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Deuil et co-création dans l'œuvre de Denise Desautels

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Academic year: 2021

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par Alisa Belanger

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec

Mémoire soumis à l'Université McGill

en vue de l'obtention du grade de Maître ès arts (M.A.)

août 2004

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Published Heritage Branch

Direction du

Patrimoine de l'édition 395 Wellington Street

Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé ... ... p. iii

Remerciements ... ... p. iv

Introduction ... ... . p. 6

Chapitre 1: Le deuil et la reconstruction du monde subjectif ... . p. 14 1. La venue à l'écriture ... ... p. 15 2. Le refus de consolation ... .. p. 35 3. Le raffinement du regard ... ... p. 50

Chapitre II: Intention de bonheur ... . p. 66

1. Reflets de la blessure ... . p. 68

2. De l'intime au politique ... .. p. 80 3. Je est une autre ... ... p. 95

Conclusion ... ... p. 118

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RÉSUMÉ

Ce mémoire analyse le rapport entre la collaboration et l'apprentissage du deuil dans l'ensemble des recueils poétiques de Denise Desautels. On établit que cette stratégie d'écriture intervient dans la représentation du deuil et contribue à son mouvement d'apprentissage, caractérisé par l'oscillation constante entre des pôles opposés, tels que la vie et la mort, le passé et le présent, le soi et l'autre, l'intime et le politique, ainsi que l'art et l'écriture. Ensuite, on montre que le développement d'une démarche interdisciplinaire chez Desautels suscite l'émergence d'une communauté de deuillants et permet au sujet poétique de s'éloigner de la mélancolie pour se tendre vers une nouvelle intention de bonheur. On constate, finalement, que le deuil ne s'achève pas, mais qu'il est « traversé ».

ABSTRACT

This thesis analyzes the relationship between collaboration and leaming to cope with grief in Denise Desautels' poetic works. 1t shows that this writing strategy influences the representation of mouming and contributes to the leaming process, which is characterized by a constant oscillation between opposing pole s, such as life and death, the past and present, the self and other, the private and public realms, as weIl as art and writing. The thesis further demonstrates that Desautels' development of an interdisciplinary approach gives rise to a community of the bereaving and enables the poetic subject to distance herself from melancholy in order to foster a new aim toward happiness. It concludes that the mouming process never reaches completion, but is constantly renegotiated.

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REMERCIEMENTS

1 would like to thank all of those who have made it possible for me to complete my studies at McGill University. First and foremost, 1 would like to thank my father, Gerald D. Belanger, for a lifetime of support as weIl as his unfaltering encouragement for my passion to study French. 1 would also like to thank Pro Miléna Santoro of the French Department at Georgetown University, whose suggestions for pistes de recherche and whose unparalleled devotion to teaching continue to inspire and guide me. 1 am grateful to have been able to audit the seminar Écriture et sexuation taught by Pro Louise Dupré at l'Université du Québec à Montréal during the winter of 2004, which significantly contributed to the ideas developed in my thesis. It was a pleasure and a privilege to have the opportunity interview Denise Desautels in the spring and fall of the same year. My sincerest appreciation goes to the author for her graciousness, her generosity, and the value of her insights on those occasions. Additional thanks go to Alissa Webel and Alexandra Gueydan for reading - and, often, rereading - multiple drafts of the work in progress. Finally, 1 would like to thank my director, Pro Michel Biron, for his valued comments, as weIl as Christine Poirier, whose friendship and collaboration have been vital to the development of my thesis and, moreover, essential to me throughout the time 1 spent at McGill University.

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«Nous avons des rêves et des espoirs un peuflous, mais aucune réponse, et le goût d'un Bonheur agile, orienté vers la lumière. »

Denise Desautels,

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Depuis le début des années quatre-vingt, la littérature québécoise se caractérise par « un retour de l'individu' » qui se manifeste dans la poésie aussi bien que dans le roman. L'œuvre de Denise Desautels s'inscrit dans ce nouveau courant poétique, parfois désigné sous le nom de l'écriture de l'intime. En effet, Desautels se nomme « archéologue de l'intime» et se donne pour tâche de creuser les « strates» de sa mémoire afin de redécouvrir, grâce à l'écriture, les vestiges de son enfance, longtemps enfouis. En près de trente ans de carrière, Desautels a fait paraître dix-huit recueils de poésie, une dizaine de livres d'artiste, deux livres de correspondance et un récit, tous inspirés par des éléments autobiographiques. Ces ouvrages se réunissent avec une cohérence impressionnante autour d'un thème principal: le deuil. Tout d'abord, il y eut le deuil du père, mort en 1950, alors que l'écrivaine n'avait que cinq ans. Par sa réflexion sur ce deuil, et tant d'autres vécus par la suite, Desautels sonde les recoins de son identité et explore les limites de l'indicible.

Ayant reçu au Québec plusieurs prix et distinctions prestigieux2, Desautels figure

parmi les écrivains les plus respectés du pays. Néanmoins, la plupart des chroniques et articles qui interprètent ses ouvrages restent assez sommaires et très brefs. Les critiques ont porté peu d'attention à l'analyse de l'œuvre desautelienne, à l'exception de Louise Dupré et Pierre Nepveu qui, vers la fin des années quatre-vingt, ont chacun écrit un article à son sujet. Il faut attendre l'hiver 2001 pour trouver un numéro de revue entièrement consacré à l' œuvre de Desautels. Dirigé par Louise Dupré, ce numéro de Voix et Images comprend un entretien avec Desautels et une bibliographie de son œuvre, en plus de cinq études approfondies de ses ouvrages.

1 L. Mailhot et P. Nepveu, La poésie québécoise: des origines à nos jours, Montréal, Typo, 1990, p. 33.

2 Entre autres, Desautels a reçu le Prix de la poésie du Gouverneur Général du Canada, en 1993, pour Le

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Ces études révèlent l'importance du deuil et la répétition de ses motifs chez Desautels. Certains termes reviennent ainsi sans cesse dans l'analyse de son écriture: « abandon », « absence », « corps », « déchirure », « douleur », « enfance », « mémoire »,

« mort », «ruines» et «souvenir ». Quelle que soit l'approche (sociologique, psychanalytique, féministe, formelle ou interdisciplinaire), les critiques remarquent presque à l'unanimité la primauté et la centralité de cette expérience de la perte. Selon François Paré, par exemple, la mort sous-tend et relie «toute l'expérience poétique de Denise Desautels3 » à tel point que son œuvre est, selon lui, « l'une des plus denses et surtout l'une des plus cohésives de la poésie québécoise des vingt-cinq dernières années4 ». Cette continuité thématique est confirmée par la façon dont l'écrivaine conçoit ses propres recueils, considérant chacun comme «un module parmi d'autres dans un grand ensembleS ». D'après Paul Chanel Malenfant, cet ensemble se lit comme «un vaste "tombeau" poétique6 » où «tout se passe comme si l'exercice même de la création tentait d'exorciser le travail du deuiC ».

Ainsi, Desautels élabore ses recherches identitaires et poétiques dans un rapport étroit avec les êtres qu'elle a connus, aimés et perdus. « Je ne me dépouillerai jamais de mes morts8 », écrit-elle: «Car comment arriver à se dépouiller [ ... ], à dire "je recommence à zéro", à envisager le futur autrement [ ... ] quand on n'a pas appris à faire le deuil de qui ou de quoi que ce soit9 »? En entrevue, elle réaffirme: « J'ai vécu, durant mon enfance et une partie de mon adolescence, avec ce qu'on ne m'a pas appris à faire [ ... ] Il a fallu que j'apprenne tardivement à faire des deuilslo ». Toutefois, la question se pose: peut-on «apprendre» à faire le deuil, comme Desautels le suggère? Comme 3 F. Paré, « La figure de la répétition dans l'œuvre de Denise Desautels », Voix et Images, vol. XXVI, n° 2, hiver 2001, p. 275.

4 Idem.

5 D. Desautels, « Ce que je cherche à faire », Estuaire, nO 86, « De l'écriture du poème », novembre 1997, p.71.

6 P. Chanel Malenfant, « Écrire comme mourir: tombeau des mots », Voix et Images, vol. XXVI, n° 2, hiver

2001, p. 247.

7 Id., « Chronique poésie », Estuaire, n° 86, novembre 1997, p. 86.

8 D. Desautels, « Motifs / mobiles », Leçons de Venise, autour de trois sculptures de Michel Goulet,

Saint-Lambert, Éditions du Noroît, 1990, poème #9.

9 Id., « Une grande pièce blanche, presque vide », Liberté, vol. 41, nO 6, décembre 1999, p. 32. Ce refrain paraît également dans plusieurs de ses textes poétiques, tels que: La promeneuse et l'oiseau, Saint-Lambert, Éditions du Noroît, 1980, p. 39; et, « Au restaurant », XYZ. La revue de la nouvelle, nO 18, « La vérité », mai 1989, p. 6.

10 A. Molin Vasseur, « J'hésite entre le deuil et l'éternité: Entretien avec Denise Desautels », Arcade,

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l'explique Louise Dupré, l'écriture desautelienne déploie un mouvement d'apprentissage pour se retourner vers la vie:

À la limite, l'œuvre de Denise Desautels nous renvoie à cette exigence: apprendre à penser pour soi pour apprendre à vivre. Cela ne peut se faire que dans l'aller et retour entre le passé et le futur, l'art et la vie, la douleur et le bonheur, la parole et le silence, soi et l'autre. Voilà l'ultime fonction de son écriture [ ... ] [t]ravailler dans la mouvance d'une distanciation avec l'habituel, l'appris, pour se retrouver autrementll.

Dans ce passage, l'acte d'apprendre, voire de réapprendre, à exister s'accomplit par le biais d'un va-et-vient constant entre des pôles antithétiques, dont le « soi et l'autre ».

Desautels manifeste ce désir d'aller vers l'autre dans l'élaboration de ses projets d'écriture par la collaboration avec des artistes, la co-écriture de la poésie et le travail d'équipe pour la conception des livres-objets. Si le thème du deuil semble faire tout particulièrement appel à la collaboration comme démarche créative, c'est que ce processus permet à Desautels de « [s]'éloigner de [s]es obsessions d'écrivaine, puis d'y revenir avec un regard autre12 ». Loin d'interrompre ses recherches individuelles, ce genre de co-création lui permet au contraire de «déplacer [son] imaginairel3 » et d'assurer la« métamorphose14 », ou l'approfondissement, de son projet poétique. Comme Pierre Nepveu l'a noté, la collaboration représente une stratégie d'écriture fondamentale à l'esthétique de l'auteure15. Menant cette idée plus loin, Hugues Corriveau constate: « Sitôt que nous pensons à son œuvre, il nous faut du même coup rencontrer la foule de grands et extraordinaires artistes dont elle a su trouver l'étreinte16 ». C'est pourquoi j'éclairerai mon analyse de la thématique du deuil par la question de la collaboration, si centrale dans la poésie de Desautels.

Dans mon mémoire, je m'interrogerai sur l'évolution poétique de l'œuvre desautelienne, d'une part autour de « l'apprentissage du deuil », et d'autre part autour de la question de la collaboration. Ce projet paraît d'autant plus pertinent qu'il n'existe, jusqu'à présent, aucune étude d'envergure examinant la qualité évolutive de son œuvre. Mon mémoire sera le premier des travaux à mettre l'accent sur la relation entre la

Il L. Dupré, « Denise Desautels: la pensée du jour », Étudesfrançaises, vol. XXIX, nO 3, hiver 1994, p. 49. Je souligne.

12 Id, « D'abord l'intime» (entretien), Voix et Images, vol. XXVI, nO 2, hiver 2001, p. 230.

13 Ibid, p. 228.

14 Idem.

15 P. Nepveu, « A Woman with no Special Qualities» (préface), Ellipse, nO 43, 1990, p. 9-15.

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collaboration et le deuil pour tenter de montrer comment, d'un ouvrage à l'autre, la poésie de Desautels se « déplace» et se « métamorphose ». En accordant une attention particulière à l'évolution de la thématique du deuil et de la collaboration chez Desautels, je démontrerai ainsi que l'une et l'autre de ces dimensions de sa poésie sont complémentaires. En effet, même si l'œuvre desautelienne trouve ses origines dans un monde d'enfance qui impose la « nécessité absolue du Bonheur17 » et émerge d'un contexte où « aucun deuil n'est possible18 », selon mon hypothèse, le sujet poétique arrive à s'avancer lentement vers « cette mémoire tranquille qu'est le travail du deuil accompli19 » grâce à l'écriture et au développement d'une démarche interdisciplinaire.

Pour analyser le je poétique, ses rapports à autrui et sa vision du monde, j'emprunterai des concepts clés, entre autres, à Louise Dupré et à Pierre N epveu. De ce dernier, je retiendrai principalement la notion de la « sensation vraie» et les analyses de la poésie québécoise contemporaine élaborées dans L'écologie du réepo, pour guider mon étude de la nouvelle forme du deuil qui émerge au cours de l'œuvre. Je me référerai également à Stratégies du vertige21 de Louise Dupré, qui fournit les notions essentielles à la compréhension du sujet féminin dans le contexte de l'écriture moderne au Québec. En effet, Desautels emploie « une langue qui, elle, ne va pas de soi quand c'est une femme qui écrit22 » et reconnaît sa chance d'être venue à l'écriture après les écrivaines féministes des années soixante-dix23. Elle professe avoir « toujours envie de reprendre à [s]on compte les premières phrases d'Une voix pour Odile de France Théoret: "J'écris d'où je viens. Je parle d'où je suis,,24 ». Il s'agit là d'un je poétique au féminin, d'« une enfant inconsolable25 » qui apprend, peu à peu, à « vivre grande26 ».

17 L. Dupré, « D'abord l'intime» (entretien), p. 235.

18 Ibid., p. 227.

19 Id, « Déplier le temps: mémoire et temporalité dans La promeneuse et ['oiseau et Cefauve le Bonheur de

Denise Desautels », Voix et Images, vol. XXVI, n° 2, hiver 2001, p. 314.

20 P. Nepveu, L'écologie du réel: mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, Montréal,

Boréal, 1999.

21 L. Dupré, Stratégies du vertige, trois poètes: Nicole Brossard, Madeleine Gagnon, France Théoret, Montréal, Éditions du remue-ménage, 1989.

22 D. Desautels, « Ce que je cherche à faire », p. 72. 23 Idem.

24 Id., « Trois questions, trois pièges », Liberté, vol. 39, n° 4, août 1997, p. 49.

25 Id., Mais la menace est une belle extravagance, avec photographies de Ariane Thézé, Saint-Lambert, Éditions du Noroît, 1989, p. 32.

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En ce qui concerne le deuil, ma réflexion se nournra des travaux récents en psychologie sociale et en études littéraires. Pour montrer 1'« apprentissage» fait par le je poétique, il est nécessaire de soutenir mon analyse par un modèle qui explique et définit le processus du deuil. En 2001, deux psychologues néerlandais, Margaret S. Stroebe et Henk: Schut, ont proposé le Dual Pro cess Model of Coping with Bereavement (DPM)27. Contrairement à d'autres modèles du deuil, celui-ci n'insiste pas sur le détachement de l'endeuillé de « l'objet perdu» et ne suggère pas que le processus du deuil se réaliserait selon une progression plus ou moins passive à travers des « étapes ». Au contraire, le DPM suggère que l'endeuillé se sert de stratégies pour régler activement l'avancement du deuil, en choisissant alternativement de se concentrer sur la perte (l'intrusion de la douleur; le déni, la fuite ou le refus de rectificatifs; la relocalisation du défunt; la reconstruction du passé) ou sur la réadaptation à la vie (la distraction de la douleur; le développement de nouveaux rôles sociaux; la reconstruction de l'identité; la modification des objectifs). Ce modèle a donc l'originalité d'insister sur l'oscillation constante, chez l'endeuillé, entre les activités orientées vers la perte et celles orientées vers la réadaptation à la vie28• Cette oscillation semble correspondre à « l'aller et retour» que

Louise Dupré perçoit à la base du projet poétique desautelien, le va-et-vient de son mouvement d' apprentissage29•

Par ailleurs, intégrant certains éléments de la pensée freudienne, le DPM est compatible avec les recherches sur le deuil en littérature, largement influencées par la psychanalyse et par la pensée freudienne3o• Parmi ces recherches, les plus utiles seront

celles qui portent spécifiquement sur la poésie et sur la façon dont l'écriture saisit le thème du deuil dans son langage. En ce sens, Soleil noir: Dépression et mélancolie3),

27 M. S. Stroebe et al., Handbook of Bereavement Research: Consequences, Coping and Care, Washington, DC, American Psychological Association, 2001. Voir surtout p. 395-396.

28 Idem. Pour une réflexion sur « l'oscillation oxymorique» dans la poésie desautelienne, et sa « figure conciliatrice de l"'entre" [ ... ] insistant sur la dualité des dynamismes et des effets », voir P. Chanel Malenfant, « Écrire comme mourir: tombeau des mots », p. 258.

29 Dans « Trois questions, trois pièges », Desautels confirme: « D'abord la vie, les choses humaines, avec

ce qu'elles portent en elles d'inconsolé et d'inconsolable [ ... ] puis la littérature, puis l'écriture, avec leurs intentions de lumière. Puis de nouveau la vie. Puis ... C'est ce va-et-vient qui m'intéresse », p. 49.

30 La plupart des recherches dans le domaine du deuil se fondent sur l'essai où Freud propose que

l'endeuillé doit se détacher de « l'objet perdu» afin de surmonter son chagrin et d'éviter la mélancolie. S. Freud, « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, Paris,Gallimard, 1976, [1917], p. 147-174.

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Deuils: Vivre, c'est perdre32 et « La poétique de l'expérience de la perte33 » me serviront de ressources. Le premier m'offrira un point de comparaison et de référence pour distinguer le deuil de la mélancolie et expliquer leurs manifestations chez Desautels. Le deuxième et le troisième me fourniront les concepts de base pour étudier la représentation du deuil par le langage poétique. De plus, La chambre claire34 de Roland Barthes s'avérera essentiel à mon mémoire. Dans cet ouvrage qui est à la fois un travail de critique et de création, Barthes examine les liens entre l'écriture, le deuil et la photographie. À partir d'une perspective autobiographique, il propose une façon de lire les photographies et d'écrire sur « la blessure », c'est-à-dire sur le deuil et le souvenir des morts. Desautels s'est inspirée explicitement de La chambre claire dans la dernière partie d'Un livre de Kafka à la main, intitulée « La blessure », et plusieurs des ouvrages de la poète peuvent être lue à la lumière des idées avancées par Barthes dans cette étude.

La collaboration chez Desautels a été étudiée par Pierre Ouellet dans son article, «L'une comme l'autre: compassion et co-énonciation dans Cimetières: la rage muette35 ». Selon lui, la collaboration a comme effet de créer une communauté nouvelle autour de la mort. Dans Cimetières: la rage muette, le sujet n'est ni individuel ni collectif, mais un être dont l'identité repose sur un vide intérieur et évolue constamment en fonction de ses relations à autrue6• L'article de Ouellet défriche une piste de recherche

prometteuse, mais son analyse se limite à un seul ouvrage, alors que la mienne s'étendra sur toute l' œuvre de Desautels pour montrer l'existence de cette communauté dès Le saut de l'ange (1992). Pour cette raison, il me semble important de me référer à d'autres travaux qui fournissent une vision plus globale de la collaboration, pertinente à chacune des diverses formes qu'elle emprunte dans la poésie de l'auteure.

Malgré le grand nombre de poètes québécois ayant participé à la création d'ouvrages en collaboration au cours des vingt dernières années, notamment Anne-Marie Alonzo, Louise Desjardins, Suzanne Jacob, Élise Turcotte, Marcel Labine, José Aquelin,

32 N. Czechowski et Claudie Danziger (dir.), Deuils: Vivre, c'est perdre, coll. « Mutations », nO 128,

Paris, Autrement, 1992.

33 R. Stamelman, « La poétique de l'expérience de la perte », dans Poétique du texte offert, Jean-Michel

Maulpoix (dir.), Fontenoy / Saint-Cloud, Éditions de l'École Normale Supérieure, 1996, p. 25-55.

34 R. Barthes, La chambre claire: Note sur la photographie, Paris, Gallimard, coll. « Cahiers du cinéma », 1980. 35 P.Ouellet, « L'une comme l'autre: compassion et coénonciation dans Cimetières: la rage muette »,

Voix et Images, vol. XXVI, n° 2, hiver 2001, p. 264-274. 36 Idem.

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Robert Melançon et Jacques Brault, il existe peu d'études en langue française qUI établissent une base théorique pour mon étude. Dans Le livre d'artiste au Québec (1960-1980l7, Silvie Bernier propose un schéma pour structurer la lecture des textes poétiques

accompagnés d'images. Il ne s'agit pourtant pas d'analyser la collaboration en tant que telle, puisque ces images peuvent être créées par l'auteur lui-même, comme c'est le cas, par exemple, des ouvrages de Roland Giguère aux Éditions Erta. Desautels a décrit sa propre production de livres d'artiste dans « L'œuvre en collaboration38

»,

le dossier de Trois rassemblant les actes du colloque consacré à son œuvre et à celle de Normand de Bellefeuille39. Toutefois, ayant eu lieu il y a maintenant dix ans, ce colloque ne pouvait

pas tenir compte des ouvrages les plus récents de Desautels. De plus, comme l'ouvrage de Silvie Bernier, les textes du colloque portent uniquement sur la rencontre du texte et de l'image, sans aborder le sujet de la co-écriture.

Plusieurs écrivaines québécoises se sont penchées sur la question de la co-écriture dans les articles de fiction-théorie réunis par Barbara Godard sous le titre Collaboration in the Feminine: Writings on Women and Culture from Tessera4o• Avec ceux-ci, je

retiendrai principalement les articles réunis dans Common Ground: Femin ist Collaboration in the Academl1, ainsi que Author-ity and Textuality42, où les chercheurs

esquissent les enjeux de la co-écriture, tels que l'exploration de l'intersubjectivité, la mise en relief du processus de la création et leurs implications sur la lecture. Cependant, se concentrant sur les discussions littéraires, ces travaux s'intéressent peu à la collaboration entre poètes et artistes.

Ainsi, il manque dans ces travaux une théorie globale qui réunirait la collaboration artistique et la co-écriture poétique par un seul appareil critique. Mon mémoire se basera sur celle qui est proposée par Lisa Ede et Andrea Lunsford dans Singular Texts, Plural Authors, l'ouvrage clé des recherches sur la collaboration, maintes

37 S. Bernier, Du texte à l'image: le livre illustré au Québec, Sainte-Foy, Les Presses de l'Université Laval, 1990. 38 « L'œuvre en collaboration », Trois, vol. X, nO 3, 1995. Ce numéro de revue réunit les actes du colloque

tenu à l'Université du Québec à Rimouski en 1994.

39 A. Gervais, « Avant-propos », Trois, vol. X, nO 3, « L'œuvre en collaboration », 1995, p.7-8.

40 B. Godard (dir.), Collaboration in the Feminine: Writings on Women and Culturefrom Tessera, Toronto,

Second Story Press, 1994.

41 E. Peck et JoAnna Stephens Mink (dir.), Common Ground: Feminist Collaboration in the Academy,

New York, State University of New York Press, 1998.

42 J. S. Leonard et C. E. Wharton (dir.), Author-ity and Textuality: Current Views ofCollaborative Writing,

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fois cité depuis sa publication en 1990. Ede et Lunsford identifient deux types de collaboration: la collaboration « hiérarchique» et la collaboration «dialogique43 ». La collaboration « hiérarchique », fortement structurée et efficace, divise les diverses tâches de la création entre les participants, qui s'en occupent séparément. Ce processus est le plus souvent dirigé par une seule personne et les éléments du produit final restent assez distincts les uns des autres: l'art et l'écriture, ou les multiples voix du texte, se présentent comme des médiums hétérogènes qui se juxtaposent plus qu'ils ne se mélangent. La collaboration « dialogique» est plus complexe: elle postule une cohésion entre le texte, l'image et les multiples voix du texte. L'œuvre est alors perçue comme un seul produit de synthèse, qui ne peut se réduire aux éléments qui le composent. Les rôles joués par les collaborateurs sont multiples et aptes à varier au cours du processus.

Les recueils poétiques de Desautels constituent des exemples frappants de ce genre de collaboration, ce qui les distingue des ouvrages de belle édition, actuellement à la mode au Québec, où le texte est souvent accompagné d'images ne servant qu'à la décoration, rajoutant peu ou rien au sens de l'écriture. Dans mon mémoire, je démontrerai que les images, au même titre que la collaboration dans l'écriture, ont un sens et participent à l'évolution de la thématique du deuil dans l'œuvre desautelienne.

Cette œuvre se révèle toutefois trop large pour être étudiée dans un seul mémoire. Mon étude ne tentera donc pas d'être exhaustive et s'attachera surtout aux recueils poétiques de Desautels, n'évoquant ses livres-objets, son récit et ses autres publications qu'à titre complémentaire. Afin de saisir l'évolution de l' œuvre desautelienne, il me sera utile d'organiser ce mémoire en deux chapitres. Dans le premier chapitre, je soulignerai l'importance grandissante de la collaboration et démontrerai que cette stratégie d'écriture intervient de plus en plus dans la représentation du deuil. Ce chapitre comprendra la production littéraire jusqu'à 1986, une année de création particulièrement prolifique chez Desautels, marquée par la publication de trois ouvrages et par le début de la collaboration «dialogique ». Dans le deuxième chapitre, j'illustrerai comment la démarche interdisciplinaire développée par la suite contribue au processus du deuil, le transformant de telle sorte qu'il prend une forme nouvelle dans les recueils poétiques parus depuis 1987.

43 L. Ede et Andrea Lunsford, Singular Texts / Plural Authors: Perspectives on Collaborative Writing,

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LE DEUIL ET LA RECONSTRUCTION DU MONDE SUBJECTIF

Dans ce chapitre, j'analyserai les écrits que Desautels a publiés avant 1987. Tout d'abord, dans la partie intitulée « La venue à l'écriture », je montrerai que le deuil est un thème présent dans l'écriture desautelienne dès la parution de ses premiers ouvrages, Comme miroirs en feuilles (1975) et Marie tout s'éteignait en moi (1977), et qu'ils s'inscrivent ainsi dans la continuité de l'œuvre de l'auteure, malgré ses réticences à les associer à l'ensemble. Cette analyse me permettra d'élucider les liens que l'on peut construire entre la thématique du deuil et les images de Léon Bellefleur incorporées dans ces ouvrages. Ensuite, j'étudierai La promeneuse et l'oiseau (1980), dont l'importance est capitale dans l'évolution de l'œuvre, puisque c'est dans cet ouvrage que Desautels commence ses « fouilles» intimes et découvre la voix poétique qui sera désormais la sienne. Accompagné d'une gaufrure et d'un dessin de Lucie Laporte, il est aussi le premier recueil où les images ont été choisies parce que leurs préoccupations esthétiques correspondaient de près à celles de l'écriture.

Dans la deuxième partie de ce chapitre, «Le refus de consolation », je me pencherai sur En état d'urgence (1982), L'écran (1983) et :dimanche (1985). Ces ouvrages représentent des expérimentations, tant sur le plan de la collaboration que sur le plan de l'écriture. Ici, l'auteure se sert d'œuvres d'art pour nourrir sa pensée autour de plusieurs sujets, tels que le corps féminin, la révolte, l'agression et la culpabilité d'écrire, chacun d'eux ayant, pour elle, un rapport avec le deuil. L'écriture est d'abord orientée vers la perte, l'énonciatrice s'enlisant dans le passé et refusant toute forme de consolation du deuil. Elle développe cependant ses premières stratégies pour s'éloigner de la douleur, s'attardant au regard qu'elle porte sur les œuvres d'art. À travers ces ouvrages, Desautels

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établit et, qui plus est, explique par l' autoréférentialité du texte, les fondements de l'esthétique collaborative qui fera désormais l'originalité de son œuvre.

Enfin, la troisième partie du chapitre, « Le raffinement du regard », sera consacrée aux trois livres que Desautels a fait paraître en 1986: La répétition, Nous en reparlerons sans doute et Écritures / ratures. Marquant le début de ce que Desautels appelle la « vraie collaboration44 », les ouvrages publiés au cours de cette année marquent l'aboutissement de l'évolution vers la collaboration dialogique qui sera observée au début de ce chapitre. Par la réflexion sur l'intersubjectivité du processus de la création et par le raffinement du regard que l'auteure porte sur sa propre démarche interdisciplinaire, ces trois ouvrages permettent d'orienter l'écriture vers la réadaptation à la vie, plutôt que vers la perte.

1. La venue à ['écriture

Aujourd'hui, Denise Desautels tend à se distancier de ses premiers recueils45,

Comme miroirs en feuilles et Marie tout s'éteignait en moi, dont la « langue bien cousue, langue lisse qui patine le désir» lui déplaisait déjà dans le Journal de la promeneuse46,

paru en 1980 (P, 68). Depuis, l'auteure ne veut « plus les regarder ne plus les toucher », les ayant délaissés en même temps que leurs thèmes principaux: « la fête amoureuse47 »et « le transport sensuel, de la défloration à l'espérance de faire durer l'union amoureuse parfaite48 » (P, 68). Parmi ceux qui ont analysé les ouvrages, Roger Chamberland et

44 L. Dupré, « D'abord l'intime» (entretien), p. 229.

45 Voir à ce propos P. Nepveu, « A Woman with no Special Qualities» (préface), p.9 et L. Dupré,

« D'abord l'intime» (entretien), p. 231.

46 D. Desautels, Comme miroirs en feuilles, avec dessins de Léon Bellefleur, Saint-Lambert, Éditions du

Noroît, 1975, [90] p.; désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle F, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte. Marie, tout s'éteignait en moi, avec dessins de Léon Bellefleur, Saint-Lambert, Éditions du Noroît, 1977,86 p.; désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle MT, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte. La promeneuse et l'oiseau suivi de Journal de la promeneuse, avec gaufrure et dessin de Lucie Laporte, Saint-Lambert, Éditions du Noroît, 1980, 86 p.; désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle P, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

47 R. Chamberland, « Comme miroirs en feuilles », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec,

Maurice Lemire (dir.), tome V, 1970-1975, Montréal, Fides, p. 166.

48 P.-A. Arcand, « Comme miroirs en feuilles », dans Livres et auteurs québécois 1975: revue critique de

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Claude Delisle montrent particulièrement bien la centralité de ces thèmes, étudiant la célébration du corps, la conquête de l'homme et la passion démesurée de la femme49.

Sans renier l'importance des thèmes de l'amour et du transport sexuel dans les deux premiers ouvrages de Desautels, il me semble possible d'enrichir leur lecture en soulignant la présence des thèmes de la mémoire et du deuil. Ces derniers s'associent à la froidure, à l'ombre, au givre et à la pierre, alors que le thème de l'amour -renvoie à la chaleur, au soleil, à la fluidité et à la flamme. Dans ce contexte, la perle, le regard et les mains agissent comme intermédiaires entre les thèmes mémoriels et amoureux. L'étude de ces trois médiateurs révélera à quel point la mémoire et le deuil font obstacle aux relations amoureuses que ces recueils mettent en scène.

Les deux premiers ouvrages de Desautels sont accompagnés de dessins créés par Léon Bellefleur, l'un des plus grands artistes québécois du vingtième siècle. Dès les années cinquante, il collabore avec son ami Roland Giguère aux Éditions Erta, l'une des premières maisons d'édition au Québec à proposer des livres au graphisme assez soigné pour qu'ils soient qualifiés d'objets d'art. En 1977, l'année de la publication de Marie tout s'éteignait en moi, Bellefleur contribue aussi à « La marche à l'amour» de Gaston Miron par cinq eaux-fortes. En illustrant les œuvres de la jeune poète Desautels, Bellefleur lui confère de la crédibilité et lui permet d'inscrire d'emblée son œuvre dans la tradition artistique et littéraire québécoise. De ce fait, la collaboration semble de prime abord être de l'ordre hiérarchique plutôt que dialogique, selon les définitions d'Ede et Lunsford décrites dans l'introduction.

Dans Comme miroirs enfeuilles, le dessin de Bellefleur se trouve entre l'exergue et le poème liminaire. Créée expressément dans l'objectif de la joindre aux poèmes de Desautels, l'image est une illustration, une première lecture du texte offerte par l'artiste. Elle ne cherche pourtant pas à traduire le texte en image selon une logique référentielle réaliste 50. Ce sont plutôt les démarches de l'artiste et de l' auteure qui permettent de

rapprocher les œuvres. Ayant participé aux mouvements automatiste et surréaliste tout en

49 R. Chamberland, « Comme miroirs enfeuilles », p. 166; et, C. Deslisle, « Marie tout s'éteignait en moi »,

dans Livres et auteurs québécois 1977: revue critique de l'année littéraire, Sainte-Foy, Les Presses de l'Université Laval, 1978, p. 156-157.

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préservant son autonomie esthétiqueSl, Bellefleur est surtout connu pour son originalité et

pour la force de l'intuition qui motive la création chez lui. Il aurait été possible d'en dire autant de Desaute1s dès la parution de Comme miroirs en feuilles. Le frontispice suggère donc une façon d'aborder le texte par le biais de l'image, tout en respectant la singularité de chaque élément. Cette composition abstraite qui mélange des lignes droites et formes triangulaires avec des taches d'encre amorphes, peut évoquer non seulement «le transport sensuel », mais aussi le désarroi du sujet poétique et l'éclat de ce désarroi à l'extérieur.

Tout comme Bellefleur, Desautels emprunte certaines qualités des mouvements et courants esthétiques ayant lieu autour d'elle, sans pour autant compromettre la spécificité de ses propres projets. Traversée par les tendances littéraires de son époque, l'écriture de Comme miroirs en feuilles porte de légères traces du formalisme et du féminisme qui se répandait dans la poésie québécoise des années soixante-dix, notamment à La (Nouvelle)

Barre du jourS2• Cela explique l'emploi des jeux de mots comme «D'ÂMES

INÉDITES », où le substantif se lit à la fois comme dames et esprits, ainsi que la calligraphie soignée des textes, qui ont été reproduits à la main d'après la conception graphique de Jean-Guy Lessard (F, 38). Cette calligraphie en caractères détachés est méticuleusement ornementée mais «un peu normalisées3 » selon les standards de la période. Non seulement reflète-t-elle l'influence du formalisme sur la création de l'œuvre, mais, du même coup, elle souligne l'importance dans la poésie desaute1ienne de ce qui est propre à l'individu. En effet, les premières préoccupations de la poète ne sont pas idéologiques: dès ce premier recueil, il s'agit de recherches intimes.

La première partie de Comme miroirs en feuilles commence avec un court poème qui décrit 1'« espace dépeuplé» où l' énonciatrice se trouve, entourée d'un « gel muet» (F, 15). Incapable de rompre ce silence qui l'isole, elle reste repliée sur elle-même, où « des cris de haine / se meurent / en [s ]on âpre mémoire» (F, 17). En effet, elle occupe cet espace mémoriel comme la perle habite son huître, prisonnière d'une « tendresse sans fuite », jusqu'à ce qu'elle «éclabousse» (F, 19). Ce geste réunit les thèmes de la

51 G. Robert, Bellefleur ou laferveur de l'œuvre, Montréal, Iconia, 1988,239 p.

52 L. Mailhot et P. Nepveu, La poésie québécoise: des origines à nos jours, p. 185.

53 P. Nepveu, « Les nouvelles voix en poésie: les vaches maigres », Lettres québécoises, vol. 1, nO 2, mai

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jouissance sexuelle et de la mémoire, tout se passant comme si l'acte sexuel la libérait de son huis clos mémoriel et lui donnait accès à la parole. Comme Hugues Corriveau l'a noté, « [l']inoubliable violence / d'une perle mutilée », déjà annoncée dans le poème liminaire du recueil, « semble ouvrir la "voix" à ce que l'œuvre propose dans les années futures, soit la quête de "l'insondable parole" dont elle "cherche l'issue,,54 ».

Il est significatif que ce silence initial soit remplacé par des « oraisons en délire », qui rappellent la cérémonie funèbre et le genre littéraire dédié aux morts (F, 24). Situées au cœur de la première partie de l'ouvrage, ces « oraisons en délire» mettent l'accent sur le deuil et la crise identitaire du sujet poétique. Elles ne se destinent pas à l'amoureux, ou,

à tout le moins, pas exclusivement à lui. L'énonciatrice s'adresse plutôt à un vous, les défunts55, qui ne sont pas seulement destinataires de son histoire, mais aussi présents dans son monde empirique, y compris lorsqu'elle est face à son amant. Les défunts précèdent les vivants, comme le signale le champ sémantique renvoyant au « vous », qui apparaît plus tôt dans le texte que les références au « tu », employées pour interpeller l'amant.

Tiraillée entre la mémoire et l'amour, l'énonciatrice vit sa libération d'abord comme un déchirement: «à ma tendre violence / je m'effiloche », affirme-t-elle (F, 19). Elle doit donc reconstruire son identité afin de participer à la nouvelle relation. À cet égard, la description de ses mains est révélatrice: elle les dépeint comme « longuement retenues », «souveraines », et puis «indécises », avant d'avouer à son amant qu'elle « n'arrive pas à résoudre / le compte de [leurs] mains / de [leurs] doigts emmêlés» (F,

23, 40, 44, 67). Ici, le problème que l'énonciatrice n'arrive pas à résoudre est, en fait, celui de rétablir son identité tout en restant dans cette relation, où elle « [s]' éparpille, [s]e disperse, [s]e dilue» (F, 84). À force d'accueillir l'autre en elle, l'énonciatrice court le risque de tomber dans l'aliénation en dépit des affirmations de son indépendance, comme Roger Chamberland l'a déjà noté56. Grâce à l'amour, elle accède à la liberté et à sa subjectivité, mais ce même amour menace aussitôt de devenir une source de contrainte.

Dans la deuxième partie, la parole tend vers un lyrisme glorifiant la relation amoureuse. L'optimisme de l'énonciatrice est néanmoins modéré par l'espace « en coulée

54 H. Corriveau, « Le saut de la promeneuse », p. 9.

55 Cette interprétation est soutenue par le vers « vos pas cimentés dans l'abîme» dans le premier poème

qui mentionne ce « vous» (F, 21).

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pure» et le temps «liquide» (F, 50, 55). Cette fluidité spatio-temporelle empêche la femme de s'ancrer pleinement dans le présent, le temps par excellence de l'expression lyrique. Ses célébrations de l'amour sont ainsi tempérées par le surgissement de sentiments auparavant confinés à l'espace mémoriel (F, 68). Même dans les derniers poèmes, « Comme une lettre d'amour. .. » et « À ta poursuite », qui sont remplis d'espoir pour ce «bel amour éblouissant », l'énonciatrice continue à être hantée par le «temps affolé» et les « ondes fracassantes» du souvenir (F, 76, 78). Contre son gré, elle reste attachée au passé, ne pouvant pas rétablir la cohésion de son identité dans le présent.

Au fur et à mesure que l'énonciatrice s'absorbe dans la relation amoureuse, la mémoire continue à l'encombrer: « en traversant ta nuit / je m'attendris sommeillant / la mémoire ouverte / sur des feux flamboyants / apocalyptiques» (F, 64). Par la suite, le « feu de perles pâles / en de tendres marées» qui la « consume» peut représenter non seulement les plaisirs de la passion, mais aussi la force destructrice de la mémoire, comme si chaque perle était un souvenir brûlant que l'amour adoucit et attendrit (F, 69). Selon cette interprétation, la perle symboliserait la mort, le souvenir et la blessure intérieure en même temps que l'audace, l'amour et la trouvaille. La perle participe d'ailleurs au « feu [ ... ] en de tendres marées» qui s'inscrit dans une série d'oxymores, parmi lesquels se trouvent «une calme fluidité / en d'innombrables ferveurs» et la «profondeur de l'effroi / qui doucement / [ ... ] découvre» l'énonciatrice (F, 69, 71). Évoquant à la fois l'agitation et la tranquillité de la femme amoureuse, ces oxymores entraînent les lecteurs dans le labyrinthe intérieur du sujet poétique.

Il n'est donc pas étonnant que les interprétations du recueil soient parfois contradictoires. Jacques Larue-Langlois lit dans Comme miroirs enfeuilles une « [p]oésie du corps où on sent que cet amour de Denise Desautels n'est pas une abstraction éthérée mais que tout son être - et son corps le premier est envahis7 », tandis que Pierre Nepveu voit« une absence du corps et une présence du neutre [où la] parole se disperse [et où] on a l'impression de ne percevoir que le reflet du sujet traitéS ». À en croire Gaétan Dostie, les paroles du je poétique seraient si vagues que l'on se demanderait s'il s'agit « d'un

57 J. Larue-Langlois, « Une poésie nommée amour », Le Livre d'ici, vol. 1, nO Il, 1975, p. [1]. 58 P. Nepveu, « Les nouvelles voix en poésie: les vaches maigres », p. 14.

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problème schizophrénique ou d'un amour impossible59 ». Ce commentaire plutôt désobligeant me semble néanmoins étonnamment lucide: il y a dans le manque de cohésion identitaire chez l'énonciatrice une sorte de « schizophrénie », la difficulté de réconcilier la peine et la peur avec la joie et le désir, les maux de l'âme avec les plaisirs du corps. J'aurais tendance à penser que c'est précisément ce «problème schizophrénique» qui rend l'amour de l'énonciatrice impossible et qui explique les différentes interprétations auxquelles le recueil a donné lieu. L' énonciatrice avoue elle-même que ses paroles sont parfois semblables à « des perles en exil/tamisées / agrafées / à un espace insoluble» (F, 23). Expulsées de son huis clos, les perles-paroles sont traversées par des contradictions irréductibles, voire incompréhensibles de l'extérieur.

En fin de compte, le je poétique s'avère incapable de concevoir une tendresse modérée, une façon saine d'aimer et de vivre. À la limite, dans Comme miroirs en feuilles, le thème de la folie serait aussi important que celui de l'amour. Le recueil se clôt, d'ailleurs, non pas sur l'espoir de prolonger l'union amoureuse, mais sur l'espoir que l'homme se souviendra de la relation déjà terminée, qu'il se rappellera la femme et sa « folle tendresse» (F, 90). Cette folie résulte de la tension chez l' énonciatrice entre le désir de vivre pleinement son amour et l'incapacité de s'y engager à part entière à cause de plusieurs obstacles, dont l'affolement, la menace de se perdre, la mémoire envahissante et le deuil inaccompli.

Comme le recueil précédent, Marie, tout s'éteignait en moi comprend des illustrations qui restent des œuvres d'art à part entière. Toutefois, le deuxième recueil se distingue du premier par sa façon d'intégrer l'image dans le livre. Alors que le dessin de Comme miroirs en feuilles se trouvait seul sur la page frontispice, ceux de Marie tout s'éteignait en moi se mêlent aux poèmes. À l'exception de celui qui se trouve sur la couverture, les dessins sont pour la plupart parsemés dans les marges des poèmes et, quelquefois, superposés aux textes60• Je montrerai que cette superposition a pour effet de

reproduire le contenu des poèmes dans la forme donnée au livre.

59 G. Dostie, « Quand la substance flanche et que le désastre s'étend sans limites », Le Jour, 4 octobre 1975,

p.15.

60 Le recueil comprend sept dessins au total: un dessin sur la page frontispice (M, Il), un dessin sur la page

titre de la troisième partie (M,53) et cinq dessins qui se trouvent dans les marges du texte, dont trois sont superposés aux poèmes (M, 37, 75, à côté du texte; 25, 65, 83, superposés).

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Ainsi que son titre l'indique, Marie joue un rôle central dans cet ouvrage, étant l'interlocutrice duje poétique dans la première partie. Certains ont identifié Marie comme le « double de son âme6! », ainsi que sa confidente et la figure symbolique de toutes les

femmes, « puisque toutes sont marquées par ce prénom initial62 ». Pour ma part, je considérerai Marie comme une figure maternelle, vu que ce nom convoque l'image de la Madone, archétype catholique de la figure maternellé3. Cette interprétation n'est que trop

évidente au Québec, où l'Église catholique jouissait d'une grande puissance jusqu'à la Révolution Tranquille. D'ailleurs, elle est parfaitement compatible avec les autres façons d'identifier Marie. Dans tous les cas, cette figure larmoyante et silencieuse ne correspond pas à l'idéal que l'énonciatrice se fait d'elle: «Calme, ouverte et souveraine ... / Heureuse, fluide et lumineuse ... / Voilà comme je t'aurais aimée ... » (M, 18; je souligne). L'homme se présente alors comme une délivrance: il est «souverain» et «[l]'envers de [s]a trop douce et tendre Marie ... » (MT, 24). Selon Pierre Nepveu, l'écriture de Marie tout s'éteignait en moi est hantée par le visage de ce « souverain» absent, jamais nommé, que les œuvres subséquentes de Desautels ont identifié comme la figure du père64.

Le recueil trace le va-et-vient de l'énonciatrice entre la maison de Marie, qu'elle décrit comme une « étrange prison» à portes fermées, et la maison d'un amant, où elle cherche le refuge après avoir pris la fuite (MT, 16). Ainsi espère-t-elle trouver une sorte d'équilibre entre la tendresse excessive, mais rassurante, de la figure maternelle, et l'attrait incertain de l'aventure amoureuse: «Oscillement. / Désir et peur intimement liés» (MT, 33). Contrairement à Comme miroirs en feuilles, ici, la libération amoureuse ne provoque ni déchirement ni désordre: «Je refusais l'aventure trop violente », se

61 L. Desjardins, « Marie tout s'éteignait en moi et La promeneuse et l'oiseau », dans Dictionnaire des

œuvres littéraires du Québec, Gilles Dorion (dir.), tome VI, 1976-1980, Montréal, Fides, 1994, p. 496.

62 C. Delisle, « Marie tout s'éteignait en moi », dans Livres et auteurs québécois 1977: revue critique de

l'année littéraire, p. 156.

63 Il est d'ailleurs important de remarquer un changement majeur de l'écriture dans l'intervalle entre le

premier et le deuxième recueils: alors que l'enfance n'était jamais nommée dans Comme miroirs enfeuilles, elle est le point de départ dans Marie, tout s'éteignait en moi, que l'énonciatrice commence ainsi: « De l'enfance me voici / cerclée de toutes parts / en péril à moi-même» (M, 7). Cette fois-ci, et désormais, les références à l'enfance seront explicites et nombreuses, ce qui permettra à l'auteure d'initier ses recherches sur les relations mère-fille, liées aux questions du deuil et de la collaboration dans les recueils à venir. Voir à ce propos P. Chanel Malenfant, « Écrire comme mourir: tombeau des mots », p. 248-250. Il serait aussi possible de faire un rapprochement entre les poèmes de Desautels et les dessins de Bellefleur en considérant ce que Guy Robert appelle chez lui « l'enfance du regard ».

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rappelle l'énonciatrice, « [i)'ai dû, un jour, avoir peur d'éclater» (MT, 46,37). En effet, à chaque fois qu'elle craint de perdre la maîtrise de sa situation, elle prend la fuite, employant le refrain «je glisse» pour indiquer un nouveau déplacement dans l'espace. Cela lui permet de préserver son identité et sa liberté.

Toutefois, dans la troisième partie de Marie, tout s'éteignait en moi, « Entre nous un regard », l'énonciatrice n'adopte pas cette stratégie de fuite. Lorsqu'un regard « si longtemps refoulé» monte en elle et menace sa relation avec l'amant, elle prend d'abord une autre posture: demeurant sur place, elle essaie de faire face à ce regard appartenant à un autre homme, tout en luttant pour rester proche de son amour. Deux identités peuvent être attribuées à cette tierce personne. D'une part, il est possible de considérer cet homme comme un deuxième amant, une interprétation soutenue par les descriptions sensuelles de son regard « gorgé de sève et de velours» (MT, 55). D'autre part, il est plausible de le voir comme la figure paternelle ou, plus précisément, le fantôme du père absent, dont le visage apparaît, selon l'énonciatrice, parmi tant d'autres dans l'ombre de « [s]a mémoire et sur les murs» (MT, 55). Pour qui connaît l'œuvre desautelienne, ce passage évoque les morts, souvent projetés autour du sujet poétique sur les murs de la maison65.

Par opposition au premier recueil, c'est l'amant qui s'interpose ici dans la relation entre l' énonciatrice et les défunts. Comme elle le remarque: «Tu es là pourtant comme entre nous. Entre mes chimères et moi, rivé là» (MT, 55). Sa présence n'offre cependant aucune protection contre celle de l'autre homme:

Écoute-moi ...

Entre nous, je te parle de lui ... Un matin, à l'aube de mes

délires, il est venu. .. Des pierres étincelantes miroitaient à ma porte... Il s'est introduit au cœur de mes solitudes... Il s'est installé en mes demeures précieuses ...

Écoute ... Écoute-moi ...

Il est venu me saisir alors que j'essayais d'engloutir, sous les plis

de tes caresses, le mouvement de mon âme ... (MT, 62)

65 Par exemple, dans Un livre de Kafka à la main, Desautels écrit: « les morts font des taches sur les murs,

des chambres-cimetières» (K, 19). Voir aussi les analyses, plus loin, des recueils La promeneuse et l'oiseau et : dimanche.

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Cette citation démontre l'intrusion de plus en plus gênante de l'homme mystérieux. Se présentant d'abord lorsque l'énonciatrice est seule, il apparaît ensuite pendant qu'elle est entre les bras de son amant. Par les refrains « écoute» et « écoute-moi », le je poétique insiste sur son désir d'expliquer les apparitions de l'autre, que ce soit pour se confesser ou pour se libérer de sa présence.

Alors que l' énonciatrice de Comme miroirs en feuilles dirige un monologue vers son amant sans attendre de réponse, celle de Marie tout s'éteignait en moi exige non seulement que l'amoureux l'écoute, mais aussi qu'il réagisse: « Crie. Parle. Hurle. », lui ordonne-t-elle (MT, 66). Il ne fait rien de la sorte, ne se rendant pas compte des troubles de la femme. Son manque d'observation devient alors la cause d'une rupture entre eux:

Tu n'es pas frappé par ce tumulte qui me traverse à cet instant. Tu n'aperçois pas les perles pourtant éclatantes qui se promè-nent en tous sens autour de nous. Et mon âme qui les suit du regard. Et mon œil qui les contemple. Et ma main qui les cueille au hasard.

Éteinte la flamme.

Sans soupir et sans déchirure. (MT, 68)

Ce passage réunit les motifs de la perle, du regard et des mains. Le motif de la perle évoque ici toutes les significations qu'on lui a attribuées dans le premier recueil: parmi elles, ce bijou peut symboliser la mort, les souvenirs et les mots. Puisqu'elle examine les perles, les suivant du regard, l' énonciatrice se montre capable de voir ce qui est absent ou invisible, que ce soit l 'homme mystérieux, la mort ou les souvenirs. En cueillant les perles avec sa main (qui n'est plus indécise ni confondue à celle de l'amant), elle les saisit et les transforme en mots: énoncé à la première personne, la poésie suppose que celle qui voit est aussi celle qui écrit. L'amant est alors mis à l'écart parce qu'il ne voit pas ces objets chimériques. Face au choix d'affronter le regard qui la hante ou de s'absorber dans sa relation amoureuse, l'énonciatrice choisit « sans déchirure », c'est-à-dire sans hésitation et sans remords, l'attitude qui favorise le développement de sa propre subjectivité.

En privilégiant cette interprétation selon laquelle les perles représentent les souvenirs des morts, il devient possible de lire le recueil comme une quête plutôt qu'une série de fuites. Dans la dernière partie du recueil, «Sur mes jardins entr'ouverts », l'énonciatrice semble enfin trouver celui qui pourra, avec elle, «[l]utter contre la

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mémoire. Lutter avec [l]es reflets lancinants du souvenir» pour aller « au-delà» de ses angoisses (MT, 80, 77). Que la femme continue à « lutter» contre la mémoire et les souvenirs démontre qu'elle n'a pas encore réussi à triompher d'eux. Le titre de cette partie rappelle d'ailleurs le «jardin d'enfance» qui encerclait auparavant l'énonciatrice, en plus de faire référence aux parties intimes de son corps. Tout comme elle, l'amant de cette partie est hanté par des images et des larmes remontant du passé. Il vient donc «habiter [s]es chimères », ce qui permet à la femme de s'installer enfin dans une « [m]aison de portes et de présence» (MT, 81, 86). Qu'il s'agisse d'un autre homme, ou du même ayant modifié son regard, importe relativement peu: celui-ci reconnaît les blessures de la femme « ouvertes à la clarté de l'ombre» (MT, 86).

Il me semble donc significatif que les dessins de Léon Bellefleur rendent parfois difficile la lecture du texte, voilant, par exemple, les mots «mémoire », «comme blessures» et « l'un et l'autre en nos âmes» (MT, 65,83). Qu'elle soit voulue ou non, cette superposition du texte et de l'image demande aux lecteurs un effort supplémentaire pour lire les poèmes: le texte et l'image ainsi intercalés se contaminent et entravent le mouvement du regard, troublant la lecture. Jacques Nolin a même suggéré que les dessins « sont souvent des éclaboussures de textes66 », comme s'ils étaient la représentation abstraite des signes de l'écriture. Il n'est pas nécessaire de mener l'association si loin pour constater que les dessins de Bellefleur participent au sens des poèmes. Les images, comme les textes, encouragent les lecteurs à raffiner leur regard, à faire attention à ce qui se voit à peine.

La collaboration de Desautels et Bellefleur qui paraissait nettement hiérarchique à première vue n'est en fin de compte pas aussi facilement classifiable, puisque, tout en gardant leur autonomie esthétique, le texte et l'image entrent en dialogue, comme deux éléments sur un pied d'égalité. Comme Bernier l'explique, dans les livres contemporains dont les images sont non figuratives:

L'écrit, souvent poétique, projette sur l'illustration des signifiés invisibles sans le recours au contexte verbal. Dans ce type d'ouvrage, la hiérarchie entre le texte et l'image se trouve modifiée; la suprématie habituelle de l'écrit qui maintient l'image sans une position secondaire d'accompagnement est remplacée par une dynamique nouvelle selon laquelle le linguistique et l'iconique se développent symétriquement. Ainsi, si l'illustration est lecture du texte, le message verbal participe lui aussi à la constitution des signifiés de l'image67•

66 J. Nolin, « Marie, tout s'éteignait en moi », Nos livres, novembre 1978, p. 372. 67 S. Bernier, op. cit., p. 20.

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Même si l'apport de l'image est moins prononcé dans Comme miroirs en feuilles que dans Marie tout s'éteignait en moi, les deux recueils manifestent ce même phénomène dialogique. Cela dit, les méthodes de création ne correspondent pas ici à la définition de la collaboration dialogique: les dessins étaient conçus après-coup pour accompagner les poèmes.

Marquant une rupture avec les ouvrages précédents, La promeneuse et l'oiseau est considéré comme étant le premier recueil accompli de Desautels. Comme Richard Giguère l'a dit à l'époque: «Denise Desautels [ ... ] s'est mise dernièrement à prendre l'emploi d'écrire au sérieux68 ». À cela, il ajoute une description détaillée de sa nouvelle poétique:

Ce qui m'a séduit dans La promeneuse et ['oiseau, c'est une nouvelle maîtrise de l'écriture chez Desautels: ce sont les allitérations, les répétitions, les leitmotive [ ... ] qui créent le chant: ce sont les longues phrases, les très longs paragraphes, les pages à peine marquées de quelques blancs, de quelques signes de ponctuation, de quelques pauses pour ne pas briser l'envoûtement. Ma lecture a été littéralement portée par le charme de ce texté9•

Toutefois, le chant, le charme et l'envoûtement ne sont pas les seules caractéristiques à apparaître dans le nouveau recueil de Desautels. Son écriture se dote aussi d'une violence nouvelle: « Mouvements de violence éparse dans le texte. Après l'accumulation des faits des silences. [ ... ] Les cris. Les mots de violence », écrit l'auteure dans le Journal de La promeneuse (P, 80). Comme je le montrerai, en ce qui concerne la violence et la représentation du deuil, l'art visuel joue un rôle important dans La promeneuse et l'oiseau.

Cependant, le Journal, un essai de théorie-fiction inséré après le texte principal pour expliquer la réflexion derrière la création, ne mentionne pas la gaufrure et le dessin de Lucie Laporte inclus dans le recueil. Même si l'auteure a plus tard dit les avoir choisis parce qu'ils évoquaient, par leurs reliefs et leurs multiples couches de couleur, les « fouilles» de l'écriture, ils n'ont pas figuré parmi les sources d'inspiration de l'ouvrage. La création littéraire n'est pas influencée par la collaboration avec l'artiste, mais Desautels voit l'œuvre d'art comme un élément qui vient, par après, refléter ou nourrir le sens de son texte.

En effet, comme Jean-François Crépeau l'a noté, dans ce recueil, les images et la poésie «témoignent de la proximité de deux artistes se répondant chacun[ e] par leur

68 R. Giguère « L'emploi d'écrire », Lettres québécoises, nO 19, automne 1980, p. 34.

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art70 ». De façon plus précise, Desautels et Laporte cherchent toutes deux à dépasser « [1]' obstacle de la surface trop polie» afin de révéler les « archives profondes » de la mémoire (P, 67, 50). Cette intention se présente aux lecteurs dès le début de La promeneuse, portant sur sa couverture la gaufrure de Laporte. Cette gaufrure ne va pas sans rappeler le thème de 1'« empreinte archéologique» qu'André Vidricaire a reconnu dans l'exposition «Portes gravées: espace imaginaire71 ». Comme l'indique son titre, cette exposition étudiait la signification symbolique des portes. Dans son texte sur l'exposition, Vidricaire a remarqué l'usage des couleurs chez Laporte, qui donne à ses peintures et dessins un aspect de profondeur: «la couleur se fait langage. [ ... ] non pas une seule couleur, mais plusieurs, superposées, enfouies, mêlées72 ». Cette technique se retrouve dans le dessin de Laporte à la dernière page du catalogue de l'exposition, reproduit au début de La promeneuse.

Dans le Journal, l'auteure affirme que l'un de ses objectifs était d'écrire « [l]'histoire / poème de La promeneuse, de ses fouilles, de ses mains aux portes des prisons» (P, 78). De même, l'énonciatrice de La promeneuse raconte une histoire « de couloir en couloir dans l'ombre jusqu'à la dernière porte les mains fouillant» (P, 12). Dans ces extraits, les portes sont investies d'un sens symbolique important, tout comme les objets d'art de Laporte à l'exposition. L'accès à la subjectivité duje poétique, laquelle est souvent représentée par ses mains, ne dépend pas d'une relation amoureuse, mais repose sur sa propre initiative. Ses mains ne touchent plus seulement à ce qui se trouve au bout du bras (l'amant, les perles), elles ouvrent maintenant des portes pour aller découvrir ce qui resterait autrement caché. Desautels n'emploie pas encore le terme « archéologique », mais ses recherches sont déjà des «fouilles », mot appartenant au même champ lexical. De plus, au début du recueil, l' énonciatrice voit « [a lu-dehors au-dedans des empreintes gaufrées », comme si ses mondes intérieur et extérieur prenaient une forme similaire à celle de l'œuvre d'art sur la couverture du livre. Toutes ces coïncidences soulignent les parallèles entre le travail de l'artiste et celui de l'auteure.

70 J.-F., Crépeau, « Lire la poésie l'automne », Le Canada français, 121" année, n° 23, 29 octobre 1980, p. C-6.

71 L. Laporte, Portes gravées, Musée d'art contemporain, du 19 juin au 3 août 1980, texte d'André

Vidricaire, Montréal, le Musée, 1980, p. [4].

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Mais la ressemblance fondamentale entre leurs œuvres repose sur l'emploi de multiples couches de couleurs pour donner une impression de profondeur au texte et aux images.

Dans le récit pOétique73 de La promeneuse, l'énonciatrice s'adresse à Anouk, sa sœur choisie, qui est partie vivre sur une île. Elle désire ardemment le retour de cette amie parce qu'elles ont «le même regard », ayant vécu ensemble « [l]'enfance noire dans l'exigence de la pureté », sous l'œil oppressant et silencieux de leurs mères endeuillées (P, 13). La présence imaginée d'Anouk donne confiance à l'énonciatrice, car elle n'est pas obligée de creuser seule dans sa mémoire: « Y descendre ensemble nous nous ressemblons tant c'est plus facile» dit-elle (P, 16). Par la force de ses paroles, telles que « [m]on cœur effroi mon cœur éclat ma peur ma sœur », l'énonciatrice essaie de ramener Anouk vers elle et de l'entraîner dans le rêve d'une amitié impérissable (P, 13). Ce passage illustre l'idée de Stamelman selon laquelle, « devant la terreur du vide [de la mort], les discours deviennent monosyllabiques74 ». En effet, les mots «cœur », «peur» et « sœur» expriment à la fois la terreur et l'espoir de l' énonciatrice, qui rêve de créer avec Anouk une «éternité terrestre75 ». Ce rêve permet au je poétique de se révolter contre l'amour étouffant du monde maternel, où « la mort est immaculée» et le deuil, impossible (P, 15).

L'énonciatrice essaIe de combattre cette perception de la mort par plusieurs procédés, dont un qui se rapproche de celui de Laporte, l'usage de multiples couleurs. Partout dans le recueil, le monde maternel oppressif sera associé au bleu et au blanc, teintes du Ciel et de la pureté. L'énonciatrice se plaint: « L'univers est bleu ici [ ... ] la vie pure bleue paupière bleue le long crucifix empoigné bleu ma pureté bleue» (P, Il). Les amies sont « des petites filles semblables sœurs épurées blanches dociles» et, pour se révolter, l'énonciatrice rejette l'image d'elle-même ayant cette coloration:

«

la petite fille nattée de blanc et d'ordre Anouk je la déchire rayée de la mémoire» (P, 12, 45; je

73 Pour une analyse de la classification générique du texte, qui a fluctué depuis sa publication, voir L. Dupré « Déplier le temps: mémoire et temporalité dans La promeneuse et l'oiseau et Ce fauve le Bonheur de Denise Desautels », p. 302.

74 R. Stamelman, Lost Beyond Telling: Representations of Death and Absence in Modern French Poetry,

Ithaca, Cornell University Press, 1990, p.268: « Before the terror of nothingness [death], discourses are reduced to monosyllables ». Je traduis.

75 J'emprunte d'ailleurs ce terme à Desautels, qui a dit en entretien «je sais depuis longtemps que l'éternité

n'existe pas, mais nous en avions inventé une, bien terrestre, qui nous liait l'une à l'autre », en parlant de Lou, l'amie qui a servi de modèle à Anouk dans La promeneuse. L. Dupré, «D'abord l'intime» (entretien), p.239.

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