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Modèles, théories et arguments en économique

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Pierre Salmon

To cite this version:

Pierre Salmon. Modèles, théories et arguments en économique. [Rapport de recherche] Institut de mathématiques économiques ( IME). 1987, 27 p., ref. bib. : 3 p. �hal-01534445�

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DOCUMENT DE TRAVAIL

INSTITUT DE MATHEMATIQUES ECONOMIQUES

UNIVERSITE DE DIJON

FACULTE DE SCIENCE ECON OMIQUE ET DE GESTION 4, BOULEVARD GABRIEL - 21000 DIJON

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N* 100

Modèles, théories et arguments en économique Pierre Salmon

Novembre 1987

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nombre appréciable de philosophes. Je voudrais défendre ici une certaine conception de la recherche à mener dans ce qui est en train de devenir une spécialité ou un domaine aussi bien pour les économistes que pour les philosophes.

I. Trois principes euristiques pour la réflexion méthodologique La difficulté que rencontre immédiatement toute réflexion sur

l’économique tient à ses liens obligés avec la philosophie des sciences et à l’état actuel de cette philosophie des sciences.

Liens obligés: la Justification de la nécessité de se référer à la

philosophie des sciences est développée dans Méthodologie économique (cf. Mingat, Salmón et Wolfelsperger [ 1985], ci-après MSW). L’argument

principal est qu’on ne peut guère réfléchir sur la science économique sans faire appel à des considérations qui sont de nature philosophique d’une part et qui ont été largement débattus dans le cadre de la philosophie des

sciences d'autre part. Faute de prendre connaissance de ces débats, on risque d'enfoncer des portes ouvertes ou d’adopter des positions dont le caractère inadéquat a été démontré.

Etat de la philosophie: citons deux caractéristiques principales. D'abord, la philosophie des sciences progresse actuellement de façon

rapide mais assez confuse. On peut affirmer qu'il n'y a plus actuellement de grandes perspectives philosophiques qui n'apparaissent comme assez

largement problématiques dès qu'on essaye de les préciser. Il y a progrès, cependant, parce que des points difficiles ont été un peu éclaircis, des pistes fausses identifiées, des voles nouvelles assez prometteuses ouvertes. Ensuite, la philosophie des sciences reste encore largement influencée par une référence explicite ou implicite aux théories de la

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physique, sans considération suffisante pour la variété des problèmes épistémologiques et méthodologiques qu'on trouve dans les autres

disciplines. Ces deux caractéristiques impliquent une double exigence pour la réflexion sur l'économique. Elle ne peut se dispenser d’un effort coûteux pour connaître, comprendre, évaluer les analyses plus ou moins

contradictoires et souvent assez techniques que nous offre aujourd’hui en abondance la littérature philosophique. En même temps, elle doit comporter un effort considérable pour tenir compte des particularités de la discipline économique.

Les inconvénients de l’insuffisance de l’effort consenti dans l'une ou l’autre direction apparaissent clairement dans la façon dont beaucoup d’écrits de nature méthodologique répondent à la question: l'économique, ou, plus souvent l'économie néo-classique (au sens large), est-elle scientifique? Le cheminement intellectuel sous-jacent aux réponses apportées à cette question semble être le suivant. D’abord, on part de la question: quand peut-on dire d'une activité intellectuelle qu’elle est

scientifique? Malgré tous ses débats internes, la philosophie des sciences actuelle répond en général: il en est ainsi si elle consiste à formuler des théories ou des hypothèses et à essayer de les confronter sérieusement avec les faits. Dans l'ensemble, la méthodologie et l'épistémologie

économiques adoptent cette caractérisation, en tout cas comme point de départ de leurs analyses de la "science’’ économique. Je pense d'ailleurs que, parmi les images très simples (trop simples), celle-là est la meilleure. Mais son adoption est souvent à l'origine de conclusions pessimistes quant au caractère scientifique de notre discipline: le

méthodologue examine l’activité des économistes et estime le plus souvent qu’elle ne consiste pas ou consiste peu à formuler des hypothèses et

théories et à les confronter sérieusement avec les faits, il conclut donc que la discipline n'est pas réellement scientifique ou ne l'est que très peu.

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A son tour, ce pessimisme conduit à l'une ou l'autre des deux conclusions suivantes. Pour certains méthodologues les économistes doivent adapter leur pratique aux principes de l’activité scientifique (tels que les voient ces méthodologues). Pour d'autres, les économistes peuvent continuer à faire ce qu’ils font mais on doit cesser d'interpréter leur activité comme scientifique.

Je crois qu'il faut refuser cette alternative, mais il y a plusieurs façons de le faire. Celle que je voudrais défendre ici consiste dans un programme de recherche méthodologique et épistémologique reposant sur trois principes euristiques.

Premièrement, il faut partir du postulat selon lequel, dans ses grandes lignes, la démarche suivie par les économistes (telle qu'elle s’exprime par exemple dans le contenu des grandes revues scientifiques) est appropriée ou correcte, ce qui signifie qu'il faut exclure tout appel à un changement de pratique. Ce postulat n’est pas nécessairement la

conséquence d'une définition de la méthodologie (on peut vouloir la définir comme normative), ni le reflet d'une croyance dans le caractère approprié de ce que font les économistes (on peut souhaiter qu'ils se comportent autrement). Il est fondé sur le pari stratégique qu'en le respectant on aura une meilleure chance de découvrir des choses nouvelles et éclairantes. En cela, il est semblable à la stratégie du situationnisme logique préconisée par Popper: postulons la rationalité et faisons varier autant que nécessaire les caractéristiques attribuées à la situation (cf. Hands [1985], et sa bibliographie). Il y a deux raisons d’entretenir l'espoir que cette stratégie sera féconde. D’abord, de façon générale il paraît toujours préférable de comprendre avant de critiquer. Ensuite, jusqu'à maintenant, on a surtout fait l’inverse, ce qui a, je crois, conduit à des rendements décroissants de la réflexion méthodologique sur l'économique. On peut espérer que le respect du postulat la fera entrer au moins pendant un certain temps dans

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une zone de rendements croissants. Il s'agit donc bien d'un principe euristique, dont l'adoption peut n'être d'ailleurs que provisoire.

Deuxièmement, la compréhension ou l'interprétation visée doit être compatible avec des conceptions philosophiques générales jugées par ailleurs satisfaisantes dans leurs grandes lignes. Soulignons le fa it que cette formulation sous-détermine le contenu du programme proposé ici. Ainsi, si personnellement, je pense qu’une "conception philosophique générale satisfaisante dans ses grandes lignes" doit faire une large place aux idées de Popper, je suis d'une part prêt à réviser cette opinion et d'autre part conscient que, pour d'autres (par exemple Hausman [1986]), il n'en sera pas ainsi. Plutôt qu'un programme, ce qui est suggéré ici est donc une classe de programmes.

Troisièmement, la compréhension ou l'interprétation visée doit être compatible avec le postulat que l’économique est une science au même degré que des disciplines dont le caractère scientifique n'est pas contesté. Malgré les apparences, cette formulation se veut précise. Elle a pour but d'éviter d’être confronté dès le départ à la nécessité d'adopter ou de

formuler un critère de démarcation rigoureux et viable entre la science et la non-science. La distinction entre la science et la non-science reste, je crois, importante, en tout cas pour la réflexion sur l'économique (voir sur ce point l'échange récent entre Weintraub [1987] et Rosenberg [1987]). Mais je ne ne crois pas qu'on puisse la rendre rigoureuse. Surtout, le problème de la formulation d'un critère de démarcation me paraît par nature relever de la philosophie générale. Or, on ne conteste guère à la géologie, à la

biologie, à la paléontologie, à l'astronomie, à la cosmologie, à la

météorologie, etc., et bien entendu à la physique, leur statut scientifique. Ce que demande notamment le troisième principe euristique, c'est qu'on ne le conteste pas à l'économique au moyen d'arguments qui rendraient

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scientifiques (un argument un peu semblable, appliqué à l'exigence

inacceptable qu'une théorie scientifique soit axiomatisable pour mériter ce nom, est formulé par Suppe [1974 a], pp. 65-66).

Admettons de façon générale que le programme proposé ici est non seulement ambitieux et exigeant mais à la lim ite irréalisable. Face aux difficultés qui ne peuvent manquer de se présenter si on s'y engage, il paraît néanmoins nécessaire de s'y tenir, quitte à formuler davantage de questions que de réponses, et à dire pas mal de bêtises. Certains auteurs font un choix différent. Ainsi, en conclusion d'un ouvrage par ailleurs excellent, Bruce Caldwell [1982] se résigne à préconiser ce qu'il appelle le pluralisme méthodologique qui est en fa it une sorte de relativisme ou de scepticisme. Nous avons déjà critiqué comme euristiquement inféconde cette solution évidemment commode (voir Salmon [ 1983]).

Comprendre la démarche suivie par les économistes n'est possible à notre avis que si on prend conscience du contexte conversationnel dans lequel elle prend place, c'est-à-dire du fa it que leurs productions scientifiques sont avant tout des arguments. L'idée de regarder

l'économique comme une conversation évoque inévitablement la thèse de Donald McCloskey (qui constitue une solution encore plus facile que celle proposée par Caldwell). Dans la section II, nous consacrerons de nouveau un bref développement à la démarche préconisée par cet auteur (voir aussi Salmon [ 1985] et MSW, pages 160-61 ). Mais notre propos dans cette section sera surtout de récupérer l'idée de conversation au profit de la réflexion philosophique sur l'économique.

Dans la section III, nous négligerons ce contexte conversationnel, et chercherons à identifier, dans le contexte "science-nature", ce qui est affirmé implicitement par la formulation d'un modèle économique. La

section IV présentera quelques remarques sur les implications de l ’analyse précédente pour la confrontation des théories et modèles avec les faits.

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II. L'économique dans un contexte conversationnel McCloskey [1983] [1985] propose de considérer notre discipline comme une conversation. Selon lui réfléchir sur l'économique ne doit pas relever de la réflexion méthodologique ou épistémologique, mais de la discipline chargée d'étudier les formes de la conversation: la rhétorique. L'idée de conversation n'est pas en soi contradictoire avec une perpective épistémologique et méthodologique. D'une part, en un sens un peu

métaphorique, on peut dire que formuler des hypothèses, théories ou modèles et les confronter avec les faits observés, c'est s'engager dans un dialogue ou une conversation avec la nature -dans le cas de l'économique, avec les phénomènes auxquels cette discipline s'intéresse (que nous

désignerons, pour simplifier, comme les phénomènes économiques). D'autre part, même la conversation entre chercheurs est une dimension importante de l'analyse méthodologique de l'activité scientifique, comme nous le verrons. L'originalité de la thèse de McCloskey est qu'on peut l'étudier sans se référer au dialogue avec la nature. Les économistes conversent, certes. Mais sur quoi? McCloskey prétend ne pas s'intéresser sérieusement à cette question, mais seulement à celle-ci: comment conversent-ils?

La rhétorique mérite certainement d'avoir été redécouverte

récemment dans différents domaines (cf. Perelman et Olbrechts-Tyteca [1970]). Il n'est pas inintéressant de concentrer son attention sur la forme des arguments utilisés dans un milieu donné. Cette concentration est à certains égards analogue à celle du psycho-sociologue qui assiste à une séance de conseil d'administration consacrée à l'approbation d’un projet d'investissement. Il observe les réactions des membres et les interprète en termes psychologiques, cherche les relations cachées entre les individus présents, vérifie ses théories sur la dynamique des petits groupes, etc. Peu

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lui importe l'objet de la discussion. Ce point de vue peut effectivement apporter quelque chose à notre compréhension de ce qui se passe dans l’organisation considérée. De même, dans la conversation à laquelle prennent part les économistes à travers les publications scientifiques, McCloskey prétend ne chercher que les manifestations de l'art traditionnel de persuader ou de convaincre, et d’abord de se faire écouter ou lire. 11 n'y a rien à redire à cet objectif.

Mais McCloskey prétend substituer la rhétorique à la méthodologie et à l'épistémologie. C’est cette prétension qui est à la lim ite absurde. La conversation entre économistes porte au moins en partie sur le monde extérieur (les phénomènes économiques) et vise au moins en partie à mieux

le comprendre ou à mieux agir sur lui. McCloskey ne le conteste évidemment pas, mais il refuse d'en tire r des implications pourtant évidentes. Notons en deux. D'abord, l'analyse rhétorique étant menée, il reste que les assertions des économistes soulèvent le problème de leurs relations avec leur objet (les phénomènes économiques) et qu'on a au moins

le droit de s'intéresser à ce problème, ce qui laisse un espace pour la méthodologie et l'épistémologie. Ensuite, une analyse purement rhétorique, même si elle apporte quelque chose au départ, rencontrerait rapidement des rendements décroissants faute de mise en relation avec l’objet du discours. Revenons à notre psycho-sociologue: le fa it qu'un des participants à la séance prétend utiliser le critère de la valeur actualisée peut être analysé indépendamment du fa it de savoir si l'utilisation de ce critère est adéquat ou non en l'occurrence. Le critère peut être invoqué uniquement pour embêter le président dont la place au bout de la table est jalousée (perspective psycho-sociologique) ou comme argument d’autorité pour convaincre le conseil de ne pas entreprendre un programme jugé mauvais pour des raisons indépendantes (perspective rhétorique). Mais, en

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discuté, le psycho-sociologue ou le rhétorlclen s'interdisent d’utiliser une Information qui pourrait être importante de leur propre point de vue. En pratique, on peut douter de la viabilité d'une rhétorique réellement libérée de toute référence à la relation entre ce qui est dit sur un sujet quelconque et ce qui est dans l'univers de ce sujet. On peut en voir pour preuve le fait, qu'en principe hostile à la méthodologie et à l'épistémologie, McCloskey ne peut éviter de recourir constamment, dans le détail de ses analyses, à ce qu'il faut bien appeler ses positions méthodologiques et épistémologiques. C'est d'ailleurs pourquoi ces analyses sont si souvent intéressantes.

Que McCloskey ait raison ou tort, de son propre point de vue, de prétendre ignorer les dimensions épistémologiques et méthodologiques de l'étude rhétorique de la converstaion entre économistes ne nous concerne pas. Mais on peut réinterpréter de façon utile pour la réflexion

méthodologique l'idée selon laquelle l'économique est, par certains

aspects, une conversation. Pour cela, il faut d'abord négliger de nombreux aspects rhétoriques étudiés par McCloskey et reconstruire une espèce de logique de la conversation entre économistes limitée à un échange

d'arguments rationnels. En faisant ainsi, nous perdons beaucoup

d’informations, mais telle nous semble être la démarche naturelle de la réflexion méthodologique et épistémologique (voirMSW, chapitres 1 et 2). Ensuite, il faut élargir le champ de la conversation considéré par

McCloskey. Plus précisément, distinguons, un peu artificiellement, quatre formes de conversation.

11 y a d’abord la conversation signalée plus haut entre l’analyse

économique et son objet, les phénomènes économiques. Cette conversation, bien que métaphorique, a certains traits d'une vraie conversation, en ce sens par exemple que la nature répond à l'économiste (non seulement à l’occasion de tests économétriques, mais souvent de façon plus

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keynésienne se voit contredite par le phénomène de stagflation) et que l'économiste à son tour peut répondre à la nature en essayant de corriger ce qui paraît résulter de l'observation.

Il y a ensuite la conversation entre économistes qui porte clairement sur les phénomènes économiques. La prise en compte du caractère collectif ou social de la recherche est considérée comme nécessaire par beaucoup de systèmes philosophiques pour comprendre l'activité scientifique. C'est par ce caractère collectif que passe la critique et le dépassement de la

subjectivité inévitable de chaque chercheur. Par exemple, il est vrai qu’un économiste a en général une attitude plutôt défensive ou apologétique à l'égard de ses propres idées. S'il publie sa "théorie'' en l’accompagnant de tests, ceux-ci sont toujours largement positifs. Mais cela n’implique pas, comme on le pense souvent, que les idées de ce chercheur échappent ainsi à un processus critique de nature théorique et empirique et que la discipline dans son ensemble puisse être caractérisée comme plus soucieuse de vérifications que de réfutations (elle l'est peut-être, mais il faut alors le démontrer par d'autres arguments). A un certain niveau de généralité de la réflexion épistémologique, on peut certes faire abstraction de ce

processus collectif. Mais il faut alors renoncer à appuyer ses analyses par une référence à des processus individuels de recherche. Historiquement, le comportement de Galilée n’est sans doute pas celui que beaucoup de

philosophes des sciences lui ont prêté. Mais quelle importance? Ce qui compte, c'est ce qui est arrivé ensuite aux théories et aux résultats de Galilée. Si on veut faire abstraction du caractère collectif de la science, on doit se lim iter à l'étude de la relation dynamique entre la discipline, ou une partie de la discipline, et son objet. Le caractère collectif, sans cesser d'être important, peut rester implicite à ce niveau. Il doit devenir explicite dès qu'on regarde l'enchainement des analyses de plus près.

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ne pas concerner les phénomènes économiques réels, d'acquérir une

dynamique propre, assez largement dégagée de tout souci de dialoguer avec la nature, d'où ce qu'on peut en première analyse considérer comme une troisième forme de conversation. L'économiste Y propose une théorie qui, supposons-le, vise au départ à mieux comprendre un phénomène

économique. 5a théorie pose des problèmes théoriques qui font l’objet d'une contribution de Z. Celle-ci, en résolvant certains problèmes sous-jacents dans la théorie initiale, ou en s'efforçant de la préciser ou de la compléter, produit à son tour de nouveaux problèmes, etc. Tout un processus peut ainsi se développer dans lequel des problèmes sont sans cesse résolus et créés qui n'ont plus grand chose à voir avec l'intention initiale de

comprendre un phénomène faisant partie de l'objet de la discipline. De l'extérieur, certains évoqueront alors la scolastique ou le

formalisme. De nombreux économistes ont interprété comme un phénomène de cette nature l'évolution de la théorie de l'équilibre général. Dans un domaine différent, beaucoup de philosophes des sciences ont fa it de même pour la philosophie dite analytique (celle qui cherchait à axiomatiser les théories scientifiques dans le langage de la logique formelle): déjà Henri Poincaré, entendant parler du paradoxe de Russell, s'exclamait: "après tout, le logicisme n'est pas aussi stérile qu’on pouvait le penser, il engendre des contradictions" (cf. Van Fraassen [1985], p.302). Ce genre de jugement critique, naturel de la part d'un chercheur actif dans la discipline, nous est interdit si nous voulons être fidèles à la perspective préconisée dans la première section. Dans la logique de cette perspective, un effort doit être fait pour interpréter comme une composante normale de l'activité scientifique même les conversations entre économistes qui n'ont apparemment plus de rapport direct avec les phénomènes économiques réels (voir dans ce sens l'interprétation d? la théorie de l'équilibre général proposée par Weintraub [1985], et sa critique par Rosenberg [1986]).

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Dans le cas de l’économique, en tout cas, on ne peut se lim iter à ces trois aspects de la conversation dans laquelle sont engagés les chercheurs (entre la discipline et son objet, à propos de l'objet, et, en apparence,

indépendamment de l'objet). Le pessimisme sur une discipline comme l’économique est presqu'inévitable si on oublie que les économistes n'ont pas été les premiers, et sont loin d'être les seuls, à converser avec ou sur les phénomènes économiques. Même en l'absence d'économistes, il y aurait une réflexion sur l'économie, très active puisque continueraient de s'y engager tous les individus en âge de faire leur marché, de monnayer leurs services, ou de participer au gouvernement de la cité. L'immense corpus des théories, modèles ou hypothèses développé spontanément ou de façon induite sur les phénomènes économiques par les non-économistes, en particulier les politiciens, les journalistes, les fonctionnaires ou même les hommes d'église (cf. Duquesne de la Vinelle [1987]) est souvent oublié dans la réflexion sur la science économique. Or, une de ses principales fonctions est simplement de contribuer à la conversation inévitable de l'ensemble de la société sur ou avec les phénomènes économiques. En

d'autres termes, il y a un quatrième aspect de la conversation dans laquelle sont engagés les économistes: celui qui peut être défini comme une

conversation entre les économistes et le restant de la société. Loin d'être un simple sous-produit de leur activité principale (expliquer ou prédire des phénomènes), cette conversation permet de comprendre bien des

particularités de la démarche principale de leur analyse, en tout cas depuis le XVIIIème siècle.

Notons que dans ces quatre aspects de la conversation à laquelle participent les économistes, l'économique n'est une science que si le dialogue avec la nature occupe une place privilégiée. Directement ou

indirectement, cet aspect doit toujours être présent dans les autres. Or son analyse relève de la méthodologie et de l'épistémologie. Pourquoi, dans

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ces conditions, s'intéresser aux trois autres aspects? Je crois qu'il est indispensable de le faire pour la raison suivante: une théorie, un modèle, etc., sont avant tout produits dans un contexte conversationnel. Ils constituent des arguments dans un débat entre économistes ou entre économistes et non-économistes, en général (mais pas toujours) à propos des phénomènes économiques réels. On peut donner quelques exemples.

Il y a aujourd'hui beaucoup d'interprétations différentes de la pensée de Keynes, mais acceptons la plus courante, très bien résumée par exemple par Blaug [ 1962] (3ème éd. p.676). Beaucoup des contemprains ou

prédécesseurs de Keynes (ceux qu'il appelait les "classiques")

reconnaissaient volontiers premièrement la possibilité du chômage dans une économie concurrentielle, deuxièmement la possibilité d'un chômage stable ou d'équilibre dans une économie dans laquelle les salaires nominaux seraient rigides (c’est-à-d ire non concurrentielle), troisièmement la

nécessité en pratique pour l’Etat d’intervenir à peu près dans les formes préconisées par Keynes. Donc par rapport à eux, l'originalité du

raisonnement keynésien résidait dans une proposition théorique: la

possibilité d'un équilibre de sous-emploi même dans le cas où les salaires nominaux seraient parfaitement flexibles, la démonstration que même dans ce cas "il n'existe aucun mécanisme dans une économie compétitive qui garantisse le plein emploi". L'effet d'encaisses réelles, dans ces conditions apparait avant tout comme un argument critique très important: 11 implique qu'une économie dans laquelle les salaires nominaux sont flexibles ne

pourra pas être dans un équilibre de sous-emploi. En raison de l'effet d'encaisses réelles, la théorie keynésienne, sous sa forme statique ou statique comparative, est contrainte de faire une hypothèse de salaires nominaux rigides, contradictoire avec l'hypothèse d’économie

concurrentielle retenue par ailleurs.

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comme un argument visant à démontrer qu'une économie concurrentielle peut parfaitement conduire à un sous-emploi d'équilibre (voir par exemple Yellen [1984], Rouzaud [ 1986], Perrot [1987], Stiglltz [1987]). Cette théorie est fondée sur un raisonnement au départ très simple. L'information sur les caractéristiques des travailleurs est asymétrique en ce sens que certaines caractéristiques de leur productivité sont connues d'eux et non des

employeurs. Plus précisément, cette asymétrie peut porter sur des caractéristiques permanentes ou sur l'effort qu'ils consentent. Dans le premier cas, on a un mécanisme de sélection adverse; dans le deuxième cas, un mécanisme de risque moral. D'autre part, la relation entre l'employeur et l'employé est durable et il est impossible ou coûteux d'établir un contrat faisant dépendre complètement la rémunération du salarié de ses actions. En conséquence, un salaire plus élevé que celui qui serait nécessaire pour recruter et maintenir les effectifs souhaités (le salaire "walrasien*') incite ceux qui savent qu'ils ont des caractéristiques cachées inférieures (du point de vue de leur productivité) à s'autoexclure des candidats à cet emploi sur-rémunéré (mécanisme de la sélection adverse) et incite les travailleurs employés à fournir un effo rt accru (par peur de perdre leur place, mécanisme du risque moral). La productivité du

travail dépend ainsi du salaire. Jusqu'à un certain point, une entreprise a donc intérêt à augmenter ce dernier au dessus du salaire "walrasien". Bien entendu toutes les entreprises peuvent faire le même raisonnement. En sautant à la conclusion, l'effet agrégé, selon qu'il existe ou non un secteur non affecté par l'asymétrie informationnelle (cirer des chaussures ou vendre des pommes par exemple) est soit un dualisme du marché du travail, accompagné ou non d'un chômage dont on peut se demander s'il est

volontaire ou involontaire, soit un phénomène de chômage clairement involontaire .

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n'ont besoin d'être confrontés systématiquement avec la réalité. Tels quels, ils servent leur fonction d'arguments critiques contre deux raisonnements qui conduisent l'un à affirm er qu'une économie

concurrentielle peut avoir un équilibre de sous-emploi, et l'autre qu'elle ne le peut pas. Leur importance quantitative n'est pas pertinente dans le cadre de cette discussion: il ne s'agit pas de savoir si une baisse modérée des salaires nominaux s u ffira it à rétablir le plein-emploi, mais s'il n'existe pas une baisse suffisante pour le rétablir (puisque l'hypothèse de

concurrence implique que la baisse se poursuive tant qu'il y a sous-emploi); de même, il ne s'agit pas de savoir si l'information asymétrique est suffisante pour expliquer le chômage observé mais seulement si l'existence d'une information asymétrique peut suffire à rendre possible un chômage d'équilibre dans une économie concurrentielle.

Bien entendu un argument peut aussi être autre chose, comme nous allons le voir dans la section suivante. Auparavant, notons que nous nous sommes placés ici dans le contexte d'une conversation entre économistes. Regardons ce qui se passe dans le contexte de la conversation entre les économistes et la société. Là, on peut noter la fréquence des interventions de l'économiste consistant seulement à montrer que ce qui paraît évident à l'opinion ne l'est pas "en réalité", que les apparences sont trompeuses, que les causes que l'on est tenté d'attribuer aux phénomènes ne sont pas aussi évidentes qu'on le croit, etc. En d'autres termes, la science économique, dans ses rapports avec la société est avant tout une science critique (ce que note d'ailleurs McCloskey). Mais montrer que les apparences sont trompeuses, c'est montrer qu'elles peuvent résulter d'un mécanisme caché (main invisible, paradoxe de l’épargne, mécanisme de l'offre et de la

demande, etc ).

La conscience que les économistes ont de l'importance des

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débuts de la discipline, et cela dans tous les contextes conversationnels. Or il y a un lien étroit entre un intérêt pour des mécanismes cachés et le recours à des modèles. Keynes écrivait "l'économie est une science

consistant à penser en termes de modèles" (cf.MSW, p.300), et on peut effectivement observer que la conversation entre économistes, par revues scientifiques interposées, s'exprime presqu'exclusivement en termes de modèles (un économiste qui ne peut formuler ses idées sous forme de modèle est rarement écouté). Y voir comme le fa it McCloskey un recours au procédé rhétorique de la métaphore, c'est à mon avis faire une erreur

d'interprétation majeure. Comme le montre Achinstein [1968] (voir aussi, de façon moins claire, Hesse [ 1966]), tous les modèles ne sont pas utilisés en science comme des analogies ou des métaphores, contrairement à ce qu'ont affirm é beaucoup de philosophes (par exemple Duhem [1906] dans sa comparaison osée entre "l'esprit anglais" et "l'esprit français" en physique et sa critique de Maxwell). Pour Achinstein, le rôle de ceux des modèles qu'il qualifie de théoriques est autre. En particulier, ils sont liés à

l'intérêt accordé au mécanisme ou à la structure internes des phénomènes étudiés. Achinstein [1968] exprime cette idée de la façon suivante:

"Un modèle théorique décrit un type d'objet ou de système en lui attribuant ce qu'on peut appeler une structure interne,une

composition, un mécanisme auxquels on se réfère dans l'intention d'expliquer des propriétés de cet objet ou de ce système" (p.213). Cette relation entre mécanisme et modèle est je crois éclairante aussi dans le contexte plus classique de la relation entre l'économique (considérée de façon agrégée) et les phénomènes économiques.

III. Théories, mécanismes e t modèles

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exprimé en termes littéraires, en l'amputant toutefois de ce qui concerne l'extension à l'ensemble de l'économie. Oublions qu'il s'agit d'un argument dans un débat, et considérons son lien avec la réalité, donc dans un

contexte "science-nature". Sous la forme que nous lui avons donné, on peut l'interpréter comme une conjecture sur le monde réel, sous la forme de la description d'un mécanisme qu'on attribue à ce monde réel. Il importe peu que le mécanisme soit important ou négligeable, fréquent ou rare: il su ffit qu'il se produise quelque part et de temps en temps pour appartenir à ce monde. La description (ou la conjecture) peut être vraie ou fausse,

c'est-à-dire correspondre ou non aux faits. Appelons ce mécanisme "l'effet de salaire efficient" et "théorie de l'effet de salaire efficient" la

conjecture qui en affirm e l'existence et qui le décrit sous la forme vague indiquée ci-dessus.1

Notons que la théorie de l'effet de salaire efficient n'est pas

dépendante d'un contexte organisationnel étroit. On peut penser a priori que le mécanisme est susceptible d'intervenir dans toute économie, capitaliste ou non, concurrentielle ou non, du moment qu'il y a d'une part une relation durable entre une organisation et ceux qui y travaillent et que, d'autre part, la rémunération ne peut être ajustée directement sur la production

individuelle du salarié (salaires aux pièces). Notons aussi que l'e ffe t n'est pas strictement dépendant de conceptions d’ensemble étroites sur le fonctionnement des économies capitalistes. La preuve en est que la même théorie ou une théorie très voisine était déjà formulée par de nombreux auteurs au XIXème siècle, tels que Sismondi ou Weber (cf. S tig litz [1987], pp. 1-2), et est aujourd'hui, sous le nom "d'extraction du travail de la force de travail", un des points forts de l'analyse néo-marxiste (voir par exemple Bowles [1985]). Toute école admettant que les individus poursuivent le plus souvent leur intérêt personnel ne devrait pas avoir d'objection de principe à l'existence éventuelle d'un effet de salaire efficient.

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La théorie de l’effet de salaire efficient, formulée de façon vague, suscite beaucoup de questions. La relation entre les deux aspects de l'information asymétrique -sélection adverse et risque moral- n'est pas claire; la façon dont le mécanisme au niveau d'une entreprise peut être compatible avec l'interdépendance des relations dans l'ensemble du

système économique doit être indiquée; etc. En d'autres termes la théorie a besoin d'être précisée. Malheureusement, expliciter la théorie peut être fa it de beaucoup de façons, peut-être une infinité de façons. D'où un grand nombre de versions. Ces versions sont des modèles théoriques. Pour les économistes appartenant à un milieu ou un courant scientifiques donnés, le nombre des modèles acceptables est restreint par la nécessité de

respecter des principes généraux en vigueur dans ce courant ou dans ce milieu. On peut interpréter de deux façons ces principes généraux. On peut les considérer comme des hypothèses fondamentales sur l'économie

(concurrence et rationalité dans le cas néo-classique, exploitation et lutte des classes dans le cadre marxiste, etc.), mais je crois, en tout cas au niveau d'une théorie partielle comme celle du salaire efficient, qu'il vaut mieux les considérer comme des règles de modélisation caractéristiques de ce milieu ou de ce courant. Le point important est que si on veut obtenir des conclusions un peu précises, quels que soient les principes de

modélisation retenus, la spécification réalisée par le modèle sera grossièrement sim plificatrice ou caricaturale de la réalité. Chacun des modèles sera exprimé en termes de relations idéalisées (par exemple, maximation du profit actualisé et de l'u tilité espérée, équilibre statique, distinction de deux secteurs seulement, concurrence, etc.).

On a donc deux sources d'écart entre la théorie et chacun des modèles: premièrement, il y a plusieurs modèles théoriques "fidèles à la théorie"; deuxièmement, chacun de ces modèles semble fondé sur des "hypothèses" "irréalistes" -ce qui n'est pas le cas de la théorie elle-même, parfaitement

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“réaliste". Cette double distance explique, je pense, une différence

d'attitude révélée par le langage utilisé: on pourra dire que tel économiste a découvert l'effet de salaire efficient, ce qui signifie qu'on interprète de façon litté ra le la théorie qui affirm e l'existence de l'effet et qui le décrit grossièrement. Mais on dira que tel économiste a construit un - nième- modèle du salaire efficient.

Elle explique aussi, je crois l'attitude des économistes à l'égard de la critique des modèles. Il y a des critiques permises et des critiques non permises. Rappeler que la maximation de l'espérance d'utilité a été réfutée par l'expérimentation ne sera pas considérée comme recevable dans ce contexte. La théorie du salaire efficient ne dépend clairement pas de l'hypothèse de maximation de l'espérance d'utilité. Il se peut (Je n'en sais rien) qu'une idée vague et tout à fa it plausible d’aversion pour le risque ou pour l'incertitude suffise. Le problème du modélisateur est d'introduire cette idée vague de façon maniable dans le modèle. Pour le moment, la maximation de l’espérance d'utilité est encore la façon la plus commode de le faire. De toute façon, le modélisateur est guidé dans ce choix par les principes généraux évoqués ci-dessus, qui le dispensent de toute réflexion à ce sujet. En revanche une critique qui montrerait l'introduction d'un élément arbitraire (ad hoc) dans la modélisation de la combinaison du risque moral et de la sélection adverse serait non seulement recevable mais peut-être décisive pour ce modèle particulier.

Quels sont les liens entre un modèle et la théorie? Dans ce qui

précède, la théorie recouvre la classe de modèles qui concernent l'e ffe t du salaire efficient et qui lui sont ''fidèles". J'ai indiqué dans un autre texte (cf. Salmon [1986]) une autre façon de relier théorie et modèle, inspirée d'un article de Giere [1985], On part du modèle théorique, pris Isolément (et déjà formulé dans le langage économique). A côté de ce modèle théorique, Giere introduit ce qu'il appelle une “hypothèse théorique" (en français, on

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pourrait dire une "conjecture théorique") qu'il formule ainsi:

"Le système réel désigné est sim ilaire au modèle proposé sous des aspects spécifiés [ou à des points de vue spécifiés (in specified respects)], et à des degrés spécifiés".

Il y a une parenté entre cette solution et celle que j ’avais défendue comme interprétation possible de la pensée de Friedman, en termes de "comme si" (cf. Salmon [1976]): telle classe de phénomènes peut être analysée comme si l'ensemble de propositions X était vrai. Je reconnais volontiers, dans les deux formulations, l'existence d'un double danger, signalé en particulier par Philippe Mongin ([ 1986][ 1987], et correspondance privée).

Il y a d'abord un danger de confusion des niveaux de langage. La distinction des niveaux de langage est très importante en général, pour différentes raisons dont la principale est qu’elle fonde la notion de vérité correspondance. J’exprimerais les choses ainsi (peut-être à tort). Dans l’une ou l'autre formulation, on a une proposition (la conjecture théorique ou la proposition contenant le "comme si") qui établit une relation entre deux univers (dans la formulation de Giere, une relation de sim ilitude entre des aspects du modèle et un système réel désigné). Cette proposition doit donc être formulée dans un métalangage, assez riche pour se référer à ces deux univers. Admettons ce caractère métalinguistique. Mais elle peut être vraie ou fausse (dans le sens de la vérité correspondance), ce qui implique qu'on ne puisse s'y référer qu’au moyen d'un langage encore supérieur.

Philippe Mongin utilise le modèle du double langage, tel qu'il a été formulé par Carnap. Il est clair que dans le cas qui nous intéresse ici, il faut un nombre de langages supérieur à deux et donc un modèle plus riche que celui qu'il utilise. Mais les lim ites du modèle du double langage ne peuvent

fonder une objection à la solution discutée ici.

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l'observation est utilisée ex post pour déterminer quels sont les aspects pour lesquels s'établit la relation de similitude ou les phénomènes qui peuvent s'analyser "comme si". Il y a plusieurs choses à dire sur ce point. Premièrement, dans les deux formulations, la proposition est clairement définie par les auteurs respectifs comme une hypothèse ou une conjecture théorique, et non comme un relevé des domaines de validation observés du modèle ou des propositions désignées. Deuxièmement, le problème de sa confrontation avec les faits relève d'un autre ordre de considérations. Troisièmement, il n'est pas du tout évident que le "système réel désigné", dans la terminologie de Giere, ou la classe de phénomènes, dans la

terminologie de l'article sur le "comme si“, appartiennent, dans le sens habituel, au monde réel. Ce dernier point mérite une explication.

Remarquons que la littérature récente analyse d'autres "effets" qui concernent aussi la relation entre la productivité du travail et le salaire. Mentionnons ici les contrats implicites, l'apprentissage, le capital

spécifique, les tournois ou performances relatives, les gages (bondlng), etc. La littérature traite souvent les théories sous-jacentes comme concurrentes parce qu'elle se situe dans la perspective de la recherche d'une explication d'un phénomène (la rigidité des salaires par exemple, ou le chômage), mais il n'y a pas de raison sérieuse de penser que les

différents effets ou certains d'entre eux n'interviennent pas de façon combinée. La solution idéale consisterait à avoir une seule théorie de la relation productivité-salaire, dont ces différents "effets" ne seraient que des aspects. Mais une telle solution paraît hors de portée, en tout cas pour le moment. Un problème identique se pose en physique d’après Nancy

Cartwright [1983], En s'inspirant de son analyse, on peut dire que le problème n’est pas que l’effet de salaire efficient peut être perturbé par d'autres effets, ce qu'on pourrait tra ite r par une clause ceteris oaribus. mais qu'il est dépendant de façon souvent inconnue de l'intervention sous

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une certaine forme d'autres effets (si on savait comment les différents effets se combinent, on aurait la théorie générale recherchée). En d'autres termes, c'est un peu abusivement qu'on parle d'un mécanisme du salaire efficient. En réalité c'est seulement un aspect d'un mécanisme plus général encore inconnu mais dont on connaît certains aspects.

Le système réel auquel se réfère Giere doit donc sans doute être interprété au mieux comme un système isolé, ce que Suppe [1974a et

1974b] appelle un "système physique" ou une "réplique idéalisée d'un phénomène". Lorsque, comme l'analyse Cartwright, une clause ceteris paribus n'est pas suffisante (lorqu'il faut que les autres effets prennent certaines valeurs qu'on ne connait pas pour que l'effet de salaire efficient existe), alors le système réel auquel se réfère Giere est encore plus

difficile à caractériser. J'ai raisonné sur la formulation de Giere, mais une analyse semblable pourrait, je crois, été menée dans le cas de la

formulation en termes de "comme si”. Les phénomènes auxquels 11 est fa it référence dans ce cas sont eux aussi idéalisés.

Dans cette discussion, nous n'avons jamais considéré le problème de la confontation des modèles ou des théories avec l'observation. Nous avons seulement cherché à élucider une partie de ce qui est affirm é sur le monde réel par la formulation d'un modèle. En général affirm é de façon seulement implicite, bien entendu, ni la théorie recouvrant une classe de modèles, ni la conjecture théorique reliant un modèle et un système réel idéalisé ne sont en général explicitées. En outre, nous nous sommes arrêtés au sytème réel idéalisé. Comment passe-t-on du système idéalisé à un contexte défini du point de vue spatial et temporel (la France actuelle)? On entre là dans ce qui est parfois appelé en philosophie le domaine de l'expérimentation.

IV. Quelques rem arques sur la c o n fro n ta tio n avec les f a it s Le problème de la confrontation avec les faits observés est

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évidemment Important si, comme nous le postulons, l'économique est une science (empirique). Mais, si nous avons raison sur ce qui précède, le problème philosophique de la confrontation avec les faits en économie est encore plus complexe qu'il n'apparaît habituellement. Notons seulement quelques points.

D'abord la réfutation d'un modèle, en admettant qu'elle soit possible, ne réfute pas la théorie (point généralement noté). Il en est ainsi pour une raison légèrement différente du problème des hypothèses auxiliaires généralement signalé (problème dit de Duhem-Quine). Autrement dit, il y a un élément existentiel dans la relation entre théorie et modèle qui est assez embarrassant dans une perspective réfutationniste. Cet élément est le suivant: la théorie est vraie s'il existe un modèle "fidèle à la théorie" qui est"vrai". Faut-il dans ces conditions accepter une sorte de

vérificationnisme? Notons qu'une formulation fréquente dans la pratique est la suivante: les résultats de l'étude empirique n'infirment pas le modèle. Si le modèle n'est pas infirmé, la théorie non plus, c'est tout ce qu'on peut dire. Les raisonnements qui précèdent n'ajoutent pas grand chose de ce point de vue à ce qui figure déjà dans les débats philosophiques sur la réfutation et la vérification en économie (voir par exemple MSW et

Walliser [1986]).

Ensuite, il faut remarquer que, paradoxalement, les études empiriques en économie n'ont pas tout à fa it l'objet qui est généralement supposé en philosophie. Certains effets en physique ne se réalisent que dans des circonstances exceptionnelles ou même artificielles, voire simplement concevables. Supposons qu'un e ffet J se manifeste quand un atome de X est rapproché d'un atome de Y et que ce rapprochement n'intervienne jamais de façon ni naturelle ni artificielle. On supputera néanmoins sans complexe de l'existence de l’effet J et de la vérité empirique de la théorie qui le décrit. Mieux, on pourra chercher par l’expérimentation, à tester Indirectement la

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théorie de l'effet J. Si on raisonnait ainsi en économie, l'e ffe t de salaire efficient pourrait exister -e t la théorie le décrivant pourrait être vraie- même s'il ne se produisait que dans des circonstances rares ou même

jamais encore rencontrées. Nous avons vu qu'on peut raisonner ainsi dans le contexte de la discussion théorique (à propos de l'effet d'encaisse réelle dans le débat sur la théorie keynésienne). En économie empirique,

cependant, on ne s'intéresse en général qu'à des effets non-négligeables quantitativement dans l'économie actuelle ou dans l'économie passée. Il y a une bonne raison à cela. Un effet en physique, même très rare, ou inexistant en l'absence d'intervention humaine, est une propriété de la nature, une disposition, dont l'existence était hautement improbable avant d'être découverte par la science. Avant la théorie de l'effet J, rien ne nous disait que le rapprochement d'un atome de X et d'un atome de Y produirait un effet J. En économie, on craint toujours qu'une théorie décrivant un effet

simplement virtuel soit tautologique, vraie par définition (ce qui ne la rendrait pas inintéressante mais interdirait qu'on évoque sa vérité ou sa fausseté empiriques). Néanmoins, il faut être très prudent sur ce point difficile. En particulier, l'expérience montre que des dispositions du système économique peuvent devenir d'une extrême importance dans certaines circonstances et qu'il n'est donc pas inopportun de discuter de leur existence empirique alors que ces circonstances ne sont pas réunies. En tout cas, il semble que, sans doute parce qu'elle ne peut faire

autrement, l'étude empirique cherche en général une trace d'un e ffe t dans les données disponibles et donc vise à tester, à des degrés divers, la

présence non-négligable du phénomène dans le monde réalisé plutôt que son existence dans le monde réel.

Il ne faut pas être pessimiste, comme on l'est parfois, sur les

possibilités de confronter les analyses avec les observations en économie. Notons deux points. D'abord, comme nous l'avons expliqué dans M5W, les

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chercheurs n'ont pas besoin de parvenir à des conclusions tranchées et simples sur le statut à donner à des théories. Ils peuvent avoir une vue sur ce statut qui ne se résume pas à "réfuté" ou "vérifié”. Un spécialiste

connaît l'ensemble de la situation théorique et empirique, à un instant donné, des théories qui sont dans son domaine, leurs points de faiblesses et leurs points de force. Ensuite, le caractère scientifique de la discipline n'apparaît clairement que lorsqu'on la considère dans une perspective dynamique et non en un point du temps. Il tient au fa it que la critique des théories et modèles, fondées sur des arguments théoriques et empiriques, et plus encore, sur la production de nouveaux modèles, fa it évoluer non seulement l'analyse des phénomènes, mais aussi le statut cognitif que la communauté scientifique, ou chaque spécialiste, attribue en fa it à une analyse particulière. Je ne peux ju s tifie r ici cet argument qui nous ramène clairement dans le contexte de la discussion rationnelle mentionnée dans la deuxième section.

Conclusion

L'objet principal de ce texte était d'illustrer la conception de la réflexion méthodologique défendue au départ. En considérant les contextes conversationnels dans lesquels sont produits leurs analyses ou arguments, on comprend mieux l’entreprise dans laquelle sont engagées les

économistes. En faisant un effort pour expliciter ce qui est affirm é sur le monde par la production d’un modèle, dans le contexte traditionnel d’une relation de la discipline avec son objet, on se rend compte que beaucoup des critiques habituelles de l’attitude des économistes sont sans objet. Ces illustrations sont fragmentaires, d’abord parce que des points très

Importants n’ont pas été abordés. Nous n'avons pas traité de cas d ifficiles comme l’interprétation à donner à la théorie de l’équilibre général. Nous n’avons pas vraiment analysé la place des propositions contref actuel les en

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économique, qui est considérable. Nous n'avons pas parlé de l'explication. A ce sujet signalons seulement que Nancy Cartwright [1983] intitule un de ses chapitres "The truth does not explain much", et affirm e (à tort ou à raison) que ce sont des modèles -dont on ne peut dire, même de façon provisoire, qu'ils sont "vrais"- qui fournissent les meilleures explications en physique. Les développements précédents sont aussi fragmentaires parce que nous n'avons pas vérifié leur compatibilité avec un cadre philosophique d'ensemble qui nous paraisse acceptable dans ses grandes lignes. Il est clair qu'on ne peut citer Popper et Cartwright ou Suppe, comme nous l'avons fa it, sans s'interroger sur la compatibilité des idées ou éléments d’analyse empruntés à ces différents auteurs. Le risque de produire un monstre philosophique est évident. Tout cela illustre bien l'immense difficulté du programme préconisé ici mais ne doit inciter qu'à redoubler d'efforts.

Notes

1. Nous n'employons pas le concept de mécanisme ici dans le sens

analytique précis qui lui est donné parfois dans la théorie des incitations (cf. Mougeot [1987]).

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