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Elaboration d'une éthique téléologique

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Academic year: 2021

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Submitted on 29 Mar 2018

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Elaboration d’une éthique téléologique

Renaud de Sainte Marie

To cite this version:

Renaud de Sainte Marie. Elaboration d’une éthique téléologique. Philosophie. Université de Lorraine, 2014. Français. �NNT : 2014LORR0327�. �tel-01751952�

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http://www.culture.gouv.fr/culture/infos-pratiques/droits/protection.htm

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UNIVERSITÉ DE LORRAINE

Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie - Archives Henri Poincaré

( CNRS, UMR 7117 )

École Doctorale « Langages, Temps, Sociétés »

ÉLABORATION D’UNE ÉTHIQUE TÉLÉOLOGIQUE

Renaud de Sainte Marie

Thèse présentée pour l’obtention du Doctorat en Philosophie Université de Lorraine

Directeur de thèse. Michel Bastit

Jury : Michel Bastit (Professeur, Université de Bourgogne)

Paul Clavier (Maître de Conférences, École Normale Supérieure de Paris) Robert Damien (Professeur, Université de Paris X)

Roger Pouivet (Professeur, Université de Lorraine)

Michael Sherwin (o.p.) (Professeur, Université de Fribourg)

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Et qui fieri potest, ut principio cognito, quis sit rerum finis, ignores ?

Boétius, De consolatione Philosophiæ, I, XII.

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SOMMAIRE

REMERCIEMENTS (page IV) INTRODUCTION (page 1)

1

ÈRE

PARTIE (page 10)

2

ÈME

PARTIE (page 155)

3

ÈME

PARTIE (page 277)

CONCLUSION (page 362)

ANNEXE (page 370)

BIBLIOGRAPHIE (page 371)

TABLE DES MATIÈRES (page 384)

(6)

REMERCIEMENTS

Mes remerciements vont en premier lieu à mon professeur Michel Bastit pour ses nombreux conseils et sa patience à l’égard d’un étudiant si lent à la tâche.

Ensuite je pense à ma famille et mes proches amis qui ont été des soutiens discrets et efficaces.

J’ai ensuite une pensée pour mon ancien prieur, monsieur l’abbé André, qui m’a encouragé durant ces longues années de double emploi et a toujours été le plus compré- hensif des supérieurs. Je remercie aussi les autorités de mon Institut qui m’ont autorisé à continuer mes études.

Merci à tous ceux qui, autour de moi, et sans être versés dans la philosophie, se sont intéressés à mes recherches. J’espère qu’elles leur seront utiles.

Enfin j’ai une pensée pour un être cher disparu il n’y a pas très longtemps. Je garde

son nom dans mon cœur et je lui dédie ce travail car ses conseils avisés sont sans doute

pour beaucoup dans l’avancement intellectuel et dans l’ouverture spirituelle dont je béné-

ficie aujourd’hui.

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INTRODUCTION

Peut-on prétendre présenter une théorie morale sans faire l’histoire de la morale, de celle que les hommes vivent au quotidien? Depuis plusieurs décennies on entend souvent parler avec mépris ou méfiance de « l’ordre moral », on prétend se défier d’une telle horreur. Ce terme lui- même, et trop peu de gens le savent, renvoie à une période bien déterminée de l’histoire de France, au début de la III

e

République pour être exact. La première majorité de l’Assemblée Na- tionale se para à l’époque d’un titre qui lui donnait les gages de l’honnêteté et qui fut assez rapi- dement agité par la gauche républicaine comme un épouvantail. On présente trop facilement le courant politique éphémère désigné par le mot comme la quintessence de ce que l’Ancien Régime véhiculait, et dont le dernier soubresaut conséquent se manifesta dans ce moment de triomphe temporaire de la cause réactionnaire face au progrès républicain.

Pour peu que l’on connaisse l’histoire des idées politiques de cette époque, on sait que

« l’ordre moral » de l’Assemblée de 1871 a laissé assez rapidement la place à la morale laïque de Jules Ferry et de Ferdinand Buisson. Si un homme du début XXI

e

siècle lit les discours ré- publicains à la chambre des députés

1

, ou les manuels d’instruction morale et civique de l’époque

2

, il est fort à parier qu’il éprouvera une certaine gêne devant la grande proximité entre la morale de la droite de l’époque (légitimistes, orléanistes, bonapartistes) et celle de la gauche républicaine. De même que la notion d’ordre public acceptée à l’époque en troublerait plus d’un aujourd’hui. Le général Cavaignac et le président Thiers qui écrasèrent ou firent écraser les émeutes parisiennes dans le sang, respectivement en 1848 et 1871, ne passent pas pour avoir été de fervents partisans du comte de Chambord.

Quels que soient les courants d’opinion qui la traversaient, cette époque véhiculait un certain autoritarisme; en conséquence les mots

« ordre » et « morale » contenaient implicitement des idées qui n’entrent plus désormais dans l’acception courante de ces termes.

On a voulu se défaire de cet héritage « moraliste » pesant, issu du XIX

e

siècle, en introduisant sous la forme d’une opposition l’adjectif éthique. Aujourd’hui pour beaucoup l’éthique incarne le camp du « progrès » et la morale celui de la « réaction ». Nous ne voulons pas commencer à parler

1. Qu’on se rappelle le fameux discours de Jules Ferry sur le devoir colonial de la France, civilisation supérieure chargée d’apporter la lumière aux peuples barbares.

2. Les éditions des Équateurs ont récemment réimprimé un ouvrage de la fin du XIXe siècle. Il s’agit d’un livre réalisé par un inspecteur de l’Enseignement primaire, Louis Boyer. Édité en 1895, il reprend le plan d’un arrêté de 1887.

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Cf. Louis BOYER, Le livre de morale des écoles primaires et des cours d’adultes, Paris, 2011.

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de ces oppositions qui nous semblent trop circonstanciées. D’autant que l’on entend encore cer- tains progressistes parler de la nécessité de moraliser la vie publique. Nous assumons sans crainte les deux termes pour l’usage courant de notre langage, morale et éthique, n’ayant aucunement l’intention de savoir si nous nous situons ou non dans le sens de l’histoire, à supposer qu’un tel sens existe (ce qui était une idée très à la mode au XIX

e

siècle).

La charge émotionnelle des mots doit être relativisée à la lumière du contexte historique et de l’héritage qui est le lot de chaque génération, cela est entendu. Cependant les mots ne sont- ils que des signes ne donnant à connaître que l’état des relations humaines à un instant T? Nous affirmons dès maintenant nous démarquer d’une telle orientation philosophique. Car même si l’on peut, à la lumière de l’exemple que nous avons donné, reconnaître la valeur relative du lan- gage à l’état factuel et transitoire des circonstances du présent où l’on parle, il n’est pas déraison- nable de penser que nos paroles reflètent et rendent témoignage d’attitudes humaines qui existent ab origine mundi. Nous aurons l’heur de rendre compte plus tard de cette intuition première.

L’éthique renvoie à quelque chose qui demeure dans tous les hommes et qui se doit d’être com- prise par ceux qui prétendent en parler.

Quel est l’enjeu de la morale? Le bonheur humain. La réponse pourrait paraître banale tant le mot nous semble avoir perdu de son intensité, mais au-delà de l’apparente vacuité du terme se cache un débat qui, s’il aboutit mal, peut conduire aux drames les plus affreux. La simplicité de la réponse que nous donnons ouvre à une difficulté immédiate. Il n’existe pas de pensée éthique qui ne parle du bonheur, toute la nuance provenant en définitive de la manière dont on le promet ou on le garantit. D’un autre côté la violence la plus inattendue peut sortir du cœur hu- main, le siècle dernier l’a prouvé. Le regard que nous pouvons lancer derrière nous nous incite à trouver des réponses adéquates. Toutes les pires dictatures et les toutes les idéologies mortifères n’ont pu régner uniquement que par un régime de terreur; il y avait nécessairement quelque pro- messe d’une vie meilleure pour pérenniser l’acceptation par les masses de la violence physique et mentale qu’elles subissaient. Le rôle des élites était sans doute considérable dans cette continuité, or celles-ci devaient sans doute croire en quelque promesse de perfection pour continuer à dé- fendre le monstre qu’elles servaient.

On pourrait croire que de telles horreurs ont pu se produire à cause de l’héritage de la ci- vilisation occidentale. Il est indéniable que pour des raisons tant philosophiques que religieuses la situation de la société occidentale s’est trouvée largement influencée par une conception très rigoureuse, et parfois rigoriste, de la théorie morale. On peut dire sans avoir besoin de trop le prouver que le terme si repoussoir « d’ordre moral » provient ce de renvoi inconscient à un état précis de la morale commune que les personnes nées avant 1960 peuvent encore avoir connu.

De là à dire que la morale et l’autorité qui en découle ont produit les mécanismes d’acceptation des pires choses, c’est aller un peu vite en besogne.

Par-delà cette histoire récente, il y a une réalité théorique dont il n’est pas si aisé de se dé-

faire. La facilité nous inclinerait à tomber dans la critique pure et simple de cette morale du « parce

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que c’est comme cela qu’il faut faire ». On a trop vite fait de réagir plutôt que de réfléchir.

Il est indéniable que toute forme de morale implique des obligations et des contraintes. Mais vivre sans morale peut avoir des conséquences funestes, pour soi ou pour les autres.

Il n’est donc pas si aisé de solder le caractère déontologique de la morale. Le point d’ac- croche de notre réflexion part de ce constat. Sans nul doute, casser les bornes de l’agir humain nous fait peur. Même si, comme tout homme devenu adulte, nous avons goûté à la joie adoles- cente de nous affranchir des cadres dans lesquels notre éducation nous avait contenus, nous ne pouvons pas ne pas penser depuis que nous sommes arrivés à une certaine forme de maturité morale à la compréhension de cette notion de devoir.

Le devoir est un concept qui renvoie à une attitude purement humaine, que l’on couple assez fréquemment avec la notion de droit. Est-ce qu’une telle association est toujours judicieuse?

Oui et non à la vérité. Concrètement cela l’est évidemment, car les droits et les devoirs renvoient à notre milieu de vie qui repose sur ces liens multiples et complexes par lesquels notre existence se développe, liens que l’on peut affubler du nom de société. Droits et devoirs sont certainement des pierres angulaires de la vie en commun. Si nous reconnaissons ce fait cela ne veut pas dire pour autant que nous prenons ce couple conceptuel comme l’horizon indépassable de toute phi- losophie éthique, ni même d’ailleurs comme des principes de base de l’agir humain. L’ambiance de nos sociétés envahies par le juridisme ne nous aidera pas à convaincre de la pertinence de ce refus, mais qu’importe.

À quoi peuvent renvoyer nos mots, et par-delà eux nos concepts? C’est une question récur- rente dans les siècles. Kant pensait qu’il n’y avait en ce domaine que deux écoles qui soient dignes d’intérêt, le stoïcisme et l’épicurisme

3

. Dans la mesure où ces philosophies tâchaient de fonder toute la démarche éthique sur un concept qui identifie deux termes, vertu et bonheur, ou en d’autres termes, raison et plaisir, le philosophe allemand pensait que cette démarche intellec- tuelle était satisfaisante. Mais d’un autre côté cette identification de deux concepts était, pour le philosophe allemand, une forme de contradiction dans les termes. Plaisir et raison étant antago- nistes, soit on pensait que la raison était au service du plaisir, soit le bonheur résidait dans la do- mination rationnelle de l’instinct, domination dirigée contre lui. Sans acquiescer complètement à une pareille dichotomie, reconnaissons qu’elle offre une accroche intéressante.

On peut penser les choses d’une manière plus conciliante, en ce sens que l’on ne doit pas chercher des oppositions là où elles ne se trouvent pas. Certes la morale demande une vie ration- nelle, certes elle demande souvent la modération des plaisirs; mais est-ce que les choses deman- dent à être exagérées au point où la raison ignore nécessairement le plaisir et où le plaisir combat

3. « Parmi les anciennes écoles grecques, il n’y en eut à proprement parler que deux qui, ayant certes suivi une seule et même méthode dans la détermination du concept du souverain Bien, dans la mesure où elles n’ont pas voulu reconnaître dans la vertu et le bonheur deux éléments différents du souverain Bien, partant, qui, ayant cherché l’unité du principe d’après la règle de l’identité, se sont en revanche séparées néanmoins en choisissant différemment celui des deux concepts qui est, pour chacune, fondamental. » EMMANUEL KANT, Critique de la raison pratique, trad. J. P. Fussler, AK V 111, Paris, 2003, p. 232.

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impitoyablement la raison?

Cette volonté de conciliation qui est la nôtre demande une clarification profonde. La réalité de nos vies, de nos actes, des exigences de la raison et le dynamisme du plaisir embrouillent la vue à l’envie. C’est pourtant ce nœud qu’il convient de démêler à l’heure actuelle. Non pas d’ail- leurs que les problématiques qui existent au sein des nombreux débats ne se concentrent que sur cette question, mais il faut bien reconnaître que la présentation du plaisir comme ennemi de la raison pratique est une forme d’acquis inconscient chez beaucoup aujourd’hui. D’ailleurs la li- berté, qui normalement se situait plutôt du côté du pôle rationnel de l’agir, trouve maintenant son expression la plus évidente dans la permissivité sociale à l’égard de l’usage des plaisirs. Cette ironie du sort demande une explication. Comment les théories défendant le règne de la raison ont-elles conduit à faire entrer la liberté dans le camp du plaisir roi qu’on s’interdit de juger? Que penserait Kant d’une telle situation s’il revenait à la vie? Sans doute serait-il défavorablement étonné d’un tel emploi du concept de liberté, de cette autonomie dont il s’était fait le champion.

Nous voyons à travers cette présentation succincte que la pensée morale ne peut se satisfaire de la mise en demeure de choisir entre la raison et le plaisir. Ce qu’il y a de plus contestable dans une telle approche tient au mauvais rôle donné à la raison, celui d’une marâtre acariâtre.

Notre inquiétude première nous fait nous concentrer sur la résorption du divorce accepté entre raison et désir; cette séparation ne sera jamais résolue par l’adoption d’une synthèse para- doxale qui ne sera guère plus qu’une formule purement conceptuelle. Cette inquiétude nous fait regarder avec méfiance les théories morales dont le concept premier est l’obligation. Mais le conflit entre obligation et désir n’est pas la seule source de tension que nous devons considérer.

Il serait inutile de vouloir dresser ici une liste complète, un catalogue exhaustif de toutes les grandes difficultés qui sont le fond du débat éthique. Nous disons inutile car les problèmes peu- vent se situer à différents niveaux; par exemple le risque que fait courir une forte théorisation à la singularité des actes n’est pas exactement du même ressort que le conflit entre loi politique et agir individuel, même s’il y a des similitudes entre ces deux débats. Notre premier souci est donc de trouver une logique, un ordre pour rendre compte d’une manière systématique des problèmes et trouver des solutions qui se complètent plutôt qu’elles ne se contredisent.

À l’opposition un peu rapide entre raison et plaisir, qui semble aux yeux du vulgaire faire toute la morale, il faut trouver une alternative radicale. Comment présenter la raison autrement que sous l’aspect d’une contrainte de la dynamique du plaisir? Un élément doit retenir notre at- tention. Apparemment il y a une opposition entre un point de vue cognitif, celui de la raison, et un point de vue dynamique, celui du plaisir. La raison est-elle condamnée à n’être qu’un frein ou peut-elle, par elle-même, initier un dynamisme positif?

Nous arrivons à dégager une voie de sortie à toute forme de morale purement formelle en introduisant la notion de finalité, notion qui n’est pas moins rationnelle que celle du pur devoir.

On croirait avoir fait un pas important dans une voie de résolution simple mais il ne faudrait pas

oublier que Kant lui-même parlait à l’envie de téléologie sans pour autant abandonner son point

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de vue déontologique sur la morale.

Il y a donc plusieurs orientations possibles pour la téléologie dont l’une au moins nous ra- mène à un point de vue que nous ne voulons pas accepter. L’intuition serait de prendre le contre- pied de la pureté rationnelle en calquant le schéma de la raison sur celui de la sensibilité, le risque étant d’abolir la distinction entre l’être rationnel que nous sommes et les autres animaux, de nier la liberté.

On peut cependant espérer frayer un chemin à travers ces contradictions. Repenser la télé- ologie d’une manière différente suppose selon nous que l’on accepte d’identifier l’homme au reste des êtres mais seulement d’une manière partielle. L’agir de l’être humain ne le rend pas to- talement étranger au reste du cosmos même si une part en lui échappe au déterminisme.

L’appétit identifie l’être humain au reste de la création, c’est donc autour de lui que nous devons concentrer les efforts de notre réflexion. Mais paradoxalement l’appétit humain est aussi l’une des manifestations de notre spécificité. Tout appétit a cependant un point d’aboutissement, et l’appétit humain n’échappe pas à la règle. C’est sur le rapport mutuel qu’entretiennent le désir et son terme que nous prétendons faire reposer notre étude. Plutôt que de partir de l’appétit hu- main, nous allons partir de ce qui le motive. Nous supposons que le désir est une entrée en contact avec le monde extérieur, en cela nous ne sommes pas très éloignés de ce que pensait Kant quand il critiquait les morales fondées sur la quête du bonheur:

« J’entends, par matière de la faculté de désirer, un objet dont la réalité effective est dé- sirée. Si donc le désir de cet objet prend le pas sur la règle pratique et s’il est la condition pour que l’on fasse de cette dernière un principe, je dis (en premier lieu) que ce principe est alors toujours empirique. Car le fondement de la détermination de l’arbitre est alors la repré- sentation d’un objet et ce rapport-là de la représentation au sujet, par lequel la faculté de dé- sirer se trouve déterminée à la réalisation effective de cet objet

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. »

Kant reconnaît bien ici la dimension existentielle du désir, mais il en refuse la validité morale.

La question se focalise tout de suite sur la question de la représentation du principe déterminant l’appétit à agir. Suivant la nature de cette représentation, on possède ou non un fondement valide moralement à agir. Kant écrit quelques lignes plus loin que la représentation de l’existence d’une chose n’est pas apte à donner une loi pratique. Et c’est pourtant ce que nous prétendons faire dans ce travail, fonder le discours rationnel et général de la morale, non pas sur une représentation empirique de telle ou telle chose désirable, mais sur la nature même de la relation qu’entretient le désir à la réalité externe.

Une telle prétention n’est pas facilement démontrable et ne peut aisément emporter l’adhé- sion; plusieurs raisons expliquent une telle difficulté. En premier émerge une question qui touche à la question de la connaissance en général: il existe une querelle sempiternelle sur la relation entre la connaissance intellectuelle et la connaissance sensible. Cette querelle prend une tonalité

4. E. KANT, Critique de la raison pratique, AK V 21, p. 112.

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particulière dans la question présente. En second lieu l’exigence de spiritualité nous ferait regarder la relation sujet moral/bien extérieur corporel comme une trahison de la spiritualité de l’homme et donc de sa liberté. En dernier lieu le triomphe de la facilité conceptuelle opposant chair et esprit à cause d’une lecture paulinienne

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mal entendue a, chez beaucoup, et depuis des siècles, empêché de considérer les choses d’une manière plus sereine.

Dans le premier temps nous développerons la question du bien dans une perspective qui ne sera ni formelle ni idéaliste, mais finale et fondée sur une ontologie. Nous commencerons par un développement dialectique pour montrer plus précisément l’inanité de l’opposition entre théo- rie morale et réalité concrète de l’existence en rejetant tout aussi bien les impasses de l’idéalisation outrancière que celles de l’empirisme, cette discussion ayant pour but avoué de démontrer l’exis- tence d’une théorie morale comme savoir spécifique et distinct. Dans ce travail préparatoire à l’exposé de la théorie du bien, nous affirmerons l’importance d’un discours analogique dans la science éthique et nous défendrons que le bien est le concept premier de la science éthique.

Parler du bien d’une manière téléologique implique de le présenter comme terme d’appétit.

Mais cette présentation suppose une structuration des catégories du discours moral au même titre que les autres savoirs systématiques. C’est pour cela que nous estimons devoir nous fonder sur la tradition aristotélicienne du fait que ce penseur de la Grèce antique a su comprendre les pièges d’une théorisation trop étroite. On a souvent parlé du philosophe de Stagire comme référence d’une éthique des vertus, et cette référence n’est pas usurpée, mais ne le voir que sous cet angle serait incomplet. Or comprendre comment Aristote peut nous aider à sauver la théorie éthique des extrêmes dont il faut la défendre demande que l’on relate cette théorie aux fondements mé- taphysiques du penseur antique. Dans la continuité de notre refus des morales de l’obligation ab- solue nous réfuterons aussi les morales de la valeur pure, celles fondées sur une idée indépendante du dynamisme des appétits humains.

Nous désirons donc présenter une morale qui parle de dynamisme, cela suppose que l’on se réfère non seulement à une métaphysique mais aussi à une physique. Contrairement à une idée très répandue on peut parler d’une théorie morale rationnellement fondée, sans pour autant entrer dans une dialectique entre sujet et objet. Certes il existe des dangers dans le subjectivisme radical mais il n’est pas de morale qui existe sans intéresser le sujet qui agit. Pour agir l’homme doit connaître ce qu’il veut, et cela se fait selon les deux modalités de son être, l’esprit et la sen- sibilité. Il faut donc les comprendre séparément avant de voir comment elles se coordonnent dans le concret. Vouloir et désirer désignent-ils la même chose? Il nous est apparu la nécessité de

5. Certes, certaines paroles de l’apôtre des nations semblent aller dans ce sens, mais nous verrons au cours de l’étude qu’il existe d’autres textes de saint Paul qui donnent des éléments intéressants à la philosophie pour penser les choses d’une manière plus conciliantes : « Je dis donc : "Marchez selon l’esprit ; et vous n’accomplirez pas les convoitises de la chair. Car la chair a des désirs contraires à ceux de l’esprit, et l’esprit en a de contraires à ceux de la chair ; ils sont opposés l’un à l’autre, de telle sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez". » Gal., 5, 16-17.

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donner une définition au désir qui sorte de la simple évidence de nos expériences quotidiennes; nous avons pu ainsi donner une approche plus satisfaisante de l’interrogation sur le bien moral. Parler du désir implique de parler de la liberté, puisqu’il est si fréquent qu’on les oppose.

La liberté apparaît à certains, comme le devoir pour d’autres, comme un absolu. Il est sûr que dans la perspective téléologique qui est la nôtre nous refusons de penser la liberté comme l’ho- rizon indépassable de toute action humaine. D’une part parce que nous sommes dépendants des êtres extérieurs dans la détermination de nos choix, et non pas seulement de nos représentations rationnelles pures. D’autre part parce que la tension volontaire obéit à une dynamique propre, qui est de rechercher une forme de satisfaction pouvant déjà être appelée par son nom, bonheur. Telle est notre première approche de ce concept. Notre propos est donc de donner une définition de la liberté qui prenne en compte tant la rationalité et ses exigences que la nature complexe du désir humain.

C’est à la condition de comprendre la liberté sous cet angle qu’il est possible de bien définir le statut de l’obligation. Cette dernière, loin d’être un concept premier clair et distinct par lui- même, ne doit jamais être comprise autrement que comme un rapport conditionné d’une part par la relation intrinsèque du désir et de son objet et de l’autre par la nécessité de passer par une médiation hiérarchique pour l’obtention des biens communautaires.

Le détail de cette présentation du bien appelle à traiter ensuite de l’acte humain, puisqu’une chose, n’est bonne que dans la mesure où elle reste susceptible d’être désirée. Le désir aura déjà été sommairement analysé dans la première partie. Il faudra alors préciser plus avant les choses concernant le bon déroulement de l’acte.

En tout premier lieu se pose la question de la sensibilité. Comment voir cette facette de l’agir humain sous un juste jour, sans réduction de la vie humaine à celle-ci, ni destruction de sa réalité au profit d’un intellectualisme destructeur. Le premier point concerne la compatibilité de la sensibilité et de la rationalité dans le domaine de l’action, donc des appétits. Cet axe de re- cherche nous amènera à parler du plaisir et de l’amour sensible comme jalons de compréhension de la perfection volontaire. Nous aborderons ensuite le détail de l’intégration du plaisir sensible dans le cadre de l’action volontaire. Mais pour ne pas rester incomplet il faudra comprendre aussi la nécessité de la limite de ce plaisir sensible dans la vie humaine, ce qui donnera lieu d’aborder pour la première fois la notion de disposition.

Dans le deuxième volet de cette partie il faudra aborder la délicate et complexe présentation de l’acte humain. Parler d’un acte humain volontaire n’est pas sans audace. Comment en effet parler d’un acte unifié quand il englobe tant d’éléments différents? Comment parler d’une action une alors que bien souvent l’acte humain a des conséquences en dehors de l’individu qui le pose?

Un point se trouve souvent absent des nombreuses productions philosophiques sur l’acte

humain, le détail du déroulement de l’acte humain. Cette absence est l’un des quelques paradoxes

que nous rencontrons dans la philosophie morale; on peut comparer ce manque d’analyse avec

celui que nous avons relevé en ce qui concerne le plaisir. Comme ce dernier l’acte humain semble

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jouir d’une compréhension immédiate. Certes tous les hommes sentent du plaisir et agissent vo- lontairement. Ces choses pour être évidentes n’en sont pas moins sujettes à beaucoup de mystère et susceptibles d’interprétations contradictoires. Pour préparer la compréhension de la question de la motivation, qui, elle, demeure un sujet très débattu, il sera très utile de donner un aperçu analytique de l’acte humain, de décomposer le jeu et les interactions qui existent entre toutes les composantes de l’agir libre. Facultés de connaissance, facultés d’appétit. Si le jugement en matière morale d’un homme particulier sur une situation donnée n’a rien de froid ni de désintéressé, l’in- fluence qui provient de ses appétits n’est pas si limpide à décrire que l’on croit.

Le nœud du débat entre les partisans d’un rationalisme moral pur et ceux plus enclins à in- tégrer les affects dans leur considération se trouve dans la matière de cette partie de notre travail.

On a eu trop facilement tendance à opposer l’universel proposé par la raison contre l’individua- lisme de l’acte particulier. Ceux qui défendent le rationalisme de la morale penchent du premier côté, l’autre côté étant le parti de ceux qui tiennent à la liberté individuelle et à l’expression per- sonnelle. Ainsi l’individualité de l’appétit impliquerait nécessairement que tous les actes individuels fussent irréductibles à des catégories générales. Un des principes de solution que nous propose- rons se résumera à la distinction entre deux universels, l’un strictement contenu dans les limites de la raison, purement cognitif, et l’autre plus ontologique qui se laisse atteindre à travers toutes les actions individuées, dans la mesure où elles conservent l’orientation à la perfection.

Dans l’œuvre délicate de l’agir bon la raison garde un rôle prépondérant. Non pas pour se contenter de rappeler quelque notion de bien en général mais pour trouver dans le concret l’orien- tation du particulier vers le bien réel. Dans la continuité de cette œuvre rationnelle, il est nécessaire de créer dans l’appétit une capacité à une plus grande réceptivité de l’influence rationnelle et une stabilité d’agir, ce qui contrairement à ce que l’on croit, donne à la liberté une effectivité vérita- ble.

Dernier grand thème de notre travail la notion de loi bénéficiera des éclaircissements des précédentes parties. La prégnance des morales de l’obligation et le juridisme omniprésent des so- ciétés contemporaines ont déformé notre perception et notre rapport à l’ensemble du corpus ju- ridique. Plus que l’aspect strictement normatif qui aura été explicité précédemment nous traiterons de la loi comme instance naturelle et politique. Qu’entend-on par loi naturelle? La loi politique est-elle complètement affranchie de cette loi naturelle?

Nous verrons premièrement que la définition de la loi naturelle n’est pas si évidente même parmi ses plus ardents défenseurs. Après avoir discerné dans l’héritage philosophique et théolo- gique les différentes conceptions, nous préciserons notre pensée en la matière en reliant ce concept de loi naturelle à l’éthique finalisé telle que nous aurons pu la définir. Ainsi nous serons amenés à nuancer le rapport qu’entretient l’homme avec ce que l’on appelle la nature, rapport qui se révélera autre que celui que les êtres non rationnels peuvent avoir. C’est aussi par là que nous verrons que loi et liberté ne se contredisent pas mais que l’une est faite pour l’autre.

Dans la dernière articulation de notre travail nous préciserons les implications en

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philosophie

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politique de tous les développements dans le domaine « purement » moral, car à nos yeux politique et morale ne sont jamais complètement séparées, même si elles restent distinctes.

Dans cette ultime réflexion, nous aurons l’heur de mettre en lumière le rôle de la dimension économique de la vie humaine.

Ainsi nous pensons faire une synthèse suffisante et intellectuellement satisfaisante de ce

sujet fondamental et si important pour nos vies quotidiennes.

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I - ARCHITECTONIQUE DE LA THÉORIE MORALE U

NE

É

THIQUE FONDÉE SUR LE BIEN

Avant-propos

Malgré la ruine de la philosophie morale annoncée il y a déjà quelques décennies par Anscombe et Mac Intyre, le chercheur en philosophie morale fondamentale se trouve confronté à une masse de documents et de réflexions qui indiquent qu’il n’en est rien. Celui qui entend élaborer une science morale doit montrer que sa réflexion permet d’intégrer les travaux des uns et des autres au moins au titre d’objections, sinon de probations de son discours. Or le propos de ce travail est bien d’élaborer une science de la morale intégrant rationalité, affectivité, sensi- bilité et libre arbitre dans une théorie morale fondée sur la finalité. Mais la complexité des débats actuels demande une clarification préalable.

Avant de s’aventurer dans l’élaboration d’une architectonique de la vie morale, encore faut-il savoir si une telle science a un objet spécifique. On peut disserter à l’envi sur les qualités que doivent avoir nos concepts moraux pour être efficients, mais si nous n’avons pas au préa- lable abordé la question de l’existence de la science morale comme discipline indépendante et réussi à prouver son existence comme savoir distinct, toute forme de discours éthique en sera réduite à être un jeu de l’esprit, raffiné sans doute, mais tout de même un peu vain. Un article publié par le professeur Campbell sur le site de l’université de Stanford tente une classification des grands courants de pensée qui affirment l’existence d’un savoir moral spécifique. Il recense cinq catégories d’élaboration rationnelle affirmant la spécificité de la science éthique. Sans encore justifier de la validité d’une science spécifique, l’extrait que nous citons permet de tracer à grands traits la cartographie de la pensée éthique de toutes ces écoles qui se revendiquent de ce que pour l’instant nous présentons comme une opinion possible :

« Sociologique : la meilleure explication des profonds désaccords moraux et de la diversité sociale dont ils sont le reflet est composée de deux éléments : premièrement il n’existe pas de faits moraux susceptibles d’être connus, ainsi les désaccords moraux rendent plutôt compte des oppositions dans la sensibilité morale plutôt que des différences au sujet des problèmes de fait ; deuxièmement, la connaissance morale existe, mais les faits moraux sont relatifs au groupe social dans lequel la sensibilité morale est façonnée, avec cette conséquence qu’aucune vérité morale est connue pour pouvoir être affirmée universelle- ment.

Psychologique : les jugements moraux sont intrinsèquement motivants. Les jugements

des problèmes d’existence, d’un autre côté, ne sont jamais motivants uniquement par eux-

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mêmes. Dès lors qu’élaborer une connaissance morale demande un jugement moral fondé sur un fait moral, la connaissance morale est impossible.

Ontologique : les jugements moraux tournent autour de la réalité morale. Comment cette réalité est-elle constituée ? Trois possibilités se présentent d’elles-mêmes : a) La réalité morale pourrait être de nature théologique, ayant pour rôle de dire la volonté de Dieu. b) Elle pourrait être un royaume non naturel qui ne serait ni théologique ni naturel, mais sui

generis. c) Elle pourrait être comprise comme une partie du monde naturel étudié par les

sciences. Chacune de ces thèses possibles reste toutefois assaillie par les objections, et il n’existe pas de quatrième possibilité viable qui ait été pensée.

Méthodologique : traditionnellement, les philosophes ont cherché à expliquer les pos- sibilités de la connaissance par l’invocation d’au-moins quelques principes qui peuvent être saisis et défendus a priori et ceci indépendamment d’une science naturelle. Une épistémolo- gie nouvelle et révolutionnaire introduite par Quine cherche à expliquer la possibilité d’une connaissance de la connaissance à travers la science elle-même. « L’épistémologie naturali- sée » a été immensément populaire depuis son commencement dans les années soixante, largement du fait qu’elle promette de rendre l’épistémologie consistante grâce à la considé- ration scientifique du monde. Mais, dans le même temps, cette nouvelle méthodologie sem- ble rendre plus difficile l’explication d’une connaissance morale. Deux méthodologies convergentes qui tentent de trouver la vérité morale dans un équilibre réflexif des juge- ments ou alors dans les applications d’une théorie du choix rationnel sont bien moins res- trictives mais prêtent le flanc à l’objection du fait qu’elles sont moralement conservatrices.

Moral : les féministes parmi d’autres sont souvent critiques des épistémologies tradi- tionnelles comme celles des méthodologies récentes innovantes du fondement moral du fait que les standards inventés dans celles-ci sont injustement biaisés au détriment des femmes et d’autres groupes marginalisés. Par exemple, les féministes rejettent souvent la norme d’impartialité contenue dans ces formes d’épistémologie du fait que cela rend invisible l’im- portante connaissance possédée par les femmes et de ce fait contribue à leur oppression. Si, pour des raisons devant être données, le criticisme possède un mérite, il présente alors un paradoxe apparent au sein de l’épistémologie morale féministe, du fait qu’il semble rejeter l’idéal d’impartialité au motif qu’il n’est pas lui-même impartial. Le reproche marxiste de ce que le standard d’impartialité est injustement déformé contre la classe laborieuse en ce qu’il rend invisible leur exploitation, donne naissance à la même contradiction. La résolution du paradoxe est importante pour l’évaluation de ces deux types de criticisme et la compréhen- sion universelle de la manière d’évaluer les criticismes moraux des standards épistémiques

6

. »

Comme on le voit clairement dans cette présentation générale des différentes approches,

6. RICHMOND M. CAMPBELL, Moral Epistemology, disponible sur http ://plato. stanford. edu/entries/moral-episte- mology/, première publication mardi 4 février 2003 ; révision substantielle lundi 11 juin 2007 (texte anglais en annexe p. 370).

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les problématiques engagées par la recherche d’une science morale concernent la philosophie de la connaissance, la place de la perception sensible, celle de l’affectivité, la question de l’uni- versel et d’autres choses encore. Il apparaît vain de vouloir dès à présent classer tous ces élé- ments. En effet, cela ne peut être que la conséquence de la détermination de l’objet premier du savoir moral. Répondre à cette première question de savoir s’il existe, et comment il est possi- ble de le connaître, répondra déjà à un certain nombre d’interrogations que la philosophie ana- lytique se pose, comme par exemple celle de savoir si la science morale doit se fonder ou non sur un certain nombre de principes a priori indémontrables.

Parallèlement à toutes ces interrogations qui sont l’essence de la recherche en morale fon- damentale, se pose à la pensée occidentale une question toute particulière, celle du statut de l’obligation. Toute pensée morale cohérente ne peut pas se passer d’aborder ce problème mais l’héritage occidental entretient avec cette notion un rapport tout particulier, pour des raisons historiques qu’Anscombe relevait dans son fameux article Modern Moral Philosophy

7

.

La lecture des différentes réflexions métaéthiques donnerait à penser que l’essence même du langage moral réside dans la conjugaison du verbe devoir et de ses dérivés. En sorte qu’im- plicitement on affirme que l’objet premier de la science morale, ou à tout le moins du discours moral, est le devoir. Cette injonction fondatrice se heurte à un autre fait de nature dynamique, le plaisir. Historiquement, notre tradition philosophique est obligée de se déterminer en fonc- tion de cette dualité devoir-plaisir. Et cela pour deux raisons différentes, quoique l’une semble à l’origine de l’autre.

Il y a d’abord l’héritage religieux de l’Occident dont on croit, à tort selon nous, qu’il ren- voie à l’image d’un Dieu tout-puissant qui écrase la liberté humaine de sa volonté inflexible et mystérieuse. Ce mystère dont on entourerait cette volonté divine serait selon les maîtres du soupçon le refus de reconnaître au grand jour le côté ténébreux de l’homme, son ressentiment d’esclave face aux codes éthiques des seigneurs

8

ou son angoisse face à la mort et aux limites imposées à sa libido par la vie sociale

9

. Ce que l’on nomme communément et, sans doute un peu à tort, l’héritage judéo-chrétien, exerce encore dans l’inconscient collectif le rôle d’une étoile noire ; ce fameux « ordre moral » que chacun invoque contre ceux qui tentent de mettre en place des freins à certaines pratiques, surtout dans l’ordre de l’usage du corps : soit dans le domaine de la santé et de la fin de vie, soit dans le domaine de la vie sexuelle et de l’avortement

10

. Cette

7. GERTRUDE ELIZABETH MARGARET ANSCOMBE, « Modern Moral Philosophy », Philosophy n° 33, Cambridge, 1958, n°

124, janvier 1958), pp. 1-19.

8. Cf. NIETZSCHE dans ses ouvrages Par-delà le bien et le mal et La généalogie de la morale.

9. Comme pouvait le soutenir FREUD dans L’avenir d’une illusion.

10. Pour les questions d’éthiques médicales, le livre de SYLVIANE AGACINSKI Corps en miettes, Paris, 2009, a été reçu par une partie de l’opinion comme une œuvre réactionnaire. MICHELA MARZANO note quant à elle dans son Malaise dans la sexualité, Paris, 2006, que toute tentative de critique de la pornographie et des dérives déshu- manisantes qui peuvent avoir lieu au sein de cette industrie conduit nécessairement à être suspect de vouloir retourner à l’ordre moral.

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part de l’héritage tend à discréditer, en France surtout, le terme même de moral

11

.

Mais ce qui aggrave encore notre perception biaisée de l’objet premier de la science morale est l’héritage philosophique lui-même, à cause du rôle historique joué par Kant dans l’imposition d’une sorte de sens commun de la terminologie morale centrée sur le devoir et la lutte contre le désir sensible. Kant a laïcisé l’héritage évangélique qu’il assume consciemment et qu’il interprète à la lumière de la philosophie stoïcienne. Son importance dans les universités tient surtout au fait qu’il est le grand docteur de l’autonomie moderne, l’aspect contraignant de sa morale ayant aujourd’hui perdu de son aura. Malgré le contexte actuel des sociétés occiden- tales qui refusent les morales de la contrainte, Kant se trouve être le porte-voix de l’autonomie humaine, se voyant honoré d’une sorte de titre de précurseur de notre société affranchie de l’arbitraire des contraintes divines et princières. Mais pour celui qui a un peu fréquenté ses œuvres, il apparaît que la pierre angulaire de l’autonomie qu’il défend s’appuie sur l’apparition à la conscience d’un devoir purement rationnel

12

. Il n’est certes pas le premier dans la moder- nité à présenter la morale d’abord en terme de devoir, puisque Hume se posait la question de savoir si on pouvait passer des discours descriptifs aux affirmations prescriptives. Kant, en affir- mant l’existence d’un devoir pur sans objet sautait au-dessus de la difficulté, en séparant les sciences et le savoir pratique, ce dernier n’ayant aucunement besoin de l’imagination pour la définition de ses concepts

13

.

11. Prenons comme un exemple parmi tant d’autres le titre de la Revue Cités, n° 5, Paris 2001 : « Retour du moralisme ». Il faut savoir gré à MONIQUE CANTO-SPERBER d’avoir restauré la juste appréciation du terme « moral » face à celui d’« éthique » dans son livre L’inquiétude morale et la vie humaine, Paris 2001, contre une certaine tendance française à opposer deux termes qui renvoient au même concept, (pp. 24 et sqq.). Même si Bernard Williams voit les choses d’une manière plus historique, il ne dit pas autre chose quand il dit que le terme

« moral » a pris une signification particulière en Occident durant ces dernières décennies. In BERNARD WILLIAMS, L’éthique et les limites de la philosophie, trad. Marie-Anne Lescourret, Paris, 1990, pp. 12-13.

12. Michela Marzano se fait l’écho de cette interprétation de Kant qui à notre avis dénature tout le propos du philosophe des Lumières : « Lorsque Kant parle de la dignité et de ses liens avec l’autonomie individuelle, il ne prétend cependant pas soumettre l’individu à quelque chose qui le transcende, à une instance objective qui définirait ce qui est humain et ce qui ne l’est pas. La dignité dont il nous parle est celle qui appartient à un être humain à partir du moment où il justifie ses choix en s’appuyant sur une norme (nomos) qu’il s’est donnée soi- même (autos) selon son jugement et sa raison propre ». M. MARZANO, Je consens, donc je suis..., Paris, 2006, p. 61. Une telle vision de la pensée du philosophe de Kœnigsberg peut-elle s’accommoder des impératifs caté- goriques de la loi morale que lui-même a énoncés : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature. » E. KANT Fondements de la métaphysique des mœurs, AK IV 421, Paris, trad. Victor Delbos, p. 137. Toute la deuxième section des Fondements s’évertue à montrer que la maxime de l’action humaine doit imiter les lois universelles de la nature qui s’appliquent à tous les individus indistincte- ment. La pensée de Marzano rend compte d’une tendance contemporaine qui ne reconnaît plus les principes kantiens de l’autonomie. Le philosophe allemand jouit d’un statut privilégié mais les fondamentaux de son sys- tème philosophique sont plus ou moins ouvertement refusés ou contredits par ceux-là mêmes qui s’en récla- ment.

13. « L’usage spéculatif de la raison, par rapport à la nature, conduit à l’absolue nécessité de quelque cause suprême du monde ; l’usage pratique de la raison, à l’égard de la liberté, conduit aussi à une absolue néces- sité, mais qui est seulement la nécessité des lois des actions d’un être raisonnable comme tel. » Fondements de la métaphysique des mœurs, AK IV 463, pp. 208-209.

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Reconnaissons que cette opposition est loin de correspondre à la réalité. Mais elle a pour elle d’être répandue et facile à mettre en œuvre. Nous commencerons notre approche sur le bien moral en démontrant l’inanité d’une telle opposition. En matière éthique, l’antagonisme entre plaisir et loi rationnelle et/ou divine est aussi vieux que la réflexion philosophique en matière éthique. La lecture du Gorgias de Platon nous montrera cela à merveille et nous en ferons l’occasion pour échapper à cette dialectique fallacieuse.

● Discussion dialectique à partir d’une lecture du Gorgias

Platon met en scène Socrate avec différents protagonistes, Gorgias, Polos et Calliclès.

Résumons à grands traits ce dialogue. Il débute sur une interrogation de Socrate sur la nature de la rhétorique et sur son but. Gorgias, en tentant de la définir, est obligé de reconnaître que son but réside dans la découverte et le partage du juste et à convaincre les foules à son sujet.

Mais, acculé par Socrate, il n’arrive pas à donner les caractéristiques distinctives de cet art. Le premier élément à retenir est donc que la parole sert à convaincre les assemblées populaires de ce qui est bon.

Cette idée de bien va servir dans la discussion entre Socrate et le jeune Polos courroucé par l’attitude du vieux sage qui ne semble pas avouer tout ce qu’il a derrière la tête dès le pre- mier instant. Par un habile jeu de logique, Socrate arrive à amener le jeune Polos à reconnaître qu’il est meilleur de subir l’injustice la plus atroce et la mort que de commettre l’injustice et de vivre tranquillement.

Mais face à une affirmation aussi choquante Calliclès, qui se tenait sur la réserve, attaque Socrate de front en cherchant à contredire sa définition du bien qu’il estime être le fait d’une convention humaine et non de la nature des choses.

La dernière partie consacre la victoire de Socrate qui, après avoir réduit tous ses adver- saires au silence, peut finir d’exposer la nature du bien, et la récompense pour ceux qui le pra- tiquent.

En quelques lignes, Platon met en présence toutes les catégories que l’on retrouve à lon- gueur de lecture des textes de philosophie morale. On peut citer pêle-mêle l’utilité, le désir, la distinction entre bien et plaisir, la réalité d’une fin antécédente à l’agir, la rétribution et la peine pour l’agir bon et mauvais, la possibilité de la conceptualisation du bien moral et donc l’exis- tence d’une science morale, quelles qu’en soient l’origine et la spécificité par ailleurs.

À chaque étape du dialogue, nous constatons une progression dans la découverte du

véritable bien selon Platon… mais aussi l’échec relatif de sa théorisation du bien qui reste trop

éthéré. Le moment du dialogue le plus intéressant se trouve dans la joute qui oppose Socrate à

Calliclès. Ici réside le nœud de toute discussion sur le bien. La notion de bien a plusieurs sens

dans le langage qui dépasse le simple domaine conceptuel en ce qu’elle renvoie à une réalité

externe qui implique l’appétit humain. Le bien ne saurait être seulement une idée. Cependant

une fois cette précision faite, même si elle fait référence au volontaire, d’elle-même l’idée de

bien n’est pas éclairante de tout ce qu’elle implique du seul fait qu’on l’invoque. Calliclès

(23)

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attaque ainsi Socrate et lui reproche de jouer sur les mots et d’entretenir les confusions sur ces questions difficiles :

« Car au fond, Socrate, c’est toi qui, tout en protestant que tu cherches la vérité, te comportes comme un vulgaire déclamateur et diriges la conversation sur ce qui est beau, non selon la nature, mais selon la loi.

Or, le plus souvent, la nature et la loi s’opposent l’une à l’autre. Si donc, par pudeur, on n’ose pas dire ce qu’on pense, on est forcé de se contredire. C’est un secret que tu as découvert, toi aussi, et tu t’en sers pour dresser des pièges dans la dispute. Si l’on parle en se référant à la loi, tu interroges en te référant à la nature, et si l’on parle de ce qui est dans l’ordre de la nature, tu interroges ce qui est dans l’ordre de la loi. C’est ainsi, par exemple, qu’à propos de l’injustice commise et subie, tandis que Polos parlait de ce qu’il y a de plus laid selon la loi, tu poursuivais la discussion en te référant à la nature. Car, selon la nature, tout ce qui est plus mauvais est aussi plus laid, comme de souffrir l’injustice, tandis que selon la loi, c’est de la commettre. Ce n’est pas le fait d’un homme de subir l’injustice, c’est le fait d’un esclave, pour qui la mort est plus avantageuse que la vie, et qui, lésé et bafoué, n’est pas en état de se défendre, ni de défendre ceux auxquels il s’intéresse. Mais, selon moi, les lois sont faites pour les faibles et par le grand nombre. C’est pour eux et dans leur intérêt qu’ils les font et qu’ils distribuent les éloges ou les blâmes ; et, pour effrayer les plus forts, ceux qui sont capables d’avoir l’avantage sur eux, pour les empêcher de l’obtenir, ils disent qu’il est honteux et injuste d’ambitionner plus que sa part et que c’est en cela que consiste l’injustice, à vouloir posséder plus que les autres ; quant à eux, j’imagine qu’ils se contentent d’être sur le pied d’égalité avec ceux qui valent mieux qu’eux

14

. »

Calliclès est une sorte de précurseur de Nietzsche dénonçant la morale d’esclave engen- drée par la primauté de la loi, ou du bien, sans prendre en compte la puissance de l’attrait indi- viduel et même sa supériorité sur tout autre considération. Cette objection, faite par tous les

« surhommes » contre la volonté civilisatrice de la société politique, conduit à un affrontement théorique sur la nature du bien.

Socrate quant à lui argumente de telle sorte qu’il fait reconnaître à Calliclès son erreur. La tendance d’un peuple à brider la force des puissants n’est en rien artificielle mais découle d’une attitude de nature ; la multitude cherche spontanément ce qui est le meilleur, même si l’on pourrait concéder que sa condition l’empêche d’y atteindre. La loi n’est que l’expression de cette recherche, qui se finalise dans l’égalité

15

, ce qui est pour Calliclès l’aveu même de la bas- sesse du peuple. Il faut donc dans la discussion arriver à la définition de ce qui est meilleur selon une juste estimation. Car si la foule voit le meilleur parti humain dans l’égalité, Calliclès le voit dans la satisfaction de tous les appétits de l’homme fort au mépris de ses semblables

16

.

14. PLATON, Protagoras, Euthydème, Gorgias etc…, trad. Émile Chambry, 483a, pp. 224-225.

15. ID., Ibid., 489a et sqq, pp. 230-231.

16. « La vérité, que tu prétends chercher, Socrate, la voici : le luxe, l’incontinence et la liberté, quand ils sont

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En réponse à ces assertions sans concessions Socrate met en rapport la vie présente avec la destinée dans l’au-delà, c’est-à-dire qu’il déplace et élève le débat. À ce moment-là du dia- logue, on sent le rédacteur gêné par la force brutale de l’offensive et d’un hédonisme assumé, d’un égoïsme qui réclame l’absence de frein

17

. La meilleure réponse serait à donner au niveau même de l’affirmation de l’interlocuteur, au niveau de la vie terrestre, même s’il reste loisible de penser aussi la question en terme de vie après la mort et de jugement divin, cela constituant toutefois un autre débat. S’intéresser à ce dernier ne s’oppose pas nécessairement à ce qu’on règle la question du bien dès ici-bas.

Car Socrate s’en tient dans un premier instant à l’évocation assez ténébreuse du destin après la mort, en affirmant au passage l’illusion des plaisirs terrestres et la pauvreté de cette vie

18

. Or il n’est pas si évident que toute notre vie sur cette terre soit illusion. Les plaisirs qui ponctuent le cours de nos existences charnelles sont sans conteste éphémères, au point que nous cherchons à les renouveler sans cesse, mais ils sont peut-être aussi l’un des actes d’as- somption les plus conscients de notre vie propre et rationnelle

19

. Nous prenons les plaisirs que nous voulons et ils sont nôtres, ils sont l’objet d’un choix. C’est d’ailleurs pour cela que Calliclès les trouve bons et Socrate blâmables. C’est donc dans leur opposition même qu’on trouve que Socrate et Calliclès sont d’accord pour centrer leur question sur l’objet du choix, le plaisir de l’individu humain

20

. Loue-t-on un animal ou un fou de rechercher le plaisir ? L’homme sera-t-il condamné à cause de ses excès s’ils n’étaient pas le fait de son libre arbitre ? La réflexion de Calliclès est certes outrée mais elle possède pour elle une certaine véracité immédiate difficile à mettre en doute. Plus raffinée est la réflexion conduite ensuite par Socrate pour réfuter son interlocuteur impudent.

Avant de la détailler quelque peu, arrêtons-nous quelques instants sur l’argument de Calli- clès, celui de la liberté, pour montrer une difficulté à laquelle toute philosophie morale est confrontée. Il est bien connu que les stoïciens, Kant, et quelques autres ont posé une opposi- tion irréductible entre acte libre et plaisir recherché. Mais pourquoi agir si ce n’est pour être heureux ? Le serons-nous si nous ne prenons pas le plaisir quand il se présente ? Mais si je veux

soutenus par la force constituent la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant. » Gorgias492c, p. 236.

17. Dans la mesure où un appétit récuse toute forme de régulation, les conséquences fâcheuses que sa satis- faction pourra impliquer pour autrui ne lui seront pas odieuses. Bien plus, les limites imposées par le respect du voisin apparaîtront comme pénibles. L’hédonisme radical contient en lui-même le germe d’un égoïsme total. Les assertions de Calliclès montrent la correspondance entre l’absolu du désir sans frein et le mépris d’autrui.

18. Ibid., 493b et sqq, pp. 236-237,

19. Comme le dit SAINT THOMAS lui-même dans le Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, trad. Yvan Pelletier :

« Le plaisir s’attache à tout ce qui tombe sous le choix (delectatio enim consequitur ad omnia quæ cadunt sub electione) ». Sententia libri Ethicorum, Romæ, 1969, 2 volumes, § 275. Tout plaisir n’est pas bon purement et simplement, mais il est des choix honnêtes et parce qu’ils sont des choix, ils sont plaisants.

20. ARISTOTE quant à lui parlera du caractère suprêmement honorable du bonheur In Éthique à Nicomaque, 1, 12, 1101 b 35, trad. Jules Tricot, Paris, 1997, p.79.

(25)

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le plaisir nécessairement, suis-je encore libre ? N’est-ce pas la nécessité de ma nature qui m’im- pose de me porter fatalement vers telle ou telle chose ?

Reprenons le résumé du Gorgias et de la confrontation entre Calliclès et Socrate pour voir une des réponses possibles à cette interrogation. Par un raisonnement assez subtil le maïeute va tenter de prouver la non-identité du bien et du plaisir. Premier argument : le mal et le bien ne sauraient coexister, ou être absents en même temps alors que plaisir et peine sont corrélatifs et s’appellent mutuellement

21

. Ensuite, il arrive que certains lâches et autres hommes méprisa- bles jouissent du bonheur lorsque des hommes nobles souffrent. C’est donc que ce qui fait la grandeur n’est pas la présence du plaisir. Toutes les catégories d’hommes ne souffrent-elles et ne ressentent-elles pas de la peine

22

? La peine n’est donc pas identifiable au mal.

Socrate arrive donc à amener son interlocuteur à la distinction des bons et des mauvais plaisirs. Reste à trouver encore la définition du bien qui seule permet de distinguer entre les plaisirs et les peines, ceux et celles qui sont bons ou mauvais. Intervient alors l’invocation d’une règle rationnelle pour déterminer la mesure de bonté ou de malice d’une chose. Achevant son raisonnement Socrate affirme ainsi : « L’ordre et la règle dans l’âme s’appellent légalité et loi, et c’est ce qui fait les hommes justes et réglés ; et c’est cela qui constitue la justice et la tempé- rance

23

. » Cette affirmation doit se comprendre par ce qui est dit ensuite, car la loi, la tempé- rance et la justice sont les raisons qui maintiennent les proportions entre les parties du monde et qui concernent aussi bien les dieux que les hommes, permettant l’amitié

24

.

Seulement, ce raisonnement de Platon est insuffisant à répondre aux objections crânes et outrancières de Calliclès. Certes, on comprend la logique d’une pensée qui cherche à intégrer la considération des plaisirs personnels dans celle, plus large, de la relation aux autres hommes et aux êtres supérieurs, par la justice et la piété

25

, mais le dialogue pour convaincre Calliclès en reste au niveau de la justice post-mortem qui sépare les âmes bonnes des âmes mauvaises, sans donner la raison qui permet de comprendre ce qui fonde dans l’action humaine prise dans sa radicale immanence, la distinction entre bons et mauvais plaisirs.

L’invocation des normes faites par Platon, qui implique l’acte dans une harmonie générale et lui donne une lisibilité, devient nécessaire à ce moment de la réflexion, mais elle ne permet pas de répondre au niveau où Calliclès place le débat. Sans nier la valeur de ce raisonnement, il faut avouer que réduire à néant l’argumentation de Calliclès de cette façon, c’est tout simple- ment ignorer le problème qu’elle nous pose. Platon, se contentant ici de renvoyer le rhéteur à sa destinée éternelle, ne précise pas comment il est possible de penser les catégories de bien et

21. PLATON, Gorgias, 496e et sqq, pp. 243-245.

22. ID., Ibid., p. 249, 499a.

23. ID., Ibid., p. 257, 504c.

24. ID., Ibid., p. 261, 508, idée qui se trouve d’une manière analogue dans le Traité des lois de CICÉRON, I, VII, trad. G. DE PLINVAL, Paris, 1959, p. 13.

25. PLATON, Gorgias, p. 260, 507.

(26)

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de mal et donc de promettre effectivement le châtiment à cause de la malice de ce désir sans bornes. C’est bien parce que l’action est mauvaise qu’elle nous conduit à la condamnation dans l’autre monde, et non parce que l’action est condamnable a posteriori qu’elle est mauvaise. Sans doute le recours aux idées peut-il sauver une telle conception du bien et c’est là justement l’un des axes de la discussion que nous entamons. La critique principale que nous adressons à cette vision des choses, c’est qu’elle ne montre pas la relation entre l’harmonie rationnelle et le bonheur. Seul le recours à un ordre divin, plus idéal que cosmique d’ailleurs, permet à Platon de sortir la tête haute de ce combat, mais c’est en ayant abandonné le terrain du monde des hommes aux appétits des Calliclès de toute espèce. Cette vision du monde moral espère une justice de rétribution comme Kant en espérera une à son tour. Ce dernier ayant banni la quête du bonheur individuel du champ immédiat des maximes morales, espère qu’un Dieu – postulé par une raison morale incertaine spéculativement de l’existence de ce suprême juge – sera au ciel pour apporter la récompense des actes vertueux

26

...

Les systèmes moraux qui se fondent sur une très forte conceptualisation morale en la détachant de la compréhension du monde quotidien ont toujours conduit à des réactions fortes. C’est ce qu’on peut appeler l’antithéorisme. Nous allons montrer rapidement quelle figure une telle option peut avoir aujourd’hui.

● L’option du Care, l’abandon de la théorie morale

Maintenant que nous avons éclairé le chemin grâce à cette discussion dialectique qui est certes loin d’être ce que Platon a fait de plus achevé en la matière, attardons-nous à la question du plaisir. Nous avons vu que l’existence réelle ou prochaine des désirs sans frein menaçait la vie en société. Mais peut-on justifier ou disqualifier des plaisirs ? Quelle valeur auront nos dis- cours quand ils traiteront du plaisir ? Il se pourrait que Calliclès ait vu juste en quelque sorte, du fait de l’irréductibilité des expériences concrètes aux catégories du discours. Sans défendre l’ou- trance de ce Grec on pourrait refuser aussi les affirmations de Socrate sur l’ordre et la loi.

Pourquoi vouloir à tout prix créer ou constater l’existence d’un corpus de règles ration- nelles si l’on peut arriver à une bonne entente entre les individus sans celles-ci ? Il existe en effet des options philosophiques qui vont dans ce sens comme le courant éthique antithéorique du Care. Une représentante de cette pensée en France a conscience des difficultés qu’une morale purement descriptive peut rencontrer :

26. « Or puisque promouvoir le Souverain Bien, et, par conséquent, la supposition de sa possibilité, est objecti- vement (mais seulement selon la raison pratique) nécessaire, mais qu’en même temps la manière dont nous voulons, pour nous, le penser comme possible, est offerte à notre choix, dans lequel on est porté cependant par un libre intérêt de la raison pratique pure à se décider à admettre un sage Auteur du monde, le principe qui détermine en cela notre jugement est certes subjectif en tant que besoin, mais il est en même temps aussi, en tant que moyen de promouvoir ce qui est objectivement nécessaire, le fondement de l’acte-de-tenir-pour- vrai dans une intention pratique, c’est-à-dire une croyance rationnelle pratique pure. » E. KANT, Critique de la raison pratique, AK V 145-146, p. 275-276.

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