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La douleur du dévoilement

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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La douleur du dévoilement

par Chloé Merola

Mémoire présenté à l’Université du Québec à Chicoutimi en vue de l’obtention du grade de Maître ès arts, Concentration création

Québec, Canada

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RÉSUMÉ

Ce mémoire qui accompagne mon projet de fin de maîtrise, suit également tout mon processus créatif depuis le début de ma recherche en arts. Mon travail partait d'une intention maladroite et introspective, que j’assimilais à une sorte de thérapie : essayer de déjouer les mécanismes de l’inconscient pour guérir le mal-être que j'éprouve et trouver un équilibre dans ma vie actuelle. Je pars de souvenirs intimes et les sublime afin de mettre en forme mon travail artistique et d'exorciser, d'expier ma douleur et ma mémoire.

A travers cette recherche personnelle et autoréférentielle, j'ai su trouver d'autres intérêts explorés tout au long de mes écrits : des questionnements sur la présence de l'intimité et du personnage dans la performance, l'importance du champ émotionnel et la façon dont l'abstraction des émotions peut être matérialisée, le statut de l'artiste contemporain et de l’œuvre d'art actuelle ainsi que l'importance du partage du résultat de mon cheminement avec le spectateur dans une relation empathique. Au cours de ma recherche, j'ai également pointé le terme d'installaCtion et la relation particulière qu’elle permet d’instaurer avec le spectateur, témoin du l’histoire que je raconte. Je cherche à l'impliquer émotionnellement et parfois physiquement dans l'installaCtion, qui ne fonctionnerait pas sans sa présence.

La structure de mon mémoire repose sur l’instauration de mon losange émotionnel : ce blason aux contours rouges témoigne de ma vie intérieure et relie le cerveau, le cœur, les poumons et le système digestif. Cette classification de mon flux d'émotions me permet de mieux comprendre mon processus créatif et de l'analyser par un jeu d'association de notions et d'idées en relations avec ma vie organique. Le losange est aussi le reflet de la somatisation, la douleur psychique transposée en douleur physique, une thématique qui me touche car elle entretient des mécaniques énigmatiques en relation avec le cerveau et le souvenir.

Le titre de mon mémoire, La douleur du dévoilement, relate de la difficulté de mener à bien une recherche éprouvante pour l'implication personnelle et émotionnelle qu'elle demande et de mon rapport intime et particulier avec le public.

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REMERCIEMENTS

Pour ce travail de recherche à la maîtrise en arts, je dois tout d'abord remercier l'UQAC et Marcel Marois ainsi que tous les professeurs et techniciens que j'ai côtoyée pendant ces trois dernières années pour avoir accepté ma candidature, et m’avoir accueillie dans le programme de la maîtrise en arts tout en m'aidant dans mes démarches et ma production.

Un grand merci à Constanza Camelo-Suarez qui a dirigé mon travail, pour nos échanges bénéfiques, pour son soutien et sa compréhension, ainsi qu’à mon jury d'avoir accepté d'évaluer mon travail : merci à Sylvie Morais et à Francis O'Shaughnessy pour avoir partagé avec moi ces moments particuliers dans mon installaCtion.

Je voudrais également adresser mes remerciements les plus sincères à :

Toute ma famille pour ses encouragements incessants même à des kilomètres de distance. Aux spectateurs qui ont partagé un moment intime et leurs émotions avec moi dans mon projet de fin de maîtrise.

Tous les étudiants et amis qui ont partagé ces trois dernières années de recherche près de moi : Paolo Almario, Marie-Michèle Bergeron. Gabrielle Boucher, Justine Bourdages, Sirikanlaya Chotmanee, Laurie-Ann Dufour Guérin,Valérie Essiambre, Carolyne Gauthier, Anusorn Kahpbet, Martin Lavertu, Jaime Patarroyo, et Rudy Mae Vézina Dionne avec qui j’ai partagé mon espace d’exposition. Un merci particulier à Amélie Berthet pour son amitié, son aide et ses corrections ainsi qu'à l'équipe du Lobe avec qui j'ai pu partager le développement de mon projet, Caroline Fillion ainsi que Carl Bouchard pour leur patience et leur confiance.

Et enfin, mon conjoint Geoffrey Goutorbe qui a été d'une aide précieuse et d'un soutien constant, tant dans les idées que dans la réalisation de mon projet de fin de maîtrise.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ...i

REMERCIEMENTS …...iii

LISTE DES FIGURES...v

INTRODUCTION...1

CHAPITRE 1 LE COEUR …...3

1.1 La restauration par la mémoire...3

1.2 Entre les deux...9

1.3 Inventaire d'imaginaire...14

CHAPITRE 2 LES POUMONS...25

2.1 Le choix des autres...25

2.2 Où est la douleur...32

2.3 Anxiété du corps...38 2.4 Partage...41 CHAPITRE 3 LE COEUR...42 3.1 Défaite de la testostérone...42 3.2 Au cœur de l'intimité...51 CHAPITRE 4 LE SYSTÈME DIGESTIF...60 4.1 Jugement et ouverture...60 4.2 Empathie et utopie...67 4.3 Installation………..72 4.4 Résolution...80 CONCLUSION...87 BIBLIOGRAPHIE...91 ANNEXES Annexes 1……….….93 Annexes 2………....102 Annexes 3……….107

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LISTE DES FIGURES

Figure 1 - Sophie Calle, Extrait de Des histoires vraies, Publication, 1994………..…..6

Figure 2 - Louise Bourgeois, Precious Liquid. Sculpture et installation, 1992………….….7

Figure 3 - Extrait du clip musical de Kyary Pamyu Pamyu PonPonPon,

sous la direction artistique de Masuda Sebastian , 2011………....10 Figure 4 - Extrait du clip musical de Kyary Pamyu Pamyu,

Yume no Hajima-Ring ring, 2014………..…11

Figure 5 – Egon Schiele, Homme nu à la serviette rouge,

Crayon, aquarelle et tempera sur papier, 1914………..…15

Figure 6- Alessandro Barbucci, Le courage de choisir, W.I.T.C.H,

Extrait du Minnie Mag nº90, 2002 ...………..………….…..16

Figure 7 - Ai Yazawa, Illustration extraite de Gokinjo Monogatari, 1995………..17

Figure 8 - Chloé Merola Œuvre méthodologique (en cours de création),

expliquant mon rapport aux symboles et à l’illustration,

Ruban, papier kraft et crayons de couleur, 2012 ………..….18

Figure 9 – Chloé Merola, Sans titre, Deux des parties de mon imaginaire :

Alicia (à gauche) et Daphnée. Produites dans le cadre d'une œuvre contextuelle,

Papier kraft et acrylique, 2011...……….…..19

Figure 10 - Chloé Merola, De toute façon personne ne m’entend, installaCtion

durée : 2h, 2013 …….………..……….…22

Figure 11 - Chloé Merola, Détail de De toute façon personne ne m’entend,

Photographie prise par un spectateur avec un objet de mon installation, installaCtion, durée : 2h, 2013 ………...………....23

Figure 12 - Marina Abramovic, Rhythm 0, durée : 6h, 1974 ……….….….25

Figure 13 – Chloé Merola, Armistice, performance, durée : 20mn, 2011…………...…..…27

Figure 14 – Chloé Merola, Armistice, performance, durée : 20mn, 2011………..…..28

Figure 15 – Chloé Merola, Armistice, fin de la performance, durée : 20mn, 2011……..….29

Figure 16 - Chloé Merola, Sans titre, installation et performance contextuelle,

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Figure 17 - Chloé Merola, Sans titre, expérimentation performative,

durée : 7h, 2014………...…..….42

Figure 18 – Sophie Calle, Extrait de Douleur exquise, Publication, 2003………...…44

Figure 19 - Chloé Merola, Raccommodage amoureux,

Extrait d’une des lettres envoyées, datant du 01/11 /2014

adressée à Ghislain et envoyée à Gaëlle, surveillante dans mon ancien lycée……….……..49

Figure 20 – Chloé Merola,: Silence, Photographies,

crayons des couleur, fil rouge, 2012……….……….61

Figure 21 – Chloé Merola, Détail de Silence, Photographies,

crayons de couleur, fil rouge, 2012………..62

Figure 22- Chloé Merola, Jugements premiers, Performance,

Papier kraft et acrylique, 2014...64

Figure 23 - Barbara Kruger, L’empathie peut changer le monde,

Sérigraphie sur métal et sur papier, 1994………...…69

Figure 24 – Chloé Merola, entrée de Raccommodage amoureux, installaCtion, 2015…….72

Figure 25 – Chloé Merola, Raccommodage amoureux, installaCtion, 2015………...….…74

Figure 26 – Chloé Merola, Détail de Raccommodage amoureux, installaCtion, 2015….…76

Figure 27 – Chloé Merola, Détail de Raccommodage amoureux, installaCtion, 2015...…78

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INTRODUCTION

Dans le système digestif, il se produit une impulsion viscérale. Elle remonte jusqu'au cœur, le lieu où elle prend véritablement forme pour se transformer en émotion et en envie. Poussée par le souffle des poumons, elle atterrit finalement dans le cerveau et se change en idée.

Voici comment mon corps fonctionne, et la manière dont mon mémoire va être organisé. Mon langage artistique a pris une forme particulière, avec la naissance du ''losange émotionnel'', un blason personnel au contour rouge. Ce losange, révélateur de ma vie intérieure, est un condensé de quatre points du corps humain qui font vibrer ma façon de travailler, des parties symboliques dans lesquelles mes émotions passent et se cristallisent. Il crée un dialogue entre les entités de mon corps et les idées qui m'animent, et relie par la même occasion des thèmes et des paradoxes : le formel et l'imaginaire du cerveau, l'intime et l'émotion du cœur, les relations et l'angoisse des poumons ainsi que l'impulsivité et la société dans le système digestif.

Cette organisation est là pour structurer ma pensée, accompagner chaque émotion impalpable vers un concept plus précis, la nommer, la ranger, et la symboliser. Ne sachant pas quelle forme choisir pour m’exprimer dans ma pratique, j’ai fini par adopter le concept d'installaCtion. Il peut allier autant de médiums que possible, fusionnant installation et acte performatif. Je peux alors utiliser le dessin, l’écriture et toute autre forme de création qui m’inspire selon le lieu où l'histoire que je raconte, pour créer un univers qui appuie ma présence.

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2 L’essai qui suit va répondre à la structure du losange émotionnel, dans l’espoir d’articuler correctement mes pensées agitées, mon processus créatif et réflexif. Je l'ai donc divisé en quatre chapitres, correspondant aux quatre organes concernés.

En premier lieu, dans le chapitre portant sur le cerveau, nous observerons le point de départ de tout projet que je conçois : l'utilisation introspective du souvenir, suivie de près par l'instauration du personnage, et de mon inventaire d'imaginaire.

Dans une deuxième partie, je vous inviterai dans le chapitre qui aborde les poumons. Nous y rencontrerons la relation au spectateur, un lien très puissant et particulier dans ma pratique. Ã travers le prisme des relations sociales, nous découvrirons également les notions de douleur et d'anxiété, pour finir avec légèreté dans le partage.

Dans l'espace que définit mon cœur, nous entrerons dans des questionnements reliés à l'intime et à l'émotion. C'est ici que je vais pouvoir développer sur Raccommodage amoureux, mon projet de fin de maîtrise. Nous découvrirons l'histoire du projet ainsi que son processus créatif.

Et enfin, le dernier chapitre, intitulé le système digestif, viendra clôturer ce voyage organique. En lui nous trouverons un lien éclairé sur le monde extérieur, la façon dont tout ce losange accompagné de ma pratique artistique se positionnent dans notre monde actuel. Mais nous découvrirons surtout la volonté de mon travail de développer des relations plus proches, authentiques et empathiques avec le spectateur.

En espérant que vous apprécierez ce périple intime, je vous souhaite une bonne lecture.

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CHAPITRE 1

LE CERVEAU

Le cerveau est supposément le maître du losange. Les idées formelles partent de lui : c'est ici que se développe l'imaginaire. Paradoxalement, il est aussi mon attache à la réalité et doit me réguler de façon rationnelle et réfléchie. Il a pour habitude d’emmagasiner des informations jusqu'à saturation, puis de fonctionner de façon autonome en trouvant des réponses à des moments parfois impromptus. Il représente la mémoire et sert à se souvenir du passé, ce qui fait de lui mon outil principal, le moteur de ma pratique. Dans mon quotidien, il peut aussi devenir mon pire ennemi : lorsqu’il est sous pression, il contrôle mon corps et mes organes contre ma volonté par un processus de somatisation. Il me donne l'impression de ne plus pouvoir me maîtriser alors que c’est de lui que se diffusent toutes mes angoisses. Il est capable de me rendre hypocondriaque, folle ou monstrueuse. Sa rationalité a une mauvaise tolérance à ma colère fulgurante et à mon anxiété chronique.

1.1 La restauration par la mémoire

Comme pour la plupart des personnes de mon milieu, l’art a occupé une place très tôt dans ma vie. J’ai appris la musique et le dessin durant mon enfance, entourée d’un père musicien, dessinateur et écrivain ayant raté sa vocation et d’une mère anciennement passionnée d’art et pianiste à ses heures perdues. C’est donc naturellement que mon intérêt pour l’art a grandi et que j’ai décidé d’en faire une recherche, une profession.

En fait, pas tout à fait naturellement : l’art m’a sauvée et c’est ce qui a fait pencher la balance pour mon choix de carrière. Il a été mon seul moyen d’expression au travers d’une longue et profonde dépression ponctuée d’histoires trop compliquées pour que je puisse les

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4 assumer durant mon adolescence. Avec cette traversée, j’ai longtemps abordé la création comme une thérapie personnelle, un appui au quotidien, le moyen le plus aisé pour moi de communiquer. Malheureusement, j’ai souvent pris la fuite dans la panique de me retrouver ainsi à nu devant les autres, et durant mon baccalauréat en France, l’auto-sabotage a été pour la plupart du temps mon issue. Mon dernier projet là-bas a été un gros échec esthétique mais une révélation personnelle et théorique : le losange émotionnel était né. J’avais créé mon langage, un blason aux contours rouges, et il reliait cerveau, cœur, poumons et système digestif, ces quatre parties de mon corps qui ne demandaient qu’à irradier mes productions. Comme vous avez pu le constater, il est la structure de ce texte, et l’aire dans laquelle nous nous situons actuellement est le cerveau

Le cerveau et donc, la mémoire, le souvenir. Un élément essentiel dans mon cheminement. Mes travaux sont basés sur un souvenir que je possède et que je suis capable de revivre. Il peut être très précis ou englober un ensemble d’émotions que j’ai ressenti sur une plus longue durée. Bien entendu, il sera toujours déformé par les points que mon cerveau a accentués ou minimisés. J’ai très souvent utilisé des souvenirs douloureux ou malheureux, comme un récit dont j’ai essayé de changer le cours lors de mes actions afin d’exorciser un mal-être encore présent dans ma mémoire, le surmonter, et enfin le partager, ne plus en porter le poids seule. Tout se relie au passé, c’est le point de départ de toute réflexion, de toute action que j’engrange par la suite : un souvenir très personnel qui élargira son sens et ses symboliques afin d’englober le plus de problématiques possibles. Ma démarche est donc autobiographique, dans le sens où elle est composée d’œuvres régies par mon point de vue subjectif. Dans ce mémoire comme dans ma pratique artistique, je parle de moi et je me sers

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5 d’une certaine narrativité qui repose sur l’écriture et le dessin, pour raconter mon histoire de façon rétrospective.

Bien qu'abordée au départ avec la question ''de quelle façon ma pratique va-t-elle pouvoir me faire guérir ?'', ma façon d'appréhender la pratique artistique repose aujourd'hui sur la même question que celle que se pose Sophie Calle, d'après Éliane Chiron : ''On pourrait dire que Sophie Calle réalise ses œuvres en racontant sa vie, alors qu'elle se pose, en artiste et non en femme, cette seule question : ''Cet événement de ma vie va t'il pouvoir donner lieu à une exposition, et comment?''. 1

Si l’œuvre de Sophie Calle se confond souvent avec sa vie privée, Éliane Chiron précise qu'elle la protège en répondant aux questions indiscrètes : ''Cela ne vous regarde pas.'' La distance qu'elle place avec les personnalités intrusives prouve qu'il est possible de s'investir en tant qu'artiste et personnage dans les thématiques raccordées à l'intime au sein d'une pratique artistique, tout en restant discret en dehors de confessions ponctuelles. Par la linéarité de son travail et l'utilisation à maintes reprises de l'écriture, Sophie Calle se considère elle-même comme une ''artiste narrative''.2 L'estimant depuis très longtemps en tant qu'artiste inspirante et faisant partie des premières praticiennes auxquelles je me suis identifiée, j'ai constaté grâce à son travail ma difficulté à séparer clairement ma vie de mon œuvre, et à me détacher même en performance d'une forme de narration dans mes gestes, du fait qu'ils se rattachent au souvenir, et au témoignage que celui-ci génère.

1 CHIRON Éliane, L'intime, le privé, le public dans l'art contemporain, Publications de la Sorbonne, 2012, page 7 2 Site du Centre Pompidou http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-calle/ENS-calle.html, article

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Figure 1 – Sophie Calle, Extrait de Des histoires vraies, Publication, 1994

Dans mon cheminement, je trouve également beaucoup de corrélation et d’intérêt pour les écrits et réflexions de Louise Bourgeois : son rapport presque maladif à l'enfance et au souvenir, sa considération pour la famille et les mécanismes du cerveau, comme l'inéluctabilité de l'inconscient. La façon dont elle essaie de transformer cet inconscient, l'émotion impalpable en images établies3 et l'égard qu'elle a également pour le processus de sublimation4, rejoignent ce que je souhaite accomplir dans mon travail. Elle parle sans crainte

3 BERNADAC, Marie-Laure et P. Jonas STORSVE, Louise Bourgeois, Paris, Centre Pompidou, 2008, page 45 ''Cette angoisse est transformée ensuite en quelque chose de précis, aussi précis qu'un dessin. Alors on y a accès, on peut la gérer parce qu'elle est passée de l'inconscient au conscient, elle est devenue une peur. Mon travail repose donc en réalité sur l'élimination des peurs’’

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7 et avec une humanité désarmante du monstre qui vit en elle et use d'un travail de réparation pour équilibrer sa vie et contrebalancer avec sa noirceur : ''Le sens de la restauration est très profondément inscrit en moi. Je casse tout ce que je touche parce que je suis violente. Je détruis mes amitiés, mes amours, mes enfants. Les gens ne s'en aperçoivent pas en général, mais il y a de la cruauté dans mon travail : je casse les choses parce que j'ai peur.’'5 Les moyens qu'elle utilise pour témoigner de sa mémoire peuvent alors prendre des formes très organiques et immersives, comme avec sa série de Cells et son œuvre Precious liquids.

Figure 2 - Louise Bourgeois, Precious Liquid. Sculpture et installation, 1992

'' J'estime que lorsque l'on peut sublimer […] on a de la chance. Je ne peux pas parler pour les autres professions, mais l'artiste a la chance d'avoir ce pouvoir.’’

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8 Louise Bourgeois et Sophie Calle, ainsi que les artistes que je vais aborder plus tard ont contribué à atténuer mon mal-être par un processus fort d'identification qui m'a permis de me sentir moins seule. J'ai pu trouver des réponses à mes questions à travers leurs travaux, ce qui m'a permis de m'affirmer en tant qu'artiste. C'est aussi parce que j'ai constaté à quel point la présence de l'art, contemporain comme populaire a pu m'aider à faire face à la souffrance et à adoucir mon sentiment de solitude que j'ai pris la décision de m'engager dans cette voie : j’aimerais pouvoir soutenir et supporter à mon tour les douleurs de la condition humaine chez l'autre, de la même façon que ces artistes l’ont fait indirectement pour moi. C’est une idée qui s’immiscera petit à petit et évoluera au fil des années dans mon processus de création, une envie pour laquelle j’ai mis en place divers outils qui ne paraîtront évidents pour moi qu’en fin de parcours.

Pour mettre ce processus en place, accordant moi aussi de l'importance à façonner un univers particulier et intime, j'ai vite compris qu’un seul médium ne suffisait pas à mettre en place ce que je voulais établir : c’est alors que j’ai mis le doigt sur le terme d’installaCtion.6 Elle correspond à une installation qui peut prendre bien des formes et user de tous les médiums possibles, mais qui comporte mon corps intégré, sous-entendant une action.

Je place l’action et l’installation au même plan, parce que ma présence anime et est essentielle à la construction proposée, et inversement : sans l’installation autour, je n’ai plus

6 Terme utilisé par CONNOLLY, Brian, dans l’article ‘’L’intérieur et arène de l’art’’, Revue Inter : art actuel, n° 74, 1999, p. 4-7.’’ En tentant véritablement d'appliquer des mots à la notion /idée/concept de l'« Install-Action », j'opte pourdire que c'est un processus de travail à l'intérieur d'un espace ou d'un lieu d'un travail qui se fait d'une manière signifiante ou peut-être symbolique ou rituelle. (Toutefois, cette approche est si vaste qu'il est dommage de tenter d'en donner une définition aussi littérale.)’’

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9 d’univers où fondre mon corps. Ce procédé que je conçois comme immersif, peu importe sa dimension dans l’espace, me permet de prendre mes marques et d’établir mon intimité dans l’espace : je la place dans le lieu attribué à mon projet, dans un inventaire de symboliques ou dans des objets personnels.

1.2 Entre les deux

Avant la notion d’introduire la notion d'inventaire de symboles que je nomme ‘’inventaire d’imaginaires’’ je voudrais aborder l’identité comme image de soi, plus particulièrement celle que l’on décide d’intégrer dans son travail artistique ; mon corps y est toujours présent, et c’est donc un point important à identifier. Plus haut, je traitais de Sophie Calle et de l’ambiguïté entre sa personnalité d'artiste et sa personnalité privée. D’après moi, la création de l’identité entre en lien profond avec le médium de l’installaCtion et l’utilisation du dessin d’illustration. Je développerai cette réflexion dans la partie suivante.

Plus que dans une simple performance, l’artiste emmène tout son univers avec lui. Je vais prendre comme exemple une artiste issue de la culture populaire, Kyary Pamyu Pamyu. De son vrai nom Kiriko Takemura, elle s’impose comme une représentante majeure japonaise de l’esthétique kawaii7en débutant comme bloggeuse mode avant d’œuvrer dans le monde de la musique. Elle a rapidement acquis une notoriété qui lui a permis d’être connue à

7D’après la définition trouvée sur le site http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr consulté le 12/04/2016, ‘’Kawaii est

un terme japonais qui signifie "mignon". Il est utilisé pour décrire tout ce qui est considéré comme mignon, et spécialement tout ce qui concerne la culture pop japonaise, mais également des animaux ou des personnes. La culture kawaii est très présente dans plusieurs pays asiatiques comme le Japon ou la Chine.’’

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10 l’international et surnommée ‘’J-Pop Princess’’ par les médias. Ce qui m’intéresse avant tout ici n'est pas son univers musical, mais ses personnages et ses clips vidéo. Elle et son équipe s’attellent à produire un univers au design particulier issu de la culture populaire japonaise, et animée par la présence de Kyary qui apparaît comme un personnage différent à chaque fois. Cet aspect est soutenu par l’esthétique générale de ses vidéos, mais aussi par la présence de ses danseurs ou des autres personnages qui y figurent : on ne voit jamais leur visage et ceux-ci sont souvent placés au rang d’objets parmi l’accumulation d’éléments visuels qui nous est apportée.

Figure 3 - Extrait du clip musical de Kyary Pamyu Pamyu, PonPonPon, sous la direction artistique de Masuda Sebastian, 2011

Elle dit à propos de la réalisation de ses clips vidéo : ‘’J'aime les choses bizarres. Mon concept, ce sont des choses effrayantes qui deviennent traumatisantes par leur côté mignon. Il y a beaucoup de choses dans le monde qui sont "simplement mignonnes", alors

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11 j'y ajoute du bizarre, du choquant, de l'effrayant, comme des yeux ou un cerveau, pour contrebalancer l'aspect mignon.’’8 Cette réflexion qui peut paraître naïve s’applique également à certains aspects de mes productions. Le paradoxe même entre deux thèmes simples est une méthode efficace pour générer de l’étrange, de l’angoissant ou de l’absurde. En ajoutant des éléments surprenants dans un univers rose et enfantin, c’est là que se crée l’aspect bizarre recherché, non pas par l’élément lui-même. En découvrant son travail, je me suis sentie très proche de son univers et de l’esthétique vers laquelle mon travail tend à devenir : coincé entre deux parties de mon imaginaire, entre l’innocence de l’enfance et la réalité d’adulte, le kitsch et le grave, la douceur et la violence qui entrent en conflit dans une accumulation de symboliques.

Dans son clip vidéo très linéaire Yume no hajima-Ring ring, Kyary ne cesse de dire adieu aux personnages qu’elle incarne dans chacune de ses chansons, qu'elle interprète dans toutes ses anciennes vidéos. On peut alors voir son évolution, l’importance de son passé mais surtout la pluralité et la diversité de ses personnages et l’intérêt qu’elle porte au costume.

8 TAKEMURA, Kiriko, interview de COOPER Duncan et Toshio MASUDA, http://www.thefader.com/2013/04/16/interview-kyary-pamyu-pamyu, mise en ligne en avril 2013

:''I love grotesque things. My concept is scary things that become traumatic with their cuteness. There are so many "just cute" things in the world, so I add grotesque, scary and even shocking materials like eyeballs and brains to balance out the cuteness.''- Traduction française issue de Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Kyary_Pamyu_Pamyu

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Figure 4 - Extrait du clip musical de Kyary Pamyu Pamyu, Yume no Hajima-Ring ring, 2014

Ayant passé mon enfance à remplir des cahiers de collections de vêtements fictifs, le costume s’immisce malgré moi dans mes idées. Étrangement, je ne le vois pas nécessairement comme un moyen de se cacher, mais plutôt un révélateur de ce qui est intérieur, ou une exagération d’une petite partie de nous que l’on veut mettre en valeur. C’est en ça que j’aime l’utiliser : moi qui souhaite rester honnête, authentique, ne pas mentir au spectateur, il m’offre l’alternative d’une carapace pas si fausse, puisque je fais le choix de ne montrer que ce que je souhaite à travers mon déguisement, tout en restant fidèle à ma personne.

Comme Kyary, quand je suis dans le costume, je suis le personnage de ce déguisement, et c’est aussi dans cet état psychique que je vis dans l’installaCtion. De façon rituelle, je revis dans ma mémoire les éléments de ma vie privée que je mets en jeu dans mon installation. Je suis présente, je suis en alchimie avec l'image que je mets en place pour le spectateur, je suis franche avec mes émotions, en accord avec moi-même. Mais j’incarne un personnage différent à chaque production, habillée d’un costume nouveau.

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13 Le personnage que j’incarne à chaque action est en symbiose avec les thématiques abordées. Comme ces thématiques sont étroitement liées à mon histoire personnelle et à un événement que je revis le temps de la performance, le personnage que j’interprète est proche de mon propre rôle, ou au moins du rôle que j’ai endossé à une époque de ma vie. Néanmoins, je me qualifie de personnage, car cette notion dans l’action englobe pour moi le costume -développé ci-dessus- et la présence. En effet, même en étant héroïne de mon histoire, ma présence tranche radicalement avec celle que j’ai dans la vie quotidienne. A travers elle je recherche une affirmation de l’individualité face au monde, évocatrice d’une certaine puissance que je puise dans l’immobilité la plupart du temps.

Dans la performance, j’apparais d’une façon différente. Le personnage ressort aussi de ma pratique du dessin : je m’identifie à mes illustrations, et l’installaCtion me permet de mettre en scène des éléments que j’ai assemblés sur une feuille de papier. Mon personnage est souvent en tenue très féminine, usant des jeux de la séduction pour s’imposer et affirmer son pouvoir dans l’installation qui a été construite pour elle. Cette présence désigne une force vitale de l’ordre de l’Eros9, ensemble des pulsions de vie, et me permet de déstabiliser plus facilement le spectateur.

9 RUFFIAT Éric, Nouveau Dictionnaire de la Culture Psy, Nîmes, Œdipia, 2009,

http://www.psychanalyse.fr/fr/dico-psy/eros-voir-aussi-pulsion-de-vie_37,

‘’En psychanalyse, Eros désigne les pulsions de vie par opposition à Thanatos qui désigne les pulsions de mort. Á propos de la théorie des pulsions Freud utilise ce terme grec signifiant amour (Eros étant le dieu de l’amour). Eros comprend cependant l’ensemble des pulsions de vie, c’est-à-dire les pulsions d’autoconservation (ou pulsions du moi) comme les pulsions sexuelles.’’

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14 Mais en parallèle de cette puissance orchestrée par ma présence et mon regard, une fragilité se dégage de mes actions. Elle est due à l’histoire que je dévoile, aux failles que j’avoue dans mes récits, mais aussi à l’inaction qui m’entrave, un élément que je développe dans mon deuxième chapitre. Je deviens un objet de séduction fragile, plongée dans le passé et pourtant bien ancrée dans le présent, un personnage particulier qui s’apparente à la femme-enfant.

Je tire alors ma présence particulière d’une relation entre la force imposée et la vulnérabilité suggérée, et celle-ci vit en mon personnage à la fois séducteur et abrupt dans son dévoilement. Je ne peux indéniablement pas affirmer que je suis moi-même dans le temps de l’action, je vis psychiquement le souvenir dans un espace crée de mes mains, dans un état et une énergie qui me dépassent et qui sont loin de ma personnalité quotidienne.

Mes personnages comme ma vision esthétique sont hésitants, intermédiaires.

Usant sans cesse du paradoxe, entre la douceur et la violence, entre la puissance et la vulnérabilité, entre le jeu et la vérité. « Entre les deux » : cet état a toujours fait partie de mon histoire personnelle, et c’est une expression qui me va bien.

1.3 Inventaire d'imaginaire

Dans la composition de mon identité artistique, le dessin est un pilier. C'est un médium très présent dans ma vie qui me permet d’agencer mes idées, former un univers réconfortant soutenu par des symboles récurrents. Parmi mes artistes inspirants dans ce

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15 domaine, Egon Schiele est un artiste que j’ai découvert très jeune, lorsque mon père m’apprenait à dessiner. Aujourd’hui encore il m’inspire énormément par son trait expressif et ses corps déformés. La femme est un de ses sujets récurrents tandis que dans mon travail elle est le support même de l’illustration, et ses autoportraits torturés reflètent un mal-être doublé d’un égocentrisme qui se veut maladif et dans lequel je me retrouve.

Figure 5 – Egon Schiele, Homme nu à la serviette rouge, Crayon, aquarelle et tempera sur papier, 1914

Claude Ponti, écrivain et dessinateur de livres pour enfants, a suivi dans mes inspirations, créateur d’univers magique n’enlevant en rien les aspects dramatiques et cruels de la vie, avec ses dessins absurdes et remplis d’accumulation d’objets de toute sorte. Ensuite, au bord de l’adolescence j’ai découvert le dessinateur Alessandro Barbucci avec sa bande

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16 dessinée W.i.t.c.h., entre le manga et le dessin occidental, dans un univers fantastique presque effrayant couplé avec la réalité aseptisée de jeunes filles de 13 ans, et ce sont ses dessins que je recopiais sans cesse qui marqueront mon trait.

Figure 6- Alessandro Barbucci, Le courage de choisir, W.I.T.C.H, Extrait du Minnie Mag nº90, 2002

Simone Legno, créateur de la marque Tokidoki a aussi égayé mon univers avec ses accumulations de symboles et de personnages d’inspiration orientale. Et enfin, dans la culture japonaise, j’ai pour modèle autant sur le fond que la forme, des auteurs de manga tels que Clamp, Yayoi Ogawa, Masayugi Taguchi pour son adaptation du roman Battle Royale qui met l'accent sur les mécanismes psychologiques des personnages, mais surtout les œuvres

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17 d'Ai Yazawa, qui romance avec réalisme et sublimation la difficulté dans les relations sociales et le mal-être, dans des domaines où le costume et le personnage sont très importants, comme la mode et la musique.

Figure 7- Ai Yazawa, Illustration extraite de Gokinjo Monogatari, 1995

J’ai alors recours à mon tour à l’illustration pour englober mon propos, le rendre plus concret et facile d’accès, mais aussi pour générer une esthétique particulière : enfantine, ludique, inspiré du monde de la bande dessinée occidentale et japonaise, du dessin animé et des livres pour enfants, qui tranche souvent avec la violence du propos que j’amène. Ces symboles, issus de la culture populaire, représentent ce que j'assimile et ce qui

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18 a de l'importance pour moi. Pour me sentir chez moi quelque part, j'ai toujours besoin de

souvenirs, de bibelots offerts ou me rappelant un endroit ou une époque particulière. Mes symboles font référence à mon imaginaire, ce sont des éléments qui construisent mon personnage et qui tirent leur inspiration de tout ce qui m'a touché dans l'imaginaire collectif et celui d'autres individus. Je m'inspire de beaucoup de domaines : de contes pour enfants (qui entraînent des symboles comme la pomme, le loup noir, la montre, les cartes à jouer, les souliers rouges...), d'univers musicaux particuliers et disparates comme par exemple ceux d’Émilie Simon ou de Stupeflip (les plantes carnivores, les roses, la glace et les diamants, les armures et les ossatures), de mangas et bandes dessinées, de jeux vidéo, du domaine alimentaire (fraises, cerises, toute autre forme de nourriture qui peut être rendue esthétique), du domaine médical (les organes, les outils médicaux), et plus globalement des motifs utilisés dans les textiles (motifs léopard, étoilés …). D'autres sont aussi plus

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Figure 8- Chloé Merola Œuvre méthodologique (en cours de création)

Expliquant mon rapport aux symboles et à l’illustration, Ruban, papier kraft et crayons de couleur, 2012

Et tout cet ensemble de symboliques forge un inventaire de mes imaginaires. Un inventaire qui découle de mes goûts et de ma personnalité pour m'aider à créer mes personnages, que ce soit en performance ou en dessin. Les symboles utilisés ont souvent un caractère féminin, et avec mon travail usant du paradoxe et de beaucoup de références enfantines, on peut alors retrouver une fois encore le personnage de la femme-enfant.

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Figure 9 – Chloé Merola, Sans titre, Deux des parties de mon imaginaire : Alicia (à gauche) et Daphnée. Produites dans le cadre d'une œuvre contextuelle, Papier kraft et acrylique, 2012

Cet ensemble désormais nommé inventaire d’imaginaires, concorde en beaucoup de points avec le concept de mythologie personnelle ou individuelle. Je fais cette corrélation pour souligner plusieurs aspects de mon inventaire : son lien au quotidien et à la réalité, appuyé par son apparence simple et formelle qui le rend facilement lisible alors qu'il est profondément ancré dans le domaine intime et privé10. Hannah Arendt parle de la nécessité de transformer, de transposer ce qu'il y a d'intéressant dans la vie intime pour le rendre déchiffrable aux yeux d'un spectateur potentiel11, et c'est justement la création d'une

10 GRELL, isabelle, http://www.autofiction.org/, mise en ligne septembre 2008 : ''« Mythologie personnelle » exprime la transposition du quotidien par l’individu pour atteindre le personnel, c’est-à-dire l’intime.''

11ARENDT,Hannah, La mythologie individuelle, une fabrique du monde, cité par YAVUZ Perin Emel , Le Texte étranger n° 8, http://www2.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/yavuz.html, mise en ligne janvier 2011.

''Comparées à la réalité que confèrent la vue et l'ouïe, les plus grandes forces de la vie intime – les passions, les pensées, les plaisirs des sens – mènent une vague existence d'ombres tant qu'elles ne sont pas transformées (arrachées au privé,

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21 mythologie personnelle au sein de l'intime qui permet de communiquer aisément avec l'extérieur en s'appuyant sur la présence d'un code et une certaine narrativité, parfois doublée d'une documentation. En effet, ce procédé qui peut sembler uniquement centré sur sa propre individualité cherche en réalité à entrer en communication avec l'autre et à lâcher prise. Dès lors, faire de ce qu'il y a de plus intime le matériau de son art procède non pas de l'exhibition de soi mais du délaissement, de l'abandon de soi au profit d'un objet (matériel ou non) voué à la communauté, à l'art.

Les mythologies personnelles usent souvent du corps et de l'image de soi, traduisent un comportement presque compulsif, un rituel qui a pour but d'accumuler et de conserver des objets, des souvenirs, un comportement qui ressemble à mon travail autant qu'à ma réalité. Elles apportent un caractère humain au personnage de l'artiste, elles l'ancrent dans le quotidien et le mettent en relation à l'autre. Elles transcrivent une histoire individuelle qui se veut en fait le reflet de toute une société : et cette notion d'universalité est ce que je recherche dans ma pratique.

On peut aussi souligner l'aspect narratif de mon inventaire et de mes œuvres qui cherchent toujours à raconter des histoires. Néanmoins je ne peux pas vraiment qualifier ma pratique de mythologie personnelle, d'où l'utilisation du terme d'inventaire d'imaginaires qui se rapproche de ce concept. Effectivement, comme son nom l'indique, la mythologie oscille entre la vérité et la fiction. Et même si les mécanismes de mon cerveau peuvent amoindrir ou

désindividualisées, pour ainsi dire) en objets dignes de paraître en public. C'est la transformation qui se produit d'ordinaire dans le récit et généralement dans la transposition artistique des expériences individuelles.''.

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22 exacerber la réalité, mon intention première est d'établir une relation sincère avec le regardeur, lui offrir une histoire réelle et intime, et non pas fictive.

Pour conclure en faisant une synthèse de tous ces aspects, je voudrais illustrer mon propos avec une installaCtion pivot dans ma pratique : De toute façon personne ne m’entend (2013). Au sein d'une pièce étrange qui est à l'origine une salle d'enregistrement, mon inventaire d'imaginaires peuple l'installation, par une accumulation d’objets personnels de mon quotidien, d’écrits et de dessins, choisis pour ce à quoi ils renvoient dans mon histoire personnelle, pour leur aspect intime ou pour leur esthétique. Dans cet espace où le spectateur est entièrement libre de poser ses yeux sur une reconstitution de ce que pourrait être mon lieu de vie intime, je l’observe depuis une salle insonorisée teintée de rouge et je ne bouge pas. Il peut me voir puisque la salle comporte une grande vitre, mais je ne l’entends pas, et il ne perçoit aucun son lui non plus : de toute façon, personne ne m’entend, j’ai du ruban adhésif noir sur la bouche qui m'empêche de parler.

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Figure 10- Chloé Mérola, De toute façon personne ne m’entend, installaCtion durée : 2h, 2013

Je regarde dans les yeux pour dérouter : certains n’osent pas rester plus de quelques secondes, mais d’autres me défient du regard et fouillent mes papiers, inspectent mes photos, prennent le temps de s’imprégner de mon habitat temporaire, pendant que je suis impuissante et démunie, mais toujours en train de surveiller. Rien ne m’échappe. Dans cette installaCtion je suis aussi dans le rôle de mon propre personnage, rôle pouvant être interprété de différentes manières : une poupée dans sa boîte en plastique, une adepte du sadomasochisme, une jeune femme décriant son malaise, une examinatrice ou une victime.

Cette œuvre parle aussi d’histoires de mon passé, et relate de ma difficulté à trouver une place dans la société, à m’affirmer en tant qu’individu. Mais surtout elle ouvre grand la porte des notions d’intime dans mon travail, et de ces liens que je tisse avec le spectateur, qui se

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24 trouve plus impliqué qu’un simple regardeur. Une relation d’amour et de haine qui se développe dans l'aire suivante de mon losange : les poumons.

Figure 11: - Chloé Merola, Détail de De toute façon personne ne m’entend, Photographie prise par un spectateur avec un objet de mon installation, installaCtion, durée : 2h, 2013

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CHAPITRE 2

LES POUMONS

Le système respiratoire est une symbolique importante dans mon histoire personnelle : Chloé, l’héroïne de l’Écume des jours de Boris Vian - dont je porte le nom -, meurt d’un nénuphar qui fleurit dans ses poumons. Dans ma pratique, ils sont le souffle qui me lie à un public potentiel. Ils définissent la respiration, la communication, la parole muette. Les poumons représentent pour moi le lien que je peux avoir avec le spectateur. Je les relie aussi à une ambiguïté de ma personnalité : quand pour certains l’entourage et la foule ont un effet ressourçant, chez moi ils révèlent une agoraphobie sélective. Cette oppression a le pouvoir de modifier ma respiration : crises d’asthme, hyperventilation et attaque de panique, la réponse peut être variée. Pourtant vous constaterez que je cherche un lien profond avec le spectateur et qu’il m’est même indispensable pour que mes œuvres fonctionnent.

2.1 Le choix des autres

''Il est un moyen, contrairement à l'enfermement narcissique, d'instaurer la communication à l'autre et son implication.[...] l'intime s'opère dans le relationnel et ne s'envisage que

dans la relation à l'autre.''12

Entretenir un rapport particulier avec le spectateur et l’impliquer personnellement est devenu une de mes motivations premières en découvrant les Rhythms de Marina Abramovic, et plus particulièrement l’opposition des réactions suscitées par Rhythm 5 et Rhythm 0. Dans Rhythm 5, Marina, proche d’une mort certaine et involontaire, se voit sauver la vie par la prise de conscience de personnes du public ; alors qu'au contraire dans Rhythm 0 (1974), les

12 HOFFMANN, Carole, ‘’Les Réseaux sont désormais nos miroirs’’, L'intime, le privé, le public dans l'art contemporain, Paris, publications de la Sorbonne, 2012, p.190

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26 spectateurs ont bien failli la tuer. Elle parle d’une des expériences les plus éprouvantes qu’elle ait eu à subir, et c’est d’ailleurs la fin du cycle de ses Rhythms : pendant six heures, elle laisse à la disposition du spectateur -devenu acteur- divers objets et reste immobile, en déclarant par écrit : ''Instructions. Il y a 72 objets sur la table que vous pouvez utiliser sur moi comme bon vous semble. Performance. Je suis un objet. Pendant cette période je prends toutes les responsabilités. Durée. 6 heures (20h-02h)'' 13

Figure 12 - Marina Abramovic, Rhythm 0, durée : 6h, 1974

Pendant le déroulement de l'action, l'un des participants met dans la main de l'artiste le revolver chargé -qui faisait partie des 72 objets- pointé sur elle, ce qui provoque une altercation dans le public. Elle a pu observer une pluralité surprenante de réponses face à sa demande. À la fin des six heures convenues par l'artiste, Marina Abramovic ''reprend vie''. Au même moment, tous les participants quittent alors immédiatement la pièce, incapables de

13 WARD, Frazer, No Innocent Bystanders: Performance Art and Audience, Lebanon, University Press of England, 2012, p.119.

Protocole d’ABRAMOVIC, Marina,

Traduction libre : ''Instructions. There are 72 objects on the table that one can use on me as desired. Performance. I am the object. During this period I take full responsibility. Duration. 6 hours (8pm-2am)''-

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27 se confronter aux actions qu'ils avaient pu lui faire subir lorsqu'elle était proche de l'état d'objet.14 Ce sont ces moments insolites et dangereux qui m’ont fait prendre conscience de l’importance du choix du spectateur, et qui m’ont également initié à l’immobilité dans mes actions, les rendant alors inactions.

J’ai testé pour la première fois les réactions de spectateurs inconnus dans ma première action publique, Armistice. Cette expérience enrichissante m’a encouragée à continuer ma réflexion dans cette direction et à explorer l’inaction. J'ai voulu la confronter à différentes interprétations : par exemple le titre, politisé, n’est en fait pour moi qu’une date personnelle, le onze novembre où a pris définitivement fin une des relations les plus malsaines que j’ai entretenue dans ma vie. Mon costume, composé de sous-vêtements et de rubans rouges, a été interprétés de nombreuses façons, alors que c'était simplement la tenue que je portais lors de ce même onze novembre, l’événement choisi pour être à nouveau vécu à travers ma performance.

14 D'après le témoignage d’ABRAMOVIC, Marina, dans sa vidéo relatant des faits : Marina Abramovic on Rhythm 0 (1974) mis en ligne en 2013 par le Marina Abramovic Institute,https://vimeo.com/71952791

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Figure 13 – Chloé Merola, Armistice, performance, durée : 20mn, 2011

Pour Armistice, j'étais assise sur une chaise comme si aucune vie ne m'animait et que rien, pas même mes muscles, ne soutenaient mon corps. Je laissais au spectateur le loisir de me faire bouger en tirant sur les rubans rouges attachés à mes bras et mes jambes, comme une marionnette. Il en ressortait ici de façon assez évidente les thématiques de la manipulation et de l’humiliation dans l’événement choisi, que je revivais comme une revanche par le simple choix de décider de me mettre dans cette posture.

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Figure 14 – Chloé Merola, Armistice, performance, durée : 20mn, 2011

J’ai vécu cette courte expérience en passant par une multitude d’émotions : la détermination, la peur, la colère, la reconnaissance … Je me suis sentie à la fois puissante et impuissante, en réponse à la variété des agissements du public. Certains n’osaient pas, d’autres ne voulaient pas, beaucoup essayaient, pour s’amuser, et quelques-uns y prenaient du plaisir. Il y en avait qui me touchaient, qui me parlaient. Deux personnes m’ont tirée de ma chaise jusqu’à ce que je tombe à terre et que je reste immobile au sol.

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Figure 15 – Chloé Merola, Armistice, fin de la performance, durée : 20mn, 2011

On a jeté des vêtements sur mon corps pour le cacher. L’action a pris fin lorsqu’une des personnes du public a utilisé la paire de ciseaux dissimulée sous ma chaise pour couper tous les rubans qui m’entravaient, en me confiant ne plus être capable de me voir endurer ça. Je ne m’attendais moi-même pas à cette fin, voulant terminer mon action en coupant moi-même mes rubans lorsque je me sentirais à bout.

J’ai réitéré l’expérience de proposer un ''faux choix'' au spectateur avec ma première action en arrivant au Québec. Ma performance se basait sur l'investissement d'un espace, avec divers objets et une multitude de souvenirs mélangés. Mon intention était de prendre mes marques dans un nouveau territoire, et celui-ci rassemblait une part de mon inventaire d'imaginaire.15

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Figure 16 - Chloé Merola, Sans titre, installation et performance contextuelle, durée : 10mn, 2012

Mon action s’est terminée par la remise d’un ballon de baudruche rempli d’eau colorée à chaque personne, alors que je me plaçais pour cible. Une proposition à la fois violente dans le geste du collectif contre l'individu qui évoque la persécution, et ludique car elle remémore les jeux d'enfants. Je voyais ce processus comme un rituel de mon renouveau, les ballons pleins de couleurs étant les liens que j'allais tisser avec des étudiants encore inconnus : d'une intensité encore ambiguë, entre agressivité et jeu, basée sur ma méfiance envers les relations sociales. Encore une fois, j’ai constaté un panel de réactions assez large: ceux qui visaient à côté expressément, ceux qui s’amusaient et ceux qui empêchaient certains de '’m'attaquer''.

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32 Dans ces deux productions, j’ai imposé implicitement une action au public, sans laquelle le déroulement de la performance se trouve stoppé sans être dénuée d’intérêt, car le refus du spectateur est toujours une réponse intéressante. Dans mon parcours artistique, je ne lui ai pas toujours demandé d’exercer une action sur moi. Néanmoins, je cherche toujours à le questionner sur ses choix, à venir le chercher et à le surprendre quand il ne s'y attend pas. Dans le cadre de l’installaCtion, je cherche à le définir comme spectaCteur. Il y a toujours un moment où nous échangeons un geste, une action, ou simplement un regard. S’il n’est pas toujours forcé de faire quelque chose de concret pour enclencher le processus de mon œuvre, parfois c’est sa simple présence qui est nécessaire pour faire du sens. Dans l'univers intime et personnel que je propose, je le soumets subtilement à un rôle de voyeur souvent inconfortable, et une fois dans mon installaCtion je le confronte encore à un ''faux choix'' qui peut être contrariant : celui d'affronter mes souvenirs avec moi.

2.2 Où est la douleur

J’introduisais plus tôt sur l’immobilité, l’inaction qui crée une dynamique entre le spectateur et l'artiste. Cette notion est liée à celle d’intimité – mon intimité, qui est au cœur même de mon travail, par la liaison profonde que celui-ci entretient avec ma vie personnelle. La présence de mon intimité me renvoie à un état d’anxiété, et elle renforce le sentiment d'intrusion du spectateur. Celle-ci me rend asthénique, permettant au public d'être invasif sur mon propre territoire.

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33 Catherine Grenier écrit à propos de cet état : ''C'est la vulnérabilité des corps immobiles qui renforce paradoxalement l'impression d'invincibilité ou du moins d'inéluctabilité de leur présence muette au monde''.16 Cette citation entre en étroite corrélation avec ce que j’affirmais sur le personnage dans mon premier chapitre. Je m'approprie cette observation dans le sens où l’immobilité a toujours été pour moi la symbolisation d’une arme, une force, une réponse face à un événement ou une réaction qui nous rend désemparés ou contre laquelle on ne peut pas lutter. Le silence, que je compense par l'écriture, est aussi très présent dans mon travail. Je considère que l'immobilité peut aussi être négative car elle paralyse et empêche d’avancer : je la trouve pertinente même dans ce sens-là, où je la renvoie directement à la somatisation, mais aussi au souvenir et à l’impuissance face au passé.

Catherine Grenier parle de deux formes d'immobilité : l'immobilité comme une entité active, concentrée et réflexive, qui s'oppose à l'immobilité malsaine, celle de la désactivation et de la dépersonnalisation, proche de l'état d'objet et du renoncement.17

Pour ma part, j'essaie de trouver un équilibre entre la désactivation totale (qui n'en est pas une par la force de ma présence et de mon état d'esprit totalement investi, presque frénétique), et l'immobilité active (que je ne peux pas qualifier ainsi car je me positionne malgré tout presque en objet, abdiquant au poids d'une souffrance). Je pense que je peux aussi relier ce désir d'immobilité avec mon affinité pour l'illustration et le personnage : souvent, les installaCtions que j'imagine découlent d'une composition dessinée que j'aspire à mettre en

16 GRENIER, Catherine, Dépression et subversion : Les racines de l'avant-garde, Paris, Centre Pompidou, 2004, p.19 17 GRENIER, Catherine, Dépression et subversion Les racines de l'avant-garde, Paris, Centre Pompidou, 2004, p.17-19

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34 scène. Je me réjouis alors de devenir un décor, un dessin, entre le réel et l'imagé. Avec à la fois force et résignation, l'immobilité devient mon outil pour représenter la fatalité ou la soumission face à un événement, et face aux personnes auxquelles on est confronté durant notre existence: elle est l’individualité contre le groupe.

Si j’aime entrevoir un large panel de réactions dans mon travail, c’est aussi vrai dans ma vie privée; je suis une personne assez solitaire et individuelle qui aime observer. Aussi étrange que cela puisse paraître, presque à chaque fois que j’ai tenté l’expérience sociale dans un groupe, cela s’est mal terminé. J'ai remarqué à travers mes expériences personnelles que le groupe a tendance à faire un tout, refusant rapidement l’individualité et rejetant la moindre différence qui semble l’effrayer.

J’ai fait beaucoup de mauvaises rencontres qui m’ont fait éprouver les relations humaines, amicales et amoureuses comme des rapports de force et de manipulations, où il faut dominer pour ne pas être dominé. C'est de là qu’apparaissent certaines corrélations avec le mode de fonctionnement de mes œuvres et ce rituel que j'impose au spectateur : ma volonté de revivre des moments douloureux, cette fois en proposant au spectateur de participer une fois encore à la réalisation de ma souffrance -ainsi que dans un processus de sublimation, à sa résolution. Dans mes productions, je me place souvent en position de victime ayant du mal à trouver sa place, d’artiste martyr et incompris qui fait face au jugement de ses bourreaux; je parle là du jugement qui me vient de mon passé – dans lequel mes bourreaux sont ceux qui ont tiré les ficelles dans mes relations sociales, mais aussi du jugement actuel : celui du regardeur, notamment s'il fait partie du monde artistique. Ce dernier jugement concerne la

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35 recherche de ma place dans l'art contemporain, une thématique que je développerai dans un chapitre postérieur – celui du système digestif.

Dans mes installaCtions, je décris ma posture comme celle d'un masochiste, parce que je m'amuse sciemment à aiguiser le sadisme du spectateur. Je me demande sans cesse jusqu'où il est capable d'aller pour se départir de ses passions et de sa violence, dans des mécanismes proches du fonctionnement de la catharsis. Lorsque je demande au spectateur quelque chose de douloureux -considérant une douleur spécifique à ma personne- cela tient de ma volonté, comme une demande de mise à l'épreuve. Si ces mécanismes sont ceux qui ont régi une bonne partie de ma vie sociale et de ma vie privée, ils s’immiscent naturellement dans mon processus de création pour le rendre finalement dépendant de ce fonctionnement pour la plupart de mes productions.

De façon générale, je travaille avec l’intime, le souvenir, quelque chose qui demande une implication personnelle et émotionnelle. L’immobilité dans mes productions utilisant ces notions renforce mon statut de porteuse de ma propre douleur, mais ma position inanimée et solliciteuse engendre une situation où le public me renvoie et me fait endosser sa douleur à son tour. C'est à ce moment-là que même en l'absence d'action, il acquiert un statut particulier dans mon installaCtion, car sa présence a le pouvoir de changer la signification de mon dispositif.

Sa présence dans mes premières expérimentations relève d’un état de spectaCteur, c’est-à-dire qu’il est contraint d’exercer des actions pour que l’œuvre prenne vie. Dans ces cas-là, comme pour Armistice, la tournure des événements et la forme que prend la

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36 performance dépend uniquement des choix du public, car mon choix est de rester immobile quoi qu’il arrive. Plus récemment, je lui ai imposé une posture de témoin, plus que de spectaCteur : il n’est plus obligé d’actionner des mécanismes pour que l’œuvre fonctionne. Elle est indépendante du spectateur, mais comme beaucoup d’œuvres, sans lui, elle perd grandement de son impact et de sa signification. Ce témoin n’est pas moins important que le spectaCteur et reste un pilier car même s’il ne change pas la destinée de mon action, ses gestes intrusifs dans l’installaCtion la transforment une entité vivante, modifiable, et les présences que j’observe me touchent profondément.

En étant dans une posture soumise ou vulnérable dans mes actions, je cherche à le provoquer, le questionner, le confronter à ses choix pour qu'il ressorte de son expérience avec des problématiques en tête qui pourraient le pousser à réfléchir sur des éléments de sa propre vie et de ses relations. Je tire parti de cette expérience en devenant à mon tour et dans mon propre dispositif, un observateur et un juge, j'instaure avec mon corps une relation de regardeur regardé. Ma présence est essentielle lorsque je dévoile mon intimité parce que le témoin doit faire face à mon corps et à mon regard. Je maîtrise la partie de ma vie privée que je choisis d’exposer, la façon dont je la camoufle pour qu’elle ne soit pas trop brute, et encore dans ces choix-là, je suis là pour surveiller, ne pas perdre le contrôle.

C'est l'ensemble de tous ces mécanismes qui ont donné le thème de ma recherche : La douleur du dévoilement. Je perçois le dévoilement de façon très imagée : illustré par un voile qui recouvre ce qui doit être dissimulé, et qui, petit à petit, divulgue des confidences en douceur. Ce voile laisse entrevoir l’intime jusqu’à ce qu’il tombe à terre et que la vérité soit

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37 révélée au grand jour. Le dévoilement est un déchirement, une faille qu’il faut percer, éventrer, pour pénétrer dans la véritable intimité.

Dans mon histoire personnelle, j'ai expérimenté la douleur pour la première fois dans les poumons, dans ma relation aux autres. Dans ma pratique, la souffrance se multiplie. Elle est générée à la fois par le fait de revivre, exorciser des événements douloureux du passé de façon presque rituelle, et elle est appuyée lors de ma confrontation avec les autres, par leurs actions, que je peux vivre comme une agression. Mais une souffrance sous-jacente et complexe se développe dans une situation ambiguë, pour moi qui suis méfiante et réservée : le paradoxe de la difficulté que j’ai à confier mon intimité alors que cela relève pourtant de mon choix. Cela regroupe la souffrance que j'éprouve à divulguer des éléments aussi personnels de ma vie privée, la douleur que je ressens à les exposer devant les autres, à dévoiler les mécanismes de mon cerveau et les mécaniques de ma pensée, de mon passé. En me livrant, je m'imagine faire un sacrifice au profit des témoins qui sont venus écouter mon récit. Comme dans mes relations avec le public, ma démarche est douloureuse alors que je l'ai pourtant choisie. C'est ce qui me donne l'impression d'avoir de la difficulté à assumer totalement le statut de ma recherche : je parle sans cesse de moi, je suis au centre de mes préoccupations artistiques. Un mal de plus qui entre en conflit avec mon caractère discret et ma volonté profonde d'être humble et altruiste : dans mon travail je me résigne finalement à accepter mon côté égocentrique que je déteste car il me rend coupable.

En dehors de cette confrontation qui ressemble à un affrontement personnel, et de façon plus globale, je me mets volontairement en situation de danger émotionnel en dévoilant mon histoire personnelle. Ma démarche ressemble à une démarche résiliente, appuyée par la

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38 présence de mon corps. Dans une présence traversée par le souvenir, dans un autre état d’esprit où naît le personnage dont je parlais dans le cerveau, je me mets en même temps que le spectateur face à mon propre vécu, celui qui est passé à la trappe car j’ai décidé à l’époque d’être immobile face à lui.

Aussi, d'une façon plus propre au médium de la performance, j'estime que ma douleur peut également se situer dans le dépassement de soi éprouvé dans l'action sur la durée ou bien dans ma résistance physique aux limites que je me fixe, ainsi qu’aux gestes suggérés aux témoins.

2.3 Anxiété du corps

''L'Art est une garantie de santé mentale.''

BOURGEOIS, Louise, inscription sur son œuvre Precious Liquids, 18

Ces mises en scène d'éléments de mon passé ou de ma personnalité tout comme

l'instauration de mon losange sont nécessaires pour mon équilibre personnel et mon vocabulaire esthétique. Le losange est apparu pour moi comme une structure théorique, personnelle, qui m'a permis de me situer, d'ordonner, de classer les allées et venues incompréhensibles qui avaient lieu en mon corps. Il me renvoie à une répartition logique mais néanmoins une expérience étrange à vivre qu'est la douleur psychique transposée en douleur physique : la somatisation.

18 Http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-bourgeois/ENS-bourgeois.html, mise en ligne mars 2008

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39 Les poumons ont été le premier lieu à expérimenter le transfert de la douleur psychique à la douleur physique grâce à l’expérimentation du souffle qui se modifie dans les sensations d'inconfort, surtout dans la proximité aux autres et qui me pétrifie jusque dans les mécanismes de ma respiration. Outre par sa représentation d'un mouvement perpétuel de l'intérieur vers l'extérieur - et vice-versa -, c'est aussi par cet inconfort de l'entourage que j'ai automatiquement associé les poumons aux relations sociales. Le choix de ce lieu comme un point de douleur s'est confirmé avec l'arrivée d'une maladie chronique et héréditaire, l'asthme, se déclenchant parfois dans des états de stress - une incommodité entretenue avec une consommation accrue de cigarettes.

J'associe également les poumons à la notion de fatalité. Cette idée fait, elle-même fatalement, partie de mon travail en renvoyant au ''dramatique'' du passé immuable, au ridicule et à la vanité de tenter de changer le destin d'événements antérieurs. Comme pour Juliette19 dont la destinée était inéluctablement tragique, mes parents ont décidé de me donner le nom de leur héroïne de roman préférée, la célèbre Chloé de l’Écume des jours de Boris Vian. Elle décède brusquement d'une pneumonie alors qu'elle vient de trouver l'amour, sa maladie illustrée par la croissance d'un nénuphar dans ses poumons. Ce récit s'est inscrit profondément dans ma propre histoire, et c'est ce genre d'assimilation que j'aime cultiver pour renforcer le côté fataliste et pessimiste de mon travail artistique; un côté présent indéniablement, indispensable pour faire fonctionner mon processus de création, mais qui est, comme je l'écrivais plus tôt, une partie génératrice de ma douleur du dévoilement car elle révèle une partie négative de moi : protagoniste de ma propre histoire, égoïste et

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40 individualiste, une part qui réveille des fantômes du passé et peut déclencher en moi de la monstruosité.

Le système respiratoire a donc été une partie du corps que je me suis très vite appropriée et qui m’a poussée à explorer l’organicité, ce qui aura pour finalité la création du losange émotionnel. Celui-ci est né grâce à l'expérimentation de la somatisation par une maladie psychique, la dépression, qui pendant mon adolescence a modifié mon comportement mais aussi mon corps tout entier.

Étant une personne de nature anxieuse, j'ai eu à composer plus ou moins fréquemment avec ce genre de transfert de la douleur de l'âme au corps, et d'une façon fortuite et sous-jacente, mon anxiété a complètement explosé pendant l'écriture de ce mémoire et la création de mon projet final, au point que je sente mon losange émotionnel éclater. Trois des pôles de mon losange étaient devenus indépendants dans mon corps : le cœur, les poumons et le système digestif jouaient avec la faiblesse de mon cerveau irrationnel, qui n'était plus capable de faire régner l'ordre en mon intérieur. On m'a alors diagnostiqué un trouble de l'anxiété généralisé et la naissance d'un trouble panique, un mal qui paralyse et qui fait éminemment perdre confiance en son propre corps. Il a surgi de façon significative, comme pour appuyer mes propos dans l'écriture de mon mémoire.

Encore une fois, je me suis retrouvée à composer avec des éléments négatifs dans un processus de sublimation : je place mes angoisses dans ma production, dans l'espoir de les rendre supportables, afin qu'elles puissent devenir belles.

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2.4 Partage

Pour clore l'investigation du chapitre portant sur les poumons et la nature de mon rapport au public, je veux mettre l'accent sur la thématique du partage. Si dans mon œuvre la souffrance domine, elle dégage aussi de la bienveillance et de la douceur. Le dispositif installatif comprenant mon corps est la façon la plus aisée que j'ai de communiquer ma douleur, mais surtout de communiquer tout court. Comme je le précise dans le chapitre du cerveau, les thèmes que j'aborde ne sont jamais d'un dramatique poussé à l'extrême, bien souvent ce sont des sujets assez universels que je nuance avec le kitsch et la pluralité de mes goûts personnels qui portent souvent sur une esthétique enfantine et mignonne, ponctuée d'un aspect brouillon et désordonné qui m'est propre, et qui d'après moi rajoute de la spontanéité à la sphère intime que j'essaie de recréer. C'est dans cet espace bricolé et apprivoisé que je suis capable de partager.

Figure

Figure 1 – Sophie Calle, Extrait de Des histoires vraies, Publication, 1994
Figure 2 - Louise Bourgeois, Precious Liquid. Sculpture et installation, 1992
Figure 3 - Extrait du clip musical de Kyary Pamyu Pamyu, PonPonPon,   sous la direction artistique de Masuda Sebastian, 2011
Figure 4 - Extrait du clip musical de Kyary Pamyu Pamyu, Yume no Hajima-Ring ring, 2014
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