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Signification culturelle d'une taverne de quartier.

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Titre: Signification culturelle

d'une taverne de quartier

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Abstract

Cette étude porte sur la nature des comportements et attitudes qui prennent place dans le contexte de vie spon-tanée d "une taverne de quartier d'une région pauvre de la vil-le de Montréal. Elle met en relief que ce sont des petits travailleurs qui se servent de la taverne comme lieu plus ou moins important de rencontre sociale dans une atmosph~re dé-sintéressée propice au libre échange et ~ la détente. Elle montre aussi qu'il existe une continuité entre ce monde so-cial ~ l'intérieur de la taverne et l'univers contraignant du travail qui confronte ces hommes

à

l'extérieur de celle-ci. Elle permet de percevoir que ces hommes sont dans une situation de travail marginale et restrictive dont ils essaient de tirer le meilleur parti possible, le travail continuant d'ê-tre en plus d'un moyen de subsistance un facteur essentiel de leur identité. La théorie de la culture de pauvreté est reje-tée au profit d'une interprétation "si tua tionniste".

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Signification culturelle d'une taverne de quartier

Jean Poupart

Th~se présentée au Département de Sociologie de l'Université de McGill

pour l'obtention de la maîtrise Juillet 1972

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de me témoigner. Je lui dois en particulier de m'avoir initié et Aclairé aux diverses composantes de la problé-matique de la pauvreté. Je m'en voudrais aussi de ne pas faire mention de l'aide précieuse apportee par le professeur Malcolm Spector, Ph.D., dans la réalisation de mes observations sur le terrain. Je lui suis rede-vable de la confrontation positive et stimulante dont il a su faire preuve. Enfin, je désire remercier les

professeurs Marc Laplante, Ph. O., et Prudence Rains, Ph.D., pour les conseils qu'ils n'ont pas ét~ avares à l'occasion de me prodiguer.

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Table des mati~res

Avant-propos ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••

Chapitre premier ~. La taverne ~ Ti-Gus •••••••••••••••••• Chapitre II - La dimension sociale de la taverne •••••••• La taverne, lieu de rencontre sociale ••••••••••••••• "La taverne, c'est comme une grande famille" •••••••• Chapitre III - La dimension du travail pour les hommes

de la taverne •••••••••••••••••••••••••••• Situation de travail marginale •••••••••••••••••••••• Attitude des travailleurs face

à

cette situation •••• Théories de la marginalité économique ••••••••••••••• Interprétation de la situation des travailleurs ••••• Conclusion •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• ••• •••

Appendice A - Aperçu m~thodologique ••••••••••••••••••••• Référenoes •••••••••••••••••••••••••••••••••••••• •••••• •• l 1 6 7

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29

37

45

50

56

62

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Cette étude porte SI!r la nature des comportements et attitudes qui prennent place dans le contexte de vie spontanée d'une taverne de quar-tier d'une région pauvre de la ville de Montréal. Elle met en relief que ce sont des petits travailleurs qui se servent de la taverne non pas comme échappatoire psychologique mais comme lieu plus ou moins important de ren-contre sociale dans une atmosph~re désintéressée propice au libre échange et ~ la détente. Cette atmosph~re est rendue possible grâce au caract~re gratuit de la situation dans laquelle ces hommes se trouvent. Elle montre aussi qutil existe non pas brisure mais continuité entre le monde social

A

l'intérieur de la taverne et l'univers contraignant du travail qui confron-te ces hommes ~ lrextérieur de celle-ci. Le travail occupe en effet une place prépond~rante dans les conversations

A

la taverne, conversations dont l'analyse permet de percevoir que ces hommes sont aux prises avec une si-tuation de travail marginale de laquelle ils essaient de tirer le meilleur parti possible. Malgré cette situation restrictive, les hommes continuent de se montrer engagés par rapport à leur travail, de faire du travail, en plus d'un moyen de subsistance, un facteur essentiel de leur identité. Cet-te importance accordée au travail, en particulier par les travailleurs les plus défavorisés de la taverne, vient en nette contradiction avec l'inter-prétation avancée par la théorie de la culture de pauvreté selon laquelle

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les petits travailleurs feraient preuve d'un manque de motivation au tra-vail. En ce sens, cette étude s'inscrit dans l'ensemble du courant n'si-tuationniste" qui envisage le comportement et les attitudes des économi-quement faibles non pas comme le résultat d~une culture déficiente mais comme celui d'une situation déficiente qui les place en état d'inégalité sociale.

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Chapitre premier La taverne

A

Ti-Gus

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~-dire qU'elle recrute la majeure partie de sa client~le parmi les hommes qui résident ou travaillent dans le quartier environnant. Son intérêt par-ticulier vient du fait qu'elle permet d'étudier sur le vif certaines facet-tes de la culture ouvri~re dans un contexte de vie spontanée: en l'occu-rence, la nature et l'importance des relations sociales qui se développent et s'expriment dans l'atmosphère détendue de ce qui est pour plusieurs un lieu de rencontre habituel et la place que le travail occupe dans la vie des hommes qui fréquentent la taverne.

La taverne ~ Ti-Gus ressemble

à

toutes les tavernes qui, dans la région, se trouvent

à

presque tous les coins de rue:

à

lJextérieur, une bâtisse d'un certain âge dont les fenêtres sont placées en hauteur, de telle sorte qu'il soit impossible de voir ce qui se passe au dedans; ~ l'in-térieur, les traditionnelles petites tables rondes. En ce sens, le choix de la taverne

à

Ti-Gus s'est fait d'une manière plus ou moins arbitraire. Il répondait toutefois ~ l'exigence de regrouper la classe des petits tra-vailleurs.

Les hommes de la taverne à Ti-Gus sont en effet pour la majorité des travailleurs manuels ou des petits salariés dans les emplois de service

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3

qui ne demandent pas de qualification. Bien qU'il n'existe pas

à

proprement parler de olasses sociales

A

la taverne, il existe toutefois des différenoes dans la oondition des travailleurs. Certains sont plus favorisés que d'au-tres, surtout en ce qui concerne le salaire. C'est le cas, par exemple,

des employés

à

~voirie pour la ville, des livreurs ou conduoteurs de oamions, des débardeurs ou travailleurs de la oonstruction par comparaison aux autres: passeurs de oirculaires, employés au cimeti~re, gardiens de nuit, préposés à l'entretien. Ces distinctions ne sont pas sans importance et intervien-dront plus tard au cours de l'analyse.

Mise à part la mani~re de commander et de boire de la bi~re qui sont le propre de tous oeux qui ont l'habitude des tavernes, oertains in-dices, en plus de la fréquence, permettent de reconnaître les clients qui viennent réguli~rement à la taverne: ils s'assoient habituellement aux mêmes places et avec les mêmes personnes, ont un réseau de relations socia-les plus étendues et jouissent de certains privil~ges comme deux de pouvoir échanger leur ch~que de paye, de profiter d'une plus grande toléranoe de la part des "wai ters'" ou d'être servi sans avoir

à

préciser la nature de leur consommatione Un client régulier n'aura qu'à faire un signe de la main ou des doigts pour que le "waiter" lui apporte immédiatement ce qu'il désire.

La taverne n'a donc pas une importance égale pour tous. Pour l'ensemble des travailleurs, venir

à

la taverne est une activité parmi d'autres. Il n'existe d'ailleurs pas de r~gle préoise quant à la fréquen-tation qui varie selon les individus. La plupart du temps les hommes

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viennent à la taverne apr~s le travail, en groupes de deux ou trois. Les

p~riodes d'affluence sont donc particuli~rement notables vers l'heure du souper, surtout en fin de semaine où la taverne se remplit parfois à un point tel que certains clients doivent rester debout.

Pour une minorité de travailleurs cependant, la taverne cons-ti tue en dehors du travail l' accons-ti vi té centrale de leur vie. Ils forment le noyau des habitués, la n'clique'" de la taverne, une vingtaine d' hommes environ. ee qui distingue les habitués des autres clients n'est pas seule-ment qu'ils fréquentent plus souvent la taverne mais qU'elle occupe la

ma-jeure partie de leur temps libre. Ti-Gus, à qui j'ai dédié la taverne, rt . t à tt t ' . l

appa 1en ce e ca egor1e. Il fait partie du groupe des employés du

cimeti~re, seul groupe véritablement structuré de la taverne. Ti-Gus est un célibataire dans la trentaine qui gagne sa vie

à

creuser des fosses dans un cimetière. Ti-Gus jouit d'une certaine popularité à la taverne parce qu'en raison de ses airs de vieux garçon endurci, de sa timidité, de sa bonne humeur et de sa petite taille, i l s'attire les plaisanteries des autres. Un travailleur donne une excellente description de l'impor-tance que la taverne occupe dans la vie de Ti-Gus.

"cà

c'est un bon gars, Ti-Gus. Il est toujours à la taverne. Qu'est-ce qui fait? Il travaille, il va au club pis à la taverne. Il n'y a personne qui peut lui reprocher ça. D'abord, il travaille assez fort. Il a rien que cela, cJest bien compréhensible. C'est un bon client. Il vient à la taverne bien plus souvent ILes noms des hommes de la taverne ont été modifiés de

mani~re

à préserv-er

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que moi. Il est tout le temps icitte: le soir, le samedi, i l vient tous les jours."

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Les facteurs qui font que la taverne occupe une place plus dé-terminante pour certains individus que pour d "autres, comme c'est le cas pour Ti-Gus, ne sont pas facilement discernables. Cependant il est inté-ressant de noter q1.l'une portion importante du groupe des habitués est formée de célibataires et dJhommes mariés dtun âge avancé. Ces hommes, étant dé-gagés partiellement ou totalement de responsabilités familiales, peuvent consacrer davantage de temps ~ la taverne et faire une plus grande place aux relations interpersonnelles.

Indépendamment du temps qu'ils y passent cependant, la taverne

s'av~re être pour tous un lieu de rencontres sociales et de divertissement. L e prochain chapitre est consacré à décrire ce caract~re social de la

tav'er-ne. Le chapitre qui lui succ~de traite de la situation de travail des hom-mes de la taverne et des implications théoriques qui s"en suivent. Le tra-vail est en effet une dimension importante de la vie de ces hommes, impor-tance qui se manifeste par le rôle que le travail joue comme facteur de re-groupement à la taverne et l'ampleur qU'il prend dans le contenu des conver-sations. La conclusion reprend ensuite les divers éléments énoncés précé-demment et montre, en particulier, qu'il existe non pas brisure mais conti-nuité entre le monde à l'intérieur et à l'extérieur de la taverne. Enfin, un appendice méthodologique vient clore cette étude.

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La taverne jouit d "une grande popularité parce qu' elle constitue un lieu de rencontre privilégié pour les travailleurs. Pour les hommes du quartier, la taverne est le lieu, l'occasion, le prétexte pour rencontrer des amis, des connaissances, des compagnons de travail, d'autres travailleurs ou tout simplement du monde. Ni la bière, ni le fait d'être réservée aux hommes ou d'être facilement accessible, ne pourraient en eux-mêmes suffi-rent à expliquer cette popularité de la taverne. Si la taverne suscite l'intérêt des travailleurs, c'est non seulement qu'elle répond à un besoin: celui de se rencontrer, mais qu~elle le fait dans une atmosph~re que les habitués de la taverne décrivent coro~e celle d'une grande famille: une

at-mosph~re de détente, de plaisir, de bonne entente et de gratuité. C'est en raison même des relations sociales qui se créent à la taverne que les habi-tuas en font un moyen choisi de divertissement.

La taverne, lieu de rencontre sociale

Il existe de multiples raisons pour lesquelles un homme peut ve-nir à la taverne: prendre de la bi~re, jouer au 'bumper pool', écouter de la musique, y faire du commerce, se faire des contacts pour le travail, at-tendre un ami. Toutes ces raisons cependant gravitent autour d'une même dimension: celle du social. Les hommes viennent

à

la taverne pour être avec d "autres hommes. Tbut ce qU'ils font dans la taverne est rattaché au

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fait d'être ensemble. Le jeu de pool en est un exemple: les hommes se plaisent à ce jeu parce qu'ils peuvent se mesurer les uns aux autres en pr9sence de spectateurs attentifs, la compétition étant d'autant plus vive que les perdants doivent débourser le coût de la partie. De même en est-il de la bière qui, pour employer une expression d'Ernest, a un goût différent quand 011 la prend avec un "chum".

"Ici, c'est tous des bons gars. C'est pour ça que moi j'aime ça venir ici. Ca désennui t de venir ic'i. On boit de la bière sans même s'en aperce\Toir. C'est pas comme boire chez soi. J'ai achet4 une caisse de vingt-quatre, il y a quinze jours, pis je l'ai même pas ter-miné, juste pour te dire. Quand tu es tout seul

à

la maison, c'est pas pareil. La bière n'a pas le même goût ••• C'est pas pareil quand tu es avec un ehum. Là tu. parles. Mais tout seul, c'est pas pareil."

La vie même à l'intérieur de la taverne est un indice du carac-tère social de la taverne; les hommes se tiennent en groupe, certains clients se promènent de table en table, d'autres se saluent ou se crient de part en part de la taverne. Il n'est pas jusqu'à. la disposition des tables et des chaises qui, avec la musique et une télévision tou,jours ouverte mais presque jamais regardée, ne contribuent à. créer une ambiance où il soit agréable d'être avec d'autres. La taverne est tout le contrai-re d'un endroit fait pour pcontrai-rendcontrai-re une biècontrai-re en vitesse. Personne ne vient prendre un verre rapidement pour ensui te ressortir. Certains même vien-nent

à

la taverne et prennent qu'une liqueur. Ce qui retient les hommes

à la taverne, c'est la possibilité d'y entretenir et d'y susciter des re-lations sociales.

(17)

9

Pour les hommes de la taverne, le groupe est de preIlJi~re impor-tance. Quand ils ne viennent pas en groupe, les hommes viennent à la taver-ne dans l'espoir d'y retrouver des connaissances ou dans l'intention de se trouver en présence d'autrui. Ils cherchent habituellement à se joindre aux individus ou aux groupes d'individus' présents. Ensemble, ils passent

la

majeure partie de leur temps

à

parler,

à

écouter parler ou à regarder faire les autres. 'rous ne parlent pas mais tous regardent les autres le faire. Les conversations tournent souvent au badinage, badinage qui s'étend parfois

à

l'ensenble de la taverne. Ces conversations peuvent cependant prendre une allure plus sérieuse comme lorsqu'elles touchent à la question du travail. Bon nombre des discussions sont en effet consacrées au travail, lesquelles seront pass~es en revue au prochain chapitre.

Significative de la dimension sociale de la taverne est l'attitu-de l'attitu-des hommes seuls à la taverne. Il est possible que parmi ces hommes, cer-tains désirent pour une raison ou une autre rester seul: la taverne est

à

cet égard un endroit où on peut être seul tout en étant avec d'autres. La plupart d'entre eux cependant sont seuls non par choix mais par nécessité: soit qu'étant simplement de passage ou nouvellement arrivés dans la place, ils ne connaissent personne; soit qU'il ne se trouve persi)nne de leur con-naissance à ce moment-là dans la taverne. Mais pour tout seuls qu'ils sont, le vécu social de la taverne n'en demeure pas moins essentiel pour eux. Dé-jà le simple fait de venir

à

la taverne marque chez eux un désir implicite de se trouver en présence d'autrui. De même leur attitude à l'intérieur de la taverne dénote une réceptivité et une disponibilité par rapport aux

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communications sociales: une réceptivité dans le sens que ces hommes se pla-cent toujours dos au mur de mani~re à voir et à entendre ce qui se passe dans la~taverne; une disponibilité dans le sens que non seulement ils sont prêts à écouter qui veut bien leur parler mais qu'ils provoquent les situations de prise de contact avec les autres. Ce dernier point mérite d'être davan-ta-ge explicité.

Contrairement à ce qui se passe par exemple dans les autobus où les gens ne se parlent que si un év~nement extraordinaire se produit, les hommes à la ta'Jerne profitent des moindres occasions pour engager la conver-sation. Ainsi, presqu'à chacune des situations où je me suis trouvé assis à proximité d'un client que je ne connaissais pas, ce dernier m'a adressé la parole sans que je l'aie provoqué. Quelques exemples suffiront à illus-trer la nature et la variété des circonstances dans lesquelles ces conver-sations débutent et la mani~re dont elles se poursuivent par la suite. Exemple 1: A la table voisine, un client expliquait à un plus jeune qu'il ne s"en était pas laissé imposer par un autre, même si ce dernier était plus fôrtque lui. Il avait voulu, disait-il, lui montrer qU'il ne se laisserait pas avoir facilement. La conversation sJest engagée avec moi quand l'aîné disait au plus jeune qU'il paraissait pesant.

Jeune: Je ne suis pas plus pesant que lui voyons! (en me regardant)

Aîné

·

·

Ben oui, voyons:. tu es ben plus pesant que lui, hein, monsieur?

Moi : Je pense ben que oui.

Jeune: Comment vous pesez, vous, monsieur? Moi

·

·

Cent soixante-quinze.

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Jeune: Moi

·

·

Jeune:

voyons donc:

Oui, mais moi j'ai de la graisse. Vous êtes costaud vous, monsieur. Quel âge avez-vous si je suis pas trop indiscret?

Vingt-six ans.

On est du même âge •••

, ,

..L..L

Par la suite, la conversation a dévié sur le sujet du sport, puis du sport au travail, le plus jeune me trouvant assez sympathique pour me payer la

bi~re.

Exemple 2: Pendant que je prenais ma bière, un client qui venait d'arriver et qui ne trouvait pas d'autre table où s'asseoir, m'a demanÙ:3 sril pouvait s'asseoir à la mienne. Il m'a adressé la parole lorsqu'il a entendu dire par un voisin de notre table que la bi~re "mol" (molson) goûtait la "belle pUlante" (mouffette).

Client:

Moi

·

·

Client:

Pour moi, y a jamais senti une belle puante lui (éclat de rire mutu.el). Pour moi, la bière, c'est tout pareil. La cinquante, ça me donne mal à la tête: la molson ou la dowe, excuse l'expression, ça me fait chier.

Moi, je bois de la cinquante. Je bois de la cin-quante chez moi mais quand je via~s à la taverne, je prends de la draft.

Oui, tout le monde aime ça de la draft.

Le client m'a ensuite expliqué qu'il travaillait comme gardien de nuit, qu'il était venu dans le quartier faire réparer son dentier, lequel s'était brisé à la suite d'un coup de poing reçu de son fils alors qu ',ils étaient saouls tous les deux. Puis, il m'a raconté que la bière "ça amène le trouble'" en me donnant comme exemple qu' il venait juste d'être obligé de s "occuper d'un gars saoul dans une autre taverne.

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autres quatre paires de souliers pour la somme de huit dollars. Les hommes assis autour de la table et des tables adjacentes essayaient les souliers que le vendeur replaçait ensuite dans un sac de polythène. Un client assis

A

ma droite, après m'avoir demandé si c'était bien huit dollars pour les quatre paires, se leva pour aller les acheter. Malheureusement pour lui, il était trop tard puisqu'un autre s'était décidé à les prendre. De retour à sa table, ce dernier se mit à discuter de l'affaire avec moi.

"C'est de très bons souliers: ça doit valoir au moins de dix à quinze piastres chaque paire. Je suis content pour le gars, je pense qu'il a fait une bonne affaire. A deux piastres chacune, il est sûr de pas se tromper. Aujourd'hui pour deux piastres, tu n'as même pas une

pai-re de sandales. ~~oi, ,je porte des huit et je pense que sur les quatre paires, il y en a une qui est de ce~te gran-deur. J'ai les pieds délicats depuis que j'ai été malade. J'ai bien maigri mais les pieds par exemple, ça reste

tou-jours de la même longueur. J'ai les pieds très sensibles; tous les jours, je les fais tremper dans un bol d'eau

froide a~ec du sel. Ca saisit mais ça endurcit les pieds. Je fais ça tous les jours en prenant une bière. Moi, mes souliers, je les prends dans une shop et

le

les ai dans le gros. C"est un waiter que je connais qui m'a emmené là première fois ••• "

Exemple 4: A un moment donné, Y/ves, l'un des "waiters" frappa violemment l'oreille de Ti-Gus. Même si c'était une farce, le coup eut l'air de fai-re mal à ce dernier qui se frotta l'ofai-reille d "un air mécontent. Un client assis à ma droite se mit à me dire que ce genre de chose ne se faisait pas.

"Moi, il m'aurait jamais fait ça même si c'est le waiter. J"ai vu un waiter un jour 'faire ça à un gars chaud. L'au-tre s'est reviré puis il lui en a descendu tout un (coup de poing). Ca ne se fait pas; ça fait mal. Un gars reste tout engourdi. Moi, ça fait vingt-cinq ans que j'en fais des ta-vernes. Je connais toutes les tavernes de la ville. Je la connais bien celle-là. Yves, je le connais, c'est un bon gars. Peut-être qui voulait pas donner un coup si fort.

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Ca arrive des accidents. Tu as vu l'autre, il était pas content."

13

Exemple

2:

Yves s'était mis à chanter tout haut dans la taverne, ce qui avait provoqué l'enth0usiasme de l'ensemble des hommes de la taverne. Mùn voisin de table, un homme d'une soixantaine d'années, s'était mis lui-même

~ chanter et à'claquer des mains. Il me dit alors:

"J'aimerais donc ça, moi monsieur, redevenir jeune. Ca fait rien, des petites filles, j'en ai ben eu, j'ai pas ~ me plaindre; j "aimerais ça avoir vingt ans. Je suis pas jeune, soixante-cinq ans. On passe vingt-cinq, trente, quarante, cinquante, soixante ans puis on devient vieux. Là je m'en vais prendre des vacances. Je vais aller ~ la chasse à l'ours pis au loup. Je viens de la campagne, moi monsieur. Je connais ça la chasse. J'ai un bon fusil, une 30-30. Je m'en vais épauler ça.'"

Exemple~: Pendant que je regardais la partie de baseball ~ la télévision, un client d'une quarantaine d'années est venu s'asseoir près de ma table. Il m'a adressé la parole en se levant pour commander une bière.

"Il faut bien en prendre (de la bière, dit sur un ton qui voulait dire pour m'aider ~ digérer ce qui m'arrive). J'étais supposé déménager ce soir. Mon neveu était supposé venir m'aider pis il est pas venu (dit sur un ton agressif).

L~ ~ cause de lui, je peux pu déménager. Là le petit mau-dit, il est sorti; ça va ben l~, il vient de recevoir sa paye. Avec un check, c'est facile de faire son fanfaron. Mais laisse donc faire quand il n'aura pu une cenne, il va revenir chez moi, mais l~ il va trouver ses affaires sur la galerie. Ya toujours une limite. Je paye pour le loyer, y fouille dans mon frigidaire; je suis tanné de toujours payer de l'argent. Après ça tu vois la sor-te de reconnaissance qu'il sor-te donne. L~ je vais aller voir son père pis je vais lui dire ce que je pen~~ de son fils."

Les exemples qui précèdent montrent qu'il n'existe pas de rè-gle précise quant à la nature des circonstances susceptibles d'entraîner

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une prise de contact entre les hommes. Elles peu~ent être des plus variées, de la pluie au goût de la bi~re, pourvu qu'elles conservent une certaine relation ave~ le contexte même de la taverne. Si certaines circonstances sont plus favorables que d'autres, ce sont moins les circonstances qui amè-nent les hommes à se parler que les hommes qui utilisent les moindres cir-constances pour se parler.

"La taverne, c'est comme une grande famille

Pour les habitués en particulier, la taverne devient un moyen de divertissement tr~s important

à

cause du caract~re même des relations socia~es

qui s'y développent et de l'atmosphère sociale qui y règne. Quand les habi-tués veulent décrire cette atmosphère sociale de la taverne, ils parlent d'une grande famille.

"Icitte, c"est une bonne place. c"est tous des chums, des amis. qui dirait, comme une famille." (Ti-Louis,

45

ans)

Comment dire, On est comme

Par atmosph~re d'une grande famille, les hommes veulent dire une atmos-phère où tous se sentent égaux: entre "chums", entre "bons gars"', où tous part~ent la même intention: celle de se détendre et d'avoir du plaisir ensemble dans un climat de bonne entente. Quand on examine le climat qui r~gne certains vendredi soirs, on se rend compte que l'expres-sion '''on est comme une grande famille" est plus qu"une simple comparaison. On se retrouve dans une véritable soirée familiale. La musique, le jeu de pool, la boisson en forment l'arrière plan mais c'est surtout autour du caractère détendu et enjoué des relations sociales que se crée cette

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at-mosph~re de fête familiale.

Pour les hommes, la taverne c ,. est comme une grande famille par-ce qu'ils se retrouvent ~ la taverne entre "churns'f, entre "bons gars". Pour un habitué, se retrouver entre "chums"', c'est d'abord se retrouver avec son groupe de familiers, avec sa "ganEr", dans sa taverne. Pour Ernest, par ex-enip1e, c'est se retrouver principalement avec son groupe de "burnper pool"'. Parmi eux, il se sent connu, accepté, intégré, identifié. Il peut s'adon-ner au plaisir d'être ensemble: les liens ne sont plus ~ créer, ils sont en partie ou en tout déjlt. créés. Dans ce sens, le choix de telle ou telle taverne, n'est pas indifférent. Choisir une taverne, c'est choisir tel noyau d'hommes plutôt que tel autre.

"Moi, je viens icitte parce que je connais tout le monde. On est une grande famille. Ah, je connais pas tout le monde par leur nom, mais je les connais tous de vue. Pr~s de chez-moi, il y a au moins trois autres tavernes plus rapprochées qu'icitte. Mais là-bas, je connais personne. C'est comme si tu prenais une bi~re tout seul à la maison tandis qu'icitte, tout le monde est amis".

(Ernest, 50 ans)

En pratique cependant, même pour un habitué comme Ernest, se re-trouver avec son groupe de "bumper pool" n'est pas toujours possible. A moins de faire partie d'un groupe aussi structuré que celui des employés de cimeti~re, les hommes ne sont pas toujours certains de rencontrer les mêmes personnes. Même s"ils font habitl\ellement preuve de régularité, pour une raison ou une.autre, leurs visites ~ la taverne peuvent varier. En fait, quand Ernest dit "qu'ici tte tout le monde est ami", il veut dire deux choses:

(25)

16

qui viennent à cette taverne; deuxi~mement, qU'il consid~re tous ceux qui viennent à la taverne, même ceux qU'il ne connaît pas, comme des "chums". La même idée ressort des termes utilisés par Ti-Louis pour décrire le grou-pe de la taverne.

"Icitte, c'est une bonne place. Comment dire, c'est tous des chums, des amis. On est comme qui dirait com-me une famille. Moi, ça fait vingt-sept ans que je suis icitte. Je connais toutes les tavernes dans le coin ••• Il y en a qui on va dire sont méchants, mais c'est assez rare. C'est tous des bons gars. Tu prends les waiters, c'est la même chose. Un gars qui prend un verre de bière tranquille pis qui s'occupe de son affaire, y a personne monsieu.r qui va l' achaller. Il arrive des fois qu'·un étranger vient à ta taverne pis qui te crie des bêtises, mais dans ce temps-là, le wai ter le prend pis le sort."

(Ti-Louis,

45

ans)

Ce que Ti-Louis veut dire quand i l dit qu'~ la taverne "c'est tous des chums"', ce n'est pas qu'en réalité i l s'attende à ce que tous soient réellement "chums", mais à ce que tous se comportent comme s'ils étaient "'chums" • Il prend pour acquis que ceux qui viennent à la taverne sont tous comme lui des "bons gars" remplis de bonnes intentions. Ernest donne un exemple de ce qu'est un "bon gars" en parlant de Ti-Gus.

"Ca c'est un bon gars Ti-Gus. Il ne ferait pas de mal

à personne. Les gars s'amusent bien avec mais c'est pas méchant. Des fois, ils lui disent que ses petites culot-tes sont sales. L'autre se fâche et baisse ses pantalons. N'aie pas peur, elles sont toujours blanches. II·

(Ernest, 50 ans)

Se comportent donc en "'chums"·, en Itbons gars"', ceux qui entendent ~ rire, recherchent des relations amicales et savent à l'occasion manifester certaines formes de solidarité: par exemple empêcher qu'un homme endormi se

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ÈSse prendre ses cigarettes ou voler son portefeuille, ou encore comme le dit Ti-Louis, aller reconduire un gars saoul chez-lui.

"Les gars sont des chums. Moi, j'ai jamais laissé en arri~re un gars a',rec qui je buvais. Je pars ja-mais sans l'amener. Quand un gars est chaud, ça nous arrive à tout le monde, pas '/rai, ben je vais le re-conduire chez-lui même si je le connais pas. Même je vais aller le reconduire en taxi pour lui et je vais payer. Le gars le lendemain te remercie. Même je le ferais pour toi, tu aurais rien qu'~ me dire ton adres-se. Les gars sont comme ça."

Il ne faudrait pas croire cependant que Ti-Louis ne sait pas faire la

dis-tinction entre la simple camaraderie et la véritable amitié tel que le mon-tre cette réflexion.

"Des amis, tu en as tant que tu en as (de l'argent). Mais aussitôt que tu en manques, des wnis, t'en vois pu, pas vrai ça!"

Au contraire, les hommes sont très au courant de ce genre de distinctions. Quand un homme vous paie la bi~re, cela ne signifie pas qu'il vous prend vraiment pour un ami mais seulement que vous lui êtes sympathique. Là comme ailleurs, le jeu des affinités et des préférences entrent en ligne de compte. Ainsi n'est-il pas indifférent qu'un client choisisse de 8'as-Bemir à une table plutôt qu'à une autre ou encore, que parmi un groupe de compagnons tous aussi désireux d'être le parrain de son initiation aux Chevaliers de Colomb, il choisisse tel plutôt que tel autre. Dans un cas comme dans l'autre, il se voit dans l'obligation d'indiquer ses préférences.

En décrivant l'atmosph~re sociale de la taverne comme une grande famille où l'on se retrouve entre "chums", entre "bons gars", les habitués mettent en relief le caract~re gratuit de leur situation à la taverne. Non

(27)

18

pas que les contraintes du monde extérieur cessent d'intervenir: l'inté-rêt manifesté pour le travail prouve le contraire. Les règles du jeu, pour être plus ténues, n'en continuent pas moins d'exister. En fait, ce que les habitués soulignent à juste -titre, c'est qu'ils se retrouvent dans une si-tuation qui n'est pas à proprement parler compétitive. Les seules con-traintes immédiates y sont celles que leur impose la communication sociale.

S'il est vrai que dans l'ensemble, les relati0ns sont faci-les et que faci-les hommes cherchent à éviter les situations conflictuelles, en pratique, comme dans toutes les grandes familles, ce n'est pas toujours pos-sible.

"Si vous êtes venu pour m' insulter, moi monsieur, je viens pas.icitte pour ça. Je Viens juste icitte pour prendre un verre de bière, pour regarder les autres jouer au pool. Je me chris ben du reste. Je viens pas icitte pour chercher du trouble. Tant qu'à discuter de même, j'aime autant pas rien dire. II·

(Henri-Paul,

54

ans) Sans être fréquentes, les oppositions existent et peuvent aller d'une al-tercation amicale jusqu'à l'échange des coups si l'on pousse la situation à l'extrême. Plus souvent cependant, il s'agit de discussions sans consé-quence qui réussissent tout au plus à créer un certain froid entre les in-dividus concernés, allant quelquefois jusqu'à provoquer le départ impromp-tu de l'un des antagonistes.

Il arrive d'ailleurs que certains hommes réussissent, sans avoir recours à des solutions aussi drastiques,

à

se tirer de situations embar-rassantes telles que lorsqu'ils sont pris en souricière entre deux opinions divergentes ou qu'un client à moitié ivre les prend comme confident. Ils

(28)

tentent la plupart du temps de concilier les choses et mettent en oeuvre des mécanismes de défense fort utiles pour se sortir de ces situations pénibles. La premi~re stratégie consiste à ne pas se compromettre en évi-tant de parler ou de contredire, dans une attitude la plus neutre possible. La deuxième stratégie, plus radicale, consiste à ignorer systématiquement l'interlocuteur. Il s'agit de diriger son attention dans une direction totalement opposée aux opportuns et de faire mine d'y être absorbé, faisant la sourde oreille à ses appels, aussi pressants soient-ils. J'ai déjà vu

un client crier littéralement dans l'oreille d'un autre client et ce, à plusieurs reprises sans que celui-ci ne réagisse. "Il est sourd, le vieux chris", a fini par conclure le premier.

Dans le climat social de la taverne, les "waiters" occupent une place privilégiée. Ils jouent un rôle important dans la création de la bonne entente entre les clients. Ce sont eux qui ont la tâche délicate de remettre à leur place les in.désirables. Ils doivent d'une part faire preu-ve de beaucoup de fermeté pour assurer l'ordre dans l'Jtablissement mais en même temps, user de beaucoup de tact pour ne pas perdre leur client~le. Mais le rôle des "waiters" ne se restreint pas à assurer le bon ordre dans la taverne. Par les plaisanteries qU'ils font, par l'attention qu'ils ap-portent

à

écouter et

à

répondre aux clients, par les relations amicales qu'ils entretiennent, les "wai ters" stimulent eux-mêmes les communications et peuvent à l'occasion par leur enthousiasme complètement transformer l' at-mosphère de la taverne.

(29)

20

En résumé, la taverne est un véritable centre social. Elle per-met aux tra.vailleurs de se rencontrer et de se divertir dans un climat pro-pice à la détente et au libre échange. Pour le groupe des habitués, la ta-venle accapare la majeure partie de leur temps libre. Elle devient un moyen de divertissement en raison même des relations sociales qui s'y développent. Placés dans une situation non compétitive, en d<ehors et en dépit des con-traintes du travail, ils peuvent s'adonner ~ des relations sociales autant gratuites que détendues.

Au fait que les hommes viennent ~ la taverne, i l n'y a à cher-cher ni d'aliénation psychologique, ni d'aliénation sociale. Il est pro-bable que parmi ceux qui viennent à la taverne, il s'en trouve qui aient des probl~mes familiaux tout comme il est certain qu'il y en a qui ont des problèmes liés à leur situation de travail. Mais prétendre que les travailleurs vont à taverne po~r fuir leur milieu familial ou pour ou-blier une situation de travail souvent pénible, serait faire preuve de simplication. Une interprétation en termes de déficience Ctll turelle n'est pas pius acceptable: d'abord parce que les tavernes ne sont pas le

privi-l~ge exclusif des ouvriers; ensuite, parce qu'une telle interprétation supporte un jugement de valeurs qui approche la condamnation morale. S'il est vrai que la fréquentation des tavenles semble davantage marquée dans la classe ou'Vrière, c(~ n'est pas nécessairement parce qu' ils adh~rent

à des valeurs différentes. ~n fait, ils utilisent la taverne parce qu'elle forme un contexte disponible et propice à la rencontre sociale. Ce n'est :pas la taverne qui crée la communication sociale mais les hommes qui se

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servent de la taverne pour créer la communication sociale. Dans ce sens, le choix en lui-même de la taverne comme lieu de rencontre sociale appa-raît davantage secondaire. Quoiqu'il en soit, s'il faut parler d'aliéna-tion des travailleurs, ce n'est pas dans le fait de venir ~ la taverne qu'il faut chercher mais dans les conditions de travail que rév~lent les discussions qui ont cours à la ta'rerne. Le prochain chapitre porte sur cette question.

(31)

Chapitre III

(32)

sation les plus fréquents dans la taverne. La taverne est un univers de travailleurs pour qui le travail, tout autant qu'un moyen de subsistance, représente un facteur essentiel de leur identité. Tel est le cas en par-ticulier pour les travailleurs les plus défavorisés de la taverne de qui, en raison de conditions de travail déplorables, on aurait pu s'attendre au contraire. Malgré une situation de travail p~nible qui explique en grande partie la situation de marginalité dans laquelle ils se trouvent, ces hommes continuent à manifester un intérêt primordial pour le travail en tant que moyen de subsistance bien entendu mais aussi en tant qu'un moyen indispensable à l' épanouissemaYlt de l'individu. ils cherchent à tirer le meilleur parti possible d'une situation difficile sur laquelle, dans l'état actuel des choses, ils ne peuvent que peu de choses.

Les deux premi~res parties de ce chapitre seront consacrées à décrire la situation de travail dans laquelle ces travailleurs se trouvent compromis; la troisi~me partie passe en revue diverses théories qui ont. été avancées pour essayer d'expliquer cette situation; la quatriè-me et derni~re partie s"attache à confronter ces théories à la situation des travailleurs de la taverne.

(33)

24

Situation de travail marginale

Pour un bon nombre de travailleurs de la taverne, seuls leur sont réservés les emplois de troisième ordre, c'est-à-dire ceux qui sont peu payants, peu sûrs, souvent difficiles et aussi peu prestigieux que valorisants. Appartiennent à cette catégorie les hommes qui travaillent comme passeu~s de circulaires, employés de cimetière, gardiens de nuit, préposés à l'entretien, peintres non spécialisés, employés dans une une de souliers, commis de magasin. Pour la plupart d'entre eux, la si-tuation ressemble à celle décrite par le vieux Joe. Le vieux Joe appa.r-tient au groupe de passeurs de circulaires. Agé de soixante-quatre ans, il travaille depuis douze ans à distribuer des circulaires dans les di-verses parties de la ville. Le travail est dur: il d:)i t marcher toute la journée.

"Les camions viennent nous conduire vers sept heures trente du matin. Je dois me lever assez de bonne heu-re, six heures, puis je m'en viens déjeuner au restau-rant avant de repartir. On revient des fois assez tard, ça dépend d'o~ on vient pis du traffic. On passe toutes sortes d'affaires, des fois des livres de téléphones. Il y en a qui marchent au contrat; nous, c'est la compa-gnie qui nous organise. On a tou,jours plus d'ouvrage qu'on peut en faire, surtout avec le mauvais temps. Durant la grève de la poste, là. on avait beaucoup d'ou-vrage. Je travaillais jusqu'à soixante douze heures par semaine. En plus je lavais les planchers, ce qui me donnait quinze piastres de plus. Ca faisait des payes pas pire: quatre-vingt-deux piastres par semaine. Le plus qu'on m'a enlevé c'est douze piastres d'impôt." Pour faire ses quatre-vingt-deux dollars, le vieux Joe doit travailler

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soixante-douze heures par semaine. En déduisant la somme qu'il reçoit à laver les planchers, son salaire est inférieur à un dollar de l'heure. Cela revient à dire que pour une semaine normale de cinq jours, il ga-gne

à

peine cinquante dollars,

à

condition de travailler dix heures par jour et de pouvoir faire une semaine compl~te, situation qui ne semble pas toujours possible tel que le dit monsieur Paul, autre passeur de cir-culaires.

"'(Vous avez toujours de l'ouvrage?) - Non pas toujours. Dans le temps de No~l, j'ai retira des payes de neuf piastres. Ca fait rien j'avais prévu le coup. J'avais acheté de la nourriture d'avance. Je me suis pas laissé avoir. Y a des fois qu'on travaillait pratiquement pas de la semaine. Il'

Parce qu'il accepte de se lever à six heures du matin, de travailler souvent le samedi et de laver les planchers, parce qu'il partage un appartement, porte toujours les mêmes vêtements et ne se paie le luxe que de quelques bières à la ta'lerne, parce que surtout i l

est c~libataire, le vieux Joe arrive à se tirer d'affaire. Il en serait tout autrement s"11 était marié. A peine suffisant pour lui permettre de survivre, son salaire ne pourrait suffire à combler les besoins d'une famille, si restreinte soit-elle.

Certains comme les employés de cimetière, qui travaillent à

couper la pelouse ou à creuser des tombes, gagnent un salaire lég~rement

supérieur, entre quantre-vingt et quatre-vingt-dix dollars mais ont des conditions de travail aussi difficiles. D'autres, comme ceux qui tra-vaillent sur la construction, se font des salaires encore plus élevés

(35)

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mais sont victimes du chômage saisonnier comme le souligne monsieur Hubert. "Moi, avant je travaillais sur la construction pis je ga-gnais le double de salaire que je fais aujourd'hui. Au-jourd'hui, je gagne quatre-vingt-cinq piastres clair pis je trav~ille régulier. J'ai soixante ans; ça paraît pas, hein: J'ai pas un cheveu blanc mais j'ai soixante ans. Regarde ce monsieur l~-bas, lui ça fait cinq mois qui tra-vaille pas. Il est sur la construction comme moi j'étais. Aujourd'hui je gagne moins que je gagnais mais au moins

j'ai une job staidée.";

Pour la majorité de ces travailleurs, la préoccupation premiè-re est celle de trouver ou de conserver un travail. C'est la préoccupa-tion majeure parce que les travailleurs font face

à

une offre limitée d'emplois, d'une part ~ cause du chômage, et d'autre part parce que les emplois qui demandent une formation plus poussée leur restent fermés. Comme le dit Philippe: "Essayez donc d'en avoir une job avec une

septi~-me année quand il y a quarante-cinq mille chôsepti~-meurs actuellesepti~-ment au Québec." En raison du nombre restreint d '·emplois les hommes se retrouvent involon-tairement en compétition les uns avec les autres. Pour obtenir ces quel-ques emplois disponibles, tous n'ont d'ailleurs pas une chance égale. Certains comme Henri-Paul sont considérés trop vieux pour se trouver un travail.

"Moi, monsieur, j "ai soixante-trois ans. J'ai fait ben des métiers. Mais aujourd'hui essayez de vous trouver quelque chose. Ils vous prennent plus. C'est pas injuste ça? Moi, je demande pas mieux que ça tra-vailler. Mais essayez donc. MOi, monsieur, j'ai fait tous les métiers: grêdeur, travailleur de la construc-tion ••• je sais tout faire ça. Mais essayez donc de trou-ver quelque chose asteur. Les maudites unions, essaye donc de rentrer pour voir. Il'

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ou comme le vieux Joe, trop vieux pour le conserver.

"J'ai fait ben d'autre chose. Je suis parti travail-ler aux Etats-Unis en 23 avec deux de mes beaux-fr~res

que j'ai l'intention d'aller voir quand je serai à ma pension. J'ai travaillé jusqu'en trente-six l~-baso

(Qu'est-ce qui vous a fait revenir à Drummondville?) J'avais de la parenté là-bas et y m'ont dit qu'il y avait une compagnie de soie là-bas, pis qU'ils avaient de la place pour moi. Alors je suis revenu, pis j'ai travaillé un autre douze ans pour eux autres. Pis y m'ont slaqué même si j'avais séniorité. Il y en avait que leur séniorité était plus grande que la mienne, ça faisait quatorze, quinze ans. Je suis venu travail-ler au clos de bois après, pendant une autre douze ans. Je fais toujours des douze. Je suis bon encore pour faire douze ans avant d'arrêter. Au clos, ils m'ont slaqué parce que j'étais trop vieux. Je travaille pour la compagnie depuis cinquante-huit."

D'autres comme Louis sont incapables d'obtenir un travail plus rémuné-rateur parce qu'ils ne peuvent se faire accepter par l"'Unionlt

"C'est pas facile de rentrer à une place maintenant. Prends sur le bord de l'eau, tu n'es plus capable de rentrer. Les unions en engagent pus. C'est rendu que ça n'a plus de bon sens. Les gars font des salaires ben trop forts. Quand les gars gagnent des salaires trop forts, ils sont obligés d'en engager moins. C'est nous autres qui y perd apr~s. Tu es pu capable d'entrer apr~s. D'au-tant plus qu'asteur, les gars sont pu capable de voler.

y a de la police qui vérifie tout. Les gars ont pu le droit d'aller se promener maintenant."

D'autres ne poss~dent pas les contacts nécessaires pour se trouver un em-ploi ou, comme pour Jules, leurs contacts s'av~rent inefficaces.

n'J'ai l'Bnsé à toi. (Marc à Jules). J"ai pas pu te

l~avoir (carte de métier). J'ai demandé à tu sais qui. C'est pas n'importe qui, hein! Il n'a pas pu rien faire. Il m~a dit: je perds ma job si je me fais poigner. C"est pas parce que j'ai pas voulu te l'avoir. Peut-être que cet hiver, je vais avoir des nou·.Jelles pour toi."

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(Marc, travailleur de la construction, 40 ans ~ Jules, chômeur, 25 ans.)

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D'autres encore ne possèdent pas de cartes de métier ou n'ont pas la bonne. Jules: "Moi, je suis spécialisé pour poser du gyprock. Je suis

pas entraîné pour monter une charpente ou pour monter un escalier •.

Marc LA, si tu voulais tu pourrais passer les examens.

'.ru

pourrais avoir une carte pour deux affaires. Comment que tu serais à Québec ou à Montreal, tu pourrais mon-trer tes deux cartes et dire: Regardez j'ai ça, pis j'ai ça. Avec deux, t'aurais ben plus de chance qu'un gars qu'en a rien qu'une (carte de métier).

Jules: Ah! je le sais; je veux les passer les examens. Au minimum, mais je veux les passer quand même. Aussitôt que ça (son bras blessé) va être réglé. Il'

Même les travailleurs les plus favorisés se trouvent da.'1s une situation précaire. La sécurité d'emploi n'existant pratiquement pas, ils risquent eux aussi d'être victimes du chômage ou de se retrouver dans la catégorie des emplois inférieurs: soit qu'ils deviennent trop vieux comme le vieux ~roe ou Henri-Paul; soit qu'ils tombent malades com-me Henri, ou se fassent blesser comcom-me monsieur Paul et deviennent inca-mables d'un travail plus dur et plus payant.

Parce que le chômage est grand et parce qU'ils sont dému.Ylis, les hommes doivent souvent se contenter de ce qU'ils ont. Luc doit accep-ter de ne pas avoir sa permanence après sept années d'ouvrage et de tra-vailler dans l'Ouest, en se considérant chanceux de pelleter de la pous-si~re à trois dollars vingt-cinq cents de l'heure.

"Moi, je suis aide-jardinier, ce qui est payant et facile. Ca fait ma septi~me année que je travaille là. Je travaille pas toujours toute l'année. La premi~re année, j'ai travaillé seulement quatre mois. Maintenant je travaille presque toute l'année mais ils s'arrangent pour me slaquer juste avant que j'aie trava::'llé assez

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longtemps pour avoir ma permanence; ils s'arrangent pour qu'il me manque une semaine. Il y en a qui réus-sissent ~ avoir leur permanence, des Italiens qui payent trois cents piastres pour l'obtenir, mais moi ils ont ben menti s'ils pensent que je vais les payer. Je suis pas fou, je m'arrange pour prendre mes quinze jours de vacances au moment où je suis slaqué. Comme ça je suis payé en profitant de l'assurance-chômage. Le syndicat peut rien faire. Ils disent (la Ville) qu'il y a trop d'hommes mais c'est une façon de s'arranger. Je com-mence à les conna:ttre, les grosses cnmpagnies. Ca de-vrait pas exister des gars qui n'ont pas leur permanen-ce apr~s sept ans."

Le vieux Joe ne peut prend~e le risque de laisser son emploi. Il doit attendre sa pension pour s'en chercher un autre.

"Oui, je vais avoir ma pension en juillet; je vais encore travaille~ mais pas ~ la même place. Quand je vais avoir ma pension, je vais. pouvoir me cher-cher une autre place. Ir

Attitude des travailleurs face à cette situation

Les hommes parlent souvent de leur travail en termes de plus payant et de plus facile comme s'"ils ne s'intéressaient qu'à faire le maximum d'argent avec le minimum d'effort possible. Ils semblent peu préoccupés par la valeur sociale et créatrice de leur travail, de même que peu ambitieux, encore moins prévoyants. Claude, par exemple, paraît faire preuve de peu d 'ambition quand il ne semble pas prêt à un effort supplémentaire pour creuser des tombes, ce qui pourrait améliorer sa condition financi~re.

"A travailler aux pelouses, un gars gagne deux dollars et vingt-cents de l'heure; vingt-cinq cents de moins qu'à creuser des tombes, mais c'est moins dur."·

(39)

30

Monsieur Paul semble intéressé à retourner dans la construction non pas parce que le travail est plus intéressant mais parce que "c'est moins dur et plus payant".

"(Vous, vous travaillez à passer des circulaires?) Oui, je fais cette maudite job: (Il faut être en forme pour faire ce que vous faites.) Oui, mais. je trouve ça dur à mon âge, à cinquantre-quatre ans. J'ai pas toujours fai t ça. Avant, j'étais menuisier de mon métier. 1\~ais

je me suis fait blesser à mon bras gauche trois fois. Maintenant je peux même pu le lever en haut. Je travail-lais sur la finition ••• J'en ai construit des maisons. J'ai const~~it une salle de danse pis un club, pis pas n'importe comment. C'est moi-même qui avait fait les plans. Je travaillais avec des Portugais pour la plu-part; il y a des gars qui sont venus prendre des clichés. Je vais peut-être essayer de revenir dans la construction, c'est moins dur et plus payant: cinq piastres de l'heu-re. Je devrais être capable de rentrer dans le syndicat sans avoir à trop payer. de l'arriéré."

Luc semble attacher une importance secondaire à la valeur sociale de son travail: qu'il fasse une "job cochonne, qU'il y ait de la "bouette", il s'en "sacre" pourvu qu'il reçoive sa paye.

"Moi je travaille aux arbres: je suis aide-jardinier, ce qui est payant et facile ••• Mais comme maintenant ils n'ont plus d'ouvrage, ils (la voirie) me prêtent pour passer dans les rues à charger de la poussi~re que les balayeurs ramassent. Moi, je pelte la poussière dans le camion. Des fois, il y a de la bouette. C'est une job cochonne, mais moi je m'en sacre pourvu que je reçoive ma paye."

Enfin, Henri semble avoir fait preuve de peu de prévoyance quand, malgré le salaire qu'il faisait, il nJa pas su mettre de l'argent de côté en prévision des mauvais jours. Ainsi, il aurait pu être moins pris au dépourvu quand, par la suite, il est tombé malade.

"J'ai déjà travaillé au Reine-1Uizabeth. Dans ce temps-là je gagnais de gros salaires. C'était payant mais je

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faisais souvent de longues heures. Tu ne savais jamais si l'autre gars était pour entrer et si tu ne serais pas obligr~ de prendre sa place. J'ai vu, des fois, travailler trois jours de suite, prendre juste une heure pour dormir, aller en haut manger avec mon billet. Ca fait pas long-temps que je travèl.ille au projet (préposé à l'entretien dans un centre de loisir). J'ai travaillé aussi à la Pla-ce Bonaventure parPla-ce que c'était encore plus payant qu'au Reine-Elizabeth. Je gagnais dans ce temps-là des salaires de deux cents dollars par semaine clair, parce que là-de-dans il y avait des tips et d'autres suppléments qui étaient pas rentrés sur le salaire. Si j'avais pas été malchanceux, si des affaires m'étaient pas arrivées, je serais pas obli-gé de travailler aU.iourd 'hui. Y faut ben."

Bien que dafendable, cette analyse n'en est pas moins superfi-cielle et extérieure. Elle ne tient pas compte de la situation particuliè-re dans laquelle ces hommes se trouvent. Ainsi pour Claude, choisir de creuser des tombes plutôt que de ~ouper la pelouse est une question d'éva-luation entre le pour et le contre de deux" jobs" à peu près semblables. Claude est conscient que l'une ou l'autre ne lui apporte pas un prestige social plus grand, ni n'augmente ses chances de devenir un jour contremaî-tre. Claude peut avoir une conception tout à fait différ.en+e de ce qui constitue une amélioration de sa condition. Il n'a pas à choisir entre un salaire de professeur et celui d'un coupeur de pelouse, mais entre un peu plus d'argent ou un peu moins de courbatures. Et dans ce genre de choix, ce sont davantage des facteurs d'ordre personnel q~li peuvent s'avérer déter-minants comme le fait, par exemple, que Claude soit de faible ~onstitution physique.

La situation est la Inême pour u;onsieur Paul. Il est moins que prObable que, dans ce travail enCOre bien incertain qu'il pense obtenir

(41)

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dans la construction, monsieur Paul puisse faire des plans de maison et que des "gars viennent prendre des clichés". Ce que monsieur Paul a pro-bablement en tête en pensant à la c,)nstruction, c'est un travail de manoeu-vre ou l'équivalent. Il esp~re que ce travail sera moins dur et plus payant que cette "maudite job" de passeur de circulaires, une "job" dure pour un gars de cinquante-quatre ans. Monsieur Paul n'attache pas, par le +',-;.t

même, m'·Jins d'importance au genre de travail qu' il fait: sa fierté manifes-tée d'avoir construit lui-même des maisons démontre le contraire.

Pour ce qui est d'Henri, par rapport à son travail actuel com-me préposé à l'entretien, à celui qu'il a déjà fait comme employé du cime-tière, travailler au Reine-Elizabeth ou à la Place Bonaventure n'avait qu'un seul a-·!antage ',réritable: celui d'être payant. Payant certes, mais

à

la condition qu'il y ait "des tips et d'autres suppléments qui n'étaient pas rentrés sur le salaire", à la condition qu'Henri accepte l'incovénient de travailler trois jours sans se faire remplacer, et parce qu'il "n'a ja-mais fait ça de sa vie" un rapport d'impôt. Mais si payant soit-il, il est douteux qu'un travail, où, les "tips" constituent une bon.'1e partie du salaire et où l'employé n'a pas à rédiger un rapport d'impôt, puisse of-frir une bonne sécurité d"emploi, puisse surtout ofof-frir une protection à un individu qui tombe malade pour plus d'un an.

A une époque où le phénom~ne de l'endettement est généralisé, Henri peut se demander si son tort n'est pas de n'avoir pas pu choisir une "job'" qui offrait plus de sécurité plutôt que de ne pas avoir tenu compte du fait qu'il pouvait tomber malade. Bien plus, Henri peut évaluer

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que malgré tout, après avoir passé douze mois ~ l 'hôpital o~ Irça ne lui a rien coûté parce qu1ils ont fait. une expérience", il a quand même réussi

. l

~ sauver un ameublement d'une valeur de quatre mille cinq cents dollars. "J'ai encore un ameublement de grande valeur. Ca doit valoir pr~s de quatre mille cinq cents. J'ai un gros stéréo, une grosse télévision. J'ai de l'argent dans mon ameublement. Rien que les châssis, ça coûte cher. Je reste sur la rue Saint-Denis. Tu viendras faire un tour. Il y en a d'autres qui sont déjà venus, des moni-teurs. Tu vas voir que .ie dis vraie"

En ce qui concerne Luc, il n'est qU'en partie vrai qu'il ne tient pas compte de la valeur sociale de son travail. S'il est prêt à accepter une "job cochonne" pour la "paye", encore fait-il des distinc-tions entre une "job" plus ou moins "cochonne".

"Moi, je pelte la poussi~re dans le camion. Des fois, il y a de la bouette. C'est une job cochonne mais moi je mWen sacre pourvu que je reçoive ma paye. Tu prends les vidangeurs, ils gagnent de gros salaires mais ils travaillent fort ces gars-l~, pis tu peux attraper tou-tes sortou-tes de maladies ••• tu sais les gars qui travaillent ~ ramasser les papiers sur les bicycles, c'est comme les vidangeurs, ils gagnent plus cher que moi ces gars ··l~ ••• J'aime qUandmême mieux travailler sur les arbres même si des fois c'est cochon, comme par exemple quand tu dois changer un arbre pis qu'y mouille. Avant, au début, quand j'ai commencé ~ travailler pour la ville, il fallait les tremper dans de l'eau boueuse. Tu les chargeais dans le truck pis ça te dégoûtait partout sur toi. Aux arbres, c ,. est ben plus facile, tu n'as sou·vent qu' ~ les arroser." Luc est prêt à travailler sur les arbres même si c'est lI·cochon''", mais en même temps, il ne voudrait pas faire la "job" des vidangeurs ou des gars qui travaillent à ramasser les papiers sur les bicycles", même si c'est l

Caplovitch

(1967)

a mis en relief l'importance de l'ameublement comme forme d'épargne pour les économiquement faibles.

(43)

34

plus payant. En fait, par rapport au salaire,

à

la valeur sociale et

à

la difficulté du travail, Luc est ambivalent comme le montre ce dialogue avec un ancien compagnon de travail.

"Quest-ce que tu fais? - Je travaille à charger la poussi~­

re. Je suis sur les pelles; c'est pas moi qui balayerais, je voudrais pas faire qa. - J'en connais ben qui balayeraient à trois dollars vingt-cinq cents de l'heure: - Je sais ben mais j'aime mieux être sur les pelles que sur le balai, les gars sur le balai arrêtent jamais de travailler tandis que nous autres, c'est pas la même chose."

Luc a beau essayer de s'en défendre, le statut de balayeur lui p~se tout autant que le fait de travailler moins fort. Travailler moins fort n'est pas la seule considération dont il tient compte, à preuve ce passage où il se dit prêt à accepter un travail un peu plus dur s'il pouvait travail-1er plus pr~s de chez-lui.

"'Ils (la voirie) ont essayé de m'écoeurer; ils m'envoyaient promener d'un bord à l'autre de la ville. Moi, je reste à Tétreauville dans l'est. Il y a un dépôt tout près de chez moi; je le regarde tous les matins. Il n'y a pas de danger que je sois transféré là. Ca me prendrait cinq minutes pour me rendre à mon travail et je pourrais revenir dîner chez-moi le midi. N'aie pas peur, ça ils ne le feront jamais. C'est comme la permanence, c'est bon pour ceux dont le p~re

est haut placé. Ils ont essayé de m'écoeurer en m'envoyant d'un côté comme de l'autre mais je ne me suis pas laissG fai-re; ils ont fini par céder, je n'ai pas lâché. J'aime mieux travailler plus près de chez-moi même si l'ouvrage est plus dur, c'est pas drôle quand ils t'envoient dans l'ouest pis que tu demeures dans l'est."

Ainsi, pour Luc comme pour les autres, l'appréciation de leur travail se fait en comparaison des autres emplois qu'ils croient éventuelle-ment accessibles. Ni l'argent, ni la facilité ne sont des critères a priori dans cette appréciation. Ce n'est pas parce que les critères intéressant

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et mieux considéré leur sont en partie ou en tout inaccessibles que les travailleurs n "en sont pas conscients, ni ne leur attachent d'importance: monsieur Paul est tout à fait conscient que "faire des plans de maison est plus intéressant que de charrier des planches sur la construction; Luc attache plus de considération à travailler aux arbres qu'~ ramasser des papiers ou des ordures même si c'est moins payant et parfois "cochon". Il est bien évident que pour eux comme pour tout le monde, la Iljob'l idéale est celle qui est la plus payante, la plus facile, la plus "staidée", aus-si bien que la pl~s intéressante et la mieux con sidérée par la société. Mais dans un univers où la marge est sourent bien petite entre ce qu'un individu gagne ~ passer des circulaires et ce qu'il pourrait retirer du bien-être social, dans un uni vers où l' indi ,Ii du ne gagne sou 'lent pas assez pour couvrir ce qui est considéré comme strict nécessairel, la question d'un travail intéressant et mieux considéré est en grande partie hors con-texte, non par choix mais par nécessita. Pour survivre le travailleur doit se contenter de ce qui lui est accessible et ce q~i lui est accessi-ble est non seulement rarement intéressant mais tout aussi souvent peu payant, peu sûr et pas toujours facile.

1

Tbut ce qui reste aux tra'/ailleurs, par rapport à leur situation

Tremblay et Fortin

(1964)

ont évalué, en tenant compte d'une enquête faite auprès des faT!iilles salariées du Québec, qu'en bas d'un salaire de quatre mille et quatre mille cinq cents dollars par année, une f9mille de quatre devait se contenter de vivre dans l'uniVers de besoins de base et ne pouvait pas entrer dans l'univers des aspirations, c'est-à-dire pouvoir disposer

~ son gré d'une certaihe somme d'argent. Ces dormées valent pour le début des années 60.

(45)

36

de travail, c'est une forme de compromis entre les crit~res associés de plus payant et de moins payant, de plus dur ou plus facile, plus "staidée" ou moins "staidée" ou tout simplement entre le fait de travailler ou de ne pas travailler. La question pour eux n'est pas "tous les autres facteurs étant égaux, comment puis-je faire le maximum d'argent avec le minimum d'effort possible?" mais plutôt, "tous les autres facteurs n'étant pas égaux, comment puis-je tirer le meilleur parti d'une si tuati(1n difficile?", d'une situation qui, au lieu de s'améliorer, risque d'empirer, où les chan-ces d'avancement sont à peu près inexistantes, où les emplois disponibles s'équivalent dans le peu qU'ils ont à offrir.

(46)

Théories de la marginalité économique

Même s'ils se comparent d'abord entre eux, au "monsieur là-bas" ~ui gagnait le double sur la construction mais qui est en chômage depuis cinq mois, les travailleurs sont conscients d'appartenir à une classe dis-tincte et d'être dans une position moins avantageuse que d'autres groupes de la société. Quand il parle, par exemple, du gouvernement et des grosses compagnies, Henri em-ploie l'expression "les petits" pour décrire sa situa-tian et celle de ses semblables.

"La politique, c'est du pareil an même. Un parti ou l'autre, ça change entre toi pis moi pas grand chose, hein! Pour que ça change, il faudrait que ça change complètement. Il faudrait que le gouver-nement surVeille les grosses compagnies. Il faut pas se faire d'illusions c'est eux autres qui mènent le gouvernement, qui remplissent les caisses, c'est pour ça que ça me surprendrait que le gouvernement fasse quelque ch()se. Si au lieu de manger les petits, le gouvernement surveillait les profits des grosses

compa~lies en envoyant des inspecteurs vérifier di-rectement les livres, les vrais livres; ça coûterait plus cher au gouvernement mais il y gagnerait. C'est ben beau de donner des avantages aux grosses compa-gnies pour les attirer. Ben souvent c'est les hom-mes politiques qui ont eux-mêhom-mes des parts dans ces compagnies. Il faut pas les fuir les grosses compa-gnies car sans elles il est pas possible de faire quelque chose. IJais i l est possible de les sur1reiller plus pour laisser plus de chances aux petits."

Les travailleurs se différencient toutefois quant ~ llinterprétation qu'ils donnent à leur situation. Certains rendent les individus responsables de leur situation, d'autres rejettent le tort sur la société elle-même. La discussion q~i suit entre monsieur Hubert, Guy et Philippe est

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