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L'oppression et la violence dans l'oeuvre d'Anne Hébert.

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Academic year: 2021

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DANS L'OEUVRE D'ANNE HEBERT

by

ROBERT NAHMIASH

A thesis submitted to

The Faculty of Graduate Studies and Research

McGill University

in partial fulfilment of the requirements

for the degree of

MASTER OF ARTS

Department of French Language and Literature

@ Robert Nahmiash 1973

(3)

Professeur Robert Vigneault dont l'aide s'est avérée précieuse dans l'élaboration de ce travail.

(4)

ABSTRACT

Le lecteur qui aborde les oeuvres d'Anne Hébert est frappé par la violence qui s'exprime autant dans sa poésie que dans sa prose. Souvent sous-jacente, refoulée, elle perce tout de même à travers le vocabulaire ou les images choisis; mais i l lui arrive aussi, au contraire, d'éclater en actes véhéments, meurtriers.

Cependant l~acte violent n'est jamais gratuit ici. Il s'explique comme une réaction normale aux forces d'oppression qui s'exercent sur l'individu, lorsque le joug devient trop lourd à porter, lorsque l'oppression est poussée jusqu'à la dépossession, jusqu'à l'aliénation totale, la violence semble être la seule issue possible. C'est la révolte ou la mort.

En faisant une sorte d'inventaire des différentes formes de l'oppressmon, nous espérons déceler les causes profondes qui sont à la source de cette violence et, du même coup, ê~re en mesure d'en donner une explication.

(5)

INTRODUCTION. . • • • . . • . • . . . . • . • . . . • . . • • . . . . l CHAPITRE l - LES FACTEURS D'OPPRESSION

SPATIO-TEMPORELS. . . . • . • . . • . . • . . . • • . . . • • • . . 6

L'oppression de l'espace... 8

L'oppression du passé et de l'histoire.... 17

L'oppression de la mort... 27

CHAPITRE II - LES FACTEURS D'OPPRESSION SOCIO-REL! GIEUX. . . • . . . . • 33

L'oppression de la société... 33

L'oppression de la famille... 37

L'oppression religieuse . . . • . . . • . . . • . . . . ~ 47

La dépossession... 54

CHAPITRE III - REACTION NEGATIVE: LE REFUS DE VIVRE... 60

Le monde onirique et l'enfance... 60

Le suicide... 65

CHAPITRE IV - LA REVOLTE OU LA VOLONTE DE VIVRE... 72

La fonction de la parole... 72

Deux symboles de la révolte: 1 le cheval.. 76

(6)

La révolte contre Dieu et la religion. L'amour, facteur de libération . . . . Le meurtre . . . . CONCLUSION . . . . • . . . • . • . . • . . . " . . . . BIB LI OGRAPHIE . . . . • • . . . • • • . . . • . . . 82 86 91 96 99

(7)

Anne Hébert est une des figures transcendantes parmi cette lignée peu nombreuse des écrivains québé-cois qui, bien que puisant leur géni~ et leurs sources dans le drame canadien-français,ont su se libérer de

l'étroite problématique dans laquelle se débattent encore trop de nos littérateurs. Elle appartient à cette classe privilégiée d'artistes qui ont réussi à transposer ce drame sur la scène universelle, humaine.

Est-ce

à

dire qu'elle n'a pas connu cette sensa-tion de vertige, cette angoisse profonde? Comme tous les autres, elle n'y a pas échappé, mais contrairement

à

cer-tains auteurs qui touchent au fond du désespoir, mais y stagnent et vont jusqu'à s'y complaire, sa lucidité et surtout sa volonté de vie lui ont permis d'en triompher.

Dans une vision d'ensemble de son oeuvre depuis Les Songes en Ig,uilibre jusqu'à son dernier-né KamoU'r'aska , i l est aisé de cerner l'évolution d'Anne Hébert, que l'on pourrait représenter par une trajectoire ascendante, mais qui se serait attardée à mi-chemin aux portes de quelque gouffre et, loin de s'y laisser engloutir, y aurait puisé une sorte d'élan pour en rejaillir avec plus de force et

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de vigueur. Cette trajectoire est très nette, en particu-lier dans sa poésie. Les Songes en équilibre" publiés en

1942, comparés au reste de l'oeuvre, y font figure d'écrits de jeunesse. C'est à peine une prise de conscience du

monde, parfois assez superficielle, une synthèse d'impres-sions qui coulent au son d'une flûte magique, une succession de paysages aux tonalités grises, que vient rarement percer un rayon de soleil. Les couleurs, presque inexistantes,

s'estompent toujours dans la brume, la fumée ou la pluie:

La couleur file De la terre! Rose ou verte Les brumes

L'ont enterrée 1

Dans leurs volutes!

le tout baigne dans une atmosphère de mélancolie. Anne

Hébert est déjà consciente du drame, mais elle ne le pénètre pas, elle l'effleure à peine.

Sa vision du monde se fera plus intense,plus pro-fonde dans Le Tombeau des Rois, qui marque un tournant dans cette poésie. C'est une plongée vertigineuse jusqu'aux

limites de l'humain, mais après cette exploration fascinante

1 Anne Hébert, Les Songes en .quilibre, (Montréal: Les Editions de L'Arbre, 19L~2), p. 65.

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et angoissante qui mène jusqu'aux bords du Styx, la poétesse ne monte pas sur la barque de Charon, refuse de traverser. Sur le point de céder

à

cet attrait inexorable exercé par la mort, elle s'arc-boute, rompt le charme funeste sous lequel elle était. Elle résiste et l'espoir renaît.

Livide et repue de songe horrible Les"mefubres dénoués

Et les morts hors de moi, assassinés Quel reflet d'aube s'égare ici?

D'où vient donc que cet oiseau frémit Et tourne vers le matin

Ses prunelles crevées?l

Les poèmes de Mystère de Ta Par"o"le nous font assister

à

cette métamorphose annoncée par la lutte qui s'amorce

à

la fin du Le Tombeau des Rois. C'est une véritable ascen-sion vers la lumière, un hymne

à

la vie. Le mouvement se fait plus ample, les paysages s'éclaircissent, les couleurs se vivifient. La respiration devient plus libre, le silence est rompu.

Cette trajectoire ascendante que nous venons d'évo-quer est moins géométrique, évidente, dans l'oeuvre en prose d'Anne Hébert, mais on peut l'y discerner tout de même.

Il est long le chemin, du silence résigné de François "("Le

l

Anne Hébert,Poèmes, (Paris: Editions du Seuil,

(10)

Torrent) sous les coups de sa mère, à la révolte violente qui le mène au meurtre, de la vie momifiée et amidonnée de Stéphanie de Bichette (La Maison de l'Es'platiade), du

.

confinement quasi total, de l'étiolement de Catherine (Les Chambres de Bois), à sa résurrection en des espaces colorés, baignés de soleil, que la présence de la mer étend

à

l'infini.

Chez Anne Hébert, évolution est presque toujours synonyme de libération, et la libération ne se fait pas sans heurt, sans douleur, sans lutte, sans révolte, ce qui pourrait justifier la présence de la violence, qui, constitue un des axes de cette oeuvre.

Nous essayerons d'abord de cerner les facteurs d'oppression qui ont pu donner naissance

à

cette violence.

Nous avons groupé, d'une manière globale, ces forces d'oppression en deux catégories: forces spatio-temporelles et forces socio-religieuses.

Dans un prelÎlÏer chapi i:re, nous étudierons l ' es-pace, le passé et l'histoire, la mort.

Dans le deuxième chapitre, nous passerons en revue les forces d'oppression socio-religieuses. Nous classerons dans cette deuxième catégorie, la société, la famille, Dieu et la religion, et enfin, ce que nous pensons être la forme

(11)

extr:ême,de l'oppression, la dépossession.

La deuxième section de ce mémoire sera consacrée

à

l'étude de la violence qui se présente ici comme une réaction aux différentes forces d'oppression.

Dans le troisième chapitre, nous étudierons une forme de réaction négative qui se traduit par une démission devant l'existence. L'être opprimé s'exile du monde réel qui l'entoure en se réfugiant dans le rêve, l'enfance ou même le suicide.

Dans le dernier chapitre, après avoir souligné le rôle ambivalent de la parole - moyen de communion ou arme contre le silence, nous traiterons de deux symboles impor-tants de révolte: le cheval et le torrent. Nous verrons enfin comment la violence se manifeste dans la révolte contre Dieu et la religion, la société et la famille. La tentative de libération s'accomplit toujours avec douleur. Elle

nécessite parfois l'exécution de l'oppresseur: la violence est alors poussée jusqu'au meurtre.

(12)

LES' FACTEURS D'OPPRESSION SPATIO-TEMPORELS

Le lecteur qui s'initie aux écrits d'Anne Hébert est en effet frappé par cette violence, contenue, sous-jacente ou exprimée dans le vocabulaire, les images et les actes.

Elle coïncide avec l'extériorisation de sentiments trop longtemps étouffés, relégués au plus profond de l'être, héritage morbide transmis de génération en génération, qui se manifestait par un malaise parfois insurmontable; mais le plus souvent, elle est refus et surtout révolte. Si nous considérons le refus ou la révolte à un stade premier comme une prise de conscience, un état de choses que l'on n'accepte pas, i l faut essayer de découvrir et de cerner les causes, les facteurs qui ont pu motiver cette prise de position et remonter aux sources du mal. Ce faisant, nous nous rendrons compte qu'il ne saurait être question de disso-cier l'écrivain de son contexte social, de son milieu.

Albert le Grand nous parle du "rôle priviJégié que Jung re-connaît au poète dont les rapports avec l'inconscient collec-t i f ecollec-t l'hiscollec-toire engagencollec-t le devenir de celle-ci du côcollec-té

(13)

de l'être". "C'est ainsi, écrivait-il, (Jung), que les besoins psychiques d'un peuple s'expriment dans l'oeuvre du poète, et c'est pourquoi son oeuvre constitue pour son auteur, qu'il en ait conscience ou non, plus qu'un destin uniquement personnel. nl

Le drame de l'écrivain ici s'élargit

à

l'ensemble de la collectivité québécoise. Le mal est ancien et pro-fond: c'est d'abord l'Eglise qui, en rendant impossible toute cohabitation de l'esprit et de la chair, a conduit l'homme à une sorte de dislocation interne, de conflit

irréconciliable. C'est l'éducation étouffante, toute faite d'interdits et où règne en maître incontesté et tout-puissant, un Dieu, instrument de peur. Sur le plan historique, ce

mal remonte à la conquête anglaise et vient du refus des Québécois d'accepter les changements politiques intervenus

à

cette date.

Nous pouvons aisément imaginer cette poignée de Français,

à

peine quelques dizaines de mille, transplantés dans un pays vingt fois plus grand que le leur, un pays où tout semble vu à travers une loupe, où lacs, rivières, forêts, hiver prennent des proportions gargantuesques. Le

férences,

Montr~al,

l Albert le Grand, "De l'Exil au Royaume" in Con-J.A. De Sève (Les presses de l'Université de 1969), pp. 183-184.

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Canadien français opprimé par les vainqueurs anglais, écrasé par les éléments, dominé et étouffé par l'Eglise, abandonné par sa Mère-patrie, entreprend la lutte, mais c'est une lutte quotidienne et qui s'annonce très longue, une lutte solitaire, inégale, inhumaine. Soumis de toutes parts à une pression formidable, i l se rend bientôt compte que le combat qu'il livr~· est désespéré. Il se constitue alors une véritable carapace et se renferme sur lui-même, gardant au plus profond de son coeur ce mal auquel un mutisme farouche servira de bouclier. Disséquer ce mal, en découvrir toutes les causes serait peut-être prétentieux, aussi nous contenterons-nous d'y déceler quelques facteurs importants d'oppression.

L'oppression de l'espace

Les problèmes nés de la notion d'espace ne sont ni nouveaux ni propres aux Québécois. Ils sont antérieurs et ont préoccupé l'homme depuis qu'il existe. Mais lors-qu'on est originaire d'un pays où le voisinage se fait presque empiètement, un pays où les villages foisonnent et que l'on est transplanté dans un pays immense, hostile, pratiquement dépeuplé, l'espace, à la fois amplifié et déshumanisé par la neige, devient une réalité permanente, redoutable et accablante. Dans une contrée où toute nais-sance était un défi et la mort une menace quotidienne, les

(15)

notions d'espace et de temps prennent des proportions obsédantes.

Les espaces canadiens, sauvages et indomptés se collent à l'homme, le façonnent et le conditionnent à la fois. Son impuissance devant les éléments engendre en lui le désespoir.

Anne Hébert, metteur en scène habile, manie les paysages et les saisons avec art, les asservit avec aisance

à ses besoins, leur prête un r61e actif: tant6t instruments de contrainte au service des oppresseurs, tant6t catalyseurs de passion et de violence. Ainsi, lorsque "la grande

Claudine" dans Le Torrent aura décidé, pour expier sa faute et sauver son fils, de se retirer du monde, elle sera admi-rablement servie par le décor. Même si les terres des

Perrault "tout en buttons durs"l sont peu fertiles, elles produisent assez pour la maigre pitance des deux exilés. Elles sont d'autre part vastes et surtout isolées "Notre maison s'élevait à l'écart de toute voie de communication, au centre d'un domaine de bois ... ,,2 Il faudra à François, enfant, une longue course pour aboutir hors d'haleine, à

une route "sans âme, morte.,,3 C'est dans Ce décor propice

l Anne Hébert, Le Torrent, (Montréal: Editions HMH, 1971), p. 14.

2 Ibid., p. 14.

(16)

où elle règne en maître incontesté qu'elle peut tout à

loisir exercer son oppression démoniaque. C'est grâce à la complicité de ce paysage sauvage et secret qu'elle

ré-ussit à imposer à son fils cette solitude tyrannique, ce silence inhumain. Après la mort de Claudine, le décor semble continuer son oeuvre. François se retrouve seul, mais i l n'est pas libéré. Il vit comme une bête tr~quée. Il se déshumanise au point d'en perdre la parole:

j'interpelle ces gens. Aucune réaction quelconque de leur part. Depuis le têmps que je n'ai adressé la parole

à

qui que ce soit, si je ne savais plus parler? Je crie, je hurle. Je ne sais quels mots s'échappent de mon gosier.

Agn~s. Joncas dans Les Temps Sauvages trouvera la même complicité dans le décor où elle décide de chercher refuge pour soustraire sa famille à la société. Pendant des années, elle garde sous sa férule ses enfants et même son mari grâce à la solitude à laquelle elle les condamne. Les visites sont très rares et la neige aidant, leur isole-ment est presque total.

Le seigneur de Kamouraska bafouera, écrasera sa

jeune épouse; i l trouvera dans le paysage où i l la séquestrera

l Anne Hébert, Le Torrent, (Montréal: Editions HMH,

(17)

un allié complaisant. Le manoir se dresse en effet soli-taire et lugubre, loin de toute habitation. Les seules présences vivantes sont Antoine Tassy et la mer, or les vents qui viennent du large portent un souffle de mort et le maître des lieux ne parle que de meurtre ou de suicide. L'oppression continue même en son absence, pendant ses longues fugues. Le décor hostile pèse sur Elizabeth, les vastes espaces déserts rendent sa solitude plus étouffante. Sa belle-mère est là mais, présence irréelle, elle appartient déjà au monde des morts.

La mise en scène devient parfois très sobre et l'espace est réduit à sa plus simple expression. C'est ce qui se passe dans Les Chambres de Bois. L'oppression des lieux est ici plus étouffante que celle de Michel.

Catherine, véritable emmurée, ne peut se mouvoir librement. Elle ép~ouve de la difficulté à respirer. Dans une atmos-phère aussi parcimonieuse, elle ne peut que s'étioler. Ce confinement que lui impose son mari la conduit au seuil de la mort. Et par contraste avec ces chambres closes où s'accomplit l'oeuvre de destruction, c'est en des espaces ouverts, aux limites rejetées à l'infini par la présence de la mer, que se fera la ré~olte de Catherine, son retour à la vie.

(18)

dans La Maison de T'Es'pla'n'ade. L'air et la lumière ne pénètrent pas dans les chambres closes, qui sont autant de tombes. Mais le confinement n'est pas toujours imposé, parfois i l est souhaité. L'espace est alors étroit:ement lié au sentiment de culpabilité. On s'enferme, dans le désir évident de cacher sa faute, à soi et aux autres, d'éviter la présence de témoins gênants et plus les lieux sont exigus, mieux le secret sera gardé. Ainsi dans

Kamouraska, les trois accolytes, Aurélie, Elizabeth et le docteur Nelson, une fois le crime d'Antoine décidé, ourdi, s'isolent

Dans un espace restreint, mais parfaitement habitable. Eviter

de regarder à plus de deux pas devant soi. George, Aurélie et moi, nous nous exerçons à ramener les quatre coins cardinaux sur nous. Les ré-duisant à leur plus simple expression. Moins que les murs d'une chambre.

Une sorte de coffret hermétique. Une bouteille fermée. Nous apprenons à

respirer le moins profondément possi-ble.

Nous ménageons nos gestes et nos pa-roles, les choisissons avec discer-nement •..•

Comme n'ayant aucun rapport avec un projet qui risquerait de nous com-promettre tous les trois.l

Les grandes distances aussi jouent un rôle dans ce refus

1 Anne Hébert, Kamouraska, (Paris: Editions du Seuil,

(19)

de la culpabilité. Le crime est accompli si loin que l'instigateur s'en détache, refuse d'assumer sa part

de responsabilité. L'espace qui vient s'interposer entre lui et le forfait constitue une sorte d'écran protecteur ou même un non-lieu de ce crime. "Bien établir la mort d'Antoine hors de notre portée,

&

toi et

&

moi. Conserver entre la mort d'Antoine et nous la distance nécessaire

&

la reconstitution de notre innocence."l

L'espace rend plus lourde la fatalité qui pèse sur les deux amants. La longue chevauchée de Nelson est durement ressentie par Elizabeth. Presque chaque mille ëompte et i l y en a quatre cents à parcourir. La

dis-tance confère au crime une dimension inhumaine. Le meurtre est certes prémédité, mais la constance de cette résolu-tion que ni les obstacles, ni le temps, ni les éléments déchaînés n'arrivent à ébranler, dépasse l'entendement. Nous avons l'impression que George n'est plus qu'un jouet aux mains d'une fatalité aveugle; ce n'est pas lui, mais le destin qui est en marche.

Comme nous l'avons déjà vu, l'oppression de l'es-pace s'exerce avec plus de force sur un être isolé. Lorsque l'isolement s'accompagne de silence, l'oppression est à

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son comble. Dans Le Torrent, la solitude à laquelle

François a été condamné, lui était d'autant plus insuppor-table que la parole en était bannie. Sa mère ne lui parlait pas: "la parole n'entrait pas dans son ordre •.•. Sa

bouche se fermait durement, hermétiquement, comme tenue par un verrou tiré de l'intérieur."l Le silence atteint

son paroxysme avec la surdité du jeune garçon. Il est pour ainsi dire définitivement retranché du monde. Les ponts sont coupés entre lui et les hommes.

Agnès, personnage-clé dans Le Temps Sauvage, a par f.·a i tement compris qu'elle ne pourrait pas imposer à sa famille la solitude sans le silence. Elle savait que per-mettre des questions et donner des réponses, c'était

ouvrir une porte à la révolte. Elle voulait tenir son mari et ses enfants dans un confinement presque total et, si elle y réussit pendant quinze ans, c'est qu'elle a fait régner le silence. Voici du reste ce qu'elle en dit elle-même:

l

La plus grande réussite de ce monde, ce serait de demeurer parfaitement secret, à tous et

à soi-même. Plus de question,

Anne Hébert, Le Torrent, (Montréal: Editions HMH,

(21)

plus de réponse, une longue salson, sans âge ni raison, ni responsabilité, une espèce de

temps sauvage, hors du temps et de la conscience. l

Son autorité sera bafouée, ses décisions seront remises en question, en un mot, le petit monde hermétique et factice qu'elle s'était constitué s'effondrera parce qu'elle a, dans un moment de faiblesse, rompu le silence: "Ma nuit est ouverte et je m'étais juré d'y vivre et d'y mourir. ,,2

Dans le roman Les Chambres de Bois, les deux facteurs essentiels d'oppression sont certainement l'isole-ment et le silence. Au début du récit déjà, lors du séjour de Catherine et de ses soeurs chez leur oncle, un mur se dresse entre elles et le vieil homme: "La parole se

frayait de durs chemins à travers le silence de l'oncle;,,3 leur père qui, depuis la mort de sa femme, s'était réfugié dans un deuil éternel, fait peser le même silence sur sa

l

Anne Hébert, Le Temps Sauv·age, (Montréal : Editions HMH, 1969), pp. 48-49.

2

Ibid., p. 26.

3 Anne Hébert, Les Chambres de Bo·is, (Paris: Editions du Seuil, 1958), p. 30.

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famille. Anne Hébert a acquis une maîtrise incontestable dans l'art de faire ressentir au lecteur l'accablement du silence, que la présence de la neige cristallise et isole l la fois: "La neige couvrit le pays. Il y eut tant de silence cette année-Il qu'on entendit exister les choses fortement autour de soi. nl

Michel et Lia, enfants, sont accablés par le silence de leur grande demeure, par le silence de leur père. Mais quelques années plus tard, i l se produit une sorte de glissement. Michel et sa soeur, passent de l'état d'opprimés l celui d'oppresseurs. Non seulement imposent-ils l Catherine le silence, mais elle n'a même plus la liberté de ses mouvements. Elle ne peut pas sortir de l'appartement l sa guise, faire le ménage, et cette

in~ction l laquelle elle n'a jamais été accoutumée rend le silence plus accablant, plus intolérable: " .•. comme c'est tranqüille ici! Dis quelque chose Michel, je t'en prie, parle, fais quelque chose! ~a y est, le tic-tac de l'hor-loge va prendre encore toute la place!,,2

Notons, pour terminer, l'ambivalence de l'espace

l

Anne Hébert, Les Chambres de Bo'is, p. 35.

2

(23)

ici: tantôt i l englobe les choses dans des limites res-treintes et devient un facteur important dans l'élaboration de cette sensation d'étouffement, tantôt i l leur confère, à l'aide de distances énormes, une dimension inhumaine.

L'oppression du passé et de l'liistoire

Pour Anne Hébert, comme pour la plupart des

poètes, le temps est une des préoccupations majeures. L'é-tonnement douloureux qu'elle ressent devant l'irréversi-bilité du temps l'amènecà se poser des questions qui de-meurent sans réponses:

"Comprends-tu bien le présent redoutable?"l "Qu'est-ce que le présent, en somme?,,2

"Qui m'expliquera le temps?,,3

Si le temps n'est pas bien meubl~, s ' i l est fait d'ennui, on éprouve une sensation de perte d'autant plus

l

Anne Hébert, Le Tombeau des Rois, (Paris: Editions du Seuil, 1960), p. 28.

2 Anne Hébert, Les Chambres de Bois, p. 136. 3 Anne Hébert, Le Temps Sauvage, p. 177.

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cruelle qu'elle est irrémédiable, une sensation faite d'améri regret: " _ _ _ ---.;Laisse, mon pauvre François. Ce

n'est pas la peine, je t'assure. Tout cela est très loin, rangé, perdu, fini." l

Dans la poésie d'Anne Hébert, l'eau s'allie mer-veilleusement

à

la notion de fuite de temps, lui octroie une fluidité insaisissable, lui imprime une course effré-née qui rendent adm±~ablement l'irréversibilité de la durée:

Oh! mes jo~ enfantines, Une à une vous avez plongé Dans la rivière profonde, Vous êtes disparues,

Et sur l'eau Ça fait des ronds

QUl S • i en vont ... 2

Il Y a un conflit permanent entre l'homme et le temps. L'homme voudrait asservir le temps. En le décomposant, en le structurant, en le mesurant, i l croit le dominer, le contrôler. Mais cette domination n'est qu'illusoire car le temps est insaisissable. Quoiqu'il fasse, l'homme

1 Anne Hébert, Le Temps Sauvage, p. 71.

2

Anne Hébert, Les Songes en Eguilibre, (Montréal: Les Editions de l'Arbre) 1942), p. 88.

(25)

reste esclave du temps.

Cette soumission intolérable donne au drame humain une dimension tragique. Anne Hébert, tout au long de son oeuvre, semble vouloir reprendre à son compte de drame! Elle-même, et par contre-coup ses personnages, su-bissent l'oppression du temps, mais surtout du temps passé et de l'histoire. Toutes les tenta~ives d'échapper à

l'oppression accablante du passé s'avèrent puériles et infructueuses; c'est en vain que l'on s'accroche désespé-rément au présent, que l'on essaie de le faire durer:

Qu'est-ce que le présent? Je sens sur mes mains la fraîcheur tiède, attardée, du soleil de mars. Je crois au présent .••

Cette image dense me pourrit le soleil sur les mains. La touche de la lumière est gâtée à jamais

. l pour mOl ..

Retourne sur tes pas ô ma vie 2 Tu vois bien que la rue est fermée

Mais j'ai beau me retirer sauvagement en moi-même et refuser tes souvenirs d'enfance, voici que, peu

à

peu,

à mesure que tu parles, une clochette

l Anne Hébert, Le Torrent, p. 38. 2 Anne Hébert, PoèmesL p. 45.

(26)

tinte de plus en ricoche dans mon comme une lame. l'attention. l

plus fort,

oreille. Devient Me force à

Laisse-moi m'en aller. Devenir Mme Rolland à jamais. 2

~,.'!r;'~(:

L'emprise du passé peut avoir des répercussions sérieuses

dans un esprit déjà tourmenté. C'est le cas de François dans Le Torrent. Il nous fait d'abord, dans une première partie, le récit de sa malheureuse enfance. L'oppression s'est exercée sur lui avec tant de force qu'il en subit encore les effets. Malgré les verbes au passé, c'est

3

presque avec surprise que nous apprenons que le narrateur est déjà un homme d'âge mûr. Il vit son passé avec tant de réalité, tant de présence, i l est si profondément marqué que l'on a de la peine à imagiBer un si grand laps de temps

(plus de quinze ans) entre le meurtre et le moment du récit. Les faits racontés par François semblent vouloir échapper au passé, se perpétuer dans le présent. Bien qu'il se soit affranchi du joug maternel, François subira à

jamais le poids du passé. Il tentera dans un ultime sursaut

l Anne Hébert, Kamouraska, p. 150.

2

Ibid., p. 233.

(27)

de secouer cette emprise, mais en vain. Arnica, dernier pont qu'il lancera vers l'humanité s'écroulera aussi. Son passé finira par avoir raison de lui et triomphera.

Augustin non plus, dans Un Grand Mariage, ne réussira pas à se dépêtrer de son passé. Il y a d'abord son enfance misérable qui le hante et Delia qui, malgré la distance, le retrouvera et deviendra par sa présence une sorte de reproche vivant.

Mais c'est surtout dans Kamouraska que le passé et l'histoire conjuguent leurs efforts pour asservir les personnages. Ce récit commence et se termine au présent. Il occupe à peine quelques heures, de deux heures du matin jusqu"à la soirée du même jour. Mais l'existence de ce présent n'est possible que par les incursions fréquentes qu'y fait le passé. C'est un continuel va-et-vient dans le temps et l ' e,space. Elizabeth revit avec toute 1 ' intensité du moment présent des lambeaux de son adolescence qui,

après un bond prodigieux de plus de vingt ans, s'ac~u~lisent d'une réalité presque tangible èt la font frémir comme au premier jour. Toutes les actions passées sont exprimées par des verbes au présent, ce qui ajoute à la force de cette actualisation. Malgré des efforts désespérés, elle n'arrive pas à s'arracher à ses souvenirs. Elle est esclave de son passé et en subit l'oppression sans un moment de répit:

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"Mme Rolland s'agite sur le l i t étroit de L~optine,. ne parvient pas, en rêve,

à

quitter l'arène du cirque. Elle doit faire face

à

la scène suivante."l

Tout ce qu'elle avait cru

à

jamais enfoui au plus profond de sa mémoire rejaillit avec force, l~ fait entrer en transe. Inc~pable d'aucune réaction, comme hypno-tisée, elle subit tour à tour les assauts de l'angoisse, de la culpabilité, du regret.

C'est l'approche de la mort de son mari qui remet tout en question, qui ouvre toutes grandes les vannes

à

ces flots de souvenirs qui se précipitent pêle-mêle, in-contrôlables. Après le meurtre de son premier mari et la fuite de son amant, elle se retrouve seule et c'est avant tout par besoin de sécurité qu'elle épouse le notaire de Québec. La mort de ce dernier la placera dans la même situation. L'analogie de ces deux périodes de sa vie est telle qu'elles se confondent dans son esprit. Elle n'arrive plus

à

les distinguer. Le manoir du seigneur de Kamouraska se substitue constamment

à

la maison du notaire et Antoine Tassy agonise

à

la place de Jérôme Rolland. Le temps et l'espace semblent abolis.

C'est donc l'annonce de cette mort imminente qui

(29)

déchire le voile de son passé, qu'elle croyait secret,

inviolable. Son mari, agonisant, lui porte un coup terrible en lui faisant lire, dans les Poésies Liturgigues, le

passage suivant, souligné au crayon: "le fond des coeurs apparaîtra. 1 Rien d' invengé ne restera." l Il lui prouve ainsi qu'il n'a jamais été dupe. Le monde de mensonge et de fausse sécurité qu'elle s'était créé pendant dix-huit ans s'écroule. Un fort sentiment de culpabilité va se mêler à ses souvenirs. Aurélie Caron, symbole vivant de l'injustice, Aurélie qu'elle laissera condamner à sa place, sera toujours présente: "On ne l'entend jamais venir.

Tout à coup elle est là. Comme si elle traversait les murs, légère et transparente.,,2 Le nom "Aurélie" revient comme un leitmotiv obsédant. Il semble se répercuter à l'infini dans la conscience d'Elizabeth. La récurrence de ce mot,vingt et une fois dans'un passage très court (pp. 61 à 65), où Elizabeth joue le rôle de narratrice, est très significative de son état d'âme.

Au poids du passé s'ajoute évidemment celui du crime. Même si cet acte funeste était une nécessité: "Je ne veux pas consentir à ce que mon mari exige de moi (ma

1 Anne Hébert, Kamouraska, p. 16.

2

(30)

propre mort) là, tapi dans l'ombre. Il faut qu'Antoine meure et que je sois sauvée de la mort ••. Il faut aussi que George soit sauvé. Par la mort d'Antoine. Célébrer ce sacrifice. Il le faut. Vivre!"l, même si elle ne le regrette pas, la mort la hante. Elle n'arrive pas à se défaire de son horrible imagëJ:' "Mon Dieu! Il va ôter son bandeau! Montrer sa blessure!,,2 Mme de Tassy, la belle-mère, est un reproche vivant. Sa présence irréelle, fantomatique, ne se justifie dans cette résurrection du passé que par le rôle accablant qu'elle y joue: elle per-sécute Elizabeth, ravive en elle le sentiment de culpabilité: "Mme de Tassy me regarde si fortement que je suis sûre qu'elle me voit penser.,,3

Ce passé qui s'abât sur Mme Rolland par vagues successives, harcelantes, n'est pas fait que de remords. Il y a aussi le regret vif d'une vie gâchée. Elle évoque en effet souvent cet épisode de sa liaison avec le docteur Nelson conune "la vie même"Q., sa "vie réelle"S, sa "vraie

l

Anne Hébert, Kamouraska, p. 167. 2 Ibid. , 82. p. 3 Ibid. ,

nl1.

p. 4 Ibid. , 127. p. 5 Ibid ~ , p. 163.

(31)

vie"l. Il Y a aussi la nostalgie amère de cet unique amour perdu: "Partir à la recherche de l'unique douceur de mon coeur.

Am

our per d

u...

,,2 e t p us 1 1 · Oln: "Burlington, Burling-ton, mon amour m'appelle de l'autre côté de la frontière, de l'autre côté du monde ..• ,,3

Dans ~amouraska, l'histoire fait partie intégrante du passé et lui donne une dimension tragique. Le lecteur est amené, dès le début, à établir un parallèle entre la Rébellion des Patriotes de 1837-38 et l'intrigue du roman et cette similitude fait peser tout au long du roman une atmosphère de fatalité qui ne laisse aucune liberté d'action, aucun choix aux héros. Ils semblent condamnés d'avance. Les indices qui dénotent la volonté certaine de la romancière d'établir implicitement cette corrélation entre le récit et le drame historique sont nombreux dans le texte. Le plus significatif est certes le choix du nom du héros: le docteur Nelson. L'intention d'Anne Hébert est évidente ici, surtout lorsqu'onr prend connaissance dù fait divers4 qui a inspiré son récit. L'intrigue est transposée

1 ~!lf>._~ 0 Hébert.~ ~. Kamouraska, p. 238. 2 Ibid., pp. 10-11. 3 Ibid., p. 218.

4 Ce fait divers est cité dans un ouvrage d'Evelyne Bossé: Un Grand Représentant de l'Elite Canadienne-Française, (Québec: Editions Garneau, 1971), pp. 68-69.

(32)

intégralement dans le roman. Le seigneur de Kamouraska, ' Achille Taché en réalité, deviendra Antoine Tassy, alté-ration mineure et sans signification, mais pourquoi la romancière change-t-elle le nom du docteur de Sorel, de Holmes

à

Nelson. Cette mutation est,

à

notre avis, lourde Ete sens et nullement une coincidence ·fortui te. La simili-tude est trop étroite entre le destin de notre héros et celui du docteur Robert Nelson, chef révolutionnaire qui avait oeuvré toute sa vie pour la justice. Son armée fut ---vaincue par les Loyalistes et i l dut se réfugier aux

Etats-Unis.

Les noms de villès~aussi, hauts-lieux de l'histoire de la Rébellion: Saint-Ours, Saint-Denis, Burlington, sont autant d'indices révélateurs. Il y a enfin une"'àllusion

à

la répression qui suivit la révolte: "Que la reine pende tous les patriotes si tel est son bon plaisir."l L'év~ne­ ment central du récit,

à

savoir le meurtre d'Antoine Tassy, a eu lieu en janvier 1839. Tout le récit baigne dans

l'atmosphère encore troublée des années qui ont précédé. L'histoire, pour ainsi dire encore vécue, marque profondé-ment les personnages et les faits. Elle fait peser sur eux une sorte de prédestination fatale qui ne laisse aucun choix à l'auteur. George Nelson, symbole plus qu'être de chair et de sang, semble vouloir reprendre

à

son compte le

(33)

destin tragique de Robert Nelson. Sa lutte est d'avance vouée à l'échec et, au bout de son long cauchemar, la seule issue possible sera l'exil.

Dans Kamouraska, le passé et l'histoire pèsent lourdement sur le présent, en ce sens qu'ils impriment un mouvement

à

l'action, qu'ils lui donnent une direction immuable.

L'oppression de la mort

Que la mort soit physique, finale (mort naturelle, suicide, meurtre) ou mort "vécue" (Stéphanie de Bichette

dans La Maison de l 'Esplanade, Michel et Lia dans Le'sChambres de Bois, etc .•. ), elle est une projection de l'être humain en dehors du temps et de l'espace.

Aussi loin que l'on remonte, l'homme a été obsédé par la mort. Qu'elle soit envisagée comme un néant défi-nitif, ou, grâce

à

certaines croyances, comme le passage à un au-delà de vie éternelle, elle est considérée comme une plongée dans un inconnu insondable, mystérieux, et ce destin irrémédiable, auquel l'être vivant ne peut échapper, le

remplit souvent de consternation, de désespoir.

(34)

Hébert. Elle l'obsède, mais en même temps exerce sur elle un attrait irrésistible, confère

à

ses écrits un climat d'ensemble morbide. La mort n'est pas envisagée par notre auteur seulement comme la dernière étape de la vie ou une projection dans le futur. La vie et la mort coincident, se mêlent constamment, elle n'arrive pas

à

les dissocier. / "la vie et la mort en nous reçurent droit d'asile"l. "Ta familiarité avec la naissance et la mort n'a de comparable que celle de très vieilles femmes de campagne. Couseuses éternelles de langes et de linceuls."

,2

Dans toute son oeuvre, la mort est présente, d'une présence lourde, pal-pable. Nous avons l'impression qu'Anne Hébert, telle lm

Faust des temps modernes, a signé un pacte avec elle:

o

liens durs Que j'ai noués

En je ne sais quelle nuit secrète Avec la mort. 3

La séduction que la mort exerce sur notre poétesse semble reliée directement

à

la présence intruse du corps. Dans ses

l

Anne H~bert, "Mystère de la Parole", in Poèmes, p. 73.

2

Anne Hébert, Kamouraska, p. 190. 3

(35)

premiers poèmes surtout, elle parle de son corps comme d'un objet inutile, voire encombrant et, avec un évident masochisme, elle appelle la mort pour l'en débarrasser, comme on s'adresserait

à

UR médecin pour l'ablation d'ex-croissances gênantes:

Nous avons eu cette idée

De planter nos mains au jardinl

J'ai pris m;s yeux

Dans mes malns 2

Comme des pierres d'eau

~ .. ,.

C'est un véritable acte chirurgical qui se fait à froid, sans souffrance ou émotion.

Ce désir de désincarnàtion se traduit par une frag-mentation de l'anatomie humaine, le corps n'étant plus

perçu dans son ensemble:

Cette bouche, ces yeux Les mains, les cheveux,

A la dérive, 3

En dehors du temps;

l

Anne Hébert, "Nos Mains au Jardin", in Poèmes, p.

2 Anne Hébert, "Un Mur o.

Peine", in Poèmes, 36.

a p.

3

Anne Hébert, Les Songes en Eguilibre, p. 39.

(36)

ou par un abandon, un rejet total du corps:

Une image me regarde Quelle est cette femme Que je regarde

Et qui me regarde?l

Anne Hébert, en reliant la mort et le passé, en la faisant remonter à une époque antérieure à la vie, lui confère un pouvoir absolu sur le présent et l'avenir, sur lesquels

elle plane toujours, menaçante; mais cette oppression qu'elle fait peser sur tous les instants de la vie, i l faut croire qu'elle s'harmonise parfaitement avec l'état d'âme de

l'écrivain. Elle est en effet souvent perçue comme une compagne, acceptée comme une amie, une sorte d'âme-soeur:

L'adjectif:

La mort m'accompagne

Comme une grande personne qui me tiendrait la main. 2

Les pas des morts Nous accompagnent .Doux muets. 3

"doux" est significatif ici, toute horreur est

l Anne Hébert, Les Songes en Equilibre, p. 78. 2 Anne Hébert, Présence, pûblié in Gants du Ciel, no. 4, juin 1944.

(37)

bannie. C'est une amie donc en qui on peut trouver refuge et sécurité, ce que rend bien l'image de la grande personne qui tend la main, mais c'est une amie tenace, dont on ne se défait pas aisément. Elle "se colle .•• comme une algue".l

Nous avons vu que, face à l'oppression de la mort, notre poétesse montre, du moins dans ce que l'on pourrait appeler, assez arbitrairement, la première partie de son oeuvre, une soumission passive, parfois même,complice. Mais, après une exploration systématique de la mort, qui atteint son paroxysme dans cette descente infernale vers Le Tombeau des Rois, un revirement s'imposait et c'est Anne Hébert elle-même qui le déclare: "je crois que je ne

pouvais plus aller dans le même sens après Le Tombeau des Rois. Ou bien je cherchais une autre voie. J'avais l'im-pression de m'être rendue

à

l'extrême limite du silence.,,2

On ne peut s'empêcher d'établir ici un parallèle entre la situation du poète, confronté avec la mort, au fond du tombeau, et celle de Catherine, à la fin de la deuxième

1 Anne Hébert, "Vie de

Ch~teau",

in Poèmes, p. 54.

2

Interview par Luc Perreault, in La Presse du 24 septembre 1966, section littéraire, page 7.

(38)

partie, dans" L"e"sChamh~'e"s" de" B"o"is. Catherine aussi est

à

"l'extrême limite" de la vie, à laquelle un fil bien mince la relie encore. Elle présente déjà les symptômes d'une morte: "mince fille, désossée"l, "ses mains et ses pieds

2 3 "

devinrent gourds .•• " , ~~elle suffoquait" , "le masque de

C at er1.ne... h · ,,4 • Si la réaction de Catherine n!est pas immé-diate, i l sera trop tard.

Après une si longue soumission, une iner:ie qui avait déjà les caractéristiques de la mort, l'heure "de la décision sonne: i l faut se laisser mourir ou réagir, secouer!~'l' emprise de la mort. Anne Hébert choisit d'engager la lutte.

l Anne Hébert ,Les Chambres de" Bois, (Paris: Editions du Seuil, 1958), p. 135. 2 Ibid. , 138. p. 3 Ibid. , 139. p. 4 Ibid. , 140. p.

(39)

CHAPITRE II

LES FACTEURS D'OPPRESSION SOCTO-'RELTGTEUX

L'oppression de la société

Dans ses nouvelles ou dans ses romans, Anne Hébert nous offre un échantillonnage assez riche et varié de la société. Presque toutes les classes y sont représentées, du châtelain alcoolique jusqu'à l'idiot du village. La richesse tapageuse de certains y côtoie le dépouillement sordide des autres. La romancière nous fait sentir durement l'oppression de la pauvreté qui pèse lourdement sur les

déshérités qu'elle met en scène. L'atmosphère qui règne dans le taudis des Gauvin dans La Mort de Stella, est

insupportable. Le froid, la faim et la maladie s!acharnent sur les pauvres orphelins qui n'ont plus rien à espérer.

Dans La Mercière Assassinée, les parents d'Adélaïde vivent dans le dénuement le plus complet. Mais ce qui est encore plus terrible que leur misère, c'est la condition lamentable qui leur est faite. Ils ne sont pas acceptés par la société. Ils ne sont pas tolérés en tant qu'êtres humains, mais plutôt comme instruments de travail: "Dès qu'il y avait

(40)

une cochonnerie à nettoyer dans la ville, on les appelait, tous les deux."l

Adélaide n'échappe pas

à

cette malédiction qui semble p"eser sur toute sa famille: "Le jour même de ses quinze ans, Adélaide Menthe avait reçu pour la vie son affreux masque de petite vieille rapace.,,2 Elle semble avoir hérité des préjugés sociaux qui pesaient sur ses parents: "La boulang~re m'a dit que je me tenais trop droite pour une fille de ma condition.,,3

34

Dans Un Grand Mariage, Augustin, roulant carrosse, est amené à revivre sa malheureuse enfance, dans la petite échoppe de son p~re, "Entre deux êtres si bien cloués à leur travail,

à

leur angoisse de gagne-petit, que l'enfant entre eux n'existait que pour les déranger et voler le ;f:~ps si

t ,,4 cour •.•

Augustin, geune homme studieux, déterminé et hardi, a toute la sympathie du lecteur. Il la perd en

1

Anne Hébert, Le Temps Sauvage, p. 93.

2

Ibid., p. 112.

3

Ibid., p. 119.

(41)

devenant le mari de Mlle de Lachevrotière, en troquant sa condition de pauvre pour celle de bourgeois. Il n'en prend pas seulement le vêtement, l'allure ou l'étiquette, mais aussi tout un mode de vie. Il s'installe dans le mensonge et les préjugés. Il perd notre sympathie donc, et c'est certainement voulu par l'auteur, car, quand i l lui arrive d'intervenir, c'est pour prendre parti pour les

opprimés, pour les deshérités: "Je suis du côté de la métisse. Je n'ai pu faire autrement. IIl

Elle trouve aussi des accents touchants pour dépeindre Stella, qu'elle semble venger des maux de la société, en lui conférant plus de vie, plus de profondeur psychologique que n'en aura jamais une Stéphanie de Bichette,

à qui, pourtant, i l ne manque aucun confort matériel. Bien qu'Anne Hébert soit elle-même d'un milieu bourgeois, c'est cette classe de la société, peut-être parce qu'elle la connaît mieux que toute autre, qu'elle décriera le plus. Elle a certainement souffert elle-même de cette éducation bourgeoise et supporté sa part de l'oppres-sion que faisait peser toute la gamme d'interdits et de tabous. Ses personnages sont profondément marqués par cette éducation.

1 Interview, par P. Saint-Germain, dans La Presse, 21 décembre 1963.

(42)

Ils évoluent dans un petit monde clos, étriqué, où règnent en maîtres l'ennui et l'hypocrisie, un monde où l'on

se doit de sauver les apparences, même au prix de sacri-fices immenses, même au détriment des sentiments les plus nobles, les plus exaltants. Tous les principes erronés que l'on s'acharne

à

inculquer aux jeunes semblent assécher l'être humain, le vider de tout sentiment, de tout esprit d'initiative. Les produits de cette éducation, s'ils n'ont pas assez de personnalité ou de force de caractère pour réagir, sont de ~éritables robots, mécanique bien remontée comme Stéphanie de Bichette ou "Trois corps d'oiseaux

momifiés"l comme les tantes Lanouette. ~_ ...

_.

L'assujettissement

à

ces principes est tel que l'on en devient esclave. Même dans la déchéance, i l faut garder l'honneur sauf, c'est plus important que la vie elle-même. Ainsi, dans La Mercière Assassinée, Olivier, dernier représentant des Beau-Bassin, dont l'arbre généalogique remonte au temps des Croisades, malgré sa décadence et son abdication devant la vie, reprend un aspect normal ':dès que cela est nécessaire et cela se fait chez lui,

à

la manière d'un véritable réflexe: "Chaque fois que je dois paraître en public

à

vos côtés, en cette horrible petite ville

(43)

ancestrale, je refais mon visage, je redresse ma taille. trl

On peut aisément imaginer ce qu'un système d'édu-cation, basé su~ les deux slogans: sauver les apparences, éviter le scandale

à

tout prix, pourrait comporter de

frustration, d'injustice et de mensonge. C'est

à

cette éducation qu'il faut imputer, en grande partie, la perte du grand, du seul amour d'Elizabeth (Kamoür'a'ska), les injustices flagrantes subies par Délia (Un Gra'nd Mar'ia'ge) et Aurélie Caron, les mensonges, les faux témoignages des petites tantes dévotes (Kamouraska), prêtes

à

se damner pour l'éternité pour présErver l'honneur de la famille.

A l'intérieur des cadres rigides, étroits, qu'im-pose cette société, dans un système qu'on reconduit par une sorte d'entente tacite, touterrévolte, comme nous le verrons plus tard, paraît presque impossible.

L'oppression de la famille

La famille n'~est qu'une _réplique de -la -soc,iété qui l'englobe; elle subit en son sein les mêmes forces oppressives.

Précisons tout de suite qu'Anne Hébert,

à

quelques

(44)

exceptions près, ne présente pas les parents ensemble, sépare le père de la mère. C'est une véritable constante dans son oeuv~e que la suppression du père. Les veuves abondent dans ses écrits: Caroline des Rivières Tassy, Mme d'Aulnières dans Kamouraska, Stella dans La Mort de

Stella, Vicki et la marquise de Beau-Bassin dans La Mercière Assassinée. François,dans Le Torrent, he connaît pas son

..

pere.

Le père, même quand la romancière ne l'a pas fait disparaître, est relégué au second plan. Il tient en

général une place insignifiante. C'est ce qui arrive dans Les ChamBres de Bois, l'Ange de Dominique, ou Le Temps Sauvage. La seule exception est le père Salin dans Les Invités au Procès où i l est autoritaire et règne en maître absolu sur ses enfants et en particulier sur son fils Isman, dont la soumission aliénante nous semble sans issue: "Ah! Père, vous me tenez bien, ma peur même n' es·t plus un refu-ge. ,,1

Mais, à l'exception de ce cas unique dans l'oeuvre d'Anne Héber"t, c'est à la mère qu'est confié ce rôle d'

op-presseur dans la famille, sans que cela soit clairement recher-ché par notre auteur. On pourrait y voir une sorte de

né-cessité qui trouve ses racines dans l'histoire de la famille canadienne-française, où la mère a toujours joué

l Anne Hébert, "Les invités au procès" dans Le Temps Sauvage, p. 163.

(45)

un rôle primordial. Ce rôle lui a été d'abord dévolu par les circonstances mêmes du milieu de vie. L'homme, explorateur, coureur de bois, trappeur ou guerrier, était souvent parti, et i l fallait bien suppléer à cette absence. La femme devenait donc la maîtresse du foyer. Fusil au

po~ng, on l'a vue remplacer son mari aux champs ou

repous-ser les attaques des Indiens. Elle s'est faite aussi gar-dienne de la foi et de la langue. Et cette multiplicité

de fonctions de la m~re qui "non seulement él~ve ses enfants, mais cultive le champ, récolte le blé, file le chanvre et la aaine, tisse ses étoffes du pays chaudes et résistantes et assure, en un mot, l'économie du foyer."l en font peu

à peu "une maîtresse femme .•• devant laquelle s'inclineront l'homme et les enfants, heureux de la stabilité qu'elle assure à la maison.,,2 L'homme ne s'est incliné, n'a cédé sont)pouvoir que devant la compétence de la femme. Il a fallu en effet

à

la m~re beaucoup de qualités pour assumer ce rôle de pivot central, autour duquel gravitait en général une abondante progéniture.

Certaines de ses qualités se retrouvent même chez

l Soeur Sainte-Marie Eleuthère ,.L'a Mè'r'e 'dans' l'e' t'oman ,1 canadien-français (Québec: Presses de l'Université Laval,

196~), p.~.

(46)

la plus odieuse des mères: Claudine Perrault, dans Le Torrent. Nonobstant son caractère monstrueux, on s'étonne de son oourage surhumain, son ardeur au travail, sa déter-mination inébranlable. C'est une véritable force de la

nature à laquelle rien ne peut résister. "Ma mère m'apparut pour la première fois dans son ensemble. Grande, forte,

1 . t . l ' . . . ,,1

nette, p us pUlssan e que Je ne avalS Jamals cru.

Levée avec le soleil, elle s'adonne aux travaux les plus durs, sans jamais se plaindre.

Cette place prépondérante que la mère finit par occuper dans la famille canadienne-française, s'accompagne d'un déplacement de l'autorité qui passe subrepticement du père

à

la mère. En possession de ce pouvoir, elle peut l'utiliser comme instrument de domination sur toute sa famille et cette oppression arbitvaire qu'elle exercera sur les siens nous fera souvent oublier ses qualités les plus nobles.

Le lecteur ne sera guère sensible aux qualités possibles de la grande Claudine et ne pensera pas un instant

à la plaindre lorsqu'elle sera piétinée et affreusement

mutilée, par le cheval que son propre fils a lâché sur elle.

(47)

Comme un Pygmalion machiavélique, elle a essayé de façonner son fils, d'en faire sa chose sans tenir aucun compte de sa personnalité propre. L'emprise dévastatrice qu'elle exercera sur lui est motivée par un égo!sme monstrueux. C'est en effet pour assouvir un désir de vengeance person-nelle qu'elle refuse

à

François toute existence propre.

Dans ~Teinps Sauvage, les enfants et le père sont asservis à la puissance maternelle. Mais Agnès, la mère, n'est pas faite toute d'une pièce comme Claudine. C'est un personnage plus complexe, d'une plus grande profondeur psychologique. Contrairement à la mère de François, elle a des points faibles à sa cuirasse. Elle souffre des coups que lui por~ent tour à tour Lucie et Sébastien, et cette souffrance la rend plus humaine.

Pendant quinze ans, elle parvient à garder sa famille sous son aile toute-puissante. Elle cumule toutes les fonctions: "La robe noire de ce royaume, c'est elle. Le prêtre et le démon, c'est elle; le pain et le vin, le juge absolu, le coeur et la tête, c'est elle, elle, elle seule!"1 Mais sa domination se solde par un échec, elle se retrouve seule, pitoyable, et comme sa fililie, Hélène, nous

(48)

éprouvons de la compassion pour elle.

Nous avons déjà vu que le père est presque toujours relégué au second plan. Il en est de même pour l'épouse, sur laquelle la mère prend tout de suite le pas car dans la littérature canadienne-française, "jusqu'ici, une femme c'était une mère. Plus une vierge, une madone, bref 'une

1 \\

sainte' que nos pères violaient la nuit," et le seul honneur et le seul prestige accordés à la femme, dans ce pays"~

c'est "la maternité.,,2

Le rôle d'épouse est insignifiant, car, chez Anne Hébert, le mariage est une institution sociale asservis-sante. Il n'y a pas de mariages d'amour dans ses romans. Le cas le plus typique est celui de Marie-Louise de Lache-vrotière que son pèr~, pour remettre un peu d'ordre dans ses affaires qUl périclitent, marie à Augustin, homme riche et parvenu. C'est un mariage d'intérêt. Il n'y a absolument aucun sentiment, aucune affinité entre les deux époux. Les voici, leurs noces à peine célébrées: "Cette main sans vie sur son bras, ce profil anonyme d'ange insondable, entre les plis du voile, Augustin regardait sa femme, comme un

l F. Dumont et J.-C. Falardeau, Littératüre et société canadiennerfrançaises (Québec: les Presses de l'Université

Laval, 1964), p. 197.

2

(49)

songe ancien, venuelà à ses côtés lui faire un bout de eondui te . ,, 1

A la longue, les deux époux souffrent de l'oppres-sion de cette union sans amour. Pour Marie-Louise, le rôle d'épouse est de très courte durée, i l prend fin avec la maternité: "Marie-Louise et Augustin firent un pacte: maintenant qu'un héritier leur était né, les époux convin-rent que toute vie conjugale entre eux s'avérait inutile et indécente.,,2

Dans Les Chambres de Bois aussi le mariage est un facteur d'oppression. Catherine devait se mar.ier car elle serait pour son père une bouche de moins à nourrir

et Michel représentait pour elle cette "maison des seigneurs,,3 qu'elle avait enfouie au plus profond de son coeur "là où

dormaient les objets lourds et sacrés.,,4 Ce monde mystérieux et attirant la fascinait depuis la rencontre avec le seigneur et ses deux enfants dans la forêt. Epouser Michel, c'était,

l Anne Hébert, Le Torrent, p. 173. 2

Ibid., p. 211.

3 Anne Hébert, Les Chambres de Bois, p. 3.

4

(50)

du moins le croyait-elle, s'ouvrir une porte sur ce monde, réaliser un rêve d'enfant. Quant à Michel, c'est surtout la défection de Lia qui le pousse dans les bras de Catherine. Il fallait qu'il comble le vide laissé par sa soeur: "Ne m'abandonnez pas, Catherine, je n'ai plus que vous à pré-sent."l Cette union, où n'entre en jeu aucun amour, devient peu

à

peu une contrainte quotidienne et finit par se solder par un échec.

Sur lenPlan de l'amour, les deux mariages d'Eliza-beth (Kamouraska) sont aussi mes échecs. Le premier, alors qu'elle n'avait que quinze ans, lui a été dicté par les impératifs sociaux de l'époque, par sa famille "Ma mère dit qu'il faut me marier.,,2 Son éducation a certainement con-tribué à la préparer à cette soumission car, malgré son appréhension: "Aidez-moi! Dites-moi, vous, ma mère? Con-seillez-moi! Et vous, mes tantes? Est-ce l'amour? .. Je

3

crois q':le je vais me noyer." , elle accepte de prendre pour époux le seigneur de Kamouraska, que voici:

1 Anne Hébert, Les Chambres de Bois, p. 63. 2 Anne Hébert, Kamouraska, p. 64.

(51)

Très bon parti. Vieille famille. Deux cent cinquante arpents de terre et de bois. Plus les îles, en face de la seigneurie. Une

saline. Une boulangerie. Un quai. Un manoir construit sur le cap.l

Comme nous pouvons le constater, i l n'y a pas de place dans ce portrait pour les qualités et, encore moins, pour les sentiments. C'est donc avant tout un mariage de convenances et, i l en sera de même du second avec Jérôme Rolland. Mais si la première erreur est difficilement imputable

à

Elizabeth, elle est seule responsable de la deuxième. Elle sait maintenant ce qu'est l'amour, elle en a fait l'expérience et, pourtant, elle épouse le notaire

de Québec, sans l'aimer. Seul le contexte social de l'époque pouvait justifier un tel mariage. Elizabeth se marie

pour sauver les apparences, elle veut redorer sa réputation chancelante en partageant le nom, la vie d'un homme honnête, honorable. Le "Je suis Mme ROlland.,,2, leitmotiv obsédant dans le roman, est une sorte d'alibi, de paravent derrière lequel elle se réfugie, chaque fois qu'elle est assaillie par le remords ou la culpabilité. Mais, même si ce mariage ne lui a pas été imposé, elle en subit la contrainte pendant

l Anne Hébert, Kamouraska, p. 68.

2

(52)

dix-huit ans. En faisant fi de l'amour, elle a abdiqué sa condition de femme, elle s'est ravalée au rang de chose, de machine: "Pourquoi faire tant de simagrées. Je n'ai été qu'un ventre fidèle, une matrice à faire des enfants."l

D'après l'inventaire des couples que nous venons de dresser rapidement, une constatation s'impose: les personnages d'Anne Hébert se marient par convenances, non par amour. Mais ne tirons pas de conclusion hâtive; l'amour, même s ' i l est rare et n'existe qu'en dehors du mariage, joue un rôle important chez notre auteur. Comme nous le verrons plus tard, i l peut devenir un facteur de libération.

Parfois, tout amour est impossible. La domination de la mère est telilie qu'il se produit dans l'esprit de l'être opprimé uœrelation obsessionnelle entre la mère et la femme en général. C'est ainsi que la présence d'Arnica, qui eût pu apporter le salut à François, éveille en lui toutes les tortures que lui faisait subir sa mère: "Les beaux bras

fermes me semblent malsains, destinés à je ne sais quel rôle précis dans ma perte. Je résiste à leur enchantement.

(Quels reptiles frais m'ont enlacé?)"2 Amiea et la grande

l Anne Hébert, Kamouraska, p. 10. 2 Anne Hébert, Le Torrent, p. 46.

(53)

Claudine se confondent à tel point dans son esprit qu'il ne les distingue plus, qu'il en arrive à prendre la même décision, supprimer Arnica comme i l l'aifait pour sa mère: "A quoi veut-elle en venir? Espère-t-elle me posséder en mon intégrité? Je la tuerai, avant."l En Am,i.ca, i l ne voit que le prolongement de Claudine. Au moment de se jeter dans le torrent, c'est d'abord la tête d'Arnica qui lui apparaît, mais finalement, l'image de sa mère s'y substitue: "François, regarde-moi dans les yeux.,,2

Cette suprématie de la mère sur la femme, cet amour inexistant ou fatalement voué à l'échec sont une véritable malédiction qui pèse non seulement sur les personnages d'Anne Hébert, mais sur toute la littérature canadienne-française et c'est en grande partie une religion entachée de dualisme qu'il faut rendre responsable de cet état de choses.

'L'oppression religieuse

Ici encore, nous devons faire appel à l'histoire. Après la perte du Canada par la France, en 1768, ' i l fallàit qu'une autorité se substitue à celle de la lointaine

mère-1 Anne

Hébert,~Le

Torrent, p. 50.

2

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patrie qui faisait défection. L'Eglise prit la relève

et se fit gardienne de la foi, contre une conversion massive

au protestantisme, et gardienne de la langue, contre

l'envahissement de l'anglais. Reconnaissons qu'elle a en partie du moins accompli cette mission. Si le Canadien

français est resté bien distinct de ses compatriotes anglais, s ' i l l a pu garder son entité propre, l'Eglise a été pour

quelque chose dans cette victoire. Mais pour assumer ce

rôle de premier plan, elle avait besoin de pouvoir, elle s'en est emparé et a régné en maîtresse incontestée, avec toutes les conséquences contraignantes que cette toute-puissance pouvait comporter. Son emprise s'est étendue à tous les domaines de la vie publique et privée. Elle a dominé les corps et les esprits.

C'est surtout la main-mise sur l'éducation qui a assuré au clergé une influence qui allait devenir enva-hissante. Il est aisé d'imaginer ce qu'un tel pouvoir, parfois déposé entre des mains incompétentes, pouvait avoir de conséquences néfastes pour de jeunes esprits, avides d'apprendre. Voici le genre d'enseignement qui était dis-pensé dans les écoles:

Nous étions

à

l'école de la Loi, à l'enseignement du péché. On nous constituait prévenus;On

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propliétisait sur nous les fautes en longue~ listes et on nous pré-parait

à

n'en pas râter une advenant l'occasion. Devenus moules, i l ne nous manquait plus que les coincidences:

l "ils" nous attendaient

à

la puberté.

Si l'on en croit Claire Martin, dont les romans autobiogra-phiques: Dans Un Gan"t de Fer et" "La JoUe Droite sont très" révélateurs, la situation n'était pas meilleure dans les couvents.

Très tôt donc, on commençait par inculquer

à

" "

l'enfant le sentiment de la culpabilité, du péché, et on faisait planer sur sa tête, véritable épée de Damoclès, la peur de l'enfer. On peut sans peine imaginer la

marque profonde qu'un pareil système a pu imprimer dans de jeunes cerveaux sans défense. L'Eglise obligeait l'homme

à

aspirer

à

une impossible pureté en prônant la suprématie de l'esprit sur la matière, en rendant toute cohabitaf~on de l'esprit et de la chair impossible. L'être humain a appris

à

avoir honte de son corps,

à

le mépriser. Ce mal est plus marqué chez la femme, peut-être parce qu'elle est plus V'.llnérable que l ' homme, ou qu'elle aspire

à

l'illusoire

l Jean Le Moyne, Co"nvergenc"es, (Montréal: Editions

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