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Analyse des limites juridiques à la liberté de manifester pacifiquement au Canada

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Analyse des limites juridiques à la liberté de manifester

pacifiquement au Canada

Patrick Forget

Faculté de droit Université McGill, Montréal Institute of Comparative Law

Août 2002

A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfilment of the requirements of the degree ofMasters of Laws (LL.M.).

(2)

1+1

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Conformément

à

la loi canadienne sur la protection de la vie privée, quelques formulaires secondaires ont été enlevés de cette thèse. Bien que ces formulaires aient inclus dans la pagination, il n'y aura aucun contenu manquant.

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Abstract

This thesis examines critically the most important restrictions placed on the right to peaceful demonstration in Canada. Protected by the Canadian Charter of Rights and Freedoms as a matter of constitutionallaw, the right is limited by a network of civil and penal sanctions in such a way that, in practice, its exercise is considerably restricted. Firstly, the protection afforded to owners of land under the law of property excludes aIl peaceful demonstration on private property without permission of the owner. Tossed as it is into the street and onto the sidewalks, the activity may also be seen to disturb other interests protected by law in the public domain. It is not infrequent that injunctions are brought against peaceful demonstrations on the grounds that they disrupt public order, that they harm the economic interests of private parties, or that they are the occasion for mischief or damage to property. In addition to the limits that originate in the law of civil liability, peaceful demonstration is restricted by criminallaw, in particular the prohibition against unlawful assemblies, which permits the police to exercise a control over a demonstration and to intervene in order to prevent anticipated outbursts. The rules relating to the infraction of unlawful assembly allow the authorities to disperse the demonstrators at the first sign of tension in what amounts to a willful confusion, by the legislature, between acts of protest and acts of violence. Overall, the scope of this network of civil and penal sanctions is such as to suggest that the right to peaceful demonstration is something of a false promise.

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Résumé

Cette thèse VIse à présenter de manière critique les restrictions juridiques les plus importantes à la liberté de manifester pacifiquement au Canada. Protégée au plan constitutionnel par la Charte canadienne des droits et libertés, cette liberté est encadrée, en pratique, par un réseau de sanctions civiles et pénales, qui en limitent d'autant l'exercice. D'abord, la protection accordée au propriétaire foncier sous le régime du droit des biens exclut toute manifestation non autorisée sur le domaine privé. Reléguée aux rues, trottoirs et parcs publics, l'activité manifestante peut interférer avec d'autres intérêts protégés par le domaine public. Il n'est pas rare que des manifestations pacifiques fassent l'objet d'une injonction au motif qu'elles troublent la paix publique, qu'elles portent atteinte aux intérêts économiques de parties privées ou encore qu'elles sont l'occasion de méfaits. Parallèlement aux limites imposées par le régime de responsabilité civile, le droit pénal, l'infraction d'attroupement illégal en tête, permet aux policiers de contrôler l'événement manifestant et de prévenir les risques de débordement tumultueux. Le règle relative à l'infraction d'attroupement illégal permet surtout de justifier un ordre de dispersement dès que les esprits s'échauffent le moindrement, engendrant ainsi une confusion entre l'acte protestataire et l'acte violent. En bout de ligne, ces sanctions de droit civil et de pénal prennent une telle ampleur, que le droit de manifester pacifiquement est, pour ainsi dire, une vue de l'esprit.

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REMERCIEMENTS

Les premIers merCIS, Je les dois mon directeur de thèse, le professeur Roderick A.

Macdonald, qui m'a souffert pendant plus de deux longues années. Merci de m'avoir laissé mener mille projets en même temps que je rédigeais cet essai. Merci de m'avoir aidé et appuyé dans la réalisation de ce proj et chaque fois que j'en sentais le besoin.

Les deuxièmes mercis, je les dois à mon amoureuse, Marie-Eve Cousineau, qui m'a supporté dans les moments les plus difficiles de la rédaction. C'est beaucoup grâce à elle si j'ai réussi à mettre un terme à ce projet. À elle et au professeur Nicholas Kasirer, patron dévoué du Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec, qui a pris le temps de me conseiller, de me rassurer et, aussi, de commenter les pages que je lui ai présentées. Pendant que j'y suis, j'aimerais reconnaître la participation financière directe et indirecte du Centre de recherche pour lequel je travaille dans la bonne humeur depuis maintenant plus de trois ans.

Les troisièmes mercis, je les envoie en bloc à Véronique Fortin, Caroline St-Pierre, Mathieu Devinat, Manon Berthiaume, Marie-Pierre Robert, Manon Lavoie, Yaëll Emerich, Martine Lachance, Alexandra Popovici, Y olaine Williams, Alexandra Law et Jean-Frédéric Ménard. Tous, à différents égards, m'ont apporté un soutien indispensable

à la réalisation de ce proj et.

Les derniers mercis, je les réserve à mes parents, pour leur appui indéfectible. Merci encore. J'en suis très reconnaissant.

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Introduction p. 1

1. Perspective juridique concernant l'utilisation de la propriété publique à

des fins manifestantes p. 20

A) La protection accordée à la liberté de manifester pacifiquement sur la voie

publique avant la Charte p. 22

1) Un droit civil de manifester sur le domaine public? p. 24 2) Un droit fondamental de manifester sur le domaine public? p.27

a) Les chartes quasi constitutionnelles des droits et libertés comme vecteur de protection de la liberté de manifester

pacifiquement

b) La révision judiciaire sur la base du partage des compétences comme vecteur de protection de la liberté de

p.27

manifester pacifiquement p. 29

B) La protection accordée à la liberté de manifester pacifiquement sur la voie

publique depuis l'entrée en vigueur de la Charte p .. 37

1) La liberté de manifester pacifiquement est un corollaire de la liberté

d'expression p. 37

2) La liberté de manifester pacifiquement sur la voie publique n'est pas

un corollaire de la liberté d'expression p.41

a) L'absence de protection constitutionnelle automatique pour

l'utilisation expressive de la propriété publique p.42

b) L'obligation d'accommodation raisonnable du gouvernement à l'égard des usagers de la propriété publique à des fins

expressives p. 48

C) La réalisation de l'accommodation des intérêts manifestants par les

autorités gouvernementales p. 50

1) Le refus de la municipalité d'autoriser une manifestation p.51 2) L'omission des organisateurs de la manifestation d'obtenir une

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2. L'infraction d'attroupement illégal en tant que symbole de la répression

de la manifestation pacifique p. 56

A) L'infraction d'attroupement illégal: le filet à manifestants p.60

1) L'actus reus de l'attroupement illégal p.63

2) La mens rea de l'attroupement illégal p.68

a) La mens rea associée à l'intention d'atteindre un but commun p.69 b) La mens rea relative à l'appréhension raisonnable de tumulte p.74

i) L'équivalence de l'actus reus et de la mens rea en matière

d'attroupement illégal p. 79

ii) L'attroupement illégal: un crime d'imputation générale p. 81

B) Les tentatives de percer le filet à manifestants p. 84

1) La défense de nécessité peut-elle soustraire un manifestant à une

condamnation pénale? p. 85

2) Le texte définitionnel de l'attroupement illégal est-il suffisamment

précis? p. 89

3) L'attroupement illégal est-il une restriction injustifiée aux libertés

d'expression et de réunion pacifique? p. 93

3. Les obstacles à la manifestation pacifique découlant des intérêts privés dans les domaines privé et public

A) Être maître chez nous

B) Être maître ailleurs que chez nous

1) Les fautes civiles du manifestant en common law

2) Le tort du manifestant selon le régime de la responsabilité civile

p.99 p. 100 p. 106 p. 108 p.114

C) L'injonction: en route vers l'outrage au tribunal p. 115

1) Les conditions d'ouverture de 1'injonction proVIsOIre et interlocutoire

2) Les aménagements du recours en injonction dans le contexte de la manifestation.

a) L'intérêt des propriétaires privés sur le domaine public

p. 117

p. 121 p. 121

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b) Les injonctions à personnes indéterminées

3) L'outrage au tribunal: sanction à la contravention à une injonction

4. La méfiance des tribunaux à l'égard de l'action collective

A) La protection de l'action collective par la Charte: perspective «macro» 1) Le zéro de la liberté de réunion pacifique

a) Présenter l'intention du constituant à l'égard de la liberté de

p. 122 p. 124 p. 128 p. 129 p.130 réunion pacifique p. 132

b) Réaliser l'intention du constituant à l'égard de la liberté de

réunion pacifique p. 133

2) Les domaines comparés de la liberté d'expression et de la liberté

d'association p. 138

B) La protection de l'action collective par la Charte: perspective «micro» p. 144

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À la manifestation!

C'est vrai qu'on a rien changé On a causé un bouchon d'circulation Ça fait toujours ben ça d'gagné ...

La manifestation, Cowboys Fringants

Des citoyens politisés, même des «purs et durs », témoignent d'une ambivalence à l'égard de la manifestation. Ils remettent en question l'efficacité de celle-ci en tant que mode de participation au politique. Certains vont jusqu'à clamer sans ménagement le besoin de réinventer l'action militante, le besoin d'imaginer de nouveaux moyens afin de promouvoir les changements au sein de la société. «Qui a jamais cru sérieusement qu'une manifestation rassemblant une centaine de manifestants pourrait renverser le pouvoir? écrivait Gabriel Anctil, le co-réalisateur du film Ce n'est qu'un début sur le troisième Sommet des Amériques de Québec et le mouvement militant. Personne de

moindrement réaliste. Alors pourquoi continuer, s'acharner à organiser d'autres

manifestations quand celles-ci ne regroupent toujours que les mêmes irréductibles, se terminent toujours par des arrestations et se concluent par la démoralisation de tous ses participants? Il y a d'autres tactiques aptes à conscientiser plus de gens. »1

La mise à l'écart de la manifestation dans la bouche d'un militant est une proposition des plus paradoxales. La distribution inéquitable de la propriété à l'échelle nationale comme internationale, n'est-elle pas perçue comme l'une des causes principales des inégalités séculaires entre les individus et entre les peuples? Comme un frein à la réparation des injustices sociales? Or, la manifestation est le seul moyen d'action pacifique qui permet à la population d'occuper ces espaces physiques publics dévolus presque exclusivement à la production et la consommation de biens et, en particulier, à l'enrichissement de la classe propriétaire. Socialement plus acceptable, le lobbying, le boycott, la pétition, la contestation judiciaire, même l'art participent à la mobilisation et au changement sociaux.

1 Le Devoir, lundi 12 août 2002. C'est tout à son honneur, le cinéaste consacre une partie du plaidoyer à

(10)

Mais, à la différence de la manif, ils ne peuvent prétendre seul, à 1'« appropriation» citoyenne d'un espace public ou privé2.

Les lieux de la manifestation ne suivent pas fidèlement le contour de ce territoire que le droit définit comme la propriété publique, c'est-à-dire celle de l'État. Centres commerciaux, tours à bureaux, chemins privés, bref, tout lieu « ouvert» et accessible au public est de nature à accueillir le «moment manifestant »3. Il faut comprendre que la manifestation relève de la sphère publique, pour ne pas dire des sphères publiques, qui, lorsqu'elles consentent à quitter leur monde virtuel et à revenir sur terre, débordent le domaine de la propriété publique.

To talk of public space is to talk of material space; that is, the streets, parks, plazas and the like that we share with strangers. Such spaces are public not simply because they are "publicly owned". Rather, they are spaces within which the "public sphere" is formed, policed and contested. The public sphere, of course, is capable of several

. 4

meanmgs.

Le recours à la rue est un passage obligé de la mobilisation en ce qu'il est un moyen privilégié, pour l'action collective, de sortir de l' anonymat5. En contrepartie, les militants doivent continuellement travailler à sa réinvention pour entretenir le pouvoir

2 Au plan stratégique, on peut avancer que le non-usage de la rue par les militants conforterait l'opinion

selon laquelle ce type de rassemblement n'est pas nécessaire à la mobilisation sociale. La mise à l'écart momentanée de la manifestation pourrait ainsi en venir à justifier un durcissement des règles relatives à

l'usage de la rue à des fins de contestation. Les autorités pourraient d'autant mieux justifier ce durcissement qu'il existe des palliatifs à la manifestation, tels le lobbying associatif, la pétition et le boycott, lesquels, étant dénués de potentiel violent, sont plus respectueux des valeurs de tolérance et de modération. Sur l'importance de la tolérance et de la modération dans les démocraties libérales, voir Stephan Macedo, « The Politics of Justification », (1990) 18 Political Theory 280.

3 L'expression est empruntée à Pierre Favre, « Introduction - Manifester en France aujourd'hui» dans

Pierre Favre, dir., La manifestation, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1990,

Il à la p. 26. [Favre, « Introduction »]

4 Nicholas Blomley, « Section 1 : Public Space - Introduction », dans Nicholas Blomley, David Delaney et

Richard T. Ford, The Legal Geographies Reader, Oxford, Blackwell, 2001, 3, à la p. 3. Voir également,

dans le même ouvrage, les autres textes de la première section.

(11)

mobilisateur, la force émancipatrice et l'engouement médiatique du mode manifestant6.

Exemple de renouveau manifestant: le « Clayoquot Peace Camp », camp éco-féministe, qui, à l'été 1993, a accueilli les opposants à la destruction de l'une des rares forêts humides en climat tempéré sur la planète7. Le camp avait été mis en place par un groupe

environnemental, Friends of Clayoquot Sound, à la suite de l'octroi par le gouvernement de la Colombie-Britannique de nouveaux droits de coupe à la compagnie forestière MacMillan Bloedel sur le territoire de Clayoquot Sound, situé sur le versant ouest de l'Île de Vancouver8• De la fin du mois de juin 1993 à sa fermeture par les autorités au début

du mois d'octobre suivant, le camp a accueilli plus de 12000 personnes. La communauté en continuel renouvellement était composée chaque jour de 100 à 200 personnes, qui veillaient, notamment, à donner des ateliers de désobéissance civile, à assurer le maintien d'un service d'ordre et, tôt le matin, à bloquer pacifiquement la route menant aux zones de coupe9. Au cours de l'été 1993, près de 1000 manifestants pacifiques ont été arrêtés,

puis accusés d'avoir contrevenu à un ordre de la cour exigeant des militants de ne pas obstruer la voie empruntée par les camions de la compagnie MacMillan BloedellO•

Le mouvement de protestation engendré par cet événement manifestant a amené la compagnie MacMillan Bloedel et le gouvernement de la Colombie-Britannique à revoir

6 Charles Tilly, From Mobilization to Revolution, New York, Random Rouse, 1978 à la p. 171. « A

thoughtful reflection on the demonstration [ ... ] confirms the importance of creativity, innovation, drama, and symbolism within the limits set by the existing repertoire of action and the existing structure of power ». Voir également Érik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, 3e éd., Paris, La Découverte & Syros, 2002 aux pp. 94 à 98.

7 Certaines actions artistiques de l'organisme Action terroriste socialement acceptable, comme

l'installation d'un camp de réfugiés en plein centre-ville de Montréal, témoignent également d'un renouvellement de l'action manifestante. L'événement, qui dure trois jours, fournit de la nourriture aux sans-abri et aux autres quidams, met à leur disposition quelque 75 lits et présentent à la face nantie du monde l'environnement dans lequel vivent les populations déplacées. Voir http://www.atsa.qc.ca.

8 Avec l'octroi des droits de coupe supplémentaires, le territoire donné en pâture aux compagnies

forestières correspondait à plus de 60% de Clayoquot Sound et englobait près de 75% de la forêt humide, voir Tzeporah Berman « Takin'it Back », dans Tzeporah Berman et al., Clayoquot & Dissent, Vancouver,

Ronsdale Press, 1994, 1 à la p. 3.

9 Pour une compte rendu détaillé et autobiographique du « Clayoquot Peace Camp », Jean McLaren, Spirits Rising - The S!ory of the Clayoquot Peace Camp 1993, Gabriola (B.C), Pacific Edge Publishing, 1994,

particulièrement les chapitres 7 et 10.

10 Ronald B. Ratch, « The Clayoquot Show Trials» dans Berman et al, supra note 8, 150, à la p. 150. Voir également Ronald MacIsaac et Anne Champagne, Clayoquot Mass Trials - Defending the Rainforest,

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leur gestion de la forêt humide!!. Il faut croire que les arguments des écologistes et des militants pour les droits des Autochtones n'étaient pas sans fondement. Pourtant, les tribunaux n'avaient accepté d'entendre ces arguments ni lors de l'audience des requêtes en injonction ni lors des procès des désobéisseurs civils pour outrage au tribunal. Motif: le mobile militant n'est pas pertinent pour décider de la délivrance d'une injonction ou d'une condamnation pour outrage. Voici une illustration de l'accueil réservé par le droit aux convictions qui animent l'action manifestante. Avant de donner un aperçu plus général des limites juridiques à l'exercic.e de la liberté de manifester - sujet principal de cet essai - (3), je présente la manifestation sur deux modes, celui du temps court (1) et celui du temps long (2).

1) Le temps court de la manifestation

L'occupation du domaine public ou privé affirme, le temps de la manifestation, la souveraineté populaire sur un espace physique, sur un territoire. Les manifestants n'empruntent pas la rue, ils la prennent. À cette géographie du rassemblement, s'ajoutent des dimensions identitaire et politique. La manifestation en appelle à la dimension sociale des participants, à leur capacité, à leur besoin aussi, d'être solidaires. Les manifestants défendent, tambour battant ou dans la gravité bruyante d'une communion silencieuse, une cause juste; pour ce faire, ils ciblent un adversaire!2. L'« État »13 et les

multinationales comptent parmi les acteurs le plus souvent visés par les rassemblements protestataires. Dans son rapport à l'ordre établi, la manifestation exprime une voix discordante, qui n'est pas pour autant anarchiste, violente ou révolutionnaire. Foncièrement démocratique, la manifestation représente une prise en charge du politique

11 Voir le compte rendu de Gabriel Haytomthwaite, «The Clayoquot Legacy» (1999) 33(1) Canadian

Dimension à l'adresse: www.canadiandimension.mb.ca/archive.htm

12 Bert Klandermans, The Social Psychology of Protest, Oxford, Blackwell Publishers, 1997 aux pp. 9 et s. 13 «Les guillements sont destinés à souligner l'extraordinaire imprécision du terme », voir Favre,

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par les citoyens14. En créant un événement de toutes pièces, les manifestants souhaitent sensibiliser les gens à leur cause et susciter un débat au sein de la société.

À des fins exploratoires, le politicologue Olivier Filleule a défini la manifestation comme

« toute occupation momentanée par plusieurs personnes d'un lieu ouvert public ou privé et qui comporte directement ou indirectement l'expression d'opinions politiques »15. La généralisation lexicographique laisse dans l'ombre les nuances de ce moyen d'action collectif qui se décline en rassemblement ou assemblée populaire16, en marche, parade, défilé 17 ou cortège18, en piquetage19, en occupation d'un lieu (le sil-in ou le squat)20, en opération escargot21 ou encore en barrage de route ou pont. Dans certains cas, ces catégories renvoient davantage à une forme que peut revêtir la manifestation (assemblée

14 Voici comment Patrick F. Gallian et Gary T. Marx décrivent l'attribution des zones de manifestation

autour du Centre des congrès de Seattle en vue de la manifestation du 30 novembre 2000 en marge du Sommet de l'Organisation mondiale du commerce: « Using a consensus decision-making model, members of individualaffinity groups selected the piece slice they would occupy and the tactics they would utilize in the blockade. After long deliberations, each affinity group sent a spokesperson or "spoke" to late night "spokes council meetings". [ ... ] At the spokes meetings, affinity group representatives used the same democratic consensus model to hammer out details for the action.» Voir Patrick F. Gallian et Gary T. Marx, Complexity & Irony in Policing and Protesting: The World Trade Organization in Seattle, (2000)

27 Social Justice 212 à la p. 216. [Gallian et Marx, « irony »]

15 Olivier Filleule, Stratégies de la rue - Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po,

1997 à la p~ 44.

16 Caractérisé par son caractère statique: Jean Duffar, Les libertés collectives- Libertés et droits fondamentaux, Paris, Montchrestien, 1996 à la p. 29.

17 Caractérisé par le mouvement: elle suppose une marche de personnes d'un lieu à un autre. Duffar, supra

note 23 à la p. 29.

18 Ibid. « Le cortège est une suite de personnes qui en accompagnent une autre à l'occasion d'une cérémonie ». En France, les manifestations de travailleurs qui regroupent plusieurs syndicats prennent souvent la forme de cortèges. Chaque association défilant les unes derrière les autres avec à leur tête des membres de la direction.

19 Associé traditionnellement aux conflits de travail, à la grève ou au lock-out, le piquetage est l'effort

concerté des travailleurs afin de communiquer au public les griefs qu'ils entretiennent à l'égard de leur employeur. Bien qu'il puisse être exercé par une seule personne, le piquetage prend presque toujours la forme d'une action collective. L'expression « ligne de piquetage» est à cet égard évocatrice. Même si le piquetage peut prendre différentes formes, les salariés font traditionnellement valoir leur mécontentement en portant des affiches et en scandant des slogans dans un lieu public situé à proximité de l'établissement de l'employeur (piquetage primaire). Il s'agit d'un piquetage secondaire lorsque celui-ci se déroule ailleurs, notamment près des places d'affaires des entreprises qui sont des alliées de l'employeur. Le piquetage se distingue de la manifestation d'opposition en ce qu'il vise principalement à promouvoir les intérêts collectifs des salariés et, surtout, en ce qu'il est constituée de manifestants payés. Les associations syndicales versent souvent un dédommagement aux grévistes ou aux lock-outés, à la condition que ces derniers participent au piquetage.

20 Indifférente au caractère privé ou public du lieu, l'occupation a généralement pour but d'empêcher

l'exploitation d'un lieu (le sit-in) ou encore d'attribuer à celui-ci une fin ou une autre fin que celle pour

laquelle il était jusqu'alors employé (le squat).

21 L'opération escargot consiste à créer, par le déploiement d'un effectif automobile roulant à vitesse

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statique, piquetage, défilé), dans d'autres, à une tactique (sit-in, opération escargot,

barrage de route) plus susceptible de s'inscrire dans un « événement multi-séquentiel »22.

À ces problèmes liés à la nature et à l'étanchéité de ces notions s'ajoute la sous-catégorisation possible de chacune d'entre elles23. «Susceptible d'infinies variations »24, la manifestation intègre souvent des formes d'art, tels la musique, l'humour, le théâtre de rue25. De plus en plus la manifestation prend-elle la forme d'un happening urbain où la

performance, l'éducation populaire, la présentation et la vente de produits «bio» ou « équitables », le pique-nique et la sollicitation pour l'avancement de causes sociales se mêlent et laissent place, à un moment précis, à la chorégraphie des allocutions revendicatrices et contestataires26.

La manifestation est marquée par une phase d'assemblée, une phase d'occupation et une phase de dispersement, lesquelles surviennent d'ordinaire le même jour27. Sauf les cas d'occupation de lieu privé ou public, qui se prolongent généralement sur une période plus ou moins longue, le temps manifestant est caractérisé par son éphémérité. Comme en témoigne le fait qu'une grande majorité des participants décident de se rendre à la manifestation dès l'annonce28, la phase d'assemblée n'obéit pas à une pulsion collective irrationnelle. Quant à la phase d'occupation, elle se déroule presque toujours pacifiquement29. De la même manière, les participants se séparent du rassemblement

22 Filleule, supra note 15 à la p. 215.

23 Gérard Dion a, par exemple, identifié plus d'une quinzaine de types de piquetage. Gérard Dion, Dictionnaire canadien des relations de travail, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1976 aux pp.

260 et 261.

24 Neveu, supra note 6 à la p. 21.

25 Michel Offerlé, «Descendre dans la rue: de la ''journée'' à la "manif', dans supra note 3, 90 à la p. 105.

«Les fanfares, harmonies, tambours, clairons, sifflets à roulette sont. présents en de très nombreuses occasions sans que l'on sache toujours sur quel registre ils sont utilisés. De manière ironique par les étudiants; sans doute pour rythmer les longues marches des vignerons. »

26 Le droit n'est pas indifférent à la morphologie des rassemblements publiques, même si celle-ci,

comparativement aux tactiques employées, a peu retenu l'attention des auteurs des sciences sociales (Voir Clark MacPhail, The My th of the Madding Crowd, New York, Ade Gruyter, 1991 pp. 7 et s. (introduction).

Le piquetage massif d'une propriété privée peut être constitutive d'intimidation au sens du Code criminel

alors que le piquetage d'information ne fait pas l'objet d'une telle prohibition (Code criminel, L.R.C. 1985,

c. C-46, art. 423(1}f) et 423(2) [C.cr.]. Historiquement les tribunaux américains semblaient plus tolérants à l'égard des parades que les assemblées populaires; c'est avec l'urbanisation des villes que la situation semble s'est renversée selon Mabra Glenn Abemathy (The Right of Assembly and Association, Columbia,

University of South Carolina Press, 1961 aux pp. 55 et s.).

27 Clark MacPhail, supra note 26 aux pp. 163 et s.

28 Environ 80% selon une étude d'Olivier Filleule, supra note15 à la p. 144. 29 MacPhail, supra note 26 à la p. xxiii.

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d'eux-mêmes: rares sont les rassemblements où le dispersement intervient à la suite d'un ordre des policiers.

En fait, on peut dire de la manifestation qu'elle s'aligne sur les dogmes de la modernité, à savoir la rationalité, la bureaucratisation et la spécialisation30. Loin d'être spontanée, la

manifestation fait l'objet le plus souvent d'une organisation3l. Au sein même du groupe manifestant, on distingue traditionnellement les « personnalités », les membres du service d'ordre et les « simples» manifestants32. Dans les manifestations récentes, la division du

travail s'est accentuée, des groupes d'affinité se forment, chacun desquels assumant une fonction particulière au sein du rassemblement (par ex., premiers soins, ravitaillement, éducation populaire, etc. )33.

Maintenant, combien faut-il de manifestants pour faire une manifestation? Certains auteurs ont soutenu qu'il en fallait au moins quatre; d'autres ont soutenu qu'il en fallait au moins dix34. Fixer un seuil reste arbitraire, sachant toutefois qu'une manifestation composée d'une seule personne n'est pas une manifestation 35 et que l'objectif des organisateurs est de réunir le plus de personnes possible. En fait, le caractère collectif de cette forme de participation citoyenne au politique est la raison pour laquelle elle est

30 Emique Dussel, «Beyond Eurocentrism: The World-System and the Limits of Modernity » dans Fredric

Jameson et Masao Miyoshi, The Cultures of Globalization, Durham, Duke University Press, 1999, 3, aux

pp.

16 à 18.

La préparation de la manifestation du 30 novembre 2000 à Seattle en marge des discussion de l'OMC est on ne peut plus révélatrice à cet égard. La "N30 action", comme elle était nommée par les participants, réunissait plus d'une centaine de groupes d'affinité (association de personnes aux intérêts ou objectifs communs) composés de 5 à 20 membres chacun, rompus aux techniques de désobéissance civile. Ces groupes se sont rassemblés à Seattle dans les jours, voire les semaines précédant l'événement. La coordination de l'action a été prise en charge par une coalition souple unissant des associations locales et des commanditaires internationaux sous la désignation de Direct Action Nètwork (DAN). Voir à ce sujet Gallian et Marx, «irony », supra note 14, à la p. 217. Même spontanée, la manifestation n'est pas un exemple d'anarchie (Voir David Waddington, Contemporary Issues in Public Disorder - A Comparative

and Historical Approach, London, Routledge, 1991).

32 Favre, «Introduction », supra note 3 aux pp. 18 à 32.

33 Voir les descriptions du troisième Sommet des Amériques tenu à Québec en avril 2001 par les

manifestants dans Luca Palladino et David Widgington, dir., Counterproductive - Québec City Convergence Surronding the Summit of the Americas, Montréal, Cumulus Press, 2002; Jen Chang et al., dir., Resist - A Grassroots Collection ofStories, Poetry, Halifax, Fernwood Publishing, 2001.

34 Les nombres 13 ou 20 ont également obtenu la faveur de certains auteurs. Voir Filleule, supra note 15 à

la p. 42.

35 Il convient de noter que la Cour suprême estime que certaines actions collectives n'ont pas d'équivalent

au plan individuel, tel est le cas de la grève. Voir Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act, [1987] 1 R.CS. 313 à la p. 367 (juge Dickson) et aux pp. 409 à 412 (juge McIntyre) [Public Service].

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entreprise36. Aux yeux des manifestants et de la population, la force et la légitimité d'une manifestation s'expriment dans le nombre de personnes mobilisées37• Le comptage des

participants est un enjeu emblématique du moment manifestant. C'est la raison pour laquelle les autorités ont tendance à minimiser le nombre de participants et les organisateurs sont, au contraire, portés à le gonfler38. Dans l'immédiat, on mesure principalement le succès ou l'échec de la manifestation et la capacité mobilisatrice de l'association à l'initiative de laquelle elle a été déployée, au nombre de participants. Il faut dès lors reconnaître à la manifestation certaines propriétés de l'élection.

Les manifestants cherchent à ce que l'autorité politico-économique visée fasse droit à leurs revendications. Au minimum, s'attendent-ils à être écoutés par les représentants de cette élite. En ciblant un adversaire et en transportant un conflit sur la place publique, la manifestation se distingue ainsi d'autres rassemblements collectifs comme les cérémonies d'ouverture des Jeux olympiques, les Journées mondiales de la jeunesse et les attroupements spontanés à la suite d'un accident ou d'un incendie 39 . À elle seule l' « appropriation» de la rue par des centaines ou des milliers de personnes est un geste de défi posé à l'endroit d'autorités politico-économiques; elle est une charge contestataire susceptible d'entraîner une confrontation plus que verbale entre les manifestants et les forces de l'ordre.

La violence de la manifestation - La polyvalence de la manifestation, susceptible a-t-on dit d'infinies variatia-t-ons, ne serait pas étrangère à sa corruptibilité. Cette corruptibilité est pour plusieurs encore synonyme de violence. Dans la littérature sociologique, cette association entre violence et action collective publique remonte au Ige siècle. Selon le porte-étendard de cette vision, Gustave Le Bon, la foule se distinguait de la masse en ce qu'elle transformait les individus qui y prenaient part40. Émergeait de cet état de foule,

36 Voir sur l'intérêt de l'association, infra, p. 142.

37 Patrick Champagne, «La manifestation comme action symbolique », supra note 3, 329, aux pp. 350-35l.

Filleule, supra note 15 aux pp. 367 à 369; Klandermans, supra note 12 aux pp. 30-3l.

38 Ibid. Il convient de noter que le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) refuse de se prêter à

cette guerre des nombres; elle ne diffuse tout simplement pas ses évaluations.

39 Filleule, supra note 15 aux pp. 42-43.

40 Voir MacPhail, supra note 26 aux pp. 25 à 29; Pierre Noreau, Groupes sociaux minoritaires, action collective et participation politique: Éléments théoriques pour l'interprétation du processus

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une conSCIence collective qui inhibait les conSCIences individuelles et, partant, la rationalité de chaque membre. Le passage de l'état de masse à l'état de foule implique pour l'individu, l'acquisition d'un sentiment de puissance et d'impunité intimement liée à l'anonymat que la foule procure. À ce sentiment de puissance, s'ajoutaient une vulnérabilité aux leaders, une contagion mentale et une grande suggestibilité.

Bien que les thèses leboniennes soient dépassées, il faut admettre que l'action manifestante met en place une structure susceptible de faire éclore la violence41. C'est pour pallier ce risque de débordement tumultueux que les organisateurs prévoient généralement un service d'ordre ou formulent par écrit des règles de conduite à l'attention des participants 42 • Même lorsque la manifestation s'appuie sur une

organisation solide, il arrive qu'elle offre de courts épisodes de violence que les télédiffuseurs ne manquent pas de jouer e~ rejouer. Reste que les actes de violence perpétrés à l'occasion d'un rassemblement protestataire sont rarement le fait d'individus qui agissent sous le coup de pulsions collectives et irrationnelles. Les militants qui brisent des vitrines de restaurants McDonald ou d'autres représentations fortes de la société marchande, commettent ces gestes de défi - bien symboliques compte tenu de l'étendue des dommages - afin de dénoncer la violence inhérente au régime de la propriété43• Pour les opposants les plus radicaux aux régimes politiques fondés sur le poids du capital, la structure capitaliste actuelle, en reproduisant à l'infini les iniquités sociales, est à l'origine d'une violence criante, à laquelle le fracas de quelques vitrines demeure une réponse timorée.

d'institutionnalisation et de récupération des mobilisations contemporaines, thèse de doctorat, Institut

d'Études politiques de Paris (Cycle supérieur d'études politiques), 1991 [non publiée

J,

aux pp. 12 et 13. 41 Offerlé, supra note 25 aux pp. 96 et Ill. Voir également les propos tout en nuance d'Olivier Filleule,

supra note 15 à la p. 368.

42 Lors de la préparation de la manifestation du 30 novembre 2000 (N30) à Seattle en marge des discussion

de l'Organisation mondiale du commerce, le Direct Action Network (DAN) a établi les règles que les groupes d'affinité intéressés à participer au N30 action s'engageaient à respecter: ne pas user de violence physique ou verbale; ne pas transporter d'armes; ne pas apporter ou consommer des drogues ou des boissons alcooliques; ne pas poser d'actes de vandalisme. Gallian et Marx, « irony », supra note 14 aux pp.

216-217.

43 Voir à ce sujet le compte rendu militant de Francis Dupuis-Déri, Les Black Blocs - La liberté et l'égalité se manifestent, Montréal, Lux, 2003 aux pp. 9 à 70.

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La réussite immédiate d'une manifestation se calcule au nombre de gens qu'elle a mobilisés et à la couverture médiatique qu'elle a obtenue. Rares sont les manifestations pour lesquelles il est possible de savoir à l'avance qu'elles sont en voie de réussite44. Lorsqu'une telle manifestation s'annonce, puis se déploie, il n'est donc pas étonnant qu'elle rassemble sous une même cause des personnes aux allégeances et aux convictions politiques parfois incompatibles. Les manifestants ne partagent pas non plus la même opinion sur les tactiques les plus efficaces afin d'obtenir un écho positif au sein des médias et de la population. Parmi les tactiques plus radicales, la désobéissance civile consiste à désobéir pacifiquement à une loi soit pour dénoncer celle-ci, soit encore pour dénoncer une politique étatique contre laquelle notre conscience s'objecte4s• Depuis les années 1980, il existe aussi le Black Bloc. Mise en oeuvre lors d'événement manifestant par des groupes d'individus cagoulés et vêtus de noir, cette tactique consiste à parcourir le site de la manifestation pour procéder à la dé-arrestation d'individus qui ne désirent pas être arrêtés ou encore pour commettre des méfaits.

La tactique du Black Bloc permet de plus de résister plus efficacement

à une charge policière et de lancer des frappes contre des cibles symboliques (McDonald's, succursales de banque, etc.) sans être immédiatement identifié et arrêté par les policiers qui filment toutes les manifestations et réquisitionnent les images prises par les médias pour identifier les « casseurs », les arrêter et les accuser46.

Sachant que la manifestation transporte un conflit dans la rue et sachant qu'une manifestation accueille sans discrimination « réformateurs» et anarchistes, la commission de quelques actes de vandalisme est-elle suffisante pour qualifier le rassemblement de «violent»? Selon l'état du droit, il n'y a pas de doute possible: ces actes de violence peuvent rendre l'assemblée illégale et justifier l'émission d'un ordre de

44 Ces facteurs de réussite sont largement tributaires de la force de l'organisation et, notamment, de sa

capacité à rejoindre des gens et à les faire se déplacer. Pour comprendre à quel il est difficile de réussir une mobilisation manifestante, voir l'introduction dans Klandermans, supra note 12.

45 L'objection de conscience peut être défini comme le refus d'obéir à une règle de droit pour des motifs

religieux, philosophiques ou politiques. Voir, à ce sujet, Henri Brun, «Un aspect crucial mais délicat des libertés de conscience et de religion des articles 2 et 3 des Chartes canadienne et québécoise: l'objection de conscience », (1987) 28 C. de D. 185.

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dispersement par les policiers. Mais qu'on s'y détrompe, la manifestation peut être illégale sans même que des actes violents aient été commis. Il suffit que la conduite des manifestants crée une aura ou une atmosphère de force ou de violence laissant présager un débordement tumultueux pour rendre chacun des participants coupables d'attroupement illégal47.

Reste que caractériser une manifestation d'attroupement illégal au moindre acte de

violence témoigne d'une méconnaissance de l'événement manifestant. D'une part,

« [a]fter 20 years of observing hundreds of crowds, 1 do not c1aim that extraordinary behaviors never take place; occasionely they do. But own experiences, and the reports of colleagues who have done their fieldwork, suggest that such behaviors are infrequent and virtually never involve more than a few crowd members. »48 D'autre part, lorsque des

montées subites de violence surviennent, les manifestants mêmes les plus radicaux, ne sont pas nécessairement les seuls responsables. Si la présence policière contribue généralement au maintien de l'ordre, les policiers peuvent, dans certains cas, être l'une

des causes des débordements 49. Les policiers réagissent parfois de manière

disproportionnée par rapport à ce que la situation requiert. De telles réactions ne sont certes pas étrangères aux préjugés que plusieurs policiers entretiennent à l'égard des manifestants ou de certains groupes manifestants5o.

En plus de témoigner d'une méconnaissance de l'événement manifestant, caractériser hâtivement une manifestation d'attroupement illégal ou d'émeute peut faire chèrement

47 Pour une discussion détaillée concernant l'infraction d'attroupement illégal, infra chapitre 2.

48 MacPhail, supra note 26 à la p. xxiii. À ce sujet, il écrit en note: «The violence associate with

competition and conflict is extremely rare in prosaic (Edgerton 1979), political (Eisenger; MacConnell 1973; Tilly 1978; MacPhail (1985» and sports (Smith; Lewis 1982) crowds. »

49 Lors de la préparation de la manifestation du 30 novembre 2000 (N30 action) à Seattle en marge des

discussions de l'OMC, des représentants du Direct Action Network (DAN) et des forces policières s'étaient rencontrés pour discuter et négocier du type d'actions manifestantes et des arrestations symboliques. Le jour de la manifestation la décision des policiers d'employer des bombes lacrymogènes pour disperser les manifestants avant de procéder à des arrestations en masse, contrairement à ce qui avait été convenu, est l'une des raisons qui, selon les groupes de manifestants, expliquent que le N30 action ait dégénéré. Voir Gallian et Marx, « Irony », supra note 14 aux pp. 217-218 et 228.

50 Donatella della Porta, « Police Knowledge and Protest Policing : Sorne reflections on the Italian Case »,

dans Donatella della Porta & Herbert Reiter, dir., Policing Protest - The Control of Mass Demonstrations in Western Democracies, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998, 228 aux pp. 241 et s. Il convient de noter que les propos de l'auteure à l'égard des préjugés entretenus par les policiers à l'égard des manifestants ne sont pas limités au contexte italien.

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payer les manifestants pacifiques pour des actes isolés et, de surcroît, des actes commis par autrui. Une telle caractérisation entraîne, en fait, trois niveaux d'injustice. Premièrement, le fait de prendre part à un attroupement illégal ou à une émeute est un crime comme l'est aussi le refus d'obtempérer à un ordre des policiers. Deuxièmement, tout ordre de dispersement des policiers porte atteinte aux droits constitutionnels des participants pacifiques de s'exprimer et de se réunir pacifiquement51. Troisièmement, l'accent mis par les observateurs sur les méfaits commis par certains manifestants occulte la cause commune pour laquelle des citoyens sont descendus dans la rue.

Le sens de la manifestation - Si, pour plusieurs, corruptibilité de la manifestation est synonyme de violence, elle est davantage encore synonyme de détournement et de récupération du sens. «Car, par définition, un manifestant ne donne pas le sens de ses actions. Il crie, il marche, parfois il agit dans ces manifestations-actions qui sont à elles-mêmes leurs propres fins. Mais le travail politique d'explicitation ne lui appartient pas à tout le moins ni entièrement, ni directement. »52 La« manifestation de papier» 53, le travail sur le sens à donner à l'événement manifestant fait toujours l'objet d'un débat entre les acteurs sociaux et politiques concernés54.

Soit, les manifestants ne contrôlent pas le sens politique qui émane du rassemblement. Cela ne signifie toutefois pas que les manifestants ne manifestent que pour manifester,

qu'ils ne s'expriment pas sur les raisons de leur action lors de l'événement, pis encore, que «[ ... ] la manifestation n'est pas un lieu de débat, d'un échange d'idées », étant « dirigée principalement vers l'action »55. Ne reste plus qu'à agiter le spectre du juge Beetz de la Cour suprême, pour qui la manifestation serait plus une démonstration de force qu'un appel à la raison. La confusion dont elle serait accablée l'empêcherait même de devenir une forme de langage et d'atteindre le niveau du discours56.

51 Pour une discussion détaillée concernant la protection constitutionnelle accordée à la liberté de

manifester pacifiquement, infra chapitre premier. 52 Offerlé, supra note 25 à la p. 109.

53 Expression empruntée à Patrick Champagne, voir supra note 37.

54 Acteurs sociaux et politiques parmi lesquels on compte les manifestants, l'élite politique et économique

visée par la manifestation et les observateurs (les journalistes et les sociologues).

55 Duffar, supra note 16 à la p. 27.

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Le discours discréditant la manifestation en raison de ses propriétés soi-disant pro-actives est le détournement du sens le plus important auquel est confrontée cette forme de participation au politique57. Certes, la manifestation pacifique et l'impact qu'elle obtient

dans l'immédiat résident avant tout dans le nombre de participants et la force des slogans et des phrases-chocs, susceptibles d'attirer l'attention des passants et de colorer le clip destiné au téléjournal du soir58. Peut-être bien que le nombre de participants et les slogans qu'ils scandent font peu pour avancer de nouvelles idées sur la cause qu'ils défendent. N'en demeure pas moins ce discours détourne le sens de la manifestation en ce qu'il nie à cette action sa capacité à créer un espace de discussion valable et-en ce qu'il omet d'analyser cette action à la lumière de l'argumentaire du mouvement social auquel elle appartient.

D'une part, dire qu'au sein d'une manifestation, l'action prend le pas sur le discours ne signifie pas que celle-ci n'est pas un lieu d'échange d'idées. Malgré l'apparente unité de la manifestation, il faut se garder de mettre chaque manifestant dans le même panier. Effort d'organisation, division du travail et unité de discours obligent, ce ne sont pas tous les manifestants qui agissent à titre de « porte-parole» auprès des médias. Ce ne sont pas non plus tous les manifestants qui accomplissent un travail d'information. Reste que toute manifestation pacifique est le théâtre d'une éducation populaire, plus ou moins formelle (par exemple, kiosque d'information sur la cause défendue et les causes apparentées, distributions de tract ou teach in59). Reste aussi que toute manifestation est

un amalgame de comportements individuels et collectifs6o. Au sein du rassemblement, la

formation de groupe est le comportement collectif le plus souvent rencontré61. Composés le plus souvent de personnes qui se connaissent déjà, ces groupes offrent une structure qui facilite le dialogue, l'échange et le débat.

57 Car il s'agit belle et bien d'une forme de participation politique, voir, notamment, Tilly, supra note 6 aux

pp. 167 à 17l.

58 Neveu, supra note 6 aux pp. 94 à 99.

59 Le teach in est plus ou moins synonyme d'éducation populaire. Il s'accomplit souvent de manière

informelle durant la manifestation. Par exemple, lorsqu'une personnalité de la manifestation, par exemple Jaggi Singh, prend un micro ou un haut-parleur et informe les gens sur l'enjeu et la cause de la manifestation.

60 MacPhail, supra note 26 aux pp. 159-160.

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D'autre part, la finalité de la manifestation n'est pas d'apporter une réflexion étoffée et pleine de nuances sur une situation sociale jugée inacceptable, mais de réveiller les consciences au sujet de cette dernière en créant un événement de toutes pièces. Comme le devoir parental de correction par rapport au devoir d'éducation, la texture «plus musclée» de la manifestation requiert pour être comprise qu'elle soit placée en contexte, c'est-à-dire à l'intérieur du mouvement social auquel en général elle appartient.

2) Le temps long de la manifestation

Les foules irrationnelles du 1ge siècle se sont-elles vraiment pacifiées en l'espace d'un siècle, au point de permettre le déploiement des manifestations « happening» organisées au quart de tour? Ou est-ce seulement le discours savant qui est plus en phase avec la réalité? Ce type de question n'offre jamais de réponse tranchée. Au début du 20e siècle, les organisateurs de manifestation ont certes pris sur eux d'autoréguler la conduite des participants 62 . C'est dans cette mouvance que les services d'encadrement de la

manifestation se sont déve1oppés63. Aujourd'hui rares sont les manifestations qui ne font

pas l'objet d'une forme de négociation entre les organisateurs et les forces de l'ordre, que ce soit avant ou pendant la manifestation. Les exigences réglementaires de déclaration ou d'autorisation préalable qu'on retrouve dans certaines grandes villes forcent même ce d· 1 la ogue . 64

Parallèlement à cet effort de pacification de l'entreprise manifestante65, les auteurs ont

nourri une réflexion moins stéréotypée à l'égard des comportements collectifs66. De

62 Pour ce qui est de la France, voir Dominique Cardon et Jean-Philippe Heurtin « "Tenir les rangs". Les

services d'encadrement des manifestations ouvrières (1900-1936) dans Favre, dir., supra note 3 à la p. 123.

63 Ibid. aux pp. 126 à 128. En France, du moins, les services d'ordre étaient à la fois des conditions

d'autorisation de la manifestation et une représentation de l'ascendance des dirigeants-organisateurs sur les membres.

64 À ce sujet, voir infra aux pp. 50 et s.

65 Voir cependant la mise en garde d'Olivier Filleule au sujet de cette tendance qu'on pourrait avoir de

croire ce processus de pacification nécessairement continu. Filleule, supra note 15 aux pp. 368-369.

66 On pourrait également se demander dans quelle mesure le discours savant a-t-il lui-même influencé les

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nature déviante et révélatrice d'un déséquilibre au sem de l'équilibre social, les comportements collectifs étaient considérés, avant les années 1970, comme symptomatiques des perturbations qui accompagnent les changements sociaux. Puis, la perception concernant ces conduites s'est transformée de façon à admettre qu'elles pouvaient constituer des formes valables de participation citoyenne au politique, des lieux de construction identitaire et même des vecteurs de changement au sein de la société. En fait, le discours relatif aux comportements collectifs a changé lorsque le rapport entre ceux-ci et le changement social a été inversé67. Cette évolution a même eu un impact sur les mots: il est de moins en moins question de comportements collectifs et de plus en plus d'action collective.

À partir des années 1970, l'action collective est comprise à l'intérieur d'un mouvement social qui revendique un changement au sein de la société. Selon Tilly, l'action collective suppose «un regroupement d'individus partageant des ressources en vue d'atteindre des objectifs communs» 68 . Dans une perspective plus culturelle qu'économique, Melucci affirme que l'action collective est «un processus par lequel des individus reconnaissent qu'ils partagent certaines orientations et agissent de concert sur la base de ces orientations communes» 69. Toute action collective, qu'elle soit perçue comme la mise à la disposition concertée de ressources en faveur d'une cause ou comme la reconnaissance d'orientations susceptibles de servir de fondement à l'action, n'implique pas que l'on soit en présence d'un mouvement social ou encore de l'émergence d'un tel mouvement. Il faut quelque chose de plus à l'action collective pour qu'elle donne naissance à mouvement. « Oommen ou Blumer ont associé la transformation de l'action collective en «mouvement» à la structuration de la mobilisation collective, au développement d'une certaine division du travail et à

l'affirmation d'un leadership centralisé »70. Inspiré des travaux de Tilly, Tarrow estime que le mouvement social émane d'actions collectives continues, organisées et accomplies

67 Noreau, supra note 40 aux pp. 15 à 24.

68 Ibid. à la p. 76. 69 Ibid.

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par un groupe d'individus soudés, tellement que les élites et les autorités n'ont d'autres

. 71

choix que de composer avec les demandes de ce groupe .

Qu'elle découle de l'institutionnalisation de l'action collective ou de la politisation des demandes des acteurs collectifs, le mouvement social contribue à définir les problèmes sociaux et met de la pression sur les élites et les autorités afin qu'elles avancent des solutions72. Lorsque l'action collective s'institutionnalise ou se politise, l'action et le discours se confondent ou, plutôt, se répondent l'un l'autre afin de donner un élan à la mobilisation et de provoquer des changements au sein de la société. La confirmation sociale de l'action à travers l'émergence d'une organisation représentative du mouvement débouche sur une crédibilité nouvelle. Selon une étude de William Gamson portant sur 53 mobilisations aux États-Unis entre 1800 et 1945, les mouvements sociaux organisés sont reconnus par leurs interlocuteurs dans 71 % des cas et ont obtenu une réponse partiellement positive à leurs revendications dans 62 % des cas 73.

À la lumière du mouvement plus vaste auquel en général elle appartient, la manifestation, en tant qu'utilisation expressive du domaine public ou privé, trouve une ultime justification éthique. La manifestation pacifique est l'un des moyens d'action les moins coûteux afin de faire valoir des griefs à l'endroit des autorités et des élites et afin de bouleverser l'équilibre des rapports établi dans l'arène politico-économique. Compte tenu en outre de son héritage historique, de sa charge symbolique et son rapport immédiat avec le territoire, il n'y a rien d'étonnant à ce que la manifestation occupe une position privilégiée au sein des modes d'action collective. Il suffit d'évoquer des mobilisations fétiches, tels le mouvement syndical, les suffragettes, le mouvement pour la reconnaissance des droits civiques des Noirs aux États-Unis et le mouvement écologique, pour constater à quel point la manifestation a profité à l'expansion et à la reconnaissance sociale de ces mouvements tout en modelant l'imaginaire politique occidental.

71 Klandermans, supra note 12 à la p. 2.

n Neveu, supra note 6 à la p. 45. «Un mouvement social exige un travail de production de discours, d'imputation de responsabilité, d'injection de sens dans les rapports sociaux vécus, de production de symboles et de mots d'ordre ».

73 William A. Gamson, The Strategy of Social Protest, Homewood (Ill.), Dorsey Press, 1975 aux pp. 91 et

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3) L'accueil réservé à la manifestation par le droit

En dépit de la position privilégiée qu'elle occupe au sem du répertoire d'actions collectives des démocraties libérales, la manifestation entretient avec le droit un rapport ambigu. D'un côté, en tant que forme revêtue par les libertés d'expression et de réunion pacifique, la manifestation pacifique fait l'objet d'une protection constitutionnelle. La jurisprudence reconnaît même le rôle fondamental de la dissidence et l'importance d'exposer les citoyens et les gouvernants à une pluralité d'idées provenant de sources diverses et antagonistes 74. D'un autre côté, le réseau de sanctions susceptibles de

s'appliquer au manifestant pacifique témoigne que les représentants de l'ordre établi ont du mal à accepter, à accueillir cette forme de participation politique75.

Au ras des pâquerettes, le droit de manifester pacifiquement, qui est protégé par la Charte

canadienne des droits et libertés 76 et qui est expressément consenti par certaines villes, est loin de ne dépendre que du caractère pacifique du rassemblement. Comme la garantie accordée à la liberté de manifester ne protège pas de manière automatique l'utilisation la voie publique à des fins expressives, la protection constitutionnelle de la manifestation, dans un cas particulier, est tributaire d'un principe d'accommodation raisonnable. Dans

74 Chernesky c. Armadale Publishers Ltd, [1979] 1 R.e.S. 1067 à la p. 1096 (dissidence du juge Dickson). 75 À la différence de la France, le Canada ne possède pas de réglementation générale relative aux

manifestations et à l'organisation de celles-ci. Cette absence s'explique en partie par le régime constitutionnel fédéral, lequel attribue à chaque ordre de gouvernement des compétences exclusives sur certaines matières. Ne faisant pas l'objet d'une attribution expresse en vertu de la Loi constitutionnelle de

1867 ((R.-U.), 30 & 31 Vict., c. 3 reproduite dans L.R.e. 1985, app. II, n° 5 [Loi constitutionnelle de 1867]

la manifestation ne constitue pas un champ de compétence comme le service postal ou les banques ou la propriété. Il ne s'agit pas non plus d'une matière qui se rattache à titre exclusif à un seul et unique champ de compétence. Elle est, au contraire, une matière qui participe de diverses compétences relevant tant du gouvernement central que des provinces. À ce titre, elle comporte, comme l'environnement et la santé, un double aspect. Le Parlement peut ainsi légiférer sur la manifestation, notamment, en vertu de sa compétence en droit criminel, en matière de paix, ordre et bon gouvernement et de son pouvoir sur les terres de la Couronne. Les assemblées provinciales peuvent faire des lois concernant la manifestation, notamment, en vertu de leur compétence en matière de propriété et de droit civil et leur compétence sur les affaires locales de la province. La multiplicité des facteurs de rattachement expliquent également l'éparpillement des lois encadrant l'événement manifestant et les actes des personnes qui y prennent part. Il convient de noter que je ne connais pas de textes de loi qui réfèrent explicitement à la « manifestation ».

Le droit positif canadien connaît bien davantage le piquetage, l'attroupement illégal, l'émeute, le défilé, la parade et la procession que la manifestation.

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la mesure où la réglementation et les structures administratives permettent l'exercice de cette liberté, l'action gouvernementale satisfait les exigences constitutionnelles (chapitre premier). Étant donné l'impossibilité de la réglementation d'anticiper tous les comportements portant atteinte à l'ordre et à la paix publics, les lois sont rédigées en termes généraux, conférant, pour leur application, une grande discrétion aux policiers. Certes, une négociation concernant la légalité du rassemblement protestataire peut s'opérer entre les participants et les forces de l'ordre lors du moment manifestant. Négociation ou pas, dès que les esprits s'échauffent un peu, pis encore, que des méfaits sont commis, les policiers sont pourvus d'un arsenal législatif capable de justifier tout ordre de dispersement ( chapitre deuxième).

À un lllveau plus fondamental, le régime de la propriété impose des restrictions draconiennes à la liberté de se rassembler dans un espace public. Les prérogatives consenties aux parties privées sur leur domaine permettent d'y exclure tout manifestant. Pour espérer être légale, la manifestation doit donc se dérouler sur domaine public. Là encore l'intérêt expressif des manifestants dans le domaine public entre en concurrence avec des intérêts collectifs, comme la liberté de circuler, mais également avec les intérêts rattachés à la vie privée ou à la liberté de commerce des titulaires des fonds adjacents. Le droit de propriété privée offre ainsi un droit regard sur l'utilisation de la voie publique (chapitre troisième). S'ajoute ainsi aux infractions pénales susceptibles d'être commises à l'occasion d'une manifestation pacifique, une panoplie de délits de droit privé, au premier chef la nuisance et les atteintes aux intérêts économiques des tierces parties. Compte tenu de la protection constitutionnelle accordée non pas à la manifestation légale, mais à la manifestation pacifique, on pourrait croire que les conditions d'ouverture des régimes de responsabilité civile de droit privé soient soumises à un contrôle plus souple lorsque les délits sont perpétrés collectivement par des manifestants pacifiques. Fidèle à sa longue tradition de méfiance à l'égard de l'action collective, la Cour suprême du

Canada a subtilement laissé entendre que le réseau de sanctions de droit pénal et de droit civil était des limites raisonnables à la manifestation pacifique (chapitre quatrième).

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Il s'agit donc d'une thèse sur la disponibilité toute relative de la voie publique afin de faire valoir collectivement ses griefs au Canada. À travers l'examen des limites à la liberté de manifester pacifiquement, nous constaterons également à quel point les tribunaux sont allergiques aux mobiles des manifestants, lesquels ne sont jamais des facteurs pertinents pour décider de la légalité de l'action collective protestataire.

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Chapitre premier: Perspective juridique sur l'utilisation de la propriété publique à des fins manifestantes

Le lieu de la manifestation n'est pas anodin, il participe à l'expression de la revendication. Nombreux sont les lieux publics susceptibles de faire l'objet d'une

« appropriation» manifestante. Les altermondialistes se déploient à l'extérieur du périmètre où se tiennent les sommets économiques; les écologistes bloquent les voies d'accès publiques ou privées entourant les zones de coupe forestière; les militants pro-vie se tiennent sur les trottoirs bordant les cliniques d'avortement; les militants pour le logement social occupent des immeubles désaffectés ou des parcs municipaux; les salariés piquettent devant l'établissement de leur employeur ou des entreprises qui en sont des alliés. Lorsqu'une manifestation contre la guerre termine sa course devant le Complexe Guy-Favreau à Montréal, il s'agit d'un choix volontaire, qui vise à cibler l'adversaire (symboliquement puisqu'il ne s'y trouve pas vraiment), comme si un tel rituel était nécessaire pour rendre officielle la revendication.

Penser la manifestation en rapport à l'espace qu'elle occupe, amène à réfléchir sur la distribution et sur l'usage du territoire. À travers les rapports de force que le droit entérine, les États capitalistes ont découpé le territoire tout en conservant sur la majeure partie un titre de propriétaire77. Par définition, le territoire public fait partie du domaine public, lequel se compose de l'ensemble des biens mobiliers et immobiliers de l'État

« sans distinction de nature ou de fonction »78. Le domaine privé est composé de tous les biens corporels et incorporels dévolus aux particuliers, personnes physiques et personnes morales, et est soumis au régime de droit privé. Cette division tranchée entre propriété publique et propriété privée ne doit cependant pas occulter le fait que ces régimes concordent, voire se superposent, plus souvent qu'ils ne s'opposent. Tel est le cas

77 Par exemple, le domaine public québécois couvre plus de 90% de l'ensemble du territoire du Québec, Pierre Labrecque, Le domaine public foncier au Québec, Cowansville (Qc.), Yvon Blais, 1997 à la p. XII.

78 René Dussault, Traité de droit administratif canadien et québécois, t. 1, Québec, Presses de l'Université

Laval, 1974 aux pp. 454 et s., en particulier à la p. 468. L'État comprend notamment les ministères, les organismes administratifs, les tribunaux et les sociétés d'État. Il convient de noter que le droit du domaine public canadien et québécois est d'origine anglo-saxonne et à ce titre, il n'intègre pas, même au Québec, la distinction française entre les biens publics et les biens privés de l'État. Sur l'absence de dualité dominiale au Québec, voir ibid.

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