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Dieu: introduction

ASKANI, Hans-Christoph

ASKANI, Hans-Christoph. Dieu: introduction. In: Birmelé, A., Bühler, P., Causse, J.-D., Kaenel, L. Introduction à la théologie systématique . Genève : Labor et Fides, 2008. p. 429-457

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:30497

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Hans-Christoph Askani

1. INTRODUCTION

1.1. La place de Dieu dans le monde

La place de Dieu dans le monde est caractérisée par une ambiguïté qui, objectivement, n'est pas surmontable. Dieu, s'il est, est la réalité la plus déterminante; il n'est pas seulement un élément du monde, il est son fonde- ment, sa raison d'être, son but, son terme. Mais justement en tant que raison d'être, but, terme, il n'est pas de ce monde: il est à la fois plus que le monde et moins que le monde. Il n'est pas saisissable. La réalité la plus réelle, on la cherche en vain dans la réalité.

On peut placer en Dieu toute sa confiance; cela peut même aller jusqu'au martyre, c'est-à-dire jusqu'à un témoignage qui met en jeu la vie pour quelque chose de plus haut, de plus précieux, de plus vrai que la vie. On peut aussi se moquer de Dieu- rien de plus facile! -et celui qui le fait n'en tirera pas de désagrément. Cette précarité étonnante- et pénible- suscitée par l'ambiguïté ne saurait être écartée. Comment le pourrait-elle ? Si les moqueurs de Dieu étaient visiblement blâmés, il n'y aurait plus de témoignages qui mettent tout en jeu, il ne pourrait plus y en avoir ; témoigner pour Dieu serait une activité sans risque, sans dépassement de ce qu'on sait et de ce qu'on a déjà. Cela, ni Dieu, ni le croyant ne peuvent le souhaiter.

L'ambiguïté qui, avec Dieu, entre dans le monde est donc inéluctable.

Elle se reflète dans la diversité, elle aussi inévitable, des approches de Dieu : diversité de religions, diversité de degrés d'implication, diversité de types de piété et de formes de culte, diversité d'expressions (artistiques, spirituelles, cultuelles, scientifiques, etc.).

1.2. La place de Dieu au sein de la religion

La conscience ordinaire a tendance à attribuer à Dieu, dans le domaine de la religion•, la place primordiale. Les recherches en sciences des religions

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montrent que c'est un vœu Dieu assez tardivement dans l'histoire des religions. À cette observation correspond une autre : ce qu'exprime le mot «dieu» couvre un champ si vaste de significations qu'un sens unique, précis, n'existe pas. La volonté de déterminer et de circonscrire ce sens se heurte aux champs extrêmement divers des compétences des divinités et des types d'adorations, de vénérations et de réflexions qu'elles suscitent.

Partir d'un Dieu unique, qui serait le vrai par rapport auquel tous les autres ne sont que des défonnations ou des préformations, peut être une position théologiquement défendable. Pour le regard objectif (ou qui se veut objectif) des sciences des religions, cette position ne se justifie pas. Inversement, les sciences des religions auront tendance à comprendre une adhésion totale, ultime, infinie à un dieu ~ « le Dieu vrai et unique » ~ comme une option subjective, admissible et compréhensible au sein de telle ou telle religion, mais sans valeur de vérité au delà de la conviction personnelle qui en fait partie.

Quant à la foi «au vrai Dieu, au Dieu vivant», elle se sentira cependant mal comprise de cette manière, à juste titre.

Nous sommes donc de nouveau confrontés à une ambiguïté qui est liée au fait que Dieu, tout en étant de ce monde, n'en est pas.

1.3. La place de Dieu dans la religion chrétienne

La difficulté, voire l'impossibilité, de saisir Dieu se retrouve aussi dans la religion chrétienne. Cette dernière n'échappe pas, en effet, à l'ambiguïté dont nous parlions. Or cette ambiguïté prend ici une tournure particulière. Ce n'est pas Dieu qui, au fond, est ambigu, c'est l'homme qui a toujours tendance à impliquer Dieu dans sa propre ambiguïté. Celle-ci ~ cela semble presque ironique ~ n'est jamais aussi grande que face à Dieu. Par rapport à lui, l'ambiguïté (la précarité) de l'existence humaine devient radicale. La relation à Dieu bascule : là où l'homme voudrait croire en Dieu, il croit en lui-même;

là où l'homme voudrait rencontrer et saisir Dieu, il tombe sur lui-même.

L'ambiguïté est donc devenue péché, la précarité s'accentue. Dieu, ayant été et étant tout proche, se retire et l'homme tient dans ses mains avides une image de lui-même. Selon la foi chrétienne, Dieu n'accepte pourtant pas que le péché et l'ambiguïté aient le dernier mot dans la relation entre Dieu et l'homme. Cette contradiction de l'homme par Dieu ouvre une nouvelle étape

~l'étape décisive~ entre le divin et l'humain.

2. STATUS QUAESTJONJS

Si bien des sujets théologiques (par exemple la doctrine de la création, la christologie, l'eschatologie) permettent, voire favorisent, un status quaestionis

qui en lieu les « données », il en va autrement pour le sujet« Dieu». Dieu, par rapport auquel la foi chrétienne a la conviction qu'il s'est révélé définitivement en Jésus-Christ, dépasse cependant la religion chrétienne, comme il dépasse toute religion. Avant d'aborder l'aspect biblique, nous devons donc commencer par une remarque préalable. Elle concerne les manifestations ou expériences très diverses de ce qu'est dieu ou le divin.

2.1. La multitude des dieux et le Dieu unique

Quand nous entendons aujourd'hui parler (en tout cas dans le contexte occidental) d'une multitude de dieux, cela nous paraît relever des temps passés, des contes, des mythes, de la superstition peut-être, en tout cas d'un imaginaire fabuleux. Même si ce n'est pas pour les enfants, cela semble au moins appartenir aux périodes et aux religions un peu infantiles. La réalité religieuse, le religieusement correct commence là où on a affaire à un seul Dieu.

Cette vision des choses est simpliste. Elle implique l'idée d'une évolution qui va du primitif au cultivé, elle présuppose un progrès dans cette évolution et elle comprend le rapport du « polythéisme » au « monothéisme » (deux termes fort abstraits d'ailleurs) comme une relation dans laquelle l'un des éléments (le Dieu un) pourrait tout simplement remplacer l'autre (la multitude des dieux). Il n'en va pas ainsi. Essayons d'esquisser brièvement la problématique :

~les expériences religieuses qui s'expriment dans la vénération de plusieurs dieux ne relèvent pas simplement d'une couche primitive de l'histoire de l'humanité, elles sont des expériences authentiques dont nous avons peut-être perdu la sensibilité ;

~dans l'histoire des religions, l'idée d'un simple progrès est inadéquate ;

~ainsi, entre la vénération d'une multitude de dieux et la découverte de l'unicité de Dieu, la différence n'est pas celle du nombre (un seul au lieu de deux, douze ou des milliers), différence qui suggère un progrès dans la réflexion, la piété, etc. ; le rapport entre le Dieu unique et la multitude des dieux est celui d'une concurrence, d'un combat au travers desquels se révèle de plus en plus la face du Dieu un et se dissimule de plus en plus la réalité des dieux multiples 1 ;

~ le rapport entre « polythéisme » et « monothéisme » se laisse donc schématiquement décrire comme un rapport d'héritage, de polémique, de découverte, de perte (ou d'oubli). Pour résumer ces quatre éléments en

1 Le mouvement inverse est d'ailleurs aussi possible, ce qui montre de nouveau que la linéarité n'est pas le modèle selon lequel se passent ici les choses.

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à la multitude des le Dieu unique n'est pas il est le Tout-Autre tout en étant parent avec eux ; c'est pour cette raison qu'il hérite et assimile ce qui relevait de leurs compétences, c'est pourquoi aussi il entre en concurrence avec eux. Une concurrence qui fait peu à peu ressortir son unicité et où s'estompe petit à petit ce qui était la vie et la réalité des autres dieux ;

- si la vérité (pour nous autres chrétiens limitée et provisoire) d'une multitude de dieux repose sur le fait qu'elle reflète une diversité indéniable d'expériences vitales des humains, le dieu unique a « dû » intégrer cette multiplicité et cette diversité en lui. Ceci nous pousse à comprendre l'être de Dieu lui-même comme un «être en devenir »2. Ceci nous incite aussi à admettre que Dieu n'est pas a priori exempt de toute ambivalence. Aussi bien l'Ancien Testament que le Nouveau Testament, qui reconnaissent progressivement en Dieu le Dieu unique, le Dieu d'amour, en témoignent.

Dieu a dû intégrer dans son « être » les ambivalences les plus radicales pour finalement les surmonter. C'est ainsi qu'il a affaire aux humains et c'est ainsi qu'il l'a emporté sur les ambivalences inextricables de l'existence humaine.

Ce n'est pas - selon la foi chrétienne- un hasard si Dieu s'est justement révélé à la croix. Il n'est pas étranger à l'abîme le plus abominable de la vie des humains, il le connaît et il le fait sien. De ce combat qui est, pour Dieu aussi, un vrai combat, il sort vainqueur. C'est pour cette raison qu'il mérite le nom de Dieu.

Selon l'exégète Paul Beauchamp (1924-2001), les expériences bibliques de Dieu sont une illustration de ce que nous venons de dire :

Dieu a parlé « à bien des reprises et de bien de manières » (He 1,1) : cette variation caractérise aussi ses actions. Certaines se déroulent dans un mélange de clarté et de ténèbres dont le narrateur souligne ou ne réussit pas à cacher l'ambivalence.[ ... ] Les textes ne se hâtent pas de vouloir que Dieu se désolidarise des ténèbres. Leur opacité fait aussi leur poids. Dieu assume étrangement les ténèbres de l'homme, comme s'il ne pouvait l'en guérir qu'en l'y accompagnant.

Ce que le processus a de plus convaincant, c'est sa lenteur, parce que le dessein de Dieu est que la cité entière des hommes devienne une société sainte3

2 Cf. Eberhard JüNGEL, Cottes Sein ist im Werden. Verantwortliche Rede vom Sein Cottes bei Karl Barth. Eine Paraphrase, Tübingen, Mohr, 19864 (1965) ; trad. angl. : The Doctrine of the Trinity. Cod's Being Is in Becoming (19672), Edinburgh, Scottish Academie Press, 1976, et Cod's Being Is in Becoming. The Trinitarian Being of Cod in the Theology of Karl Barth. A Paraphrase (19864), Edinburgh, T & T Clark, 200 l.

3 Paul BEAUCHAMP, « Dieu. A. Problématiques théologiques. I. Théologie biblique», in: Jean-Yves LACOSTE et Olivier RIAUDEL (éd.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, PUF, 20073 (1998), p. 386-389, citation: p. 387.

2.2. Les données

2.2.1. L'Ancien Testament: le Dieu d'Israël

2.2.1.1. C'est le peuple d'Israël, le peuple élu, qui a, plus qu'aucun autre, découvert l'unicité de son Dieu, de Dieu. Il l'a découverte à travers une histoire, une vie commune. Le peuple élu et le Dieu unique sont, pour ainsi dire, issus ensemble d'une relation de plus en plus prenante. Il est impossible de retracer ici l'évolution de cette histoire. Nous n'en mentionnerons brièvement que quelques étapes :

- le Dieu des Pères. Les patriarches étaient, avec leurs clans, des nomades qui migraient. Leur(s) dieu( x) les accompagnai( en)t où ils allaient. Quand ces groupes migrants rencontraient des divinités locales avec leurs lieux de culte, leur dieu4 s'emparait de ces lieux, incorporait telle ou telle compétence de la divinité locale et l'emportait de cette manière sur elle. Cette indépendance locale du Dieu des Pères n'était donc pas seulement un manque, elle était liée à une manière autre de ce Dieu de se montrer et d'agir. Il agissait dans l'histoire, il se révélait dans ses paroles et il entrait dans le temps des hommes. En tant que participant à l'histoire et acteur en elle, il était - et est toujours - un Dieu de la promesse et de l'avenir.« Vois! Je suis avec toi et je te garderai partout où tu iras et je te ferai revenir vers cette terre car je ne t'abandonnerai pas jusqu'à ce que j'aie accompli tout ce que je t'ai dit» (Gn 28,15);

- pour les différents clans, l'événement de l'exode fut, tout au moins rétrospectivement, l'événement décisif de leur rapport, en tant que peuple élu, avec Dieu. Dans cette histoire de libération, Yahvé s'avérait en même temps plus fort que les autres dieux et radicalement solidaire du peuple d'Israël. « Quand Israël sortit d'Égypte, quand la famille de Jacob quitta un peuple barbare, Juda devint son sanctuaire, et Israël son domaine.» (Ps 114,1-2) Se lient à partir d'ici, du point de vue de la foi, les différents événements historiques pour devenir une seule histoire, qui dure jusqu'à aujourd'hui (cf. la Pâque juive avec la récitation, entre autres, de Dt 6,20-25 ; Ex 13,14-15 ; Ex 13,8) ;

- il y avait un autre événement décisif dans l'histoire de ce peuple avec son Dieu: la théophanie du Sinaï. Dans cette théophanie s'unissent trois éléments constitutifs : le Dieu transcendant qui se révèle à Moïse et au peuple d'Israël, qui conclut avec ce peuple une alliance et donne- cela fait partie de cette alliance - à ce peuple, à son peuple, son droit. « Le Seigneur dit à Moïse: "Inscris ces paroles car c'est sur la base de ces paroles que je conclus avec toi une alliance, ainsi qu'avec Israël".» (Ex 34,27)

4 Il est inadéquat de trancher ici entre le singulier ou le pluriel. C'est justement dans cette histoire que l'unicité de Dieu prend forme.

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2.2.1.2. Résumons succinctement de Dieu tel qu'il s'est révélé selon le témoignage de l'Ancien Testament :

~ le Dieu d'Israël ne se donne pas à connaître à travers des notions générales telles que le «bien suprême», l'« Absolu», etc., mais à travers des histoires : les histoires des patriarches, l'histoire de l'exode, l'histoire de la théophanie ;

~ce Dieu n'est pas lié à un lieu de culte, mais il se lie à des personnes ;

~il entre en concurrence avec les divinités locales, il s'empare d'elles, il occupe leurs domaines et leurs fonctions sans se laisser absorber par elles ; il se sert de leurs sanctuaires sans se laisser limiter à eux ;

~ à leurs puissances il oppose sa puissance plus grande, à leur crédibilité il oppose sa crédibilité plus crédible. Ainsi revendique-t-il une relation exclusive. Ce n'est pas parce qu'il est le seul Dieu qu'il revendique une relation exclusive, mais dans sa revendication exclusive, il s'impose de plus en plus comme l'unique et les autres apparaissent désormais non comme inexistants, mais comme faibles, petits, non vivants ;

~lui en revanche est le «Dieu vivant». Sa vivacité, et plus profondément sa vie, ont un rapport fondamental avec le fait qu'il parle. Ainsi son élection du peuple d'Israël est-elle fondamentalement liée à la révélation de son nom, au don de sa loi et à sa présence dans les paroles des prophètes ;

~ à sa revendication exclusive se lie son exigence éthique et sociale.

L'élection du peuple d'Israël est en même temps l'entrée dans une existence morale. «Parle à toute la communauté des fils d'Israël; tu leur diras : Soyez saints, car je suis saint, moi, le Seigneur, votre Dieu.» (Lv 19,2; cf. 11,44- 45) Cette exigence de sainteté est à long terme un des éléments qui ouvriront l'horizon au delà des limites du peuple d'Israël. Le Dieu unique (sa sainteté et son unicité vont de pair) sera, dans un futur eschatologique, Dieu non seulement pour son peuple, mais pour « toutes les nations » ;

~ le Dieu d'Israël déteste et refuse toute représentation en image. Cette hostilité n'est pas une caractéristique marginale de ce Dieu. Sur le plan de la représentation en image (ou non) s'opère, d'une part, le combat avec les autres divinités (qui manifestent leur impuissance5) et apparaît, d'autre part, la transcen- dance du vrai Dieu, une transcendance qui ne signifie pas son habitation dans un ailleurs, mais sa présence insaisissable, imprévisible, inépuisable ~ et néanmoins fidèle. L'interdiction de la représentation en image n'est donc pas seulement une privation, elle déploie au contraire un espace de présence autre à travers les paroles : à travers les commandements et les interdictions de la Torah qui déterminent la vie jusque dans sa quotidienneté, à travers les promesses de Dieu et à travers son nom dans lequel se concentre sa présence

5 Elles sont faites de main d'homme (cf. par exemple Jr 2,28)!

de son à la fois accessible et et

s'ouvre sur un avenir est l'avenir de ce Dieu même Ex 3,14 : « Je suis qui je serai Le Dieu unique est un Dieu qui vient parce qu'il est le Dieu vivant.

2.2.2. Dieu dans le Nouveau Testament: le Père de Jésus-Christ

Le lien étroit entre Dieu et la Parole, tel que nous l'avons discerné dans l'Ancien Testament, se poursuit dans le Nouveau Testament. Ce n'est pas un hasard si ce que nous savons du Dieu de Jésus-Christ, nous le savons par une prédication, l'Évangile, la« bonne nouvelle». Dieu s'adonne à la Parole qui nous parle de lui. Ce mouvement de Dieu vers la Parole, vers la révélation•, trouve selon la foi chrétienne son point culminant en Jésus-Christ, «le Nom qui est au-dessus de tout nom» (Ph 2,9). Ce n'est donc pas un hasard non plus si ce qui nous est donné en Jésus-Christ par rapport à Dieu s'exprime et se résume aussi dans une parole : «Père», «notre Père». Si on voulait dire par une seule affirmation ce qui nous est donné comme révélation de Dieu dans le Nouveau Testament, on pourrait dire : «Par Jésus-Christ nous savons que Dieu est notre Père».

Ce rapport~ un rapport non pas privé entre Jésus et Dieu, mais valable et vrai pour tous ceux qui le croient et le vivent ~ est exprimé de manière exemplaire et valable une fois pour toutes dans la prière que Jésus a dite et nous a enseigné à prier : «Notre Père qui es aux cieux».

Que signifient ces paroles? Dieu veut nous inviter à croire qu'il est vraiment notre Père et que nous sommes vraiment ses enfants, afin que, sans crainte et avec pleine confiance, nous nous adressions à lui comme des enfants à leur père bien- aimé.

Tu peux le lui remontrer, en disant : «Je viens ici, Père bien-aimé, et je t'implore, non de ma propre initiative ni en me fondant sur ma propre dignité, mais en me fondant sur ton commandement et sur ta promesse qui ne saurait défaillir ni mentir.»[ ... ]

Car, lorsqu'un chrétien croyant demande à Dieu: «Père bien-aimé, que ta volonté soit faite ! », il déclare, là-haut: «Oui, cher enfant, cela sera et s'accomplira, en toute certitude, en dépit du diable et du monde entier ! »6

«Notre Père» n'est donc pas seulement une image plus ou moins précise, plus ou moins sentimentale, un peu exagérée, mais très belle ; non, « notre Père», par rapport à Dieu, est, d'une certaine manière, toute la vérité de ce qu'il est et de ce que nous sommes. Il n'y a ici ni meilleur moyen de le dire,

6 Martin LUTHER, Petit Catéchisme (1529), FEL, n° 505, et Grand Catéchisme (1529), FEL, no 760 et 765. Cf. aussi Jean CALVIN, JRC III, xx, 36-37.

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ill soit véritablement Dans cette acclamation «Notre Père», tout est dit sur lui et sur nous.

Pour nous approcher du message du Nouveau Testament en ce qui concerne «Dieu», nous sommes partis de ce que nous sommes- et sommes devenus- face à Dieu grâce à Jésus-Christ. C'est ce qu'on appelle tradition- nellement l'« œuvre» de Jésus-Christ. Cette œuvre se réalise en trois temps:

sa prédication ; ses actions ; sa souffrance, sa mort et sa résurrection. Une telle répartition ne doit pas dissimuler l'unité qui existe entre les différents moments. La «prédication» de Jésus, comme nous le verrons, a aussi le caractère et le poids réel d'une action ; corrélativement, ses actions sont en même temps prédication; et dans sa mort et sa résurrection s'accomplissent les deux.

2.2.2.1. La proximité de Dieu dans la prédication de Jésus

Selon les évangiles, Jésus annonce le règne de Dieu qui est en train de venir et, qui plus est, dans cette annonce se concrétise déjà la venue de ce règne. Dans la prédication de Jésus se réalise donc ce dont il parle : la proximité de Dieu avec les hommes.

Cette proximité imprévisible, dépassant toute attente, bouleverse les catégories, les schémas, les paramètres de ce monde, c'est-à-dire notre manière de vivre dans ce monde et de nous établir en lui. Elle bouleverse les catégories et les principes de la morale de son temps et de tous les temps. Elle met en question les traditions rituelles, mais aussi les dispositions psychiques, les attitudes et les conceptions de la vie ; en un mot : notre compréhension de ce qui est juste et possible, de ce qui est normal, de ce qui est « comme il faut ». « Vous avez appris qu'il a été dit : ... Et moi, je vous dis : ... » 7

De cette manière, les prédications de Jésus ébranlent non seulement les façons de croire et de vivre, mais aussi de parler, de penser et d'imaginer. Ce n'est pas un hasard si Jésus parle au moyen de paraboles, de paradoxes, d'hyperboles ... Sa prédication va jusqu'aux limites du langage pour indiquer et pour opérer, pour donner une orientation radicalement nouvelle.

Tous ces bouleversements ne sont pas dus à la volonté de Jésus de faire la révolution, d'être particulièrement original, ils sont dus à la rencontre de la vérité divine avec la nôtre, la vérité humaine (ou plutôt la vérité telle que nous la concevons, telle que nous la projetons pour nous). Dans cette rencontre, la vérité divine s'avère en dernière instance être tout autre et

7 Cf. par exemple Mt 5,43-44. Ce n'est d'ailleurs pas seulement face aux pharisiens que Jésus a l'audace de faire ce qui n'est pas admis, c'est par rapport à toute morale établie que son appel représente à la fois une radicalisation et une libération.

ainsi la vérité humaine. Cela se réalise comme de Dieu dans notre temps et notre monde. La

reflet et un moment même de ce temps nouveau.

2.2.2.2. Les actions de Jésus

Les actions de Jésus (signes, miracles, guérisons, exorcismes, mais aussi des gestes beaucoup moins spectaculaires, tels que l'intérêt pour les pauvres, les pécheurs, etc.) accomplissent ces mêmes bouleversements et déplace- ments. Ainsi sont-elles un témoignage, pour ainsi dire une « preuve » de la prédication de Jésus et des arrhes de cet autre temps qui vient et qui est la transcendance de Dieu pour et parmi nous.

Si Jésus transgresse les lois rituelles et morales de son époque, ce n'est pas pour la transgression ou la provocation en tant que telles; s'il s'intéresse aux marginaux et aux exclus de la société, ce n'est pas parce qu'il poursuit un idéal social; s'il prêche et vit le pardon, s'il pousse à l'extrême l'amour de l'autre, ce n'est pas par altruisme. Tout ceci repose sur une revendication de sa part à cette autre réalité à laquelle il croit et qu'il vit ; mais aussi sur une revendication de la part de cette autre réalité (l'amour de Dieu) qui de son côté l'engage, le revendique.

Ainsi les miracles que Jésus opère sont des signes qui soulignent, qui illustrent ce qu'il dit (et ce qui se dit à travers lui), mais aussi (et d'autant plus) l'amorce de la réalité nouvelle, de cette réalité divine pour les hommes.

Ce que nous avons vu de la prédication de Jésus (elle fait participer et elle participe au temps de Dieu) est aussi vrai pour ses actions : celles-ci ne sont pas seulement l'indication de la proximité du règne de Dieu, mais son anticipation. Ces actions sont portées par un temps autre, un temps auquel elles participent, et qui se rend présent en elles et par elles. C'est la raison pour laquelle ce serait un malentendu de vouloir séparer ces actions, ces miracles de la foi qui seule les comprend. La distinction entre ce qui se passe

« objectivement » et ce qui est reçu par les hommes « subjectivement»

n'accède pas à cette réalité dans laquelle la compréhension de l'homme et ce que Dieu fait pour lui se lient dans une histoire commune.

2.2.2.3. La mort et la résurrection de Jésus-Christ

La mort et la résurrection de Jésus-Christ représentent le moment décisif du rapport entre Dieu et les hommes. Si dans sa prédication et ses actions Jésus parle en puissance - puissance qui est non la sienne, mais celle dans laquelle il a été institué-, cette même puissance s'inverse dans la souffrance et la mort en impuissance. Pour comprendre le « sens » de la croix et de la

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il faut ce renversement n'est pas "w"v'"""'""

impuissance, mais impuissance issue de la puissance, puissance transformée en impuissance. C'est seulement de cette façon que l'on saura saisir le rapport entre la vie et la mort de Jésus comme un rapport qui n'est ni arbitraire ni linéaire. Dans l'inversion de la puissance en impuissance et seulement en elle, nous pouvons dire que la proximité de Dieu, déjà présente dans la prédication et l'action de Jésus, s'accomplit sur la croix. Il serait trop banal de prendre la croix simplement pour un échec de l'activité de l'envoyé de Dieu ; il serait trop banal aussi de la comprendre simplement comme l'expression de la méchanceté des humains qui ont refusé une offre de Dieu.

La croix est autre chose, elle est le lieu de la rencontre de deux vérités : d'une part, la vérité humaine qui, justement dans son désir de ne pas mourir (désir qui réunit en lui tous les désirs possibles), tend à la mort, car la mort est la seule réalité capable de mettre fin à cette profonde et infinie inquiétude, et, d'autre part, la vérité de Dieu qui au lieu de fuir la mort l'accepte et ainsi transforme sa face muette.

À la foule qui voudrait que le thaumaturge qui la nourrit devienne son roi (Jn 6,15), pour pérenniser et accomplir ainsi son désir, le Messie, c'est-à-dire le vrai roi, institué par Dieu, répond par un refus et un renoncement. Il se donne à eux en se retirant jusque dans la mort. C'est l'étonnant message biblique : une vérité qui n'est pas cherchée, pas voulue, mais qui dans son impuissance devient «irrépressible». En s'opposant justement au désir d'immortalité, Dieu en Jésus-Christ a rompu avec l'omnipotence de la mort.

À cet excès de la vérité de Dieu par rapport à toute vérité des hommes correspond l'excès de la foi qui admet et accueille ce que Dieu fait pour elle.

Dans cette foi et par elle (sola fide) - c'est l'essence même de la religion chrétienne-, l'être humain reçoit toute chose.

2.3. Quelques moments dés de l'histoire de la théologie 2.3.1. Les premiers siècles

Au cours des premiers siècles, la théologie chrétienne s'élabore en tension entre deux pôles : d'une part, la vie cultuelle de l'Église, son langage pour ainsi dire« quotidien» (la liturgie, l'enseignement catéchétique, etc., avec au centre le kérygme• pascal, la doxologie, la liturgie baptismale) et, d'autre part, le défi de la philosophie de l'époque avec ses acquis issus d'une longue tradition influencée notamment par la pensée grecque.

La rencontre avec ce langage, l'exigence de l'appliquer au Dieu Père de Jésus-Christ ne sont pas un simple accident au sein de la théologie chrétienne elle-même. Ce n'est pas seulement vers l'extérieur qu'il faut défendre et

le sens de la révélation divine en c'est à l'intérieur de la théologie chrétienne qu'il faut rendre compte de ce que signifie le fait que Dieu n'est pas purement transcendant, mais un être qui, tout en étant transcendant, se lie avec le monde et les humains. Montrer que Dieu en tant que Dieu absolu, infini, éternel, s'intéresse aux hommes et participe à leur destin et leur finitude - et laisse les humains participer à sa divinité -, telle est la tâche à laquelle est confrontée la théologie à l'époque patristique. La théologie a finalement répondu à cette tâche par 1' élaboration des grands dogmes trinitaire (Nicée [325] et Constantinople [381]) et christologique (Chalcédoine [ 451 ]).

Avec ces décisions conciliaires, la théologie et l'Église réagissent aux questions devenues inévitables telles que le rapport entre le Dieu de la philo- sophie païenne, un Dieu absolu et transcendant, et le Dieu Père de Jésus- Christ; le rapport entre le Dieu connu en Jésus-Christ et le Dieu de l'Ancien Testament (cf. Marcion [mort vers 160]) ; la question d'une éventuelle dualité en Dieu (cf. le manichéisme) ; la question du statut de Jésus-Christ dans l'œuvre salvatrice de Dieu (cf. Arius [vers 260-336]); etc. Ces décisions sont toujours provoquées par des disputes entre différentes écoles théologiques et elles ont pour but de clarifier la justesse de la foi « orthodoxe». Prendre les formulations fmalement trouvées pour des spéculations complexes et abstraites, c'est-à-dire pour un jeu intellectuel sans effet pour la foi, serait un malentendu.

Nous avons affaire ici à de vraies questions touchant les fondements de la foi, et on ne peut qu'admirer le discernement des théologiens de l'époque et leur courage de ne pas avoir choisi des solutions faciles et simplistes.

2.3.2. Le Moyen Âge

Nous n'avons pas pu parler des théologies particulières (Tertullien·, Irénée de Lyon·, Origène•, Augustin d'Hippone", le Pseudo-Denys [fin du ye_

début du

vre

siècle], etc.), en ce qui concerne les premiers siècles ; nous ne pourrons pas le faire non plus pour le Moyen Âge. Trop complexe est dans les deux cas la diversité des approches théologiques. Nous essayons pour le Moyen Âge de résumer, de façon nécessairement rapide, l'essentiel en ce qui concerne la doctrine de Dieu sous deux aspects : une théologie symbolique et une théologie philosophique.

2.3.2.1. Une théologie symbolique

L'image du monde au Moyen Âge est très hiérarchisée. Une chose créée n'a pas sa signification en elle-même, elle renvoie, grâce à une signification symbolique qui lui est inhérente, à d'autres choses créées situées plus haut

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dans la hiérarchie du cosmos et finalement au Dieu créateur. Ainsi créateur est-il, par un jeu de renvois, de significations et de reflets, dans toute aperception et compréhension des choses intramondaines.

Découvrir le sens et l'essence des choses, c'est remonter progressivement en elles jusqu'à la référence ultime. À cause de ce système de correspondances renvoyant toujours en dernière instance au Dieu créateur, on a pu dire que la pensée médiévale dans son ensemble a pour sujet Dieu. Parallèlement, la pensée théologique est fortement marquée par les autres sciences de l'époque (dont les connaissances enrichissent la compréhension du monde et de Dieu), notamment la philosophie qui les résume et les dirige toutes.

2.3.2.2. Une théologie philosophique

La théologie du Moyen Âge n'est pas seulement marquée par son caractère symbolique, mais aussi par son orientation philosophique. Pour le rapport entre théologie et philosophie est décisive la redécouverte d'Aristote qui, pendant des siècles, avait été oublié. Des catégories issues de la métaphysique d'Aristote deviennent un instrument privilégié de l'explication du monde et de Dieu en relation avec lui. En comparaison et en concurrence avec cette métaphysique, tant le langage quotidien que le langage biblique perdent de leur importance. Pour le formuler très succinctement, on peut dire que Dieu est compris en tant que principe et fin du monde dans un sens à la fois théologique et philosophique. Il est connu à partir de ce qu'il a créé, mais il dépasse toute créature dans une transcendance qui le rend à la fois accessible et inaccessible. Inaccessible car il dépasse infiniment toute créature, accessible car il se donne à nous et à notre connaissance dans ses créatures. Si celles-ci sont finies, il est infini ; si celles-ci subissent des changements jusqu'à la disparition, il est éternel et immuable; si celles-ci participent et contribuent au bien et au mal, il est bon et seulement bon ; si celles-ci sont multiples, diverses, variées, ambiguës, il est l'unicité et la simplicité mêmes ; si celles-ci ont leur vérité et le fondement de leur être en lui, il est la Vérité et l'Être, etc.

Ses attributs sont donc l'immutabilité, la simplicité, la vérité; il est le summum ens, le summun bonum, la summa essentia, !'ipsum esse, le necesse esse. Dans toutes ces expressions se donne à penser le rapport de Dieu au monde: un rapport d'immanence et de transcendance en même temps. Les quinque viae (les cinq voies) de Thomas d'Aquin•8, ultérieurement comprises comme des preuves de l'existence de Dieu, ne sont justement pas des preuves au sens moderne du terme, mais une explicitation du rapport entre Dieu et le

8 Cf. Somme théologique l, q. 2, a. 3.

monde. Elles concluent du mouvement dans le monde à un

de tout mouvement, du rapport entre cause et effet à une première cause, de la contingence de toute créature à une nécessité qui l'englobe et la porte, des différences de rang des créatures à un être qui dépasse dans sa perfection toute différence, de l'ordre du monde à un Dieu qui le conduit.

Nous avons jusqu'ici souligné la cognoscibilité de Dieu à partir du monde. Les théologies du Moyen Âge sont pourtant conscientes du fait que le Dieu chrétien ne saurait être parfaitement compris à partir du monde et en termes philosophiques. Si son existence, son essence et ses attributs sont (partiellement) accessibles à tout être humain grâce à sa raison (don suprême du créateur), l'action salvatrice de Dieu en Jésus-Christ ne peut être révélée que par Dieu lui-même. C'est ainsi que la compréhension théologique dépasse la conception philosophique, que la foi comprend ce que la raison n'a pu comprendre pleinement. Le «livre de la nature» est complété et dépassé par l'Écriture sainte et la révélation qu'elle transmet.

2.3.3. La Réforme•

Même si certains Réformateurs (Philipp Melanchthon•, Huldrych Zwingli" et surtout Jean Calvin") ont développé des doctrines de Dieu plus systématiques que Martin Luther·, nous nous concentrons sur ce dernier qui a le plus radicalement opère une révolution dans ce domaine.

Pour saisir la nouveauté de la compréhension de Dieu par Luther, il ne suffit pas de renvoyer à son expérience personnelle et subjective. S'il y a avec la Réforme, par rapport à la théologie scolastique·, un vrai changement de paradigme, c'est dû à l'intuition de Luther que ce n'est pas Dieu en tant que tel qui nous intéresse, mais Dieu pour nous (pro nabis). Ce «pour nous» ne s'ajoute pas à l'essence de Dieu; grâce à la révélation de Dieu en Jésus-Christ, il devient l'essence même de Dieu. Dieu dans sa majesté pure est le Dieu

« nu » qui ne saura signifier pour les hommes que leur ruine, leur perdition. Or Dieu lui-même s'est revêtu en Jésus-Christ d'un amour qui laisse la place aux hommes, une place non seulement à côté de, mais face à Dieu. Tout l'enjeu de la foi est d'accepter et d'occuper cette place. Tant le risque que le bonheur de la foi sont de s'en tenir à la révélation de Dieu et de ne pas se perdre dans la recherche d'un Dieu abscons qui ne serait pas pour nous. Croire en Dieu signifie donc pour l'homme entrer dans la relation dans laquelle Dieu est déjà entré de son côté. Le rapport entre Dieu et l'homme n'est par conséquent jamais neutre. La dissymétrie entre les deux partenaires les engage dans une relation dans laquelle tout est en jeu : la vie et la mort, la vie ou la mort. Cette même dissymétrie empêche l'homme d'accéder à Dieu. Plus il cherche Dieu, plus il retombe sur lui-même. C'est ce que Luther appelle une «théologie de

(9)

la » •: une commence inévitablement avec l'homme et se termine irréversiblement avec lui, en dernière instance avec sa mort. La vraie théologie (car une théologie de la gloire n'est au fond pas une théologie) ne peut être que celle qui accepte, qui accueille la direction que Dieu a lui- même choisie : la direction vers le bas. L'être de Dieu en tant qu'être-en- relation s'achève là où il rencontre, contre les aspirations humaines qui voudraient que Dieu reste là où il est~ au ciel, au ciel des idées humaines ~, la condition terrestre et humaine : le péché et la mort.

Ce qui vient d'être dit est exprimé de façon très condensée dans la définition que Luther donne de la théologie et de son sujet : « Le sujet de la théologie est l'homme accusé et perdu et Dieu qui justifie ou sauve. »9 Cette petite phrase, qui engage Dieu de manière inconditionnelle dans sa relation avec l'homme, représente un changement radical non seulement par rapport à la théologie scolastique, mais par rapport à toute théologie qui voudrait construire la relation avec Dieu sur une base plus détendue. Dieu n'est jamais en tant que telle sujet de la théologie et l'homme en tant que tel n'est jamais son thème. Les deux ensemble deviennent « sujets» et deviennent

«théologiques ». La théologie surgit là où la relation implique les deux partenaires jusqu'au fond de leur être. Cela signifie pour Dieu son être d'éternité en éternité, et pour l'homme son être fini et mortel. Ces deux-là, aussi différents soient-ils, entrent en relation l'un avec l'autre. Au cours des siècles suivants, la théologie protestante n'a pas su maintenir la tension extrême et l'envergure de cette approche.

La nouvelle conception de la théologie a trouvé son élaboration la plus systématique, du moins au XVIe siècle, dans l'Institution de la religion chrétienne de Jean Calvin. On la discerne jusque dans la structure de l'ouvrage et notamment dans le rapport entre les deux premiers livres.

Comme le dit d'emblée le titre du deuxième livre, il en va de la

«connaissance de Dieu, en tant qu'il s'est montré Rédempteur en Jésus- Christ». C'est ici, par le Christ, que la vraie connaissance de Dieu est donnée à l'homme. Mais l'homme a la possibilité et la tâche de reconnaître Dieu déjà en tant que créateur~ et là aussi, ce n'est pas Dieu en tant que principe neutre de tout ce qui existe, mais Dieu en tant qu'origine de tous les bienfaits que l'homme reçoit. La vraie connaissance de Dieu ne saura donc jamais s'abstraire de sa bonté qui d'emblée est un mouvement vers les humains. Ce mouvement commence dans la relation intratrinitaire de Dieu, se réalise dans la création et devient manifeste dans toute sa portée dans l'œuvre rédemptrice de Jésus-Christ.

9 « Subjectum Theologiae homo reus et perditus et deus iustificans vel salvator », WA 40, II, 328, 1-2.

« Il est vrai que la foi regarde en un seul Dieu ; mais il nous y faut ajouter le second point: c'est de croire en Jésus-Christ, qu'il a envoyé, parce que Dieu nous serait bien loin, si le Fils ne nous éclairait de ses rayons. A cette fm auss1 le Père a mis en lui tous ses biens, pour se manifester en sa personne et, par une telle communication, exprimer la vraie image de sa gloire. [ ... ]

Maintenant nous avons une entière définition de la foi, si nous détem1inons que c'est une ferme et certaine connaissance de la bonne volonfé de J?ieu envers nous : laquelle, étant fondée sur la promesse gratuite donnee en Jesus- Christ, est révélée à notre entendement et scellée en notre cœur par le Saint- Esprit.[ ... ]

C'est pourquoi l'Apôtre déduit de la foi la confiance, et de la confiance la hardiesse, en disant que par Christ nous avons hardiesse et entrée en confiance, qui est par la foi en Jésus-Christ (Ép 3,12). Par ces paroles il dénote qu'il n'y a point de droite foi en 1 'homme, sinon quand il ose franchement d'un cœur assuré se présenter devant Dieu: laquelle hardiesse ne peut être qu'il n'y ait confiance certaine de la bienveillance de Dieu. Ce qui est tellement vrai, que le nom de foi est souvent pris pour confiance. »10

2.3.4. Le XVIII" siècle

Faisons un saut au XVIIIe siècle, souvent compris comme l'époque de l' Aujkldrung• (ou des Lumières). Avec elle apparaît une attitude critique jusque-là inconnue : critique (et libération) à l'égard de la tradition, critique (et libération) à l'égard notamment de l'autorité des Écritures et de la révélation.

La foi, qui autrefois se trouvait dans un rapport complémentaire et hanno- nieusement hiérarchique avec la raison (cf. la théologie scolastique) ou en position polémique•, tout en étant radicalement supérieure à la raison pour tout ce qui concerne Dieu (cf. notamment la théologie de Luther), doit maintenant se justifier devant le tribunal de la raison. La raison («naturelle» !) se comprend comme autonome et sa dignité repose justement sur cette auto- nomie : une indépendance par rapport à toute tutelle extérieure. Cette revendi- cation raisonnable concerne aussi et en particulier l'idée de Dieu. Comme la foi en lui, Dieu lui-même doit satisfaire aux exigences de la raison, sinon tant pis pour lui!

Sortent de cette critique de la religion un concept de Dieu dépouillé de tous les aspects jugés accidentels et arbitraires et une compréhension de Dieu qui vaut au delà des spécificités de telle ou telle religion particulière (cf. par exemple Hermann Samuel Reimarus [1694-1768] ou Gotthold Ephraim Lessing [1729-1781]).

10 Jean CALVIN, IRC III, 11, 1, 7 et 15 (souligné dans l'original).

(10)

De la les attitudes IJHHv;ov- phiques de l'Aujklarung-est la philosophie d'Emmanuel Kant•. Il a entrepris une réflexion épistémologique ayant pour but de mettre un terme aux spéculations vagues de la métaphysique traditionnelle et de donner aux connaissances de la raison un fondement stable. Ainsi a-t-il montré que toute connaissance solide de la raison est liée à la condition de possibilité d'une expérience liée aux« formes de l'intuition» que sont« l'espace et le temps».

Tout objet de la pensée qui n'entre pas dans ces conditions incite la raison à s'empêtrer nécessairement dans des contradictions sans fm. Kant le démontre par rapport aux « idées » qui renaissent sans cesse dans la réflexion : les idées de l'âme, du monde (dans son ensemble) et de l'existence de Dieu. Dans la deuxième partie de la Critique de la raison pure (1781 ), la «Dialectique transcendantale», il opère une critique des preuves de l'existence de Dieu qui exercera une grande influence sur l'histoire de la philosophie et de la théologie occidentales. Si toute connaissance objective est liée aux formes de l'intuition que sont l'espace et le temps, Dieu ne peut être, par définition, un objet de connaissance de la raison théorique. Il occupera pourtant, dans le domaine de la théorie, la place d'une « idée régulatrice » et jouera un rôle important en tant que «postulat» de la «raison pratique». Il est vrai que notre volonté en tant que « bonne volonté» se comprend et se constitue elle aussi comme autonome, c'est-à-dire sans aspirer à une éventuelle récompense que Dieu offrirait;

néanmoins, aussi bien la liberté que l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu (toutes théoriquement non prouvables) sont impliquées dans la compréhension que nous avons de nous-mêmes en tant qu'êtres qui agissent librement, c'est-à-dire sans être soumis à une quelconque hétéronomie.

La pensée critique de Kant est une référence incontournable de toute philosophie et de toute théologie ultérieures. Cela vaut pour les grandes philo- sophies de l'idéalisme allemand, celles de Fichte", Hegel" ou Schelling• ; en théologie, cela vaut en particulier pour Schleiermacher• qui, plus aucun autre, a marqué la théologie du

xrxe

siècle.

2.3.5. Friedrich D. E. Schleiermacher

En suivant Kant, mais en développant une pensée qui, en matière de théologie, va plus loin que lui, Schleiermacher distingue systématiquement le domaine de la religion de celui de la métaphysique et de la morale. Dieu est l'absolu dont nous prenons conscience dans notre rapport au monde, lorsque ce rapport dépasse notre activité (spéculative ou pratique) et s'ouvre sur un sentiment pur et simple de dépendance (schlechthinniges Abhangigkeits- gefühl). Ce sentiment ne doit pas être compris au sens superficiel de la sentimentalité ; il dit une relation au monde, dans laquelle, au travers des

l'homme vit de l'univers dans son ensemble. Cette expérience est appelée par Schleiermacher « intuition de l'univers», une intuition qui n'est déductible d'aucune autre connaissance.

Dans cette non-déductibilité, elle caractérise pour Schleiermacher le propre de la religion : son sujet est l'unité originaire du fini et de l'infini1 1

2.3.6. La critique de la religion

Le

xrxe

siècle voit naître un athéisme théorique et systématique. Ses protagonistes sont Ludwig Feuerbach•, Karl Marx•, Friedrich Nietzsche", Sigmund Freud". Le plus radical est Nietzsche, celui qui exerce la plus grande influence sur la pensée du

xxe

siècle demeure probablement Freud.

La position de Feuerbach est particulièrement intéressante pour nous, car elle opère systématiquement une révision de la théologie en maintenant ses contenus et ses sujets, mais en les regardant sous un angle nouveau : la perspec- tive anthropologique. Tout ce que la religion (en l'occurrence chrétienne) formule peut et doit être pris au sérieux, non en tant qu'affi1mations parlant de Dieu, mais comme des énoncés projetés sur Dieu qui, en défmitive, parlent de l'homme lui-même, de ses aspirations, de ses angoisses ... En un mot, comme Feuerbach le dit dans sa préface à L'essence du christianisme (1841),

«l'anthropologie est le mystère de la théologie »12. Ce renversement, à la fois simple et radical, montre combien, depuis la Réforme et aussi depuis la philosophie de Kant, le monde a changé. L'effet de ce bouleversement sur le

xxe

siècle est considérable.

2.3. 7. Quelques moments décisifs de la théologie du XX" siècle

2.3.7.1. La théologie de la seconde moitié du

xrxe

siècle, ancrée dans l'héritage (diversement vécu) de Kant, Hegel et Schleiermacher, prend ses distances par rapport à toute orientation «métaphysique». Elle s'intéresse à l'implantation culturelle et historique de toute religion (Ernst Troeltsch"), se concentre sur le sens moral de la foi chrétienne (Albrecht Ritschl") et inscrit sa propre posture dans une perspective historique et historicisante.

C'est en opposition à ce type de théologie que la théologie dialectique, surtout dans les années 1920, réclame avec véhémence, s'inspirant de la

11 Cf. Friedrich D. E. SCHLEIERMACHER, De la religion. Discours aux personnes cultivées d'entre ses mépriseurs (Über die Religion. Reden an die Gebildeten unter ihren Verachtern, 1799), Paris, van Dieren, 2004.

12 Ludwig FEUERBACH, L'essence du christianisme (Das Wesen des Christentums, 1841, 18432, 18493), Paris, Gallimard, 1992 (1968), p. 93.

(11)

de S0ren , un retour à l'extériorité et à l'incommensu- rabilité de Dieu et de sa révélation. La thèse selon laquelle Dieu est le Tout- Autre et que tout effort de l'homme de tendre vers Dieu aboutit à tout sauf à Dieu confère tout leur pathos aux théologies de cette époque, celles de Karl Barth", Emil Brunner", Rudolf Bultmann", Friedrich Gogarten· et d'autres.

2.3 .7 .2. Si la théologie dialectique aboutit délibérément à un paradoxe : le théologien devrait parler de Dieu, mais en tant qu'homme, il ne le peut pas, car

«Dieu seul parle bien de Dieu» (Blaise Pascal"), Karl Barth, dans sa grande Dogmatique (1932-1967), a transformé cette impasse en une volonté radicale et systématique de ne commencer la réflexion théologique qu'en laissant Dieu lui- même la commencer. Cela se réalise jusque dans la structure de cette dogmatique. Ainsi la révélation de Dieu en Jésus-Christ est-elle la source toujours nouvellement accueillie et le principe structurant de l'ensemble et de chaque partie de cette théologie, aussi bien des « Prolégomènes » que des grands chapitres sur Dieu, la création, la réconciliation et la rédemption.

2.3. 7.3. Aux antipodes de Barth, Paul Tillich • conçoit la théologie à partir d'une « corrélation» entre, d'une part, les questions humaines formulées dans les expressions philosophiques, culturelles, religieuses et sociales de son temps, et, de l'autre, les réponses de la foi chrétienne. Dans cette corrélation, Dieu se donne à comprendre comme ce qui concerne l'homme infiniment et ultimement. Dieu et le mystère de l'« être» entrent ainsi dans un rapport d'interprétation réciproque.

2.3.7.4. Nous ne pouvons mentionner dans ce point sur la théologie du

xxe

siècle que quelques noms et quelques courants exemplaires. Parmi eux figure un mouvement qui s'est développé en Amérique du Nord, surtout depuis les années 1970, la théologie du Process dont les représentants, notamment John B. Cobb" (né en 1925), David Ray Griffin (né en 1939), Lewis S. Ford (né en 1933), Daniel Day Williams (1910-1973), Marjorie Suchocki, se réfèrent tous à la philosophie d'Alfred North Whitehead•, et notamment à son ouvrage Procès et réalité13Il s'agit là d'une théologie qui prend délibérément ses distances par rapport à la dogmatique traditionnelle pour penser Dieu en rapport avec l'évolution du monde et de la culture. La réalité n'est pas composée d'objets stables, mais d'événements qui s'enchaînent dans un processus continu. Le principe métaphysique de l'être

13 Alfred North WHITEHEAD, Procès et réalité. Essai de cosmologie (Process and Reality. An Essay in Cosmology, 1929; éd. révisée par David Ray Griffin en 1978), Paris, Gallimard, 1995.

est par celui du devenir. « Dieu » est oriente ce devenir. Il conditionne la suite d'événements et en guide les aboutissements.

Même s'il n'est pas identique au monde, Dieu en est inséparable et y est profondément impliqué : le développement du monde, son processus est aussi le sien. Il est intéressant, mais peut-être pas toujours convaincant théologi- quement, de voir comment les grands thèmes de la théologie chrétienne, la doctrine de Dieu, la doctrine de la création, la christologie, l'eschatologie, etc., sont ici repris sous un angle nouveau qui a pour but de mettre en relation les affirmations de la foi avec les expériences et la pensée de l'homme moderne, en particulier les acquis des sciences de la nature.

2.3.8. La théologie après« Auschwitz»

«Auschwitz» est ici le symbole de l'extermination du peuple juif par les nazis. Il est impossible que cet événement soit sans conséquence pour la compréhension de Dieu. Qu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale il ait fallu plus de vingt ans pour que les théologies juive et chrétienne commencent à affronter théologiquement cette catastrophe humaine n'est probablement que le reflet de son incompréhensibilité. Le fait que ce sont jusqu'à aujourd'hui surtout des penseurs juifs pour qui les interrogations issues de ces événements sont devenues déterminantes est pourtant une observation qui devrait questionner les théologiens chrétiens. Peut-on encore croire en un Dieu bienveillant, plein de bonté, miséricordieux, sachant ce qui s'est passé sans que Dieu soit (au moins visiblement) intervenu? Le silence de Dieu face aux cruautés que des humains infligent à d'autres humains est si pesant que l'on ne voit pas comment la foi en Dieu et la réflexion sur Dieu pourront se relever. Des penseurs comme Élie Wiesel (né en 1928), Richard Rubenstein (né en 1924), Hans Jonas (1903-1993), Eliezer Berkovits (1908-

1992), Irving Greenberg (né en 1933) ou Emil Fackenheim (1916-2003) ont essayé, sur des modes divers, de mettre l'horreur indicible de la Shoah en rapport avec la foi juive. Dans la théologie chrétienne, il n'y a eu jusqu'ici que quelques répercussions concernant surtout l'idée de la toute-puissance de Dieu et une nouvelle conception de la christologie (cf. Dorothee Sêille", Jürgen Moltmann·, Friedrich-Wilhelm Marquardt [1928-2002] ou Marc Faessler [né en 1940]).

2.3.9. La situation actuelle

On peut dire qu'elle est caractérisée par l'ébranlement d'une triple hégémonie réelle ou imaginée - a) du christianisme sur les autres religions ; b) de la culture occidentale sur les autres cultures ; c) au sein du christianisme :

(12)

des riches sur les pauvres, des hommes sur les etc. ; d)

un plan fondamental- l'ébranlement de l'importance même de la religion, du moins dans ses formes « classiques » dans les sociétés de l'Europe occidentale.

ad a) Une meilleure connaissance des autres religions rend aujourd'hui impossible l'idée de l'absoluité du christianisme. On croit (peut-être trop facilement) pouvoir affronter cette nouvelle configuration - notamment le fait profondément étonnant qu'il n'y a pas une (la vraie), mais plusieurs religions non réductibles les unes aux autres, qui ne sont peut-être même pas transposables les unes dans les autres - dans un dialogue interreligieux dont les conditions et les implications ne sont pas encore suffisamment réfléchies.

adb) etc) L'hégémonie de la culture occidentale telle qu'elle a été vécue au

X!Xe siècle et durant une grande partie du

xxe

se poursuit aujourd'hui sur le plan économique, où la mondialisation est radicalement conçue à l'image du capitalisme occidental; en théologie, la différence des cultures s'articule de plus en plus comme une protestation contre la conception de la théologie chré- tienne trop longtemps dominée par l'Europe. Des théologies dites contextuelles (théologies de la libération, théologies féministes, théologies africaines, asiatiques, afro-américaines, etc.) introduisent délibérément des perspectives d'interprétation issues de leur situation sociale, politique, sociologique, etc. Ce sont des approches qui se veulent unilatérales pour équilibrer et corriger une unilatéralité prépondérante depuis plusieurs siècles. Elles transforment profondément la compréhension de Dieu (et de son rapport au monde) telle qu'elle a été conçue au cours d'une longue évolution ecclésiologique et théologique, soit en la modifiant au sein du christianisme, soit en l'abandonnant comme une posture qui serait trop liée à une culture spécifique.

ad d) La situation dans les pays occidentaux est depuis un certain temps marquée par une sécularisation qui a un effet sur la vie privée et surtout sociale de ces sociétés. La croyance au Dieu chrétien a cédé la place à un indifférentisme sur le plan religieux pour lequel rien n'est nécessaire et tout est possible - selon le paradigme commercial où on peut tout acheter et où ce qui n'est pas achetable n'existe pas. Ainsi- forme moderne de l'athéisme- Dieu dont on parle pourtant tout le temps (dans la publicité, dans des talk shows:

etc.), a-t-il disparu (ou risque-t-il de disparaître) comme puissance qui engage les existences humaines. Va de pair avec cette disparition un surgissement

« sauvage» de phénomènes religieux dont on a du mal à cerner les enjeux.

3. SYNTHÈSE SYSTÉMATIQUE

À vrai dire, il ne peut pas s'agir dans ce qui suit d'une synthèse systématique, mais seulement de quelques éléments qui ont été d'une importance primordiale dans l'histoire de la théologie et qui le sont toujours

pour une doctrine de Dieu Nous en aborderons trois: la

fondamentale pour toute théologie : comment parler de Dieu ? ; le sens du dogme trinitaire ; la distinction entre le Dieu caché et le Dieu révélé qui - aussi« technique» soit-elle- concerne le rapport entre Dieu et l'homme.

3.1. Comment parler de Dieu ?

La foi et la théologie chrétiennes vivent du fait que le Dieu transcendant entre dans le monde et se préoccupe de lui. Ou pour le dire autrement : la foi chrétienne part de l'expérience que Dieu, que n'atteint aucune parole humaine, a parlé avec les hommes humainement. Le Tout-Autre (Barth, Bultmann et d'autres) est devenu homme. La tension qui se révèle ici peut être formulée dans la question qui est une des questions primordiales de la théologie chrétienne: comment peut-on parler de celui que l'on ne peut ni voir ni saisir, comment peut-on parler de celui qui n'est jamais un objet et qui, s'il devient un objet, n'est plus ce qu'il est? En un mot, comment parler du Dieu vivant qui est en même temps le Dieu transcendant? D'autre part, comment ne pas parler de celui qui nous «préoccupe ultimement » ?

Indiquons tout de suite qu'il y a une tendance à répondre à ces questions qui ne peut être la bonne ni pour la foi ni pour la théologie, celle qui consisterait à complètement renoncer à parler de Dieu ou à limiter le discours le concernant aux lieux ou aux moments les plus exceptionnels de notre vie et de notre monde. Tout ce qui est de l'ordre du normal ne serait pas digne de contribuer à notre rencontre avec Dieu. Non. Le discours sur Dieu et la parole adressée à Dieu se situent justement à l'entrecroisement du normal et de l'exceptionnel, du quotidien et de l'extraordinaire. Non pas au delà ou en marge de notre existence, mais au milieu d'elle. Non pas au delà ou en marge de notre langage, mais en son sein. Ce qui est concerné et demandé ici n'est donc pas un langage surhumain, mais tout simplement notre langage humain.

« Les voies de Dieu et les voies de l'homme divergent, mais la parole de Dieu et la parole de l'homme sont identiques», a écrit le philosophe juif Franz Rosenzweig (1886-1929)14.

Dans Dynamique de la foi, Paul Tillich a, à sa manière, repris cette problématique et a proposé une réponse. Le langage humain qui, tout en étant humain, sait parler de Dieu ne sera pas un langage simplement descriptif (car Dieu ne se décrit pas), ni un langage scientifique comme celui qui s'applique aux phénomènes de la nature (car Dieu est autre que la nature), c'est un langage symbolique qui, bien que s'inscrivant dans notre expérience du

14 Franz ROSENZWEIG, L'étoile de la rédemption (Der Stern der Erl6sung, 1921), Paris, Seuil, 2003 (1982), p. 216-217.

(13)

renvoie à une qui les dimensions du monde. Dieu n'est pas identique au monde, mais il n'est pas non plus tout simplement en dehors de lui, il est dans notre monde celui qui est Autre, il est au sein de notre monde son - et notre mystère.

« Il faut que la préoccupation ultime de l'homme reçoive une expression symbolique, car seul le langage symbolique est capable d'exprimer l'absolu.

[ ... ]Ce qui est le véritable absolu transcende infmiment le domaine de la réalité finie. Il en résulte qu'aucune réalité finie ne peut l'exprimer directement et correctement.[ ... ] Tout ce que nous disons sur ce qui est pour nous l'objet d'un souci absolu, que nous l'appelions Dieu ou non, a une signification symbolique.

Il renvoie au-delà de lui-même en même temps qu'il participe à ce qu'il désigne.

La foi n'a pas d'autre moyen d'expression adéquate. C'est pourquoi le langage de la foi est celui des symboles. [ ... ]si on comprend la foi comme le fait d'être saisi par ce qui nous importe absolument, alors elle n'a pas d'autre langage que celui des symboles. Quand je parle ainsi, je m'attends toujours à cette question:

n'est-elle qu'un symbole? Mais celui qui pose cette question montre qu'il n'a pas compris la différence entre le signe et le symbole ni la puissance du langage symbolique qui surpasse en dignité et en force le pouvoir de n'importe quel langage non symbolique. On ne devrait jamais dire "rien qu'un symbole", mais il faudrait dire "pas moins qu'un symbole". »15

Si une première difficulté de parler de Dieu réside dans la transcendance de Dieu par rapport au monde, transcendance qui est en même temps imbrication en lui, le christianisme en a connu encore une autre - ou la même -, mais radicalisée. Celle-ci n'est pas due à la distance entre Dieu et l'homme, entre l'infini et le fini ; elle tient plutôt au fait que l'homme ne peut ni ne veut accepter la distance entre Dieu et lui-même. C'est ce que l'on appelle traditionnellement le «péché». Dans le péché, l'ouverture de l'homme à l'égard de Dieu est pervertie en recourbement de l'homme sur lui-même (homo incurvatus in se). Nous en avons déjà parlé : là où il pourrait rencontrer Dieu, il se rencontre lui-même ; là où il pourrait reconnaître et aimer l'Autre (et l'autre), il retombe sur ce qu'il a déjà connu et aimé.

Si dans la première difficulté l'écart entre Dieu et l'homme est trop grand, dans la seconde, il est trop petit. Il n'y reste pas de place pour les deux : Dieu et l'homme. Là où l'un est l'autre ne peut être. La tradition chrétienne a toujours reconnu cette seconde difficulté comme étant la plus grande. Ce qui nous sépare de Dieu n'est pas un écart neutre, c'est carrément une contradiction: l'homme

15 Paul TILLICH, Dynamique de la foi (Dynamics ofFaith, 1957), Tournai, Casterman, 1968, p. 57 et 60-61.

contredit Dieu. Ou mieux : il ne veut pas que Dieu La « bonne nouvelle » dont témoignent l'Ancien et le Nouveau Testament consiste dans le fait que Dieu a quand même parlé, contredisant ainsi la contradiction de l'homme.

3.2. Le de la trinité

3.2.1. Le dogme de la trinité semble être un des points les plus abstraits de la théologie chrétienne. Vue de l'extérieur (du point de vue des autres religions, notamment du judaïsme et de l'islam), cette doctrine suscite l'incompréhension la plus profonde ; le christianisme semble, à travers ce dogme, abandouner la foi en un Dieu unique. Vue de l'intérieur, cette doctrine apparaît compliquée, abstraite, éloignée de la vie de foi et superflue, comme l'élucubration de quelques théologiens d'il y a fort longtemps et qui n'a plus rien à faire avec nous et surtout avec notre foi en Dieu.

D'autre part, c'est justement ce dogme qui est partagé par toutes les grandes confessions chrétiennes et qui est exprimé dans les symboles de foi les plus importants de nos Églises. De quoi s'agit-il alors : d'un exercice intellectuel des théologiens ou d'une expression du mystère de Dieu et de son rapport avec le monde et les humains ? Résumons en quelques points.

3 .2 .1.1. Les détracteurs de la doctrine de la trinité essaient souvent de prouver son caractère inadéquat en renvoyant au fait que Jésus n'a pas connu ce concept et que le Nouveau Testament n'en parle pas. Cet argument repose sur une confusion importante : comme si toutes les expressions de la foi et de la théologie devaient se trouver littéralement dans la Bible ou encore mieux dans la bouche de Jésus. Or, si notre foi est une foi vivante, elle ne pourra

pa~

contenter de simples répétitions. Formuler théologiquement signifie redire l'essentiel de la révélation divine pour chaque temps d'une manière nouvelle.

Dès lors, la question n'est pas de savoir si la conception d'un Dieu trinitaire se trouve telle quelle dans la Bible, mais si cette conception correspond à la vérité du Dieu de Jésus-Christ et de son rapport avec nous.

3.2.1.2. C'est donc dans cette perspective qu'il faut comprendre la trinité.

Elle ne fait rien d'autre qu'exprimer le bien-fondé de la relation que Dieu a établie avec le monde et en particulier avec les hommes : Dieu, et non un de ses messagers, entre en contact avec les êtres humains, parce qu'en lui-même, Dieu n'est pas un être ab-solu, mais un être-en-relation De toute éternité

Dieu veut la relation et est en relation. . '

3.2.1.3. Ainsi la doctrine de la trinité, qui a été élaborée dans des discussions difficiles au rve siècle, n'est pas une spéculation abstraite, un jeu

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