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Folie et raison chez Guy de Maupassant; suivi, de Propriété privée

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Academic year: 2021

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suivi de PROPRIÉTÉ PRIVÉE

par

Caroline Quesnel

mémoire présenté

à

la

Faculté des études avancées et de la recherche dans le cadre de l'obtention

du diplôme de Maîtrise es arts

Département de langue et littérature françaises Université McGiII, Montréal

juillet 1991

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(

AÉSLMÉ

Ce mémoire d'écriture littéraire comporte deux parties

distinctes.

La première est un texte critique où sera abordé le

problème de la perception de la folie par la raison

à

l'intérieur de

certains contes et nouvelles de Guy de Maupassant. En analysant le

discours des personnages qui sont les porte-parole de la raison, il

sera possible de mettre en évidence des rapports stratégiques de

force qui se tissent entre la folie et la raison.

Ce travail critique est

~uivi

d'un texte de création. Ce récit

est centré sur un personnage solitaire qui préfère la compagnie des

objets

à

celle des hommes. Il doit cependant se plier aux visites

répétées de sa "famille de fous".

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-This master's thesis on literary writing consists of two soparate parts. The first is a critique which discusses the problem of perceiving madness through reason in a selection ot Guy de Maupassant's short stories. An analysis of the dialogue of the characters who represent reason will reveal that there are strong, strategie ties linking madness and rsason.

This critique is followed by a creative work. The story focuses on a recluse who prefers the company of objects to that of people. He is, however, subjected to fraquent visits trom his "family of fools".

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Je suis très reconnaissante envers le professeur Yvon Rivard qui m'a encouragée et qui m'a prodigué de pr~cieux conseils durant toutes les étapes de ce mémoire.

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PREMIERE PARTIE: FOLIE ET RAISON CHEZ GUY DE MAUPASSANT

Introduction Voir les fous Parler des fous Conclusion Bibliographie

DEUXIEME PARTIE: PROPRIÉTÉ PRIVÉE

1 8 18 36 39 45

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PREMIERE PARTIE:

FOLIE ET RAISON CHEZ GUY DE MAUPASSANT

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ccSa~-on quels sont les sages et quels sont les fous, dans cette vie où la raison devrait souvent s'appeler sottise et la folie s'appeler génie? ..

Guy de Maupassant, "La Peur"

Folie et raison, voilà des antonymes hors du commun. Bien que par leur nature ils soient diamétralement opposés, la doxa regorge de maximes qui les confondent: "pas de sagesse sans folie", "le fou se croit sage, le sage se dit fou", "il faut avoir l'air fou et être sage", "le fou enseigne aux sages", etc. Ce type d'analogie se développe toutefois bien au-delà des sophismes, des calembours et des dictons populaires. En outrEJ, des chercheurs tels que Michel Foucault ont déjà affirmé qU'ccii n'y a de perception de la folie que par référence à l'ordre de la raison1.".

C'est dans ce~ ordre d'idées que nous avons opté pour l'étude du discours de la raison chez Guy de Mêlupassant. Ses contes et nouvelles font état d'un nombre considérable de fous. Ils circulent au milieu d'autres personnages qui se disent, pour leur part, raisonnables : médecins, amis, époux, voisins, etc. C'est exclusivement sur le témoignage de ces représentants de la raison que s'appuiera notre recherche. Selon Jacques Derrida, l'examen du discours de la raison nous réserve possiblement des surprises :

il s'agit là d'une expérience qui [ ... ] n'est peut-être pas moins aventureuse, périlleuse, énigmatique, nocturne et pathétique que celle de la folie, et qui lui est, je crois, beaucoup moins adverse et accusatrice, accusative, objectivante que Foucault ne semble le penser2.

1. Michel Foucau~, Histoire de la folie à l'âge classiQue, Paris, Gallimard, 1972, "collection Tel~" p. 198.

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Notre analyse sera fondée sur la lecture d'une vingtaine de récits de Maupassant3. Ce corpus, sans prétendre être exhaustif, représente assez bien l'ensemble de l'oeuvre. De plus, nous ferons appel à des concepts théoriques avancés par "l'analyse du discours", un secteur de recherche interdisciplinaire qui se propose ccd'étudier et d'expliquer ce qui se dit et s'écrit [ ... ] dans une visée de compréhension englobante de la façon dont une société se connait et se représente à travers toutes les formes de l'oral et de l'écrit4.".

Tout en respectant la perspective des représentants de la raison dans les récits de Maupassant, nous chercherons à dégager deux moments précis où folie et raison se rencontrent: dans un premier temps, nous verrons comment la raison reconnaît la folie, c'est-à-dire comment jes porte-parole de la raison prétendent identifier les fous sans se tromper. Dans un deuxième temps, nous verrons comment la raison réagit face

à

cette même folie, quelles formes de discours elle adopte. Mais avant de procéder

à

ce double examen, il serait bon de clarifier les liens qui se tissent entre parole, folie et raison puisque notre recherche. s'établit d'emblée sous le signe ou langage.

Quoi de plus banal, de plus journalier que l'ensemble des paroles qu'on échange en société. Les mots, les phrases qui composent notre discours nous semblent a priori bien inoffensifs. Toutefois Marc Angenot explique que

ce qui se dit n'est jamais aléatoire ni "innocent"; [ ... ] une querelle de ménage a ses "règles" et ses rô!as, sa topique, sa rhétorique, sa pragmatique et [ ... ] ces règles ne sont pas celles d'un mandement épiscopal, d'un éditorial politique ou de la profession de foi d'un candidat députéS,

3. La liste de ces textes se trouve dans la bibliographie sous le titre "corpus". 4. Marc Angenot, "L'analyse du discours: esquisse d'une problématique générale", Byllet;n de l'ACLAlBullet;n of the CAAL,

XIII-l

(printemps 1991), p. 9. 5. itlliL,.

p.

16.

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.., "

"L'analyse du discours" est une voie relativement nouvelle de la critique contemporaine. Elle se charge d'étudier les rapports stratégiques des Torces qUi sont véhiculées par eecet assemblage de mots composés en phrases ordonnées qu'on appelle "discours"6". Cette théorie du discours emprunte ses méthodes d'investigation tantôt à la linguistique ou à l'historiographie, tantôt à la sociocritique ou aux sciences politiques, tantôt à la rhétorique ou aux études littéraires. Dans le cadre de cet essai, nous n'avons pas l'intention d'incorporer l'ensemble des diverses tendances d'analyse qui se sont multipliées dans ce domaine interdisciplinaire depuis une Vingtaine d'années. Nous nous contenterons simplement de nous rattacher à une certaine "école de pensée" initiée par Michel Pêcheux qui regroupe des chercheurs tels que Marc Angenot, Jacques Guilhaumou, Denise Maldidier, Régine Robin ou Georges Vignaux.

Nous tenons toutefois à préciser que l'objet de notre travail ne consiste aucunement

à

vérifier les différentes thèses développées par ces spécialistes, mais plutôt à utiliser au besoin certaines de leurs notions critiques pour mieux dégager les propos de la raison dans les contes et les nouvelles de Guy de Maupassant.

Les chercheurs que nous venons d'énumérer s'accordent pour fonder leurs recherches respectives sur un postulat commun. Marc Angenot le présente ainsi:

ma démarche a été de rechercher des légitimations. des dominances et des récurrences de l'homogène dans la cacophonie apparente, des principes de cohésion, de contrainte et de coalescence qUi font que le discours social n'est pas une juxtaposition des formations discurSives autonomes, strictement renfermées sur leurs traditions propres, mais un espace d'interaction où des contraintes, des impositions de thèmes et de formes viennent incessamment colmater les brèches, contrecarrer les tendances centrifuges, [ ... ] fixer entropiquement les limites du pensable, de l'argumentable, du narrable, du scriptlble7.

6. Georges Vignaux, Le discours: acteur du monde, Paris, Ophrys, 1988, «L'homme dans la lanolle", p. 21.

7. Marc Angenot, "Hégémonie, dissidence et contre-discours", Discours soc;aVSoc;al Piscourse, 1-3 (hiver 1988), pp. 243-244.

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4 Autrement dit, ce groupe de chercheurs veut dégager, à partir d'un ensemble de discours donné et à travers l'apparente hétérogénéité des argumentations et des narrations, une certaine unanimité discursive. Cette unanimité peut apparaître sous la forme d'un mot, d'une maxime, d'une structure syntaxique, d'une figure rhétorique, d'un idéologème, etc. C'est donc sous le signe de la récurrence et de la régularité que s'oriente notre analystl du discours des représentants de la raison chez Maupassant.

Mais avant de procéder à l'examen détaillé des propos de ces personnages, il convient de se pencher sur la perception générale de la folie en France, au XIXe siècle. A cette époque, autant il va de soi qu'on attribue un discours à la raison, autant il semble difficile d'en dégager un qui soit propre à la folie. A la fécondité verbale de la raison, on oppose très souvent le silence de la folie. Ce mutisme est-il un mythe ou une réalité?

Dans une thèse intitulée Clinique et roman de la folie. 1860-19108, Catherine Glaser a étudié le regard médical porté sur la maladie mentale dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elle rapporte entre autres que parole et folie sont, à un niveau clinique, étroitement liées: cele docteur Labarthe suppose dans la civilisation un rapport de cause à effet entre le langage et la folie [ ... ], certes la folie vient avec les mots, mais parvenue à son dernier degré, elle retourne au silence9.». Autrement dit, pour établir un diagnostic, les aliénistes du

XIXe siècle devaient se fier, du moins en partie, à la volubilité du patient. Lorsque celui-ci se retranchait dans un mutisme complet, la maladie, selon eux, était alors parvenue à sa phase terminale. A cette époque, le comble de la folie résidait dans le silence: (Cun langage imparfait est pour l'aliéniste un signe de folie [ ... ], il est aussi le signe d'un état pathologique moins grave que le mutisme totapo.»

8. Catherine Glaser, CliniQue et roman de la folie. 1860-1910. Ph.D. Université McGiII (Littérature française), 1985, viii-403 p.

9.ibid.,.p.292. 10.

i1lliL

p. 293.

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Dans une telle perspective, la parole se présente comme un instrument de promotion sociale de premier ordre au XIXe siècle : tantôt instrument de discrimination pour ceux qui entretiennent un rapport difficile avec elle, tantôt instrument de domination accordé à ceux qui savent l'exploiter efficacement En vérité, le discours est synonyme de pouvoir:

Le discours [ ... ] ce n'est pas simplement ce qui manifeste (ou cache) le désir, c'est aussi ce qui est l'objet du désir; [ ... ] le discours n'est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ~e pour qUOI, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s'emparer11 .

Si les autorités médicales du XIXe siècle considéraient que, parmi tous les fous, seuls les plus malades étaient muets, alors cliniquement rien n'empêchait tous les autres d'avoir libre accès à la parole. Pourtant, dans les faits, l'expression du discours de la folie au XIXe siècle se bute à des obstacles de taille. André Cellard précise que "le fou dérange, par ses cris, par sa malpropreté, mais surtout parce qu'il proJette, en ce début du XIXe siècle, l'image même du désordre12 )'. Ainsi pour rétablir l'ordre social, on enferme les fous à l'asile, là où ils ne peuvent s'expnmer que devant une poignée de spt.ciallstes qui ne les écoutent pas : cele médecin qui réduit au silence les malades trop loquaces est apte à rendre éloquemment le mutisme de l'Idiot13 ".

On aurait tort cependant de ne voir dans l'enferme ment à l'asile qu'un geste exclusivement ségrégationniste : cette institution est née au début du siècle avec la ferme volonté de soigner la folie et même de la guérir.

Il n'empêche que, dans les faits, le monologue médical des aliénistes au XIXe siècle a plongé la folie dans le silence. Pourquoi la raison s'acharne-t-elle 11. Michel Foucault, L'ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 12.

12. André Cellard, Histoire de la folie au Québec. de 1600 à 1850, Montréal, Boréal, 1991, p. 145.

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sur un langage mineur qu'elle-même considère volontiers imparfait, balbutiant et maladroit? Michel Foucault explique cette intolérance par le fait que la folie posséderait ccd'étranges pouvoirs, celui de dire une vérité cachée, celui de prononcer l'avenir, celui de voir en toute naïveté ce que la sagesse des autres ne peut pas percevoir14.". Sous cette conception quelque peu idéaliste de la folie se cache une idée fort intéressante: le discours de la folie se démarque des autres par une certaine originalité. Avec des pensées incompréhensibles, des associations surprenantes et des images insolites, les fous ont réussi

à

bâtir à travers les siècles un langage que la raison doit se contenter de déchiffer, car elle-même n'aurait jamais pu l'inventer. Depuis toujours cette profonde singularité agace et inquiète les tenants de la raison. Théoriquement, si le discours de la folie représente un danger, c'est parce qu'il échappe au contrôle de la raison et qu'il menace ainsi son pouvoir hégémonique.

Cette menace dépasse le cadre de la simple contestation, car un langage contestataire ccsuppose un "code commun", c'est-à-dire non seulement une base linguistique commune, mais le partage des mêmes valeurs fondamentales15 " avec l'objet contesté. D'ailleurs dans les systèmes discursifs hégémoniques, il n'est pas rare de voir le langage contestataire servir, bien malgré lui, la cause du pouvoir contesté et ainsi en renforcer les assises.

Le discours de la folie n'est pas un langage contestataire, car il ne partage aucune des valeurs fondamentales du discours de la raison. Bien au contraire, il s'établit foncièrement en marge de la raison, en marge de tout un système discursif pensé pour servir la raison. Par conséquent, la parole du fou dérange, parce qu'elle est hors de portée, donc inaccessible au contrôle de la raison. Anton Zijderveld illustre bien cette situation: ccThe fool [ ... ] is by definition never

14. Michel Foucault, L'ordre du discQurs, p. 13.

15. Denise Maldidier, Jacques Guilhaumou et Régine Robin, "Jalons dans l'histoire de l'analyse du discours en France ... " Discoyrs social/Social Djscoyrse, 11-3 (automne 1989), p. 8.

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part of the game and therefore in position to disturb it severely16." Pour neutraliser ce faux joueur et s'assurer l'hégémonie du discours, la raison au XIXe siècle a donc choisi d'enfermer les fous

à

l'asile.

Puisque la parole représente un enjeu déterminant dans le conflit qui oppose la folie à la raison au XIXe siècle, le silence de la folie ne peut être un simple accident. La raison rejette la folie non seulement parce qu'elle n'est pas conforme

à

la norme établie, mais surtout parce qu'elle est étrangère

à

toute norme. En ce sens, la folie est véritablement désordre. En examinant les personnages des contes et des nouvelles de Guy de Maupassant, nous verrons que la distribution des rôles, en termes de pouvoir et d'accès au langage, ne reflète pas toujours les tendances observées à cette époque.

16. Anton Zijderveld, Reality in a Looking-Glass ; Rationality through an Analysjs of Tradjtjonal FOlly, London, Boston, Routledge and Kegan Paul, 1982, p.29.

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VOIR LES FOUS

«Les fous m'attirent. Ces gens-là vivent dans un pays mystérieux de songes bizarres, dans ce nuage impénétrable de la démence ...

Guy de Maupassant, "Madame Hermet"

Le tout premier geste discriminatoire de la raison est posé bien avant l'élaboration des stratégies et des discours, il consiste simplement

à

tracer une ligne bien droite au milieu de tous les hommes. Cette ligne, elle sépare deux camps : d'une pan celui des fous, de l'autre celui des hommes normaux. Une telle démarcation est nettement perceptible

à

l'intérieur des contes et des nouvelles de Guy de MaIJpassant. En effet, aux yeux des représentants de la raison, l'état de santé mentale des autres personnages s'avère rarement problématique : ou bien ils sont fous, ou bien il sont raisonnables.

Le verdict est souvent expéditif et toujours irrécusable. Par exemple dans "L'Enfant", l'extraordinaire appétit sexuel de Mme Hélène lui vaut une réputation peu enviable: «Dans le pays on la disait folle1.,). Les tenants de la raison font le partage presque instinctivement. C'est également le cas de la bonne du docteur Héraclius Gloss qui, lorsque son maître l'oblige

à

vénérer un singe, cese retira dans sa cuisine, convaincue que le docteur Héraclius Gloss était décidément fOUI, (l, 34-35). Dans l'esprit d'Honorine, comme de la majorité des représentants de la raison, l'hésitation est de courte durée : la folie des autres est une simple évidence.

1. Guy de Maupassant, Contes et nouyelles, Paris, Gallimard, 1974, «Bibliothèque de la Pléiaden , l, p. 983. Par commodité, nous indiquerons

à

la suite des prochaines citations le numéro du tome et de la page entre parenthèses.

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Mais concrètement, au coeur des récits, comment s'y prend-on pour reconnaître les fous? lorsqu'on les croise dans la rue, dans les cafés, lorsqu'on les surprend dans leur intimité, existe-t-il un signe ou une marque infaillible qui les distingue des autres? Et comment celui qui juge peut-il être vraiment certain de n'être pas lui-même fou?

Un premier symptôme de la maladie mentale se déclare au niveau de l'aspect physique de l'individu atteint. Pierre Jacerme souligne qu'aux yeux de la médecine du XIXe siècle, cela maladie du fou, [ ... ] en tant que "maladie" tombant sous le regard de la science, [ .] doit être visible dans l'organisme2 , •. En effet, rien de plus commode pour les représentants de la raison que de pouvoir lire la folie directement sur le corps du fou. Quels sont ces signes distinctifs visibles chez les fous de Maupassant? Il serait vain de vouloir isoler une marque universelle qui garantirait

à

coup sûr la présence de la folie chez un individu. Puisque cette maladie est polymorphe, il faut donc s'attendre

à

ce que les signes physiques qui l'accompagnent soient tout aussi diversifiés.

Prenons, par exemple, les textes suivants: "Apparition", "L'Auberge", "La Chevelure". A l'intérieur de ces trois récits, la folie se trahit par un signe physiologique bien particulier : les cheveux des trois aliénés ont blanchi prématurément. Dans re premier cas, le marquis de La Tour-Samuel affirme au sujet d'un ami d'enfance qu'ccii semblait vieilli d'un demi-siècle.

Ses cheveux étaient tout blancs', (l, 781); dans le second, cela mère constata que c'était Ulrich, bien que ses chaveux fussent blancs" (II, 796); et dans le dernier, le narrateur raconte que le patient avait cedes cheveux presque blancs qu'on devinait blanchis en quelques mois" (II, 107). Contrai rement

à

l'opinion courante, blanchir des cheveux n'est pas synonyme de sagesse, mais plutôt signe d'un dérèglement dans le cas de ces trois personnages.

2. Pierre Jacerme, La "folie". de Sophocle à l'antipsychiatrie, Paris, Bordas, 1974, p. 103.

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Cependant, les fous de Maupassant ne souffrent pas tous de canitie précoce. Chez d'autres personnages par exemple, la folie se présente sous la forme d'une maigreur excessive. C'est le cas du patient du docteur Marrande dans la première version du "Horla" : ccii était fort maigre, d'une maigreur de cadavre, comme sont maigres certains fous que ronge une pensée" (II, 822). Le même symptôme se répète chez l'astronome dans "L'Homme de Mars" : ccii avait l'air d'un chétif maître d'étude à lunett3s, dont le corps fluet n'adhérait de nulle part

à

ses v€'tements trop larges" (II, 1003).

Un autre trait qui dénote la folie est souvent perçu dans le regard de ceux qui en sont atteints. On dit de Jacques Parent ("Un fou?") qu'il avait ccdes yeux d'halluciné, des yeux noirs, si noirs qu'on ne distinguait pas la pupille, des yeux mobiles, rôdeurs, malades, hantés" (11,308). Quant au héros de "La Chevelure"4 il «regardait d'un oeil fixe, vague et hanté" (II, 107).

Selon Catherine Glaser, ccle bavardage du corps remplit le silence verbal: chez le monstre, le langage est incamé3". Bien que cette hypothèse soit vérifiée chez Maupassant, elle ne permet pas d'identifier tous les personnages fous. Pire encore, elle rend possible de fâcheuses méprises: par exemple, on dit que le vieillard de "Mt'nuet" «était maigre fort maigre, anguleux, grimaçant et souriant. Ses yeux vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des paupières" (1,638). Cet homme,

à

lui seul, rencontre les trois critères de la folie (blancheur des cheveux, maigreur et singularité du regard), et pourtant il n'a rien d'un insensé.

Dans un traité de nosologie publié au XIXe siècle, le docteur Sauvages révélait que C(quantité de personnes, pour ne pas dire toutes ne tombent dans la folie que pour s'être trop occupées d'un objet4.". Pour ce spécialiste, ce n'est

3. Catherine Glaser, op.cit., p. 295.

4. Sauvages est cité par Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classigue, p.251.

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pas tant le corps du malade que la relation que ce dernier entretient avec les objets qui devient suspecte.

ccNous nous trompons en jugeant le Connu, et nous sommes entourés d'Inconnu inexploré. Donc tout est incertain et appréciable de manières différentes. Tout est faux, tout est possible, tout est douteux. [ ... ] Je suis enveloppé de choses inconnues') (II, 463-464) s'exclame le rédacteur de la "Lettre d'un fou". La relation qui se tisse entre le fou et les objets n'est jamais tout

à

fait normale chez Maupassant: un homme tombe amoureux d'une chevelure de femme, un mari s'entiche de toutes les variétés de fleurs ou un amant se dit «jaloux du cheval ... jaloux du vent... jaloux des feuilles... des gouttes de soleil... jaloux de la selle" (l, 525)5.

Pierre Cogny soutient pour sa part que, dans les contes et nouvelles de Maupassant, celes choses exercent un pouvoir6". On remarque effectivement qu'à l'intérieur de certains récits, les objets eux-mêmes paraissent s'animer de façon inexplicable. Par exemple, le héros de "Qui sait?" est le témoin impuissant de la fuite de son propre mobilier:

Je me glissai dans un massif [ ... ] contemplant toujours ce défilé de mes meubles, car ils s'en allaient tous, l'un derrière l'autre, vite ou lentement, selon leur taille et leur poids. Mon piano, mon grand piano

à

queue, passa avec un galop de cheval emporté et un murmure de musique dans le flanc, les moindres objets glissaient sur le sable comme des fourmis (II, 1229)

Dans la nouvelle intitulée "Un fou?", les objets les plus divers obéissent au moindre geste des mains de Jacques Parent : (cje vis le couteau lui-même tressaillir, puis il remua, puis il glissa doucement tout seul, sur le bois vers la main arrêtée qui l'attendait, et il vint se placer sous ses doigts." (11,313).

5. Il s'agit des personnages de "La Chevelure", "Un cas de divorce" et de "Fou?". 6. Pierre Cogny, Le Maupassant du Horla, Paris, Lettres modernes-Minard, 1970, ccAvant-siècle,), p. 44.

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ccAu lieu d'exercer sa puissance sur les objets, comme on s'y attendrait, le personnage est agi par eux7.", remarque Louis Forestier. Dans notre corpus, l'influence des choses sur le comportement humain s'avère invariablement néfaste. C'est à cause d'un oeuf trouvé sur la neige que la femme du forgeron devient possédée dans "Conte de Noël". Et si le docteur Héraclius Gloss n'avait pas déniché le manuscrit métempsycosiste, il n'aurait certainement pas fini ses jours

à

l'Asile des Aliénés. Chez Maupassant, l'objet est donc un facteur de désordre qui peut même, à l'occasion, changer le cours d'une vie entière. Selon Henri Faure, lorsque la relation aux objets se détraque, le malade mental ccn'a plus [ ... ] la maîtrise du monde des formes, et c'est là sa blessures". Cette blessure, bien qu'elle afflige plus d'un fou chez Maupassant, en épargne tout de même plusieurs autres.

" existe un dernier indice qui permet de distinguer efficacement les fous des hommes normaux. Ce signe s'avère d'ailleurs beaucoup plus sûr et plus répandu

à

travers notre corpus que ne le sont la caractérisation physique et l'interaction avec les objets. " s'agit de la "hantise des idées". Maupassant considérait que la folie résultait directement de la domination exclusive d'une seule idée dans l'esprit d'un individu. A l'intérieur de ses récits, l'auteur a voulu illustrer cette hypothèse en créant toute une famille de "monomaniaques"9. C'est cans "La Chevelure" que l'écrivain a exposé le mieux sa théorie :

On sentait cet homme ravagé, rongé par sa pensée, par une Pensée, comme un fruit par un ver. Sa Folie, son idée était là, dans cette tête, obstinée, harcelante, dévorante. [ ... ] Elle,

7. introduction de louis Forestier dans Guy de Maupassant, COotes et

nouyelles, Paris, Gallimard, 1974, cc Bibliothèque de la Pléiade", l, p. XLV

8. Henri Faure, Les objets dans la folie, Paris, PUF, 1966, ccBibliothèque de psychiatrie." p. 239.

9. «un homme "fou" sur un point, intelligent sur tous les autres, sera rangé par Esquirol parmi les "monomaniaques" .• , (Pierre Jacerme, op.cit.. p. 103.)

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-l'Invisible, l'Impalpable, l'Insaisissable, l'Immatérielle Idée minait la chair, buvait le sang, éteignait la vie. Quel mystère que cet homme tué par un Songe 1 (II, 107)

Ce que Maupassant appelle lui-même "~'obsession de l'idée fixe" dans l'une de ses chroniques10 caractérise la presque totalité des fous de notre corpus : Héraclius Gloss se prend pour Pythagore, fondateur de la métempsycose; un juge est fasciné par le meurtre au point d'en commettre plusieurs ("Un fou"); une mère est obsédée par la petite vérole qui a emporté son fils unique ("Madame Hermet"); tandis qu'un cocher sombre dans la démence à la suite de la mort qu'il a infligée lui-même à sa petite chienne ("Mademoiselle Cocotte"). D'autres encore sont persuadés de l'existence de certains êtres totalement invisibles (les deux versions du "Horla", "Lettre d'un fou", "Lui?"). La très grande variété de cas proposés par Maupassant et surtout le peu de ressemblance clinique entre eux montre l'état précaire dans lequel se trouve la médecine mentale en cette fin de XIXe siècle. Philippe Lejeune souligne qu'ecentre le médecin et l'objet de son discours, il y a un abime11 ".

"L'obsession de l'idée fixe" n'est visible ni sur le corps ni dans les gestes quotidiens du fou, il faut plutôt en chercher les signes parmi les mots balbutiants et maladroits qu'il prononce. Ainsi, avant de déclarer un personnage fou, les représentants de la raison n'ont d'autre choix que de se mettre à l'écoute de l'aliéné,

à

l'écoute du discours de la folie. Il est à noter que par cette attitude Maupassant se démarque radicalement de son époque. Nous avons vu précédemment que le XIXe siècle était marqué par l'enfermement et le silence forcé des aliénés; paradoxalement, les fous sont généralement bavards chez Maupassant : eeun seul être connaît mon histoire. Le médecin d'ici. Je vais

10. Guy de Maupassant,"Un miracle", dans ChroniQues, Paris, Union générale d'Editions, 1980, cc 1 0/18", vol. III, p. 274.

11. Philippe Lejeune, "Maupassant et le fétichisme", dans Colloque de Cerisy, Maupassant : miroir de la nouyelle, Paris, Presses Universitaires de Vincennes,

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l'écrire. Je ne sais trop pourquoi? Pour m'en débarrasser" (II, 1225), explique le héros de "Qui sait?" en guise d'introduction

à

son incroyable récit; ccje vais vous dire bien franchement mon étrange état d'esprit" ( Il, 461), commence le rédacteur de la "Lettre d'un fou"; ccdès que j'aurai commencé à vous parler, vous allez me prendre pour un fou [ ... ] ce que je vais vous dire est bizarre" (II, 1003), avertit l'astronome dans "L'Homme de Mars".

Est-ce

à

dire que Maupassant présente une race de porte-parole de la raison plus sympathique

à

la cause des fous? Nous verrons bientôt que cette tolérance nouvelle n'est pas purement gratuite, mais plutôt stratégique. Après avoir prêté l'oreille au discours des fous, un des représentants de la raison (le narrateur de "Madame Hermet") en vient

à

la conclusion que : ccleurs idées bizarres ne sont, en somme, que des idées connues, étranges seulement parce qu'elles ne sont plus enchaînées par la Raison." (II, 875). Ce sentiment est partagé par la majorité des tenants de la raison : ecce toqué m'a paru moins bête qu'un simple rentier" (II, 1010) avoue le voisin de l'astronome dans "L'Homme de Mars". Autrement dit, les porte-parole de la raison ne perçoivent rien d'insolite dans le discours de la folie;

à

leur avis, il ressemble beaucoup à celui de la raison.

En cela, ils vont à l'encontre de la tradition qui veut que le fou parle un langage original,

à

la limite du compréhensible. Ce qui caractérise les paroles du fou chez Maupassant, c'est un simple décrochage au niveau du contexte, des proportions, de la perception physique ou psychologique, etc. Par exemple,

il est fort louable d'apprécier les jolies fleurs, mais lorsqu'un individu les préfère

à

sa propre épouse ("Un cas de divorce"), le contexte de cet attachement végétal le rend subitement anormal. De même, souffrir de jalousie est un sentiment bien humain, mais croire fermement que son plus féroce rival est un cheval ("Fou?"), c'est définitivement sortir des limites de la norme acceptable. Ou encore, des études dans le domaine de l'astronomie constituent une activité enrichissante, mais lorsqu'un homme confesse avoir été témoin de l'atterrissage

(21)

-de tout un convoi -de Martiens ("L'Homme -de Mars"), on peut légitimement questionner sa santé mentale.

A première vue, les porte-parole de la raison chez Maupassant paraissent être des philanthropes: d'une part ils écoutent les paroles des fous, de l'autre ils ne déprécient pas ce langage, au contraire, ils le comparent au leur. Nous avons toutefois des raisons de croire que cette indulgence cache des intentions moins bienveillantes. Au chapitre précédent, nous avions insisté sur le fait que la menace de la folie résidait dans sa marginalité et dans son originalité. Dire que les idées des fous sont pareilles à celles de la raison, n'est-ce pas au fond nier le caractère singulier de la folie? Les représentants de la raison chez Maupassant ont donc adopté stratégiquement le parti de l'analogie pour amputer ce caractère original et ainsi neutraliser la folie. En accordant la parole aux fous, les tenants de la raison peuvent ainsi désamorcer la folie. Finalement, cela vraie censure ne consiste pas à interdire [ ...

J

mais à nourrir indûment, à

maintenir, à retenir,

à

étouffer, à engluer dans les stéréotypes [ ...

J.

La censure sociale [ ... ] est [ ... ] là où on contraint de parler12

Nous avons déjà souligné que le premier réflexe de la raison consistait à démarquer le fou, à le distinguer des êtres normaux. Instinctivement, la raison établit la règle suivante : je vois que cet homme est fou, mais je ne suis pas fou moi-même. La folie est donc sentie, en premier lieu, comme différence. Le fou, c'est l'Autre.

En revanche, vue sous l'angle de la raison, la folie chez Maupassant présente toutes les caractéristiques du familier : les traits physiques (les cheveux blancs, la maigreur, le regard), de même que les objets manipulés par les fous (des fleurs, des livres, des meubles, des miroirs, etc.) n'ont rien 12. Roland Barthes, cité par Marc Angenot dans "Hégémonie, dissidence et contre-discours", Discours social/Social Discourse, 1-3 (hiver 1988) p. 247.

(22)

(

16 d'extraordinaire. On perçoit même les idées des fous comme pareilles à celles de la raison. Selon Aristote, ccle monstre est un phénomène qui va à l'encontre de la "généralité des cas" mais non pas à l'encontre de la nature envisagée dans sa totalité 13 ". La folie est donc considérée, en second lieu, comme ressemblance. Le fou, c'est aussi l'Alter ego.

Marie-Claire Bancquart affirme que cette parenté, même lointaine, est une source d'inquiétude grandissante au XIXe siècle : ((c'est en réalité de cet "avant-siècle" que date l'idée que la folie n'est pas

une ,

et qu'elle n'est pas séparée par un abîme de la "santé morale"14". D'ailleurs, les personnages de Maupassant ne sont pas nés fous. Avant d'être frappés par la maladie, ils étaient des citoyens parfaitement normaux : ccje vivais comme tout le monde" (II, 461) se rappelle le rédacteur de la "Lettre d'un fou"; ccautrefois, je n'éprouvais rien de cela" (l, 871) assure le narrateur de "Lui?". L'insidieuse folie peut donc se déclarer partout. De là à soupçonner tout homme normal (incluant sa propre personne) d'être potentiellement fou, il n'y a qu'un pas.

Cette monstrueuse ressemblance offre tout de même un avantage de taille pour la raison : elle prive le fou d'un caractère distinctif. La folie se trouve ainsi complètement avalée par le système rationnel, incapable de s'en distinguer. Ce «mystère banal de la démence" (II, 875), comme le dit si bien un tenant de la raison dans "Madame Hermet", ne risque certainement pas d'affaiblir les assises du pouvoir des porte-parole de la raison. Malgré les craintes qu'elle peut faire naître, la parenté instituée entre folie et raison accorde

à

cette dernière un contrôle permanent sur les fous.

Tout bien considéré, la statégie des porte-parole de la raison s'avère fort astucieuse : loin de brutaliser les fous en leur imposant un silence forcé, elle

13. Aristote, cité par Claude Kappler dans Monstres, démons et merveilles à la fin du Mayen Age, Paris, payot, 1980, p. 207.

14. Marie-Claire Bancquart, Gyy de Maypassant "Le Ho ria" et aytres cQntes cruels et fantastiQyes, Paris, Garnier Frères, 1976, p. xx.

(23)

-opère à la racine du problème en déniant l'originalité de leur discours. C'est donc en se rapprochant du fou, même en l'écoutant parler que les représentants de la raison parviennent à le minoriser, à l'opprimer, à l'étouffer. "La vraie violence est muette, le bourreau ne prononce pas l'apologie de son acte1S "

15. Philippe Sollers, L'écriture et l'expérience des limites, Paris, Seuil, 1968,

(24)

(

(

PARLER DES FOUS

Oui 1 vive la science, vive le génie humain ! gloire au travail de cette petite bête pensante qui lève un à un les voiles de

la création !

Guy de Maupassant, "Adieu Mystères", ChroniQues

Après avoir escorté un moment le regard pénétrant des représentants de la raison, il convient maintenant de se pencher sur leurs paroles. Dans ce chapitre, nous procéderons à l'examen du contenu du discours de la raison. Qui sont les représentants de la raison? Leur verdict est-il unanime? Quel impact peut avoir leur discours? Voilà quelques questions parmi d'autres auxquelles nous tenterons de répondre au cours des pages suivantes.

Selon Georges Vignaux, il faut tenir compte de la ccmédiation essentielle du sujet énonciateur constituant,

à

chaque discours, son propre champ de vérité/erreur1". Par conséquent, la facture du discours de la raison dans les contes et nouvelles de Maupassant doit varier considérablement en fonction de l'identité des porte-parole. D'ailleurs à l'intérieur de notre corpus, on découvre des représentants de la raison de tous les âges, issus de toutes les couches sociales et affichant des personnalités très diverses.

Commençons d'abord par les "spécialistes de la folie" : les aliénistes. On les rencontre pratiquement dans tous les récits de Maupassant. Le XIXe siècle a fait du personnage médical ni plus ni moins qu'un thaumaturge. cclII détient] son 1. Georges Vignaux, op.cit.. p. 43.

(25)

-.. ' -, ..

--pouvoir

à

l'asile non pas en vertu d'une science, puisqu'il ne saurait s'agir que d'un discours sur la folie, mais d'une autorité morale2 ". Dans une telle perspective, il n'est pas surprenant de voir que pour traiter les crises de Mme Hermet, son médecin néglige à la fois les médicaments, les techniques scientifiques et les thérapies de choc, au profit d'un simple pinceau d'aquarelliste. Quelques coups suffisent à enrayer les pires séquelles de sa vérole imaginaire: ccvous savez bien que je vous les enlève toutes les fois, ces vilains trous, et qu'on ne les aperçoit plus du tout quand je les ai soignés» (II, 876), assure-t-il juste avant de lui administrer sa cure.

Depuis la fin du XVIIIe siècle, si la science a accompli des efforts considérables dans la rationalisation de son approche de la folie, il subsiste toutefois de grandes divergences d'opinions chez les spécialistes à propos de la nature et du traitement de la maladie mentale. Nous verrons bientôt que le discours des personnages médecins, dans les récits de Maupassant, reflète bien cette disparité.

Parmi les représentants de la raison, il ne faut pas oublier d'inclure la foule. Guy de Maupassant y fait allusion à l'intérieur d'au moins deux de ses textes . "Conte de Noël" où un village entier assiste à la guérison hypnotique d'une possédée, ainsi que "Le Docteur Héraclius Gloss" où les résidants de Balançon manifestent sous les fenêtres du célèbre métempsycosiste. Le thème de la foule a déjà fait l'objet d'une chronique de Maupassant dans Le Gaulois. " y soutient notamment que : cccette foule est quelqu'un, un vaste individu collectif" et qu'ccun dicton populaire affirme que "la foule ne raisonne pas"3".

Le reste des personnages raisonnables forme un ensemble plutôt hétérogène. Il est possible, malgré tout, de les répartir en trois catégories distinctes. La première regroupe les "proches" des fous, c'est-à-dire les domestiques (dont Mlle Honorine, la bonne du docteur Glass et la vieille 2. André Cellard, QP.cit.. p. 133.

(26)

(

20

servante dans "La Folle"), les amis (Louise Hauser dans "L'Auberge") ou encore les voisins (Mathieu d'Endolin et le voisin de l'astronome dans "L'Homme de Mars"). La seconde catégorie réunit les "notables" de la société. On compte parmi leurs rangs un curé ("Conte de Noël"), un avocat ("Un cas de divorce"), une baronne ("L'Enfant"), un officier allemand ("La Folle"), ainsi qu'un doyen et un recteur d'université ("Le Docteur Héraclius Gloss"). Finalement, parmi les observateurs anonymes, on retrouve des narrateurs. Il arrive parfois que ces témoins soient des personnages qui connaissent personnellement le malade ("Un fou?") ou qui accompagnent les médecins dans leur tournée

à

l'asile ("La

CheveIL~re", "Madame Hermet", "Mademoiselle Cocotte").

Si la nature d'un discours est tributaire de la spécificité du sujet énonciateur, force est de constater que chez Maupassant le discours de la raison ne peut être que fort varié. Cependant,

à

l'intérieur des regroupements de personnages que nous venons de former, il n'existe pas nécessairement d'unanimité discursive. Il y a des médecins qui préfèrent employer la méthode forte tandis que d'autres favorisent une approche plus humaine. Certains notables souhaitent aider les fous, d'autres voudraient les éliminer. En somme,

à

la variété des porte-parole correspond une grande variété de discours.

Théoriquement, la somme de tous les discours des représentants de la raison chez Maupassant, aussi divergents soient-ils, constitue ce que Maldidier, Guilhaumou et Robin appellent une "formation idéologique"4, c'est-à-dire une «force confrontée

à

d'autres forcess.,

à

l'intérieur d'une société donnée. Par exemple au XIXe siècle, la "formation idéologique" constituée par le discours de la raison s'inscrivait en opposition

à

beaucoup d'autres "formations

4. Denise Maldidier, Jacques Guilhaumou et Régine Robin, loc.

cil"

p. 5.

(27)

-

".

21 idéologiques", dont celles du discours de la folie, du discours artistique ou celle du discours sur le spiritisme. En outre, Maldidier, Guilhaumou et Robin précisent que

les formations idéologiques ainsi définies comportent nécessairement, comme une de leurs composantes, une ou plusieurs Formation Discursives interreliées qui déterminent

ce

qui peut et doit être dit [ ... ]

à

partir d'une position donnée dans

une conjoncture donnée6,

A partir de notre corpus, il est possible de réduire les propos des divers représentants du discours de la raison à quatre de ces "formations discursives" : la domination, la fascination, la compassion et le doute. Ces quatre formations discursives véhiculent les attitudes, les comportements ou les réflexes des personnages lorsqu'ils sont directement confrontés à la folie.

Au lieu de "formation discursive", Michel Foucault parle plutôt en termes de "conscience de la folie" pour catégoriser les différentes formes du discours de la raison. Il en a dégagé quatre formes générales: critiqueJpratique, énonciative et analytique7 qui correspondent globalement

à

notre typologie.

Notre première formation discursive, la domination, regroupe les propos des porte-parole de la raison qui s'octroient une supériorité écrasante sur les fous. Elle correspond

à

la conscience critique de la folie chez Michel Foucault, une «conscience qui s'engage tout entière dans son jugement [ ... ]; conscience qui ne définit pas, qui dénonce 8". D'emblée, le porteur de ce type de discours s'établit comme autorité. Il occupe, de ce fait, une position de force: il domine le fou.

Parmi les personnages qui se servent du discours de la domination on citera, entre autres, l'officier allemand dans "La Folle" qui, agacé par le mutisme 6. Denise Maldidier, Jacques Guilhaumou et Régine Robin, loc. cil,

7. Michel Foucault. Histoire de la folie à l'âge classique, pp. 181-186.

8. ibkL

p.

1

82.

(28)

(

22

de son hôtesse, dispose cavalièrement de sa vie en donnant l'ordre

à

ses soldats de l'emmener faire une "promenade". Cependant, il faut noter que dans la majorité des cas l'impact de la domination discursive n'est pas de nature physique, mais psychologique. Ainsi, le lendemain de son premier traitement thérapeutique

à

l'eau froide, le docteur Héraclius Gloss eequi n'avait pas oublié son bain de la veille se montra fort tranquille et fort poli" (l, 46). La conscience critique s'exprime souvent sur le mode impératif: ordre de doucher le malade, ordre de "promener" une folle, ordre d'enfermer un individu, etc. C'est pourquoi on retrouve dans cette catégorie un nombre considérable de médecins : leur statut social leur confère une autorité qui n'est pas contestée.

L'autorité, médicale ou non, repose également sur le prestige du vocabulaire savant. La terminologie érudite impose le respect, particulièrement

à

ceux qui n'y ont pas accès. Dans notre corpus, les exemples sont fréquents : «II est atteint de folie érotique et macabre. C'est une sorte de nécrophile" (II, 107) explique l'aliéniste de "La Chevelure"; le narrateur du "Horla" précise que les médecins eeont appelé cela magnétisme, hypnotisme, suggestion" (II, 933); ou encore «J'appellerai ce cas: la folie poétique" (II, 777) expose l'avocat de Mme Chassel dans "Un cas de divorce".

Foucault ajoute que pour la conscience critique, cela folie est éprouvée sur le mode d'une opposition immédiatement ressentie9". Aux yeux des médecins, la folie est effectivement une pure évidence : au premier coup d'oeil, celes médecins constatèrent qu'[Ulrich] était fou" (II, 796) rapporte le narrateur de "L'Auberge"; dans un autre cas, cetous les médecins de Balançon furent convoqués

à

la Préfecture, et déclarèrent

à

l'unanimité que le docteur Héraclius Gloss était fou" (l, 52).

Cette première formation discursive illustre la tendance oppressive du discours de la raison : intimidation verbaie (sous forme de l'impératif et du vocabulaire), violence physique et psychologique. C'est paradoxalement

à

9. Michel Foucault, ~.

(29)

...

travers un tel étalage de force que Ma'JPassant présente les représentants de la raison les moins convaincants, les plus pâles. Ces bourreaux ne portent même pas de nom : on parle sans donner plus de précisions d'un médecin dans "La Chevelure", d'un monsieur noir dans "Le Docteur Héraclius Gloss" et d'un officier dans "La Folle". Comme répliques, Maupassant leur met en bouche quelques phrases brèves teintées de condescendance : ccA la salle des douches» (l, 45), ordonne laconiquement le monsieLir noir; ccEcoutez-le [ ...

J.

Il faut doucher cinq fois par jour ce fou obscène') (II, 113), se moque l'aliéniste dans "La Chevelure". Manifestement, ces matamores ne sont que des caricatures.

Notre seconde formation discursive, la fascination, équivaut chez Michel Foucault

à

la conscience pratique de la folie. Autant le dominateur semblait inébranlable dans ses convictions, autant l'être fasciné paraîtra instable. En effet, le discours de la fascination semble toujours partagé entre deux pôles contraires: l'attraction et la répulsion. C'est le narrateur de "La Chevelure" qui exprime le mieux ce tourment: ccje restai le coeur battant de dégoût et d'envie, de dégoût comme au contact des objets traînés dans le crime, d'envie comme devant la tentation d'une chose infâme et mystérieusen (II, 113).

La fascination s'articule chez d'autres personnages tantôt sur le mode de la répulsion : ccje me sentis soudain tout tremblant d'une crainte confuse. J'avais envie de partir, de me sauver, de ne plus le voirn (II, 309), déclare l'hôte de Jacques Parent dans "Un fou?"; tantôt sur le mode de l'attraction: ccles fous m'attirent toujours, et toujours je reviens vers eux appelé malgré main (II, 875), avoue le narrateur dans "Madame Hermet".

A nouveau, on constate que la totalité des personnages associés à ce type de discours sont des interlocuteurs anonymes : on retrouve d'une part les foules de "Conte de Noll" et du "Docteur Héraclius Gloss" et de l'autre, les narrateurs

(30)

(

(

24

de "Madame Hermet", "La Chevelure" et "Un fou?". En revanche, Maupassant accorde une crédibilité plus grande à leur propos qu'à ceux des dominateurs. Cette crédibilité accrue est attribuable, dans le cas des foules, à la somme «de toutes les idées accumulées et courantes, de tous les sentiments préconçus, de tous les préjugés anciens, de toutes les opinions établies10" sur lesquels se fonde naturellement leur discours. Quant aux narrateurs, Tzvetan Todorov précise que si cele personnage peut mentir, le narrateur ne le devrait pas, [ ... ] mais cette possibilité existe (puisqu'il est aussi personnage)11."

Que ce soit simplement au niveau du contenu ou bien au niveau des interprètes, tout ce qui touche de près ou de loin le discours de la fascination demeure particulièrement obscur et équivoque. L'emprise émotionnelle qu'a sur lui la folie n'est certes pas étrangère à cette instabilité. Michel Foucault y voit une ccconscience ambiguê - sereine, puisqu'elle est sûre de détenir la vérité, mais inquiète de reconnaître les troubles pouvoirs de la folie12."

Notre troisième formation discursive, la compassion, se rapporte à la conscience énonciative de Foucault. Michel Foucault affirme qu'elle ccest la plus sereine des consciences oe la folie puisqu'elle n'est en somme qu'une simple appréhension perceptive. Ne passant pas par le savoir, elle évite même les inquiétudes du diagnostic13". Contrairement au discours dominateur qui n'envisageait la folie que d'un oeil dur et sévère et contrairement au discours fasciné qui l'envisageait avec une certaine peur, le discours compatissant contemple l'aliéné avec une résignation empreinte de tendresse: «Après tout 1 O. Guy de Maupassant, ChroniQues, tome Il p. 17.

11. Tzvetan Todorov, Introduction à la littératyre fantastiQue, Paris, Seuil, 1970, p.90-91.

12. Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classiQue, p.183.

(31)

ce n'est pas sa faute à ce pauvre homme s'il est fou." (l, 41), soupire MUe Honorine, la fidèle gouvernante du docteur Héraclius Gloss.

Michel Foucault associe la conscience énonciative à un certain lyrisme discursif. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à examiner les propos de Mathieu O'Endolin, le voisin de "La Folle" :

La pensée de cette femme perdue me hantait [ ...

J.

Personne ne s'occupait plus de cette aventure; moi seul y songeais sans cesse. Qu'avaient-ils fait de cette femme? s'était-elle enfuie à travers les bois' [ ... ] Rien ne venait alléger mes doutes; mais, peu à peu, le temps apaisa le souci de mon coeur. (l, 671)

Les porte-parole de la compassion prennent un visage beaucoup plus humain : la plupart d'entre eux porte un nom. Outre Mlle Honorine et Mathieu O'Endolin, on retrouve la petite Louise Hauser qui faillit mourir de chagrin à la suite de la folie d'Ulrich dans "L'Auberge", le docteur Bonenfant qui raconte dans "Conte de Noël" rien de moins qu'un miracle et enfin M. le Doyen et M. le Recteur qui ont secondé la première guérison du docteur Gloss.

1/ arrive aussi que dans les oeuvres étudiées les personnages compatissants soient narrateurs. Oans ces récits, la folie acquiert un statut très particulier car on l'insère dans le cadre d'une mise en scène narratoriale. En effet, la folie n'y est pas vécue en direct, elle

y

est racontée. Le personnage-narrateur reconstitue en tout ou en partie l'existence fascinante d'un fou pour le bénéfice d'un auditoire quelconque. Ainsi, Mathieu O'Endolin fait revivre les derniers jours de sa voisine au profit d'un groupe de compagnons de chasse; le docteur Bonenfant évoque un souvenir de Noël pour satisfaire la curiosité d'une assemblée de quelques dames; et dans "L'Enfant", le médecin raconte aux convives de la Baronne une aventure récente dont il fut témoin.

Cependant, absolument rien ne garantit l'authenticité de ces narrations en différé. Pour les besoins du spectacle, on peut comprendre que les orateurs soient tentés de retoucher, à l'occasion, quelques passages moins percutants ou carrément d'amputer des épisodes à leurs yeux inintéressants. Au même titre

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(

(

26

qu'un fait divers ou qu'une bonne histoire de chasse, la folie n'est qu'un prétexte pour raconter une anecdote propre à distraire un public qui réclame d'ailleurs sa ration quotidienne d'émotions fortes: cc Dites-moi donc son histoire. Les choses les plus simples, les plus humbles sont parfois celles qui nous mordent le plus au coeur»» (1,758) implore le visiteur dans "Mademoiselle Cocotte".

Sous des airs de bienveillance fraternelle, de miséricorde et de pitié humaines, tous ces narrateurs ne s'intéressent en réalité à la folie que sous un angle purement anecdotique. Quant aux autres personnages compatissants, mais non narrateurs (Louise Hauser, Mlle Honorine, la bonne de "La Folle"), leur sympathie parait beaucoup plus sincère. Mais dans les deux cas, les velléités charitables de la conscience énonciative s'épuisent justement là où commence l'action concrète, le véritable engagement envers le fou et envers sa guérison.

Dernier élément de la classification de Michel Foucault, la conscience analytique offre une approche nettement plus positive de la folie :

dans la conscience analytique de la folie, s'effectue l'apaisement du drame et se referme le silence du dialogue; il n'y a plus ni rituel ni lyrisme; les fantasmes prennent leur vérité [ ... ]. La conscience de la folie ne peut plus ici trouver son équilibre que dans la forme de la connaissance14.

Cette forme de conscience correspond

à

notre dernière formation discursive : le doute. Dans notre corpus, un seul porte-parole adopte un tel style discursif. La nature de ses propos est si éloignée de celle des autres personnages qu'il mérite qu'on lui accorde une attention particulière.

/1 s'agit du docteur Marrande, ccle plus illustre et le plus éminent des aliénistes»» (/l, 822), dans la première version du "Horla". Non seulemellt ce personnage porte-t-il un nom, mais on souligne également qu'il est le plus

(33)

compétent dans son domaine. Cette accumulation d'épithètes, extrêmement rare chez Maupassant, est le premier signe de la singularité du docteur Marrande.

Qu'a donc de particulier la conscience analytique de la folie? De toutes les formes de discours que nous avons examinées jusqu'à présent, elle est sans contredit la plus humble, la plus ouverte et la plus modérée dans son approche de la folie. «Je vais vous soumettre le cas le plus bizarre et le plus inquiétant que j'aie jamais rencontré." (II, 822), propose le docteur Marrande à ses savants COllègues. Alors que les dutres représentants de la raison se targuent d'une compétence apparemment sans faille en matière de folie, ce grand spécialiste avoue modestement son impuissance et son inquiétude.

Selon Marie-Claire Bancquart, «l'idée que le bizarre, ou le fou, étaient peut-être ceux qui "avaient raison", c'est le thème de l'importante littérature fantastique des années 1885-190015.". Ainsi, le docteur Marrande ne méprise pas les propos de son patient, au contraire, il se donne la peine d'aller les vérifier sur place: «après avoir longtemps douté, [il] se décida à faire, seul, un voyage dans mon pays. Trois de mes voisins,

à

présent, sont atteints comme je l'étais. Est-ce vrai? Le médecin répondit: "C'est vrai IN"~ (11,828).

A la fin du récit, lorsque le docteur Marrande reprend la parole, il soumet aux spécialistes les hypothèses suivantes: (cJe ne sais si cet homme est fou ou si nous le sommes tous les deux ... , ou si. .. si notre successeur est réellement arrivé" (II, 830). Marrande propose donc trois solutions différentes à la question fondamentale, qui est fou? : ou bien le patient, ou bien le patient et l'aliéniste, ou bien aucun des deux. Ce raisonnement s'apparente au dilemme «appelé aussi argument cornu, où l'on oblige l'adversaire

à

choisir entre deux partis aussi désavantageux pour lui l'un que l'autre16".

15. Marie-Claire Bancquart, op.c;t.. p. xxiii.

.- 16. Bernard Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires, Paris, Union générale d'Editions, 1984, cc 10/18", p. 391.

(34)

(

(

28

A vrai dire, aucune des trois alternatives avancées par le médecin ne semble praticable. Si l'on choisit la première, faudra-t-il enfermer la victime du Horla? C'est déjà fait. Si l'on choisit la seconde, serait-il raisonnable d'interner, à son tour, le plus illustre des aliénistes? Evidemment, non. Et si l'on choisit la dernière, partira-t-on à la chasse au Horla? Cette dernière conséquence est également absurde. D'ailleurs, le docteur Marrande n'ose lui-même se prononcer en faveur de l'une ou l'autre des options. Louis Forestier en conclut que cele récit de l'aliéné [ ... ] n'existe que pour aboutir à la seule certitude du scepticisme : "je ne sais si... ou si... ou si...". Il enseigne les vertus du doute global; il nie, mais il proclame17.)).

Contrairement aux formations discursives précédentes, l'approche de la folie se veut ici purement cérébrale. L'agressivité de la domination, le vertige de la fascination, la complaisance de la compassion, toute cette émotivité incontrôlable a cédé la place à la patience et à la froide logique du docteur Marrande. Dès lors, la folie est autre chose qu'un sujet de crainte, autre chose qu'un monstre

à

supprimer : elle est devenue un questionnement existentiel. La conscience analytique est un premier pas vers la connaissance scientifique : ccc'est cette forme de conscience qui fonde la possibilité d'un savoir objectif de la folie18".

Il semble maintenant clair que la variété provient autant de la nature des interlocuteurs que du contenu de leurs discours. Puisqu'ccii n'est pas d'analyse de discours sans prise en considération des argumentations, des tactiques 17. note de Louis Forestier dans Guy de Maupassant, Contes et Dguyelles, Paris, Gallimard, 1974, «Bibliothèque de la Pléiade", Il, p. 1618.

(35)

persuasives19., nous examinerons à présent quelques stratégies déployées par l'ensemble des porteurs du discours de la raison.

Une des tactiques discursives très répandue

à

l'intérieur de notre corpus consiste à traiter le fou comme un simple objet. Catherine Glaser signale qu'à l'asile le fou ccest destitué de son individualité par le médecin qui conceptualise son propos, fait du "moi" une entité nosologique20 .". Règle générale, les représentants de la raison considèrent le fou, malgré l'inquiétude qu'il inspire, comme un objet de divertissement. Le docteur Marrande n'échappe pas

à

la règle: ne considère-t-il pas son "client" comme une simple curiosité médicale, lorsqu'il le "montre" devant un jury formé de sept réputés savants? A l'occasion le spectacle est plutôt réussi, c'est le cas de Mme Hermet : cctenez, je vais vous montrer un cas intéressant', (II, 875), suggère le médecin traitant à un visiteur. Mais dans d'autres cas, comme celui de "Mademoiselle Cocotte", le numéro laisse tout à fait indifférent : ccOh 1 celui-là n'est pas intéressant. C'est un cocher devenu fou après avoir noyé son chien.»» (1,758).

Michel Foucault explique qu'au XIXe siècle la folie ccdevient forme regardée, chose investie par le langage, réalité qU'on connaît, elle devient objet

[ ... J.

Cette chute dans l'objectivité, c'est elle qui maîtrise la folie21 ". En effet, rien de plus rassurant pour la raison que d'avoir affaire à des "choses" plutôt qu'à des êtres humains. S'il peut être fort intéressant, fascinant, repoussant ou même effrayant, un objet par contre ne peut être incompréhensible, impalpable ou inexplicable. Ainsi,

à

titre d'objet, le fou ne présente ni surprise ni danger: ses pouvoirs mystérieux, son savoir original, sa sagesse insolite sont commodément supprimés. Réifiée et désamorcée, la folie est entièrement soumise au contrôle de la raison.

19. Marc Angenot, "Argumentation et discours", OisCQy rs sQcial 1 SQcial

DiscoYrs9,

11-3 (fall 1989), p.67.

20. Catherine Glaser, QP.ciL p. 277.

(36)

(

30

Le fou n'échappe pas un instant au regard de la raison, car son corps, son comportement ou ses paroles sont porteurs de signes qui ne trompent pas. Toutefois, la connaissance exacte de la folie en tant que maladie mentale demeure moins certaine à l'intérieur des contes et nouvelles de Maupassant. Au niveau du diagnostic, l'identification semble perdre de la vigueur. Aux yeux des représentants de la raison, la folie devient en quelque sorte le mal universel qui englobe tous les symptômes possibles: de la perception de l'invisible à l'attraction involontaire des objets, en passant par le goût prononcé pour le meurtre ou encore la conviction d'être Pythagore.

Dans le traitement, les nuances sont tout aussi rares. Pourtant à l'époque, on ne manque pas d'idées ni de méthodes pour soignei les fous; André Cellard signale la vogue des remèdes populaires cctels la saignée, les irritants, les toniques, les diètes régénératrices [ ... ]. A peu près au même moment se popularisent toutes sortes de machines et de moyens mécaniques destinés

à

la guérison des patients.22". Dans notre corpus, il n'est question de traitement qu'à trois reprises seulement. Tout d'abord, le médecin de Mme Hermet soigne sa vérole imaginaire à l'aide de quelques coups de pinceau. Tandis que pour le docteur Héraclius Gloss et le fou dans "La Chevelure", la thérapie se limite aux douches froides qu'on leur fait subir régulièrement. Ces techniques s'inspirent de la méthode pinélienne :

venir

à

bout [de la folie] par la ruse constitue l'un des éléments favons de la thérapie pinélienne puisqu'il s'agit de mettre le fou en face de ses contradictions. [ ... ] Cette thérapie choc comprend des bains froids inattendus, des émotions fortes et autras. Mais il importe par-dessus tout pour Pinel de bien savoir distraire la folie23.

Quant à la guérison du malade, elle consiste tout simplement à "avouer" sa folie. Le docteur Héraclius Gloss ccse frappait la poitrine en reconnaissant son erreur 22. André Cellard, ~., pp. 162-163.

(37)

-31

son erreur. Huit jours plus tard, les portes de l'hospice étaient ouvertes devant lui" (l, 49).

Ce manque d'expertise dans le domaine de la folie ne semble nullement affliger les porte-parole de la raison. Loin d'avouer candidement leur incompétence, ils s'en tirent en évitant tout simplement de se poser des questions dont ils ignorent la réponse. Le narrateur de "Madame Hermet" apporte quelques précisions 0 ce sojet :

j'aime

à

me pencher sur [l']esprit vagabond [des fous], comme on se penche sur un gouffre où bouillonne tout au fond un torrent inconnu [ ... ] mais rien ne sert de se pencher sur ces crevasses. car jamais on ne pourra savoir d'oÙ vient cette eau. oÙ va cette DU. (II, 874-875, nous soulignons)

A l'instar de ce personnage, l'ensemble des représentan+s de la raison ne s'intéresse ni

à

l'origine physique ou psychologique de la folie, ni à ses conséquences, ni

à

son développement et ni à la recherche d'un traitement efficace. Ils limitent volontairement leur examen de la maladie à une description laconique des componements qui s'offrent à eux dans l'immédiat. L'aliéniste de "La Chevelure" explique la cas de son patient en disant simplement qU'CCII a de terribles accès de fureur, c'est un des déments les plus singuliers que j'aie vus.) (II, 107). Lorsque l'officier allemand s'informe de la santé de son hôtesse, ccon répondit qu'[elle] était couchée depuis quinze ans par suite d'un violent chagrin» (l, 670). Philippe Lejeune souligne qu'à cette époque cela science est dans une phase encore purement descriptive : on inventorie minutieusement et on classe toutes les conduites déviantes, en les condamnant24». Cette condamnation morale se reflète dans le vocabulaire des tenants de la raison: le dodeur Bonenfant explique que la femme du forgeron se débattait ccen des

(38)

(.

(

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spasmes épouvantables, secouée de tremblements effrayants, déformée par de hideuses convulsions (l, 692).

Cette investigation volontai rement partielle de la folie s'insère dans le cadre d'une stratégie discursive que nous avons déjà examinée à la fin du dernier chapitre : les porte-parole de la raison entendent contrôler le discours de la folie en niant son caractère proprement original. Ce qu'ils ignore de la folie (son origine, ses conséquences, etc.), les tenants de la raison évitent tout simplement d'en parler: on fait comme si cela n'existait pas. Comme nous l'avons constaté lors du chapitre précédent et plus récemment au sujet de la réification du fou, la raison oblitère stratégiquement toute référence à l'"inconnu" ou à l'"originalité'' pour qualifier la folie. Jacques Neefs explique qu'aux yeux des représentants de la raison, cele monde est plus que [leur] représentation, mais ce "plus" est pensé dans les termes de [leur] représentation (perceptibilité)25.". En aucun temps, les porte-parole de la raison chez Maupassant n'envisagent la folie sous l'angle de l'inexplicable. Le fou n'ouvre donc pas de portes nouvelles à la connaissance, il ne donne pas accès à des champs inexplorés. Le fou ne nous apprend rien de neuf sur l'homme, voilà en définitive ce que suggèrent les représentants de la raison.

Avant de clore ce chapitre, il convient de souligner une dernière stratégie discursive de la raison. Elle se présente sous la forme de la citation. Nous avons déjà fait allusion à ce problème en parlant des mises en scène narratoriales de certains personnages compatissants, mais il n'est pas rare de voir, à l'intérieur de notre corpus, les paroles des fous citées par d'autres représentants de la raison. Par exemple dans "l'Homme de Mars", l'hôte reconstitue le témoignage

25. Jacques Neefs, "La représentation fantastique dans cele Horla" de Maupassant", Cahiers de l'Association Internationale des Etudes Française, XXXII, (mai 1980), p. 242.

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