SCIENCES, TECHNIQUES, CITOYENNETÉ
LA PÉDAGOGIE FREINET
À L'ÉPREUVE DE SES PRINCIPES
Alain VERGNIOUX LU.F.M. de Bretagne
MOTS-CLÉS: APPRENTISSAGE - AUTONOMIE - EXPÉRIENCE - ENFANT - POLITIQUE
RÉSUMÉ: Dans la pédagogie deC.Freinet, les apprentissages scientifiques sont pensésàpartir de l'expérience spontanée de l'enfant, son tâtonnement, sa confrontation personnelle au milieu. Il n'existe pas de lien direct avec l'éducationàla solidarité, la responsabilité, la citoyenneté. Cela passe par d'autres dispositifs, plus proprement politiques: l'expression et la communication sociale, la classe coopérative, qui posent ouvenementles questions de la libené et du pouvoir.
SUMMARY : In Freinet's Pedagogy scientific skills are thoutht out from the child 's spontaneous experience, trial and error, his own coming to grips with his environment. There is no direct relationship between this and educating him10solidarity, responsability and citizenship. This is done through schemes, more strictly political ; social expression and communication, the class as cooperative, which openly raise the question of freedom and power.
1. LES PRINCIPES FONDATEURS DE LA PÉDAGOGIE FREINET EXAMEN CRITIQUE
1.1 La première idée qui s'impose est que le projet de Freinet est un projet politique. Il suffit de lire les textes:
Dès le début de son engagement, il dénonce l'école de la bourgeoisie, sa fonction d'endoctrinement idéologique, .. , "une école qui faisait de ses fils des "savants". Les philosophes exaltaient les venus de la raison et de la science, ces nouveaux dieux [...].Lecharme fut pounant rompu et l'escroquerie macabre de 1914-1918 y contribuera largement"(1). Leprojet de Freinet s'inscrira donc dans la rupture; les expressions sont là : "école du peuple", "école prolétarienne", "école populaire", "éducation populaire", et la revue du mouvement pone à partir de 1932 le titreL'éducateur prolétarien. Àcet égard, la ligne ne changera guère au fil des années: en 1979, est publié aux éditions Maspéro, rédigé par un collectif, un texte-manifeste portant pour titre Perspectives d'éducation populaire;les auteurs y réaffirment l'engagement de leur mouvement dans la IUlle pour une autre société: "nous revendiquons d'être reconnus comme panie intégrante de cene IUlle pour le socialisme" (2) et plus loin, nous trouvons énoncées les "revendications de l'I.C.E.M. pour une autre éducation populaire" (p. 219), les "revendications de l'I.C.E.M. pour la construction de l'école du peuple" (p. 220).
Une première remarque s'impose: le concept politique chez Freinet, c'est "le peuple", spécifié pendant une période qui va des années 30 à la guerre et dans une perspective de lune des classes, en "prolétariat" (3). Je n'ai pas trouvé sous la plume de Freinet le terme de "citoyen".
1.2 Revenons au texte de 1943. Dans l'introduction, Freinet pose le principe d'une école populaire. "Allons, tombez la veste, et venez nous rejoindre au grand chantier de l'école populaire"(p. 15). Quels sont les principes essentiels qui doivent guider dans ceUe tâche ces éducateurs nouveaux? Il Y a un triple mouvement:
1.2.1 Le but de l'éducation ne saurait être la réussite aux examens et l'accès à des professions ou des fonctions sociales" enviées ", ce qui ne fait que reconduire le statu quo social et politique. A contrario,l'école doit être centrée sur l'enfant, l'aider à construire sa personnalité, à se développer et s'épanouir de façon harmonieuse et équilibrée.
1.2.2 Commentyparvenir? - Par la pédagogie, en jouant sur deux facteurs principaux: le milieu éducatif et les techniques.
Le milieu est d'abord une "communauté" organisée de façon rationnelle, au service de l'enfant mais qu'il contribue, par son engagement, à faire vivre. C'est ensuite, un espace organisé de façon riche: les locaux et leurs aménagements, et tout ce qui s'offre à l'extérieur de l'écoleàl'occasion des sorties. Le matériel et les techniques? Il ne faudrait pas les envisager d'un point de vue technicien, ou dans la perspective d'une efficacité simplement technicienne. Au delà de compétences pratiques, les techniques (l'imprimerie par exemple, pour citer la plus connue) doivent permettre "une éducation naturelle, vivante et complète" (p. 19).
1.2.3 L'école de demain, enfin, sera "l'école du travail" -le travail étant perçu dans la perspective du matérialisme marxiste comme facteur d'émancipation. H[ ... ] le travail sera le grand principe, le moteur et la philosophie de la pédagogie populaire, l'activité d'où découleront toutes les acquisitions" (p. 19).
1.3 Les principes, nous les trouvons également fonnulés dans un texte de 1964,Les Invariants pédagogiques (4). Ils sont organisés autour de 5 axes:
- le respect de la nature de l'enfant,
- la question de l'autorité, de la libené et des sanctions,
- le problème de la motivation, de la réussite, et le thème du travail, - l'apprentissage fonctionnel et le tâtonnement expérimental, - l'organisation de l'école.
1.4Si nous n'étions pas suffisamment persuadés de la constance de ces principes, reponons-nous au numéro spécial de la revue du mouvement, Lenouvel éducateur, édité à l'occasion du centenaire de la naissance de Célestin Freinet (81, sept. 96). La pédagogie y est redéfinie comme:
- une méthode naturelle (lecture; écriture; dessin; mathématiques et calcul vivant; éducation corporelle),
- un processus d'apprentissage par tâtonnement expérimental,
- des techniques et des outils (expression libre orale; recherche libre en mathématiques communication, correspondance; recherche documentaire; travail individualisé).
- une organisation communautaire de la vie scolaire (apprentissages sociaux démocratiques apprentissages affectifs; apprentissages socio-affectifs).
1.S Que conclure de ce premier examen? La superposition de ces textes, à caractère programmatique, manifeste la permanence de notions fones de la pédagogie Freinet et qui sont en petit nombre: méthode naturelle; tâtonnement expérimental; techniques/outils; travail; organisation communautaire des activités, débouchant sur deux perspectives: la classe coopérative et le travail en équipe.
Ces notions constituent l'architectonique du système; elles en sont l'ossature; elles sont interdépendantes.
Mais elles ne sont pas de même nature; elles n'ont pas le même statut épistémologique:
- les unes renvoientà une cenaine psychologie des apprentissages chez Freinet (elle même assez complexe),
- d'autres renvoientà une cenaine conception du travail social, actif, producteur, s'appuyant sur des outils, impliquant l'entraide et la solidarité des travailleurs (le matérialisme de Freinet).
2. LA POSITION DE FREINET À L'ÉGARD
DES APPRENTISSAGES SCIENTIFIQUES ET TECHNIQUES
C'est une question complexe, où s'entrecroisent en fait plusieurs positions de Freinet, parfois contradictoires. Sur le problème qui nous préoccupe, trois points essentiellement doivent être retenus. 2.1 Les représentations de Freinet des sciences et des techniques
L'analyse des texles brosse de la science un portrait tout-à-fait négatif. DansL'éducation du travai/, Freinet oppose l'an du rebouteux à celui du médecin. Le premier "résiste à l'envahissement de la science" (p. 14) ; d'où tire-t-il son succès? de son efficacité pratique.Àl'inverse, "la science est faillible et révèle son impuissance en bien des domaines" (p. 21) ; elle peut présenter des "dangers de dégénérescence" (p. 25). "Les conquêtes de la science [...J,cene illusion de progrès qui illumine d'un faux jour toule notre époque, flaltent l'amour-propre des ignorants eux-mêmes" (p. 46). Enfin, la science est abstraite et prétentieuse, elle fait le lit de l'exploitation et de l'aliénation capitalistes.À cela, Freinet oppose d'autres choix: "faire à la nature une confiance nouvelle" (p. 32) ; "revenir à des pratiques conditionnées par le dynamisme que chacun porte en lui" (p. 33).
Il y a là un premier débat. Le choix est clair: contre la science et la technique, Freinet choisit la nature et la liberté de l'être.
2.2 Si l'on se tourne maintenant vers la thématisation des apprentissages scientifiques et techniques, ils sont pensés selon deux gmnds axes.
2.2.1 La classe promenade(TFEM,p. 18). Rencontrer le forgeron,letisserand, le paysan. Observer les activités de l'anisan, les travaux des champs. Ramener dans la classe des plantes, des pierres ou des fossiles, des insectes. C'est une pédagogie de la découvene complétée par les ressources documentaires (la place desBibliothèque de Travail(5) està cet égard stratégique).
2.2.2 Les ateliers de science (cf.TFEM,p. 87 ;ET,p. 248-272). Il s'agit de fournir aux enfants de vrais oUlils (rnaneau, scie, chalumeau, etc.), leur permettant de faire de vraies expériences. Dans les boites de travail (des boitesàchaussures), on trouvera 4 éprouveltes, 2 pinces en bois, une lampe à alcool, etc. (6). Les enfants ontà leur disposition des microscopes, de petits moteurs électriques (ET, p. 264).11 s'agit de leur permettre d'expérimenter librement, de tâtonner seuls ou à plusieurs, dans un projet collectif et un travail d'équipe.
2.3 Dans celte problématique, la notion d'expérience occupe une place centrale 2.3.1 L'analyse du corpus (7) des principales œuvres de Freinet, donne 320 occurrences du terme "expérience", que l'on peut répartir en six regroupements:
. l'expérience de l'enseignant (8,4%), l'expérience professionnelle accumulée, dans la classe, au fil des années.
- l'expérience rapportée à un "nous" (17,8%) désignant le collectif des instituteurs militants engagés dans le mouvement; il s'agit ici principalement d'expérimentation pédagogique.
- l'expérience de l'être humain en général (24,6%), en tant qu'il est capable de s'adapter, d'inventer des "techniques de vie".
- des expériences singulières, jouant le rôle de métaphores(8%)se rapportant à des métiers ou à des exemples animaliers.
Ce qui nous intéresse, c'est le troisième cas, l'expérience de l'enfant. Elle est toujours en premier lieu, décrite comme son expérience personnelle, référée à son existence,
sa
vision des choses. Elle est ensuite rapportée à son tâtonnement expérimental, dans son exploration du monde naturel (davantage qu'à son expérience familiale ou sociale). Enfin, les conditions et les fonnes de l'expérience enfantine se déclinent à travers les idées de liberté et de richesse du milieu.Si pour analyser le corpus, on prend l'entrée "enfant", le tenne est référé à "expérience", "liberté", "technique" (celle-ci étant à comprendre avec le sens de "technique de vie").
2.3.2 Le même examen sur la collection de la revue du Mouvement,Le Nouvel Educateur,pour les années 1995 et 1996, montre que la notion d'expérience est toujours penséeà travers les mêmes pôles: la liberté, la spontanéité (69-70), le vécu personnel, le principe et les techniques du travail individualisé (72). On trouve bien sûr, constamment utilisé, le concept de "tâtonnement expérimental", revisité à la lumière des évolutions épistémologiques et didactiques: on reconnaît le rôle de l'hypothèse et de la vérification, la place de l'erreur et de la vérification, l'idée de régulation circulaire (feed-back) dans le progrès cognitif - mais les concepts anciens sont tous là : pennéabilité à l'expérience, technique de vie, et toute l'ambiguïté demeure sur la notion de "méthode naturelle"(8). Au terme de cet examen, trois remarques s'imposent.
- L'expérience est avant tout personnelle, libre et spontanée.
- Quand on parle d'expérience libre, il s'agit majoritairement d'expression libre et de texte libre. - Le domaine des apprentissages scientifiques n'est pas dominant dans celte problématique.
3. CONCLUSIONS
Il nous faut faire un certain nombre de constats.
3.1 Chez Célestin Freinet, l'éducation à la "citoyenneté" passe par d'autres dispositifs que les apprentissages scientifiques. Encore faut-il s'entendre: Freinet n'utilise pas le tenne de citoyenneté; ce qui est en cause, ce sont des notions comme entraide, solidarité, coopération. Mais cela reste au second plan. Ce qui est au devant de la scène, c'est l'expérience personnelle de l'enfant, par oppositionàun enseignement des sciences qui se réduirait aux explications et aux dessins du livre ou à la contemplation d'un maître faisant les expériences sous le regard passif des élèves. La prise en compte de l'expérience collective et sociale des élèves se situe dans un autre espace: l'organisation coopérative de la classe, le conseil, le journal mural, autant de dispositifs grâce auxquels les enfants peuvent s'introduire à l'exercice du jugement, de la décision, de la responsabilité, du pouvoir.
3.2 Cette conclusion, un peu inattendue, rejoint celle d'autres chercheurs. Alain Marchive (9) distingue entre l'entraide pédagogiljue et l'entraide coopérative et montre que dans le cadre des apprentissages, l'entraide coopérative obéità deux principes: un principe de production (mener à bien un projet), un principe d'économie (on est plus efficaceàplusieurs) ; l'entraide pédagogique reste marginale. Jean Houssaye, dans des analyses voisines (10), montre que chez Freinet la question des apprentissages s'organise prioritairement autour de la personne de l'élève, en même et pour lui-même. Le processus "apprendre" l'emporte sur le processus "former".
3.3 Entre les textes fondateurs de C. Freinet et les positions actuelles du Mouvement, on doit bien évidemment noter des évolutions et des déplacements.
3.3.1 Au niveau de l'organisation pédagogique, les enjeux du travail en équipe se sont déplacés. Travailler en groupe, c'est éduqueràl'autonomie, laquelle se construit dans les interactions (mais il faut savoir que Freinet n'utilise jamais le terme "autonomie"). Par ailleurs, la pédagogie Freinet a intégré l'idée de conflit socio-cognitif, tout en en modifiant le sens originaire: elle en souligne deux aspects: la construction critique du savoir; la construction de soi, du jugement.
3.3.2 Au niveau du projet politique, d'autres instances ou d'autres champs de réflexions ont pris le relais. 1\ s'agit essentiellement de la pédagogie institutionnelle(Il).
3.4 La difficulté, chez Freinet. c'est que différents discours se superposent qui n'ont pas le même régime épistémologique. Méthode naturelle, tâtonnement expérimental, coopération, éducation du travail, ces thèmes sont interdépendants mais s'inscrivent dans des épistémologies hétérogènes. Le projet politique est fondateur, omniprésent et cependant diffus, masqué par la centration sur l'enfant. Si l'on veut néanmoins articuler les apprentissages scientifiques sur des perspectives d'éducation
à
la citoyenneté, il est possible d'indiquer trois types de directions.3.4.1 1\ existe très certainement chez Freinet quelque chose qui serait de l'ordre du "débat scientifique" propreàéduquer le jugement critique dans une visée d'éducation civique.
3.4.2 P. Boumard, relisant Freinet dans une perspective ethnométhodologique, voit dans le fonctionnement de la classe Freinet une micro-société qui à travers ses techniques produit ses règles, ses repères structurant, produisantà leur tour des attitudes au service, ici, d'une éducationàla liberté. 3.4.3 Il est un champ privilégié qui permet d'articuler de façon harmonieuse et conceptuellement satisfaisante les différents niveaux de la rigueur scientifique, de l'apprentissage critique et de l'engagement social et politique. Ce champ est exploré, défendu, développé dès le début des années 70 (il suffit de se reporter à la revue), c'est celui de l'éducationà(pour) l'environnement.
BIBLIOGRAPHIE
(1 )L'École moderne française, 1943, Rééd. Paris: Seuil, 1994, T.I1, p. 14.
(2) Perspectives d'éducation populaire(P.E.P.), Collectif LC.E.M., Pédagogie Freinet, Paris: Maspéro, 1979, p.171.
(3) La revueL'éducateur prolétarienchange detitreen 1939 pour devenirL'éducateur. (4) Les invariants pédagogiques, 1964, Paris: Seuil, T.II, 1994, p. 94.
(5) LesBibliothèque de Travail(les B.T.) sontàpanir de 1932, des livrets fabriqués par des classes Freinetàpanir de leurs expériences, en paniculier d'''étude du milieu"; elles sont diffusées surtoutà l'intérieur du mouvement et constituent un fond documentaire. Elles se comptent aujourd'hui par centaines; les collections se sont complétées de
BTl
(pour l'école maternelle) et deBT2
(pour le collège).(6) PEP., op. cil.,p.158-161.
(7) Corpus: L'Éducation du travail, Neuchâtel: Delachaux el Niestlé, 1946/1967. Essai de psychologie sensible,Neuchâtel: Delachaux et Niestlé, 1968.Les Techniques Freinet de l'école moderne,Paris: Colin-Bourrelier, 1964.Pour l'école du peuple,1945, Paris: Maspéro, 1969.Les /nvariams pédagogiques,ibid.
(8) cf. le dossierL'enfant expérimentareur,66, et une synthèse d'E. Lémery dans la rubrique Repères, 76,77,79,80.
(9)MARCHIVE A.,L'entraide pédagogique emre élèves, les paradoxes de la pédagogie Freinet,in La pédagogie Freinet: misesàjour et perspectives,Presses Universitaires de Bordeaux, 1994. (10)HOUSSAYEJ.,/merpel/ation : l'absence de la pédagogie Freinet dans le domaine du loisir chez les enfams,ibid.
(II) cf. BOUMARD P., LAMIHI A.,Les pédagogies autogestionnaires, Vauchrétien : Ivan Davy éditeur, 1995.
