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L'accompagnement des personnes vulnérables, entre éthique du care et éthique de la justice

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Academic year: 2022

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L’accompagnement des personnes vulnérables le care comme enjeu de justice sociale ?

Les politiques sociales de solidarité prennent en France des formes multiples. Elles recouvrent, dans une logique redistributive, l’allocation de ressources aux personnes qui en sont dépourvues ou peu pourvues (c’est le cas par exemple du revenu de solidarité active) ou de personnes devant faire face à des dépenses spéciales du fait de leur dépendance (c’est le cas de l’aide personnalisée à l’autonomie).

Elles concernent également l’accompagnement de personnes fragiles, comme les nourrissons suivis par la protection maternelle et infantile, ou fragilisées comme les enfants et adolescents suivis par les services l’aide sociale à l’enfance ou de la protection judiciaire de la jeunesse, des adultes placés sous tutelle ou sous curatelle.

Elles peuvent, plus largement, constituer une des dimensions du champ éducatif ou thérapeutique.

Chacune de ces politiques mobilise à la fois des financements publics, des professionnels, des institutions, qu’elles soient publiques ou privées. Elles se trouvent généralement étroitement encadrées par un dispositif normatif, législatif et règlementaire, souvent inscrit dans un Code, le Code de la Famille et de l’aide sociale, le Code de la Santé publique, le Code du travail.

Ainsi, chacune d’entre elles combine étroitement, quoique de selon des entrelacs divers, l’usage de droits et règles d’une part, la responsabilité et les liens humains, d’autre part. Elles s’attachent ainsi à articuler des principes généraux à contenu normatif plus ou moins précis et des circonstances concrètes qui tiennent à la situation des bénéficiaires auxquels elles s’adressent. Adossées à un ensemble de règles, elles n’en constituent pas moins une activité constituée d’expériences quotidiennes et confrontées aux problèmes ordinaires ou moins ordinaires de la vie.

1) Dans ces conditions, le débat entre une éthique de la justice adossée à des règles générales et une éthique du care, fondée sur l’attention au particulier et aux liens a-t-il encore un sens appliqué aux politiques de solidarité ?

Deuxième niveau d’interrogation : dans cette approche descriptive, la question de l’altruisme n’apparaît pas immédiatement. Ce n’est pas une

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attitude relevant des obligations du fonctionnaire ou de l’agent public, pas davantage des conventions collectives régissant les statuts des travailleurs sous contrat de travail privé.

Pour mémoire, les obligations qui incombent statutairement aux fonctionnaires sont le devoir d'information du public, le secret professionnel dans les conditions définies par le Code pénal, la discrétion professionnelle, l'obligation de réserve, l'obéissance hiérarchique, l'interdiction de cumul avec une activité privée lucrative.

S’agissant des aptitudes attendues de l’éducateur spécialisé, métier central du travail social, elles sont décrites par le Ministère des solidarités et de la cohésion sociale de la manière suivante :

« Une grande attention aux problèmes sociaux et humains, la capacité à travailler en équipe, la créativité, le sens des responsabilités, l’engagement personnel, une capacité d’écoute, un solide équilibre psychologique. »

S’il est difficile de reconnaître dans cette liste des vertus proprement dites, au sens où Aristote les lie à la recherche du Bien défini comme l’acte propre à chaque être, sauf peut-être l’expression d’engagement personnel, il s’en dégage néanmoins une référence à une éthique de la responsabilité, peut- être au souci de l’autre et à une forme de tempérance à travers l’expression

« solide équilibre psychologique ».

On chercherait toutefois en vain une quelconque allusion à une forme d’altruisme.

2) Dans ces conditions, faut-il en conclure pour le regretter à une disjonction entre politique et altruisme au sens où Auguste Comte, inventeur du terme, en fondait la nécessité par l’intermédiaire d’une réélaboration du statut de l’individu et du sujet?

Enfin, troisième niveau d’interrogation, il est aujourd’hui assez manifeste que les activités liées à la mise en œuvre des politiques sociales de solidarité relèvent de professionnels dont il est attendu un certain nombre de compétences relationnelles. Dans les projets d’établissement auxquels sont désormais tenus les établissements sociaux et médico-sociaux depuis la loi de 2002 est apparue la notion de bientraitance.

3) Cette notion de bientraitance et la substitution de « la prise en charge des publics en difficulté » par « l’accompagnement des personnes vulnérables » traduisent-elles un renouvellement de l’intervention publique et de son éthique ou recouvrent-elles une reformulation de l’idéal d’adaptation à la société libérale?

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1. Les apports des travaux combinant éthique de la justice et éthique du care dans les politiques de solidarité

Si les premiers travaux sur le care conduits par Caroll Gilligan à partir de son livre In a different voice (1982, contemporain de Liberalism and the limits of Justice par M.Sandel) ont introduit une distinction entre l’éthique du care centrée sur l’attention à la singularité de l’autre, et l’éthique de la justice mue par l’adhésion à des règles, des valeurs et des principes moraux et un traitement abstrait des individus, fondé sur quelques catégories choisies, les travaux de la seconde génération soulignent davantage en quoi le care implique également des considérations de justice et vient à son tour enrichir l’éthique de la justice.

C’est l’objet notamment des travaux de Marylin Friedman qui soutient la nécessité de dépasser la dichotomie entre care et justice. Mais ces travaux portent plutôt sur les relations entre proches alors que nous entendons centrer nos remarques sur les relations publiques.

L’on voit mal en effet comment des professionnels qui traitent les bénéficiaires avec justice pourraient ne pas s’en soucier et inversement. Le problème quotidien qui se pose aux politiques de solidarité, notamment celles chargées d’allouer des ressources est d’articuler le moins mal possible des critères généraux souvent consignés dans des règlements, qui peuvent eux-mêmes intégrer suffisamment de variantes pour prendre en considération une diversité de situation et les cas individuels. Un problème récurrent de la mise en œuvre de ces politiques consiste ainsi dans le problème du plafond de ressources et des effets de seuil qui en résultent. L’égalité de traitement voudrait que la même règle soit appliquée à toutes les personnes relevant de la même catégorie (familiale, financière, sociale) mais cette règle entre en conflit avec la prise en considération de situation spécifique. C’est toute la question des dérogations destinées à corriger le principe d’égalité par celui d’équité mais dans ces situations se pose la question de la légitimité de l’auteur de la décision. Dans les collectivités locales, à qui reviennent la majorité des compétences en matière de solidarité - pour des raisons de proximité -, il est fréquent que la décision revienne à l’élu(e) qui incarne la légitimité démocratique. Ce traitement des recours gracieux fait émerger à son tour d’autres critiques, puisqu’une saisine directe par l’usager de l’élu(e), suivie d’une décision dérogatoire est souvent suspecte de clientélisme.

La justice consiste en outre certes à donner aux personnes ce qui leur est dû mais aussi à les traiter de façon appropriée. C’est en partie le sens de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations et qui impose notamment d’indiquer les coordonnées du correspondant de façon à rendre moins anonymes les relations à l’administration mais aussi de la loi sur la liberté d’accès aux documents administratifs du 17 juillet 1978 et la loi relative à l’Informatique, aux fichiers et aux libertés du 6 janvier 1978. C’est aussi l’enjeu

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des plans de formation des personnels consacrés à l’accueil des publics, notamment ceux dits difficiles et le développement des pratiques de numéro vert en cas de crise.

Chez Rawls, les parties prenantes où la justice doit se négocier doivent en outre être mutuellement désintéressées. C’est le sens des principes d’égalité et de neutralité, critères de définition du service public, et de ses développements contemporains à travers l’application du principe de non discrimination introduit dans la plupart des conventions conclues pour l’accès des usagers à un service public, comme la formation professionnelle ou l’apprentissage par exemple. Mais il va de soi que le bénéficiaire potentiel des soutiens publics, surtout quand il s’agit d’allocation de ressources, est loin d’être désintéressé même s’il se révèle parfois peu enclin à endosser les contreparties attendues en terme de démarche d’insertion, d’assiduité à une formation par exemple. Il en va bien sûr très différemment des intérêts en cause dans une mesure de protection de l’enfance, de tutelle voire d’hospitalisation sous contrainte.

Gilligan a elle-même suggéré dans ses travaux ultérieurs que le raisonnement relatif au care intégrait des considérations relatives à la justice et aux droits. Mais sa vision de ce que cela signifie demeure limitée. Elle implique seulement la reconnaissance que chacun est l’égal de l’autre. Or, il n’est pas contestable que les relations entre l’administration et les administrés demeurent marquées par l’asymétrie inhérente à la relation entre un demandeur et une personne fut-elle morale chargée d’instruire sa demande et d’y apporter une réponse sous la forme d’un acte individuel. C’est le cas pour les relations avec les particuliers comme pour les relations avec des porteurs de projet collectif, même contractualisées par convention.

Cette asymétrie n’est pas toujours le signe d’une injustice ou d’une inégalité dans les rapports entre les contractants, le juge veille d’ailleurs à l’équilibre des contrats. La perspective de la justice dans sa mise en œuvre concrète via des professionnels n’exclut pas en outre le déploiement de formes d’attention portée aux individus (émotion, sentiment, passion, compassion) mais ne fait pas de cette attention permanente requise par l’éthique du care une condition de sa réalisation. Il y a d’ailleurs des cas où une attention flottante est préférable à un excès de sollicitude, notamment quand il s’agit d’accueillir l’indiscernable et l’indécidable.

La notion de justice, même élargie de la justice distributive à une justice basée sur la reconnaissance comme l’a fait Axel Honneth, demeure insuffisante pour rendre compte et surmonter la mise en échec de la relation d’aide.

Honneth part du constat que le défaut d’harmonie des rapports sociaux résulte moins d'une violation des principes de justice que d'une atteinte concrète aux conditions de l'autoréalisation individuelle. Une société qui fonctionne bien est

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selon lui une société dont l'environnement social, culturel ou politique permet aux individus de développer une identité autonome ou une relation positive à soi- même, crée les conditions requises pour mener une vie réussie. En ce sens, il reste fidèle à la tradition kantienne fondée sur l’autonomie de la personne, même s’il accorde une place importante aux relations intersubjectives. Il inscrit sa réflexion dans une critique sociale mettant en évidence un détournement par le libéralisme des pratiques d’auto-réalisation de soi qui débouchent sur de nouvelles pathologies, que l’on peut rassembler avec Alain Ehrenberg sous le terme « la fatigue d’être soi ».

Fidèle à la tradition de l’Ecole de Frankfort, il reste qu’Honneth conserve comme horizon d'oeuvrer à l'avènement d'une « communauté d'hommes libres» dont seul le défaut de reconnaissance empêcherait la venue.

Or, il est une autre notion, issue de la même tradition marxiste, qui me paraît pouvoir compléter cette analyse de philosophie sociale, enrichir l’entrelac des notions de justice et de care et rendre compte de certains échecs de la relation d’aide, la notion d’aliénation. Cette notion revêt à la fois une dimension sociale quand elle s’applique à des groupes qui agissent contre leurs intérêts parce qu’ils sont sous l’emprise de croyances fausses et une dimension psychique, que Freud est parvenu à repérer. Le principe de répétition, dégagé en 1914, et devenu instinct de mort dans les années 20, le masochisme moral et le besoin de punition sont les trois facteurs qui freinent l’allègement de la souffrance. Il faudrait y ajouter le sacrifice, anéantissement de la particularité du sujet ou l’identification à la victime.

Lacan soutient pour sa part que l’expérience humaine générale est celle d’une aliénation par le langage, d’une impossibilité à exprimer cette expérience dans le langage commun.

Ainsi, l’expérience de la souffrance ne se laisse-t-elle pas décrire correctement comme toujours injuste ni appeler toujours une réponse en terme de plus de sollicitude. La sollicitude, entendue comme attitude permettant, au sein d’une relation dissymétrique, de rétablir un équilibre plutôt que d’accentuer le déséquilibre a la structure d’un appel.

Même la bienveillance, entendue comme intention consistant à aborder l’autre avec le souci de faire le bien pour lui, se brise trop souvent à la fois sur la réticence des êtres humains à ce que quelqu’un d’extérieur se charge de ce souci et sur le constat relevé par Lacan selon lequel ce n’est pas forcément en voulant le bien de son prochain qu’on l’obtient.

Ainsi, une approche mixte des politiques de la solidarité en termes à la fois de justice et de care permet-elle de mieux rendre compte du souci du politique de favoriser l’égalité des chances, l’équité et le respect des droits mais demeure sans doute insuffisante pour expliquer la place des principes altruistes dans la mise en jeu de cas concrets.

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2. Solidarité et altruisme ou les malentendus de la réponse aux besoins des personnes

Une première source de malentendu réside dans l’apparent décalage entre d’une part, le cadre du travail social (pour retenir un exemple où la relation est une composante essentielle de l’activité), cadre configuré par le modèle de l’individu autonome et responsable, autosuffisant, et, d’autre part, une anthropologie de la vulnérabilité qui insiste sur la dépendance originaire et constitutive de la condition humaine.

La promotion de la notion de vulnérabilité encore appelée autonomie brisée comme caractère général de la condition humaine1, adossée généralement à un souci de restituer sa dignité à l’être vulnérable par la reconnaissance de sa singularité est souvent présentée par opposition au moi fort, volontaire et autonome de la personne kantienne et du libéralisme.

C’est sans doute méconnaître que l’apprentissage des capacités d’autonomie et de responsabilité nécessite le plus souvent un détour par le plus intime de la personne, permettant parfois d’amener l’individu à se présenter seul en première personne.

Il y a évidemment des personnes plus vulnérables que d’autres, plus dépendantes que d’autres en raison de constitutions plus frêles, d’accidents de la vie ou du passage du temps, auxquels chacun est exposé.

Ligne de faille dans l’organisation sociale et source de déstabilisation, la notion de vulnérabilité ouvre des horizons de réflexion pour la critique sociale, invitée à détecter les nouvelles vulnérabilités, à examiner enfin les enjeux d’identification et de transformation des positions subjectives aussi bien que sociales puisque ce sont les mêmes.

L’éthique put-elle alors réparer les déchirures de l’ontologie ?

Le mouvement qui pousse l’être vers autrui constitue selon Comte la racine de l’altruisme. Comte lui-même, dans une approche très humienne critique la fiction des métaphysiciens de l’unité du moi, issue de l’idée théologique de l’unité de l’âme. La nature humaine est en réalité multiple c’est-à-dire sollicitée presque toujours en divers sens par plusieurs puissances très distinctes. Le seul moyen pour Comte de fédérer tous ces penchants opposés les uns aux autres, c’est de les orienter vers l’extérieur, c’est-à-dire de faire prédominer la sociabilité sur la personnalité. L’altruisme peut dans cette perspective se révéler un intérêt bien compris, voire un calcul, plus utile à notre propre conservation qu’un égoïsme tourmenté, et destiné à éviter que « le cœur ne soit sans cesse agité d’intimes conflits entre les impulsions sensuelles et les stimulations de l’orgueil ou de la vanité »2.

1 cf Patricia Paperman, Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel, in Patricia Paperman, Sandra Laugier, éd., Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales, 2005.

2 A.Comte, Catéchisme positiviste (1852), in Œuvres T11, Ed Sandre, 2009, p48.

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Mais la vulnérabilité issue des travaux de Lévinas ne débouche pas sur l’altruisme. L’individu est pris dans l’Autre, enserré dans un réseau de relations qui le situent et le définissent ; il est immergé dans un contexte social qui lui donne des codes, des droits, des devoirs, des valeurs.

La vulnérabilité est ainsi d’abord exposition à l’autre. Le sujet chez Levinas est otage de l’Autre, accablé par l’autre dans sa proximité.

« La responsabilité pour les autres ne peut jamais signifier volonté altruiste, instinct de bienveillance naturelle ou amour. »3

Et pourtant, le mouvement vers autrui reste le mouvement fondamental, le transport, l’orientation, le sens, expérience sociale banale mais qui permet au moi de répondre à cette question : « que suis-je donc allée faire dans cette galère ? » 4 La subjectivité est malgré soi pour l’autre. L’obsession est l’ouverture la plus passive à l’autre même s’il demeure dans ce traumatisme originaire, souffrance et fragilité. L’impressionnante présence du visage d’autrui est celle qui se refuse à moi et à toute interprétation.

Il y a bien naissance du sujet mais d’un sujet comme assujetti à l’autre, un sujet destitué, faible, d’une faiblesse vouée et non pas se vouant à autrui. Autrui arrête ma liberté, la pensée investigatrice achoppe, contre laquelle le triomphe de la subjectivité se brise. L’éthique de Levinas est donc moins une responsabilité pour l’autre qu’une éthique du désir : faire plus et mieux que penser, désirer.

Ni le moi ni l’autre de la rencontre ne se laissent totaliser par le concept réducteur de la relation.

Une deuxième source de malentendu se dégage donc de l’opposition en partie factice entre particulier et collectif.

L’enjeu politique n’est pas tant dans le passage du bienfait personnel au besoin générique comme mouvement de substitution d’un bien défini à partir de la singularité d’une personne à un bien défini collectivement à partir des exigences d’ordre politique. La politique partage avec les usagers les idéaux de la civilisation, elle lutte même bien souvent pour les représenter.

La critique apportée au modèle trop abstrait des prestations sociales universelles à des catégories d’ayant droit juridiquement établies a favorisé la promotion de la thématique de la proximité. La proximité permettrait d’accueillir la personne démunie dans sa singularité. L’usage massif du contrat viserait à concilier le travail de proximité et la distance nécessaire à l’édification d’une relation symétrique.

3 E.Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Nijhoff, La Haye, 1974, p32.

4 E.Levinas, Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, Paris, 1973, p49.

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Opposer ces deux approches, c’est oublier que le travail de symbolisation, c’est passer du particulier à l’universel et que l’universel du socius est de vivre parmi les autres au même titre que les autres. Ainsi le problème épistémique du passage de l’abstrait au concret, de l’universel au particulier, de la règle à son application, de la théorie à l’expérience se pose-t-il dans les deux sens. La citoyenneté apparaît à cet égard comme l’effort que l’individu fait sur lui-même pour accepter la dimension collective de l’existence.

Il est difficile de préserver toutes les différences collectives, parce que les cultures changent sans cesse.

Pour Comte toujours, le vrai sujet n’est pas l’individu mais la société :

« quoique chaque fonction humaine s’accomplisse nécessairement par un organe individuel, sa vraie nature est toujours sociale : puisque la participation personnelle s’y subordonne constamment au concours indécomposable des contemporains et des prédécesseurs »5

La valorisation de la singularité ne saurait donc être entendue comme réactif de chacun sur son propre être, insurmontable, mais reconnaissance du particulier comme moment de l’universel, faute de quoi s’affirme le refus d’être au même titre que les autres.

Une troisième source de malentendu réside ainsi dans la croyance selon laquelle il s’agit de répondre à un besoin, comme forme générique du bien relatif à la personne.

La croyance dominante, issue de l’analyse de Rawls, est que « les besoins des citoyens sont objectifs » (1995) ou à rendre objectifs pour qu’ils puissent faire l’objet d’une politique. La notion de réponse aux besoins tend à se substituer à celle de bien, moins neutre en apparence sur le plan axiologique.

Les politiques de solidarité sont ainsi guidées par deux orientations :

- d’une part, l’effort d’élaborer une approche partagée et large des besoins des citoyens:

« le besoin d’un cadre de vie sécurisant, le besoin d’activité, de se rendre utile, le besoin d’être reconnu et valorisé, de progresser, d’évoluer et de grandir, le besoin de tendresse et d’amour, d’être avec les autres et de communiquer, et enfin, le besoin de liberté. »6

Cette définition est compatible avec l’expression de régimes d’engagement multiples.

5 Ibid, p275.

6 Marcel Hérault, « l’accompagnement des adultes avec autisme dans la nouvelle politique du handicap » Sésame, 2ème trimestre 2007.

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- d’autre part, le modèle de la législation qui encadre les pratiques.

Le cadre légal est travaillé par une tension entre les proximités, les motivations, les relations et leur nécessaire stabilisation. Si l’obligation ou l’interdit demeurent des normes utiles à l’épanouissement, les institutions peuvent constituer un plan fixe qui aide à suivre quelques règles sociales.

Ce cadre légal n’exclut pas la mise en jeu de vertus comme la générosité, le courage, la confiance nécessaires pour admettre les tensions, les torsions et les contradictions de la subjectivité et de l’intersubjectivité qui grippent la logique de la réponse aux besoins.

Le législateur a d’ailleurs considéré nécessaire de réformer le cadre de l’intervention des établissements et services sociaux et médico-sociaux, en promouvant la notion de bientraitance et en substituant l’accompagnement des personnes vulnérables à l’expression prise en charge des publics en difficulté.

3. Bientraitance et cruauté

L’apparition récente de la notion de bientraitance en contrepoint de l’attention plus ancienne à la prévention de la maltraitance dans les services et établissements médico-sociaux emprunte à l’éthique contextualiste l’attention aux situations particulières tout en gardant des théories libérales le modèle contractualiste, renforçant l’accent porté sur les droits et la dignité de la personne.

La logique qui sous-tend cet effort de syncrétisme est en fait secrètement traversée par l’esprit pragmatique entendu comme recherche des meilleurs effets.

L’évolution du langage politique, qui substitue à la prise en charge des publics en difficulté l’accompagnement des personnes vulnérables constitue-t-il un changement de perspective éthique ?

La bientraitance a fait l’objet d’une recommandation de la part de l’agence nationale pour l’évaluation et la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (Anesm) visant à traduire la vision de trois grands textes récents porteurs d’un projet de bientraitance envers l’usager :

- la loi de 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale,

- la loi de 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées

- et la loi de 2007 réformant la protection de l’enfance.

Cette recommandation inscrit le concept de bientraitance dans le voisinage de notions connexes, déjà rencontrées comme la sollicitude, la bienveillance, le care ou la reconnaissance auxquelles s’ajoutent trois autres notions:

- La notion de bienfaisance, citée dans le rapport Belmont7 sur la protection des 7 Ethical Principles and Guidelines for the protection of human subjects of research. Report of the National Commission for the protection of human subjects of biomedical and behavioural research.

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sujets humains dans le cadre de la recherche médicale (au même titre que le respect de la personne et la justice). La bienfaisance, définie dans ce rapport comme une « obligation » pour les professionnels de la recherche, est définie par deux règles générales:

« (1) ne faites pas de tort;

(2) maximisez les avantages et minimisez les dommages possibles. »

Cette rhétorique de la balance avantages-dommages n’est pas sans rappeler l’approche utilitariste.

- la notion tirée du pédopsychiatre Donald Winnicott (De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot, 1969.) de « mère suffisamment bonne » recouvre une capacité d’adaptation de la mère et un prendre soin qui n’est pas défini de manière naturelle, idéale ou générale mais relève d’un ajustement à un enfant particulier, à un moment donné du temps. Cette notion qui présente l’avantage de ne pas confondre l’amour maternel avec les services rendus comporte l’inconvénient de passer sous silence la place du tiers, à commencer par celle du père quand il existe. Elle gagnerait à être enrichie d’une approche non plus basée sur les besoins fussent-ils affectifs mais sur le désir, telle que la formule Lacan dans son Séminaire XVII intitulé L’envers de la psychanalyse :

« Le rôle de la mère, c’est le désir de la mère. C’est capital. Le désir de la mère n’est pas quelque chose qu’on peut supporter comme ça, que cela vous soit indifférent. »8

- De la psychologie, la bientraitance retient également l’héritage de Carl Rogers (Le développement de la personne. Paris : Dunod, 1998) et ses enseignements permettant d’éviter de mettre l’autre en accusation à travers sa communication.

C’est la faculté d’empathie (substituée au concept philosophique de sympathie) et la posture de négociation (on est loin de la pitié rousseauiste) qui doivent être retenues de la part du professionnel.

La proximité des deux concepts de bientraitance et de maltraitance signale une profonde résonance entre les deux. Utiliser le terme de bientraitance oblige en effet les professionnels à garder la mémoire, la trace de la maltraitance.

La maltraitance désigne des mauvais traitements infligés à des personnes dépendantes, sans défense, par des proches (parents, famille) ou des personnes physiques ou morales chargées de s'en occuper. Elle recoupe selon une classification internationale quatre types de violence (physique, psychologique, violence financière ou matérielle, violence médicamenteuse) mais aussi la violation des droits civiques et deux formes de négligence (active et passive).

Chapter C : « Basic Ethical Principles », § Beneficience, 1979.

8 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-1970), Seuil, Paris, 1991, p129.

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La notion d’accompagnement de la personne se substitue à la prise en charge qui mettait davantage l’accent sur les soins. L’usager est d’abord et surtout un être humain dont il faut respecter la dignité et les droits.

En première lecture, il s’agit d’un tournant libéral puisque c’est désormais le sujet de droit qui est au cœur des dispositifs. Mais l’attention aux risques de maltraitance peut s’analyser comme une attention aux méfaits induits par le libéralisme, qui pousse à la recherche d’effets thérapeutiques ou éducatifs rapides, à l’insertion directe vers l’emploi, aux rappels à la norme, fussent-elle la satisfaction, la consommation. Le paradoxe de ce tournant est qu’au lieu de laisser place à la « main invisible », il pousse à l’interventionnisme. La durée de l’entretien avec le conseiller de pôle Emploi est fixée, les séjours en institutions sont limités dans le temps, les soins deviennent de plus en plus techniques, les taux d’encadrement sont mesurés…Le souci d’efficacité pousse à la rapidité, à la quantité, et requiert l’adhésion du bénéficiaire au bien qu’on lui veut (mesure de sa motivation, signature de contrats d’engagements…), ce sont là des tendances bien connues. Il pousse aussi du même coup à en ajouter du côté de la bienveillance et de la sollicitude, mais vite.

Les politiques de solidarité rencontrent sans cesse, sans toujours donner à leurs professionnels les moyens ni le temps de les reconnaître, les questions touchant à la nature du désir, aux raisons des conflits et à la relativité des solutions. Or, revenir à la question du désir, de l’interdit, de la jouissance, du sacrifice, ce n’est en vérité rien d’autre que revenir à un type de réflexion politique qui était celui de Platon, Machiavel ou Hobbes.

La maltraitance est dans la sphère du besoin le nom que prend la cruauté dans le champ du désir. Où commence et où s’arrête la cruauté ? une éthique, une politique, un droit peuvent-ils y mettre fin ?

Freud croit à l’existence indéracinable de pulsions de haine et de destruction. Ce qu’il faut cultiver (car il faut qu’un « il faut » s’annonce et donc le lien d’une obligation éthique, juridique, politique au déchirement de l’ontologie), c’est une méthode. Freud préconise une méthode, une politique de diversion indirecte : faire en sorte que ces pulsions cruelles soient détournées, différées et ne trouvent pas leur expression dans la guerre ou la violence.

Ce qu’essaie de faire Freud selon Lacan, c’est de repenser le problème du mal en l’absence de Dieu. Il ne s’agit pas de contrecarrer des tendances à faire le mal du prochain par l’amour du prochain.

Certes « il est de la nature du bien d’être altruiste »9 mais l’amour du prochain remue la nuit. Lacan interroge :

9 Ibid.

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Et qu’est-ce qui m’est plus prochain que ce cœur en moi-même qui est celui de ma jouissance, dont je n’ose approcher ? car dès que je m’en approche - c’est là le sens du Malaise dans la civilisation - surgit cette insondable agressivité devant quoi je recule, que je retourne contre moi, et qui vient, à la place même de la Loi évanouie, donner son poids à ce qui m’empêche de franchir une certaine frontière à la limite de la Chose. 10

Tant qu’il s’agit du bien, poursuit Lacan, il n’y a pas de problème - le nôtre et celui de l’autre sont de la même étoffe dont est faite le manteau de Saint- Martin.

On peut donc supposer un monde humain tout entier organisé autour d’une coalescence de chacun des besoins qui ont à se satisfaire, avec un certain nombre de signes prédéterminés. Si ces signes sont valables pour tous, cela doit faire en principe une société fonctionnant de façon idéale. On ajoute à vrai dire que tous y participent selon ses mérites, et c’est là que commence le problème.11

Mais quand il s’agit de désir, il en va tout autrement. Il n’est plus question de bienfaisance. La réponse à l’énigme du désir, particulière à chacun, contribue-t- elle à remédier en partie au défaut d’harmonie dans les rapports sociaux ?

Ce n’est pas tant l’égoïsme de l’individu qui pour Lacan l’empêche de se rallier à l’articulation utilitariste entre bonheur individuel et bonheur pour le plus grand nombre.

Mon égoïsme se satisfait très bien d’un certain altruisme, de celui qui se place au niveau de l’utile, et c’est précisément le prétexte par quoi j’évite d’aborder le problème du mal que je désire et que désire mon prochain.12

Pour Lacan, le pouvoir recule devant le désir.

« ravalement du désir, modestie, tempérament - cette voie médiane que nous voyons si remarquablement articulée dans Aristote […]

l’ordre des choses sur lequel elle prétend se fonder est l’ordre du pouvoir, d’un pouvoir humain, trop humain. »13

Florence Even, Université de Rouen 10 Ibid.

11 Le Séminaire Livre V, Les Formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p461.

12 Ibid, p220.

13 Ibid, p363.

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