou l’Algérie, le village et l’architecture rurale apparaissent bien évidemment comme des programmes prioritaires auxquels les architectes se doivent trouver des réponses satisfaisantes. Au sortir de ses études déjà Hassan Fathy, prédisposé par une inclination personnelle pour la chose agricole, - n’avait-il pas songé s’inscrire à la Faculté d’Agronomie avant de s’engager dans celle d’Architecture ?-, participe à plusieurs expériences (exposition de Mansoura, ferme de la société d’agriculture, maison- témoin du village d’Ezbet el-Basry), avant d’être désigné par le Ministère des Affaires culturelles comme la personne ad hoc pour construire un nouveau village, Gourna el Gedida, auquel il devra sa renommée internationale. En effet tant l’expérience du Nouveau Gourna que le livre qui en résulta, quelques vingt-deux ans plus tard, feront le tour du monde. D’abord intitulé dans la version anglaise publiée en Egypte, Gourna, a Tale of two villages12, cet ouvrage sera traduit l’année suivante en français sous le titre Construire avec le peuple. Histoire d’un village d’Egypte : Gourna, puis publié une nouvelle fois en anglais en 1973 et intitulé de façon plus percutante encore Architecture for the Poor: An Experiment in rural Egypt13.

Hassan Fathy y relate l’expérience tentée en Haute Egypte, sur la rive gauche du Nil, en face de Louxor, dans l’immédiat après-guerre et demeurée pendant longtemps unique dans un pays de ce qu’il était alors convenu d’appeler le Tiers Monde. L’histoire de la construction d’un village égyptien nous y est contée dans ce qu’elle renoue avec les traditions typologiques et constructives vernaculaires. A l’évidence l’expérience dépasse le champ de l’architecture et de la planification urbaine et s’inscrit profondément dans le contexte social ; elle tisse un territoire anthropologique, qui implique fortement l’usager qu’est le fellah égyptien, et participe d’une réflexion sur le mode de vie paysan de laquelle tout sursaut anticolonialiste n’est sans doute pas absent.

12 Hassan FATHY, Gourna, a Tale of two villages, Le Caire, 1969. Traduit l’année suivante et publié chez Sindbad sous le titre Construire avec le peuple. Histoire d’un village d’Egypte : Gourna , Paris, Sindbad, 1971.

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C’est un faisceau de raisons qui vont du bon sens populaire, à des logiques économique, constructive, climatique, qui incitent Fathy à réactiver des pratiques ancestrales de savoir-vivre et de savoir-construire. Lorsqu’il décide de recourir au matériau primordial et bon marché qu’est la terre crue, il est convaincu qu’il n’est pas d’autre issue, économiquement parlant, pour construire de belles et bonnes maisons paysannes. « La brique de boue », dit-il, est l’ « unique espoir de la construction rurale »14.

La carrière de Fathy est déjà bien entamée lorsqu’il reçoit en 1946 du Département des Antiquités la commande du nouveau village de Gourna. L’architecte a alors réalisé une ferme modèle et plusieurs villas qui renouent avec la tradition architecturale égyptienne et nubienne. Dans l’esprit des responsables, Gourna el Gedida doit permettre de déplacer les habitants de Gourna, village d’une cinquantaine d’années d’âge, surgi sur le site du cimetière de Thèbes et devenu repaire de pilleurs de tombes.

Ecarter les villageois des trésors archéologiques, les rendre à l’agriculture, tel est le souci des autorités.

Comme il le raconte très bien dans son livre, Fathy s’empare alors de la problématique architecturale villageoise, cherchant des modèles possibles sur le territoire égyptien. Il visite des villages, décrit longuement la misère et la crasse de la majorité d’entre eux, l’échec des nouveaux matériaux. Rapidement l’architecte est convaincu qu’il faut renouer avec les savoir-faire traditionnels, notamment avec cette pratique de la brique de boue dont la tradition est attestée de toute Antiquité, comme le montre un relief de la pharaonne Hatshepsout occupée à mouler une brique, dont il se sert pour illustrer son ouvrage15. Car, au delà du cas de Gourna, Fathy cherche à mettre sur pied un système de construction villageois convenable et économique qui puisse être reproduit ailleurs en Egypte à satisfaction de cette population paysanne qui constitue alors encore le 90% de la population égyptienne : « Pour moi Gourna était à la fois une expérience et un exemple.

J’espérais que le village indiquerait le moyen de reconstruire toute la campagne égyptienne. Une fois qu’on avait montré comment faire de bons logements avec peu

13 Cf. note 5.

14 Hassan FATHY, Construire avec le peuple, Op. cit., p. 28

15 Première planche non numérotée ds. Hassan FATHY, Construire avec le peuple, Op. cit.

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d’argent, j’espérais qu’il y aurait un grand mouvement de « faites-le vous-mêmes » parmi nos paysans.16 En rejetant les matériaux occidentaux que sont le béton et le métal, exagérément coûteux pour les budgets égyptiens modestes, en rejetant également le bois utile aux charpentes, poutraisons et échafaudages, comme trop rare et trop dispendieux, Fathy en arrive à la conclusion qu’il est nécessaire de construire les villages à main d’homme et entièrement en briques de boue, couverture comprise. Ceci implique de recourir à la solution des voûtes et coupoles de terre en chaînette, construites sans cintres ni échafaudages, dont le Ramesseum de Louxor, qui se dresse sous les yeux de Hassan Fathy est un exemple trimillénaire. Certains maçons nubiens posséderaient encore la technique du temps des pharaons.

L’architecte part alors pour Assouan et c’est en Nubie qu’il découvre de magnifiques villages, propres et coquets, bien entretenus, qui vont alimenter son inspiration esthétique et littéraire. C’est une sorte de paradis perdu miltonien, préservé dans sa pureté authentique des ravages de la civilisation, qui se révèle comme par enchantement. La Nubie est à Hassan Fathy ce que le M’Zab sera à Ravéreau, des terres vierges et enchanteresses, pareillement tenues à l’écart des processus de modernisation et pareillement riches d’enseignements: « En arrivant au premier village, Gharb Assouan, je sus que j’avais trouvé ce que je cherchais. C’était un monde nouveau pour moi, tout un village de maisons spacieuses, jolies propres et harmonieuses, l’une plus belle que l’autre- Il n’y avait rien de tel en Egypte ; le village d’un paysage de rêve, peut-être d’un Hoggar caché en plein cœur du grand Sahara – dont l’architecture avait été préservée pendant des siècles des influences étrangères ; il aurait pu sortir tout droit de l’Atlantide.

Pas la moindre trace du pauvre entassement du village égyptien habituel, mais des maisons hautes, simples, proprement couvertes d’une voûte de briques, chaque entrée décorée individuellement de merveilleux claustra moulés et découpés dans la boue.

Je réalisai que ce que j’étais en train de regarder était l’architecture égyptienne traditionnelle, une manière de construire qui était un prolongement naturel du paysage, comme le palmier-dôme de la région. C’était la vision de l’architecture avant la Chute :

16 Hassan FATHY, Construire avec le peuple, Op. cit., p. 185

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avant que l’argent, l’industrie, l’envie et le snobisme n’aient coupé l’architecture de ses vraies racines dans la nature. »17

De Nubie Fathy ramène non seulement l’image de la beauté originelle de l’architecture autochtone, mais aussi les pratiques constructives disparues qu’il est venu y chercher, comme celles des coupoles en terre crue montées sans cintres. Il trouve là les maçons capables d’enseigner ces techniques ancestrales aux fellahs de Gourna. Bien plus tard, en 1980, il emmènera à sa suite jusqu’à Albiquiu, au Nouveau Mexique (USA), deux maçons nubiens capables d’expliquer aux maîtres d’état américains l’art de construire une mosquée en brique de boue dans le cadre du projet du village Dar el Islam, un centre d’éducation et de résidence islamique.

A Ravéreau l’architecture du M’Zab, d’une semblable qualité d’intégration dans le site et d’une pareille et évidente rigueur apportera le leçon d’une forme de morale démocratique, essentielle et admirable. Sa vie durant il répétera le message transmis par cette architecture saharienne exemplaire d’uniformité et de « pureté de conception architecturale »18.

Le Nouveau Gourna eût pu être un exemplaire chantier-pilote si les tracasseries administratives d’une part et les réticences des Gournis à venir s’y installer n’avaient finalement eu raison du projet qui demeurera inachevé et sera rapidement perverti. Le récit de l’aventure dans ce qui devint un livre à succès devait heureusement inscrire l’entreprise avortée comme prototype d’une généalogie de projets à venir. Plus tard, en 1963-1967, l’architecte égyptien aura à la demande de l’Organisation du Développement du Désert l’occasion de réitérer l’expérience de la construction d’un village à Bariz el Gedida, près de l’oasis de Kharga : prévu pour loger 250 familles aux abords d’une source le village verra son chantier malencontreusement stoppé en 1967 par la guerre des 6 jours entre l’Egypte et Israël.

Médiatisée par les publications, la réflexion de Hassan Fathy sur l’architecture villageoise nourrira l’expérience algérienne des Chantiers populaires de Reboisement, (CPR) relancée par Houari Boumediene dans le cadre de l’économie planifiée du

nouveau régime socialiste. Conscient de l’importance de la valorisation des campagnes et

17 Hassan FATHY, Construire avec le peuple, Op. cit., pp. 31-32

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des paysans pour le développement de la nouvelle nation, le gouvernement de l’Algérie indépendante met sur pied l’opération dite des 1000 villages. Le projet consiste à étudier dans le cadre de l’architecture villageoise des cellules-types économiques, susceptibles d’être mises en œuvre grâce à des techniques s’appuyant largement sur les ressources locales. Toutes sortes de recherches vont être menées, grâce à l’aide de coopérants étrangers, dont beaucoup viennent du bloc de l’Est, dans le domaine des matériaux, du béton de terre stabilisée à la brique de boue en passant par le parpaing de ciment. A cette occasion Hassan Fathy, - alors momentanément associé au groupe grec de Doxiades (1957-1962) dans le sein duquel il travaillera du reste notamment à un projet non réalisé pour l’Université d’Alger-, sera invité à donner une conférence à Alger19 sur l’expérience du nouveau Gourna.

Les collaborateurs de Ravéreau à l’atelier du M’Zab, Philippe Lauwers, Paul Pedrotti, puis Hugo Houben concevront dans le cadre des Chantiers populaires de reboisement devenus Chantiers populaires de la Révolution agraire (1970) divers prototypes de cellules-type. Les cimenteries étant encore rares et l’industrie du bâtiment embryonnaire en Algérie peu après l’indépendance, les maisons seront prévues en briques de terre stabilisée (BTS), matériau à base de terre comprenant un très faible pourcentage de chaux hydraulique ou de ciment. Les succès de cette technique seront en demi-teintes, certaines maisons se fissurant irrémédiablement comme celles du village de Boulhilet, près du Shot el-Hodna20. D’autres expériences seront tentées, comme celle du village agricole de Mostefa Ben-Brahim21, sous la responsabilité de Paul Pedrotti et Hugo Houben notamment, comprenant trente maisons en pisé stabilisé et cent quatre-vingt- douze maisons en plots creux de ciment (1973-1976) ou celle des maisons de gardes- forestiers de Zeralda (1972-1973) en terre banchée mélangée avec un petit pourcentage de chaux hydraulique22. Jusqu’au milieu des années 1970‘ des recherches de villages-

18 André RAVEREAU, Le M’Zab, une leçon d’architecture, Paris, 1981, p. 38

19 Renseignement oral de Hugo Houben

20 Renseignement oral de Yves Peçon, architecte au Service des Monuments et des Sites du DAEL à Genève

21 CRATerre, Patrice DOAT, Alain HAYS, Hugo HOUBEN, Silvia MATUK, François VITOU, Construire en terre, Eybens, 1979, pp. 82-90

22 Ibid., p. 91

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modèles seront menées en Algérie en collaboration avec les centres de recherches universitaires, notamment le CURER23.

André Ravéreau pour sa part se verra confier en 1975 la construction de dix-neuf maisons constituant un ensemble de logements économiques à Sidi Abbas, aux portes de Ghardaïa, dans lequel il reprend en compte pour un programme de HLM la typologie mozabite fondée sur la dialectique raffinée des volumes intérieurs et des patios et terrasses habitables. Une coupe astucieuse jouant sur le niveaux intermédiaires montre une cuisine placée à mi-chemin ente séjour et terrasse. S’inspirant des dispositifs urbains des oasis de Timimoun ou de Tougourt, Ravéreau organise son village le long de rues couvertes qui favorisent une ventilation naturelle selon le mode traditionnel et permet d’éviter une climatisation artificielle24.

Tant les travaux de Fathy que les recherches menées dans le cadre des Chantiers populaires de la Révolution agraire nourriront ultérieurement d’autres développements, notamment en France. Rescapé des expériences-pilote algériennes, l’ingénieur belge Hugo Houben, trouvera avec l’architecte français Patrice Doat une issue associative et scientifique aux recherches sur l’emploi de la terre avec la fondation du groupe

CRATerre (Centre de recherche et d’application - Terre), groupe reprenant en compte partiellement l’argumentaire de Hassan Fathy et se donnant notamment pour buts :

«d’améliorer les conditions d’habitat des populations les plus défavorisées » et « de favoriser la production et le contrôle par l’usager de son propre cadre de vie »25. Le groupe fera quelques années plus tard appel à André Ravéreau pour la construction près de Grenoble du village de terre de l’Isle d’Abeau.

23 Renseignement oral deYves Peçon, cf. supra, qui a construit lui-même trois « mechtas » en ciment près de Batna, à 100 km. au sud de Constantine, sur les hauts plateaux de l’Atlas. Les trois maisons font appel aux expérimentations technologiques : elles sont construites en ciment seront couvertes d’une toiture en tôle profilée revêtue d’une couche de béton stabilisé. L’expérience se solde par un échec au plan politique.

24 André RAVEREAU, Conférence donnée à l’EAUG, années 1990‘, cassette aimablement mise à disposition par Gabrielle Regamey

25 Op. cit., p. 264

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Entre Dyonisos et Apollon : du mythe de l’architecture sans architecte aux enseignements de l’architecture mineure

Les travaux des anthropologues, les ouvrages de Claude Levi-Strauss, en particulier Tristes Tropiques (1958), redécouvrent des pans entiers de l’histoire de la civilisation humaine, longtemps oblitérés par la suprématie du monde occidental. La voie s’ouvre aux rééquilibrages dans le domaine de la culture. Ces travaux alimentent le riche et inépuisable débat relatif à l’opposition entre nature et culture. L’architecture des Dogons, à laquelle Ravéreau fait du reste allusion dans ses conférences26, est désormais mise en concurrence avec l’architecture savante

Transposition tardive au domaine de l’architecture de l’attrait des peintres cubistes pour l’art nègre aux débuts du XXe siècle déjà, le mythe de l’architecture primitive, d’une architecture sans architectes grandit. En 1964-1965 se tient au MOMA l’importante exposition Architecture sans architectes27, procurant à l’architecture sans pedigree, souvent celle du Tiers Monde, un nouveau statut. Pour la première officiellement on y discute l’égalité, voire la supériorité de l’architecture sans architectes sur l’architecture savante du monde occidental. Commissaire de l’exposition, Bernard Rudofsky cite à l’appui de ce renversement de perspective les propos d’un architecte persan, propos que l’on pourrait tout aussi bien prêter à Fathy ou à Ravéreau: « Donnez à un maçon des briques et du mortier et dites-lui de couvrir un espace tout en laissant entrer la lumière. Les résultats seront étonnants. Dans ses limitations le maçon trouve des possibilités sans fin ; il y a de la variété et de l’harmonie. Tandis qu’avec tous les matériaux et les systèmes structurels disponibles, l’architecte moderne ne produit que monotonie et dissonance, et ceci en grande abondance. »28

Dans cet intérêt pour un art de bâtir collectif, très directement issu d’une société et de ses besoins, sans médiatisation professionnelle, mais d’une parfaite congruence avec l’usage, le lieu, le climat, les considérations économiques, les deux hommes retrouvent quelque chose de l’âge des corporations et des guildes, ce moyen âge qui les fascine tout

26 André RAVEREAU, Conférence donnée à l’EAUG, années 1990‘

27 Bernard RUDOFSKY, Architecture without architects. A short introduction to non-pedigreed architecture, New York (MOMA), 1964

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comme il a fasciné avant eux au XIXe siècle Ruskin et William Morris ou encore Viollet- le-Duc. Ils font pareillement l’apologie de l’artisanat et du travail manuel, dont ils pressentent la disparition à court terme, et s’en prennent à l’industrialisation comme l’ont fait avant eux, à l’aube du système, les Nazaréens et les Préraphaëlites ou les champions du mouvement Arts and Crafts.

Venant de l’architecte égyptien, le renversement des valeurs qui s’opère là revêt des intonations anti-colonialistes aisément compréhensibles de la part du ressortissant d’un pays politiquement mis sous tutelle française, puis britannique, jusque dans les années 1930 et confiné artistiquement au sein de l’Ecole des Beaux-Arts sous un

« protectorat » classique franco-italien. Fathy regrette le temps où, s’agissant de programme domestique, l’architecte n’existait pas ! Lorsqu’il était question de faire construire sa maison, le propriétaire traitait longuement sans intermédiaire avec les artisans. Dans un pays comme l’Egypte, l’architecte n’aurait en fin de compte réussi qu’à brouiller les pistes en se dressant comme une figure-écran entre tradition et création, brandissant des plans illisibles tant par les propriétaires que les corps de métier, introduisant de nouveaux matériaux et de nouvelles technologies inadaptées tant au climat qu’à l’économie et mettant en péril la survie de l’artisanat qui ne se réduit pas à la représentation bidimensionnelle: « Le propriétaire traitait directement avec les hommes qui faisaient le travail et il pouvait voir ce que cela donnait. De leur côté les artisans étaient libres de varier leurs modèles dans les limites de la tradition et sous réserve de l’accord du propriétaire. Si un architecte s’était interposé entre le propriétaire et les artisans, il aurait fourni des plans qu’aucun des deux n’aurait pu comprendre et, esclave de ses planches à dessin, n’aurait jamais su ce que sont les variations possibles des détails dans un modèle qui font toute la différence entre une bonne et une mauvaise maison. »29

L’enseignement de l’architecture mineure traditionnelle, le recours à une technique simple et ancestrale, aisément transmissible par une forme d’enseignement mutuel, devait selon Fathy permettre de résoudre les problèmes liés à l’explosion démographique d’une population essentiellement rurale, à condition que les paysans

28 Ibid., p. 131.

29 Construire avec le peuple, Op. cit., p. 65.

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veuillent bien mettre la main à la pâte et pratiquer le « Faites-le vous-même »30 ou Do it yourself. Même si elles ne concernent pas la même population d’élèves, les méthodes d’apprentissage des métiers du bâtiment telles qu’imaginées par Fathy, permettant à des stagiaires, pris dans ce cas précis parmi les villageois, apprendraient à construire sur le tas en observant et en pratiquant31, sont très voisines des conceptions préconisées par Ravéreau dans le cadre de l’atelier du M’Zab ; de jeunes architectes ou étudiants en architecture peuvent acquérir une rapide et profonde connaissance pratique et matérielle des maisons traditionnelles, dans un but de connaissance, de valorisation et de sauvegarde. L’atelier permettait « soit d’avoir un regard ou une action sur les chantiers, dans un même lieu, de telle manière que l’on [allait] rencontrer les mêmes entrepreneurs et les mêmes ouvriers » et de voir des chantiers à divers stades d’avancement, « un chantier aux fondations, un chantier au milieu, un chantier à la fin » de sorte qu’en « en une semaine le stagiaire (…) avait déjà la connaissance d’une maison entière. »32

Cette quête aux sources du vernaculaire d’une architecture domestique sensée, d’une maison simple et individualisée, reliée à une forme de tradition, intégrée au paysage et modelée selon les besoins de l’usager, se réfère consciemment ou non aux recherches d’une architecture organique menées par Frank Llyod Wright à travers les maisons usoniennes d’une part, et, dès 1932, dans la communauté de Taliesin. De cette communauté, un lieu de vie et de partage existentiel, où il était question d’éduquer la personne avant l’architecte, - comme peut-être Ravéreau en ressentit aussi l’ambition à travers l’atelier du M’Zab -, est né en 1938 le projet pour Taliesin Ouest dans le désert de l’Arizona, près de Phoenix. Cet ensemble résidentiel construit en « béton du désert », selon l’expression-même de Wright, c’est-à-dire de pierres trouvées sur place et noyées dans du béton, s’insérait sans faire tache dans le désert environnant, faisant écho aux couleurs et aux textures environnantes, tout comme l’architecture M’Zab pouvait sembler enfantée par les dunes, tandis que celle de Fathy prétend surgir naturellement du sable.

L’architecture sans architecte se distingue de l’architecture savante par le fait qu’elle est aux antipodes des sophistications formalistes, vivement décriées par Ravéreau,

30 Ibid., p. 185

31 Ibid., Chapitre intitulé, « La formation sur le chantier », pp. 197-205

32 André RAVEREAU, Conférence donnée à l’EAUG, années 1990‘

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dont l’œuvre de Claude-Nicolas Ledoux serait le paroxysme indéfendable33. Au contraire il porte aux nues les bâtisseurs du M’Zab qui ont utilisé les matériaux qu’ils avaient sous la main, le bois de la palmeraie pour les poutraisons et les charpentes, la palme des dattiers tant pour servir de cintres aux arcs que pour appliquer l’enduit fouetté sur les murs. Le savoir-faire de ces constructeurs a produit une architecture bonne et par conséquent belle34 : « On n ‘a pas cherché à faire joli, on a cherché à bien se servir de ce que l’on avait sous la main […] Je crois qu’il faut en conclure que le côté esthétique que tout le monde reconnaît à cette architecture (du M’Zab) n’est d’aucune esthétique ; il est simplement le fait d’une objectivité totale des gestes et je trouve ça extrêmement réconfortant. Car si nous pouvions être extrêmement correct avec ce dont nous disposons de l’environnement et de la matière, […] on pourrait faire de l’esthétique et donner cette satisfaction. »35 En bon disciple d’Auguste Perret, Ravéreau admire et recherche la rigueur dans l’architecture du M’Zab.

Paradoxalement la pratique créative de Ravéreau n’est pas absolument libérée de tout formalisme, ce dont il fait tout un problème, et on le sent pris dans certaines contradictions, - comme l’illustre le projet pour la poste de Ghardaïa dans lequel il confessera avoir mis trop de choses36. Tout en se défendant de formalisme au nom de la correction et de la justesse, en souvenir de la rigueur enseignée chez Auguste Perret, il avoue n’en être pas totalement affranchi. Même s’il proclame: « Si vous travaillez correctement, ça sera beau »37, ses étudiants le surprennent en train de chercher la forme, ce qu’il admet tout en évitant de tomber dans les travers et les excès, exagérés dans certaines réalisations post-modernes.

Eloignée de tout formalisme, l’architecture sans architectes recèle une intelligence innée des formes architecturales qui est porteuse d’enseignements et dont il faut s’inspirer. André Ravéreau n’intitule-t-il pas son ouvrage : Le M’zab, une leçon d’architecture ? Tout pareillement Fathy aimerait tirer leçon de la tradition égyptienne en général, tradition qui pourrait être la gardienne d’une forme de beauté et d’harmonie. Il

33 Le M’Zab, une leçon d’architecture, Op. cit., p. 92 et 95

34 Le M’Zab, une leçon d’architecture,Op. cit., p. 277

35 André RAVEREAU, Conférence donnée à l’EAUG, années 1990’.

36 Témoignage de Gabrielle Regamey, collaboratrice de Ravéreau en Algérie pendant plusieurs années.

Voir la retranscription de son témoignage ci-après.

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s’intéresse tout autant, comme nous l’avons vu, à l’architecture profane de l’Egypte antique qu’à celle des villages de Nubie et fait le procès de l’enseignement d’histoire de l’architecture tel qu’il se donne dans les universités et qui n’embrasse que le champ du monumental : « Les constructions profanes de l’Ancienne Egypte, telles les maisons d’habitations, étaient des constructions simples, légères, aux lignes sobres, comme les meilleures réalisations modernes. Mais l’histoire de la construction populaire ne figure pas au programme des écoles d’architectures ; on étudie les époques architecturales suivant les accidents de style et les caractères évidents comme le pylône ou le stalactite. »38

Dans les propos ayant servi à la préface de l’ouvrage de Ravéreau, Le M’Zab, une leçon d’architecture, Fathy relève le parallélisme entre les constructeurs du M’Zab et ceux de Nubie dans leur rapport naturel à l’art de bâtir, sans formalisme mais en obéissant à des lois naturelles : « L’avantage et la qualité du M’Zab, la leçon qu’on peut apprendre de son architecture ce n’est pas que l’homme s’est libéré de tout formalisme ; il ne se posait pas cette question, mais il a agi normalement, naturellement, sans autre intention de faire. Nous avons un exemple parallèle dans notre architecture nubienne [à l’occasion des inondations provoquées par la construction du barrage d’Assouan, les Nubiens] n’avaient que ce qu’ils avaient sous leurs pieds, comme les Mozabites : de la boue, et la pierre et c’est tout. Ni ciment, ni béton, ni acier. Ils avaient des techniques.

Ces techniques de voûte qu’ils avaient héritées depuis la Haute Antiquité et dont les exemples les plus anciens proviennent de la IIIeme Dynastie. Et cela a été modelé pour donner la forme symbolique des roseaux. Là, ils ont joué avec la boue, comme les Mozabites. Cette technique qu’ils avaient pour les arcades, pour les voûtes, a donné une forme ingénieuse et développée, et elle les forçait à employer la forme dite « en chaînette » (…) Et c’est la construction en roseau qui a suggéré cela. Vous voyez que l’homme avait besoin d’un guide à observer dans les structures de la nature. (…) » Et Fathy de conclure, soulevant les protestations de Manuelle Roche : « Il faut dire que l’arc mozabite avec le branchage en djerid comme ceintre, ce n’est pas très esthétique. »39

37 Ibid.

38 Hassan FATHY, Construire avec le peuple, Op. cit., p. 53

39 Propos de Hassan Fathy, recueillis et retranscrits par Manuelle Roche, p. 5

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Toutefois il y a une distance entre l’enseignement reçu de l’architecture sans architectes et la pratique contemporaine à instaurer. Mû par un idéalisme qui repose aussi sur des considérations économiques, l’architecte égyptien souhaite fondamentalement dans certains cas redonner l’architecture au peuple ; l’expérience de Gourna n’est pas autre chose que la tentative de réinvestir par l’enseignement mutuel les fellahs d’un savoir-faire perdu, qui fut le leur à un moment donné. « Si quelqu’un doute de la possibilité de laisser le peuple construire ses maisons, qu’il aille voir en Nubie. Il y verra la preuve matérielle que des paysans sans instruction, à qui l’on a donné l’habileté nécessaire, peuvent faire beaucoup plus qu’aucune politique du logement d’aucun gouvernement. »40

Toutefois Fathy ne se porte pas en toute circonstance garant du résultat, car il déplore la perversion du goût du peuple, notamment sous l’influence occidentale. Il stigmatise le maçon de village qui, s’écartant de la tradition, cherche à faire de

« l’architecture d’architecte »41. Il dénonce pareillement le mauvais goût, ce goût qu’on qualifie encore aujourd’hui de goût baladi42, c’est-à-dire un penchant pour le voyant et le clinquant : « Il ne faut pas croire que tous les paysans construiront automatiquement de belles choses dès qu’on leur donnera les matériaux et qu’on leur montrera comment s’en servir. La plupart des gens pauvres envient les riches et essaient de les copier. C’est pourquoi un paysan qui a suffisamment d’argent pour construire une maison fera souvent une copie – moins chère et plus laide – des maisons locales des gens riches, qui sont déjà des copies de villas européennes. »43

Toutefois, c’est en tant qu’architecte moderne, cultivé, maîtrisant un corpus de références tant égyptiennes, qu’arabes et occidentales, acquis de surcroît aux humanités classiques, que Hassan Fathy s’exprime. Son attitude au vernaculaire et à la tradition est celle d’un érudit qui cherche à en tirer la quintessence. Absolument conscient du fossé qui s’est creusé entre l’architecture sans architecte et l’architecture savante, deux mondes totalement séparés désormais, il distingue un peu savamment entre une production populaire qu’il assimile aux valeurs exubérantes et dyonisiaques, juste bonnes à

40 Ibid., p. 73

41 Ibid., p. 34

42 C’est-à-dire goût du balad, soit bled

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engendrer une créativité bacchique, et une production savante, où s’illustrent les vertus maîtrisées et apolliniennes d’où naît l’art véritable: « L’architecture sans architecte est le domaine de Dyonisos et l’architecture d’architecte le domaine d’Apollon. Quand Apollon veut s’introduire dans le domaine de Dyonisos, il faut qu’il comprenne qu’il ne pourra pas s’incarner en Dyonisos. En effet ce sont chez Dyonisos, les défauts qui donnent le caractère de l’ouvrage : c’est l’humour de l’artisan. Mais l’architecte ne peut rechercher la beauté dans les accidents de l’humour du paysan. »44 Et Fathy d’expliquer comment il dut démolir « une coupole décorée à la paysanne qui ne marchait pas du tout avec l’architecture d’architecte » et effacer le décor d’une porte dotée de la terre et de l’étoile, symbolisant le ciel pharaonique contre le mauvais œil !45 Ravéreau vivra de semblables tribulations, défaisant les moucharabiehs maladroitement moulés par certains de ses maçons !

Tradition versus modernité : quel public ?

Tant en Egypte qu’en Algérie, la leçon de la tradition qui passe par Fathy et Ravéreau se heurte à bien des réticences. Les deux hommes entendent-ils maintenir les populations autochtones dans le moyen âge en les privant de modernité ? Leur message survient trop tôt pour recevoir la large audience qu’ils auraient pu espérer. Sensibles tous deux au message de la tradition, dont ils cherchent à comprendre l’intelligence, de l’architecture fatimide ou mamelouk du Vieux Caire à celle des villages traditionnels de Nubie pour Fathy, de la Casbah d’Alger au M’Zab pour Ravéreau, ils cherchent à en reproduire l’essence dans leurs propres réalisations. Articuler le plan des maisons autour d’une cour qui s’ouvre sur le ciel, enfermer la résidence dans des murs aux percements rares et réfléchis, tournant le dos au désert hostile, réinterpréter le moucharabieh et le claustra, s’inspirer du principe du capteur d’air ou malkaf pour assurer une ventilation naturelle, telles sont les aspirations des deux architectes qui n’entendent nullement toutefois se contenter de plagier, mais qui cherchent à nourrir leur modernité de tradition.

43 Hassan FATHY, Construire avec le peuple, Op. cit., p. 74

44 Jean COUSIN, “Hassan Fathy”, Op. cit.,

45 Ibid.

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Tel est le propos subtil et avant-gardiste largement incompris des esprits simples pour qui être moderne équivaut à rejeter la tradition46. Hassan Fathy analyse finement le rapport entre tradition et innovation. Il insiste sur le fait que « la tradition n’est pas forcément désuète et synonyme d’immobilisme »47 et souligne que « modernisme ne veut pas forcément dire vie »48 La mission de l’artiste est de faire évoluer la tradition « en lui apportant par son invention et sa perspicacité l’impulsion qui la sauvera de l’immobilisme ».49

Au-delà de l’architecture, le mode de vie de Fathy, une fois tournée la page des beaux costumes anglais, s’inscrit aussi dans la tradition : installé au dernier étage de Beit el-Fahn, une maison mameluk de la citadelle, il reçoit dans son salon meublé traditionnellement de banquettes recouvertes de tissus et d’une table ronde et basse50. Une photographie célèbre de Hassan Fathy fixe l’iconographie de l’artiste devenu vieux, assis sur la terrasse panoramique de sa maison, drapé du traditionnel manteau de laine, encadré des minarets et des coupoles des mosquées Sultan Hassan et du Rifaï. Elle illustre mieux que bien des commentaires l’inscription de Hassan Bey, tel un sphynx éternel, dans la tradition millénaire du Caire et de l’Egypte.

Aux traditions vestimentaires André Ravéreau adhère tout pareillement ; maintes photographies le représentent en habit local, descendant d’une longue lignée d’artistes en Orient : enturbanné à sa table à dessin, en sarouel dans la palmeraie de Beni’Isguen ou en burnous sous les arcades de la place centrale de Ghardaïa. Le Français converti aux usages sahariens se révèle plus dogmatique que l’Egyptien ; ne va-t-il pas jusqu’à prêcher la survivance des modes de vie comme condition sine qua non de sauvegarde de l’architecture ? Quand il reçoit de nouveaux stagiaires à l’atelier du M’Zab, il leur enjoint de troquer jeans et mini-jupes contre sarouels, afin de vivre au raz du sol, accroupis à même les tapis et le carrelage, « parce que quand on s’assoit par terre [on apprécie] la qualité de ce genre costume qui justement est bien adapté à ce genre de situation, et quel

46 J. M. RICHARDS, « In the international context », ds. Hassan Fathy, Londres, 1985, p. 13

47 Construire avec le peuple, Op. cit., p. 59

48 Ibid.

49 Construire avec le peuple, Op. cit., p. 60

50 Selon le témoignage oral de Pierre Cagna, Op. cit.

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plaisir l’on a au moment où le tissu glisse sur le genou pour se mettre à sa place »51. Et de perpétuer les mérites du repas communautaire à terre, le couscous dans un plat collectif, la coupe de vin circulant de mains en mains ...

De tels discours ont tôt fait d’être mal compris d’une population pour qui, dans l’ensemble, le progrès passe par l’imitation des modes de vie citadins et occidentaux. Qui voudra s’asseoir à même le sol, dans du mobilier intégré, alors que menuisiers et doreurs s’adonnent à loisir de reproduire des meubles rococo, que l’industrie livre des chaises en plastique et que le petit peuple, qui s’est détourné des valeurs sûres de son artisanat, a la goût perverti par les articles de pacotille, ce que Fathy résume non sans dérision ainsi :

« Les produits toujours plus brillants d’Europe et d’Amérique, les étincelant godets de métal, et les verres pailletés d’or, les bijoux en verre aux couleurs vives, et les meubles dorés ont conquis les marchés sans défense des villages, et réduit à une dissimulation ignominieuse les ravissants ouvrages sobres, faits à la main par les artisans locaux. Le paysan, les yeux fixés sur l’opulence de la vie urbaine, prend comme arbitre le fonctionnaire et le capitaine de police pour qui tout ce qui est européen est bon. Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, il n’y pas d’autre civilisation que la civilisation occidentale.

Le goût avide et avili du citoyen moyen dicte leur goût à des millions de paysans. De même que les vestiges de l’histoire vivante d’Egypte régressent à grands pas le long du Nil, de même l’artisanat recule devant l’invasion du fer-blanc étincelant et des toiles multicolores. »52

Hassan Bey passera dans son propre pays pour un étrange gourou auprès de l’establishment architectural, « ses idéaux étant considérés romantiques, anachroniques, sujets à controverse, inapplicables et non lucratifs. »53 Le paradoxe de la vie de cet homme qui souhaitait construire pour le petit peuple des paysans et qui mit à leur disposition ce matériau immémorial qu’était l’ancestrale brique de boue, est qu’il ne fut fondamentalement apprécié à sa juste valeur que par une élite cultivée, qui adhérera à ses principes et sera encline à lui passer commande. La clientèle privée, pour laquelle il dessina de magnifiques plans évoquant les peintures murales pharaoniques, fut cependant

51 André RAVEREAU, Conférence donnée à l’EAUG, années 1990‘

52 Hassan FATHY, Construire avec le peuple, Op. cit., p. 101

53 Saïd ZULFICAR, Préface, ds. James STEELE, The Hassan Fathy collection, Berne, 1989, p. 6

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relativement nombreuse. Elle s’est d’abord recrutée parmi des artistes et des intellectuels, pour qui tradition ne rimait pas avec régression. Ainsi le Dr. Hamid Saïd et sa femme adhèrent au contraire entièrement aux vues de Fathy lorsqu’ils lui demandent un modeste pied-à-terre en brique de boue à Marg, aux environs du Caire, comprenant l’atelier de l’artiste et une chambre à coucher avec une cour de laquelle on profiter de la vue sur la palmeraie de dattiers environnante (1942) ; agrandie en 1945, la maison devient le siège des Amis de l’art et de la vie, groupe constitué d’artistes et d’artisans, d’écrivains, de philosophes cherchant à promouvoir le travail artisanal au détriment de l’industrialisation galopante54.

A cette intelligentsia, la réputation de Fathy grandissant, s’ajouteront vers la fin de la carrière de l’architecte des commanditaires célèbres ou fortunés pour lesquels il dessinera de grandes maisons, ceci accentuant le processus de gentrification55. Avec le complexe commandé par le président Anouar el-Sadat (Gharb Hussein, Lac Nasser, dès 1981), on est loin des premières maisons de week-end modestes ; l’architecture grandiose, qui articule trois résidences distinctes en une à la manière d’un caravansérail, est toute en pierre, après l’interdiction de la brique de boue survenue dans les années 1970.

André Ravéreau partagea en Algérie le sort de Fathy ; tout pareillement, les commanditaires désireux de retrouver leurs racines ne pouvaient se recruter que parmi une élite cultivée en plus d’être riche. Comme l’architecte le répéta en maintes circonstances, les Mozabites fortunés « cherchaient à faire riche » et ne voulaient plus se contenter de la tradition architecturale du M’Zab faite de « cette pauvreté qui semble être une rigueur » ; ce qu’ils voulaient « c’est avoir l’Alhambra chez eux par un moulage plus ou moins bien fidèle d’ailleurs » soit une « richesse de pacotille »56, phénomène généralisé, fait ici de faux andalou et de faux mauresque, là de faux provençal.

C’est en la personne d’un médecin, le Dr. Salah Merghoub, enfant de Ghardaïa, formé en France et de retour dans son pays pour y exercer sa profession de pédiâtre, que Ravéreau trouva en 1966 son unique client privé. Il réalisa pour ce commanditaire éclairé

54 James STEELE, The Hassan Fathy collection, « Catalogue of visual documents », Berne, 1989, pp. 14- 15

55 Entretien avec Claude Morel, prof. à l’EPFL, architecte à Genève

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une villa traditionnelle très sophistiquée dans la palmeraie de Beni Izguen. Articulée autour de cours intérieures, sa distribution obéissait tant aux impératifs religieux de la séparation des hommes et des femmes, qu’aux répartitions climatiques des pièces et des terrasses selon les saisons et les températures. Ravéreau recourut au subterfuge des murs- masques, à l’habile disposition des ouvertures et au dispositif traditionnel du patio partiellement couvert pour assurer une efficace ventilation naturelle.

Conclusion

A l’avant-garde de leur vivant, tant Fathy que Ravéreau ont bénéficié trop tardivement de la reconnaissance qu’ils méritaient. Leurs principes ont toutefois fait école sur le pourtour de la Méditerranée et les « disciples » se sont multipliés. Avec le temps la prise en compte du patrimoine traditionnel, l’évolution des considérations écologiques, le réappréciation des savoir-faire du terroir ont été universellement reconnues. A cela s’ajoute que, dans les pays arabes, la revendication des racines et le retour aux origines, dont l’architecture est l’une des manifestations les plus évidentes, se fait tout particulièrement sentir.

On considère généralement que l’Egyptien Abdel Wahed el-Wakil est le plus fameux élève de Hassan Fathy et son véritable dauphin. Le Jordanien Rasem Badran s’inscrit dans cette ligne parmi beaucoup d’autres architectes moins connus, sur lesquels les recherches n’ont pas encore été menées de façon approfondie. André Ravéreau a, quant à lui, engendré sa propre postérité à travers les ateliers du M’Zab, qui ont essaimé au-delà de l’Algérie et jusqu’en Europe.

De nos jours les idées qu’ils ont l’un et l’autre difficilement défendues se sont largement répandues et constituent l’un des chemins de réflexion possible auquel confronter l’architecture contemporaine du monde arabe.

56 André RAVEREAU, Conférence donnée à l’EAUG, années 1990‘

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