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LA DOUCEUR
Thèse
présentée
à la Faculté des études supérieures
de l’Université Laval
pour l’obtention
du grade de Philosophiae Doctor
(Ph.D.)FACULTÉ DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
JANVIER 2003
RÉSUMÉ COURT
La douceur est une attitude éthique intimement liée à la sagesse, tant dans la
philosophie antique, chez les Grecs et les Romains, que dans la tradition judéo-chrétienne.
Indispensable en tous temps, en tous lieux et en toutes circonstances, la douceur assure
l'harmonie de la société humaine, cependant que ses contraires la détruisent. Contraire à
toute expression de violence, elle se manifeste dans les actes comme dans les paroles. La
notion même de douceur exige beaucoup de nuances, dont témoignent déjà les mots grecs
et latins, abondants, qui la concernent. Mais dans ses différentes significations, elle est
partout associée au bien et à l’amour : amour de l’humanité, amour des proches, amour de
soi
(l’opposé de l’amour-propre).Bien plus, la douceur est essentiellement une force chez
l’humain. Elle engendre une profonde tranquillité de l’âme, qui permet d’affronter le mal,
quoiqu’il advienne, dans la dignité.
RÉSUMÉ LONG
Les réflexions sur la douceur chez les plus illustres philosophes de l’Antiquité, à la
fois en Grèce et à Rome, de même que dans l’Écriture Sainte ou chez ses meilleurs exégètes,
aident à mieux en cerner le caractère toujours remarquable. Les penseurs classiques
reconnaissent la douceur comme un idéal, tentent de la définir et lui octroient une place
importante qui met en lumière toute sa noblesse, mais également les dommages
qu’engendrent ses contraires, comme la violence sous ses multiples formes, pour la société
humaine tout entière. Il s’agissait d’abord de retracer les différentes significations données
à la douceur dans les oeuvres classiques et de discerner la part d’originalité de chacune des
théories dont elle a fait l’objet. On découvre vite que, tout en s’avérant indispensable dans
toutes les relations entre les humains, la douceur morale révèle invariablement à sa source
un refus absolu de faire le mal, un souci du bien et un profond respect pour la dignité
humaine. Bien plus, la douceur est essentiellement une force qui permet de lutter contre le
mal sans dureté ni inhumanité, sans excès de colère, de vengeance ou de haine, sans l’éclat
des paroles injurieuses ou la brutalité des coups. L’étude du vocabulaire très riche qui la
concerne démontre vite sa complexité, toute en nuances, déjà en grec et en latin, qu’il
importe de bien articuler. On peut parler d’une douceur grecque réclamée par amour de la
sagesse, d’une douceur latine inspirée de l’amour de l’humanité et d’une douceur biblique
accomplie pour l’amour de Dieu. Mais dans ses spécificités, on peut parler aussi d’une
douceur naturelle, une douceur du coeur ou une douceur rationnelle. La douceur peut
s’exercer envers autrui
(un autre soi)ou envers soi-même. Elle est parfois simplement une
attitude, un état d’âme ou plus honorablement une manière d’être générale, une vertu, voire
un devoir, un bienfait, un don, une béatitude. L’originalité de la douceur se renouvelle
pourtant sans cesse et conduit invariablement l’humain à une parfaite tranquillité de l’âme.
AVANT-PROPOS
Je remercie du fond du coeur Monsieur Thomas De Koninck, le directeur de cette
thèse, pour sa grande gentillesse, ses précieux conseils et ses encouragements constants. Il
m’a permis de découvrir des oeuvres magnifiques et de développer cette thèse avec grande
réflexion.
J’ai une profonde reconnaissance également pour Monsieur Gabor Csepregi,
professeur au Collège Dominicain de Théologie et de Philosophie à Ottawa, qui a
généreusement accepté la prélecture de cette thèse.
Enfin, je remercie mes proches qui, par amour et compréhension, me laissèrent
m’évader avec plaisir dans cette recherche sur la douceur.
T/l ai E JD EJ M/l TTÈEEJ
RÉSUMÉ COURT ... I
RÉSUMÉ LONG ... II
AVANT-PROPOS ... ,... m
TABLE DES MATIÈRES ... IV
INTRODUCTION ... 1
CHAPITRE I. LA DOUCEUR DANS LA GRÈCE ANTIQUE
Il La découverte de la douceur ... 6
Lu La douceur chez le poète Homère ... 17
Lm La douceur dans les oeuvres de Platon ... 28
UV La douceur chez Aristote ... 47
L’excellence de l’âme et la douceur... 48
Portrait de la vertu de douceur ... 56
L’art de persuader ... 63
I.v La douceur chez Plutarque... 68
CHAPITRE IL LA DOUCEUR DANS L’ANTIQUITÉ ROMAINE
Ri Les stoïciens et l’idée de douceur... 88
ïï.n Une place pour la douceur chez Cicéron... 91
ïï.m La douceur dans l’oeuvre de Sénèque ... 99
La figure de la colère ... 100
Une naturelle douceur chez l’humain ... 111
Une attitude de douceur dans les bienfaits ... 116
n.iv La douceur chez Épictète ... 131
CHAPITRE III. UNE SOURCE DE DOUCEUR DANS VAIDÔS
m.i La valeur de Yaidôs chez Homère ... 147
m.n L’éclat de Yaidôs et l’idéal de justice chez Platon... 151
Iïï.m Une réserve empreinte de la crainte de la honte ... 157
ni.iv Un discret éloge de la retenue ... 161
ni. v Une pudeur liée à la sphère de la corporéité ... 164
ni.vi La noblesse de la pudeur ... ... 169
CHAPITRE IV. LA DOUCEUR DANS LES SAINTES ÉCRITURES
rv.i Présence de la douceur dans l’ancienne Égypte ... 172
iv.n La douceur dans l’ancienne Alliance ... 177
Un idéal de douceur ... 179
Le lien sacré de l’humanité ... 181
Éduquer à la sagesse divine : la crainte de Dieu ... 185
Éloge à la bénignité de Dieu : figure de l’humilité et de la douceur ... 191
La colère et la châtiment de Dieu ... 208
Une subtile image de la douceur dans la proscription de la colère ... 225
Une langue de douceur ... 230
Une forme de douceur dans la bienfaisance ... 238
IV.
mLa douceur dans la nouvelle Alliance ...245
L’amour et l’idée de douceur dans la nouvelle Alliance ... 247
La morale chrétienne de l’amour et de la douceur ... 265
Une éducation aux oeuvres de l’amour : exhortation à la douceur ... 270
Instruire à l’amour :
mimèsisde la douceur du Christ ... 280
La beauté du christianisme ... 294
rv.rv La douceur dans l’oeuvre de Philon d’Alexandrie ... 299
IV. v L’idée de douceur chez saint Augustin ... 310
IV.vi La douceur et le péché de colère chez saint Thomas d’Aquin... 324
IV. vn Une douceur exquise chez saint François de Sales ... 340
La douceur de saint François ... 341
La douceur sacrée... 347
La douceur spirituelle ... 367
Une sublime douceur ... 381
IV. vm Une discipline de la langue ... 383
CONCLUSION...,...389
INTRODUCTION
La
douceurest une certaine caresse de l’âme et dévoile toute sa noblesse en étant là
où elle pourrait ne pas être. Intimement liée au bien, la douceur prend part au combat
incessant de l’humain contre le mal, qui engendre tout ce qui lui est contraire. La pertinence
du thème surgit lorsqu’il s’agit de démontrer que la douceur est un idéal à atteindre qui
assure l’harmonie de la société humaine, alors que l’absence de douceur est destructrice de
la dignité humaine et de l’humain. Mais les riches nuances de la douceur elle-même rendent
difficile à en cerner un portrait défini. Il existe pourtant un véritable chemin de douceur dans
l’histoire et plusieurs mots désignent ses différentes formes et acceptions. Cette thèse
propose de retracer la douceur dans le cours du temps, de cerner le sens donné à la notion,
les contours qui la définissent et ses contraires, le contexte qui entoure la présence de la
douceur et la place qu’elle occupe dans le développement de la pensée des philosophes de
l’Antiquité et dans les Saintes Écritures. Car il s’agit de trouver ce que signifie
véritablement la douceur et de trouver une définition spécifique de la douceur. Le choix des
auteurs et des oeuvres pour cette recherche relève des illustres réflexions et des influences
réciproques, qui présageaient de la présence de la douceur. L’accessibilité au vocabulaire
original s’avéra également indispensable au choix des auteurs et des oeuvres étudiées, car
un regard sur les mots grecs et latins désignant la douceur offre certainement une plus grande
rigueur dans la compréhension des passages cités, que ne le permet un regard unique sur les
traductions. À cet égard, les mots originaux de douceur permettent de déterminer
précisément la forme de douceur qui est mise en lumière, l’évolution de la notion dans
l’héritage reçu et accepté des prédécesseurs, enfin la part d’originalité donnée à la notion de
douceur elle-même.
Le premier chapitre porte sur la douceur dans la Grèce antique. La réflexion sur la
douceur prend naissance, se développe et s’épanouit dans la pensée grecque, laissant jaillir
une définition très générale. L’étude des notions principales de la douceur permet alors de
suivre progressivement ses acceptions chez les philosophes. Déjà, le poète Homère, qui
enseigne aux Grecs par ses épopées, permet d’apprécier l’aurore d’un idéal de douceur dans
le penchant naturel du coeur et dans la persuasion des paroles. A la suite d’Homère, Platon
décrira l’image d’une douceur naturelle épanouie par l’éducation qui influencera toute
l’Antiquité. Aristote lui-même offrira une véritable figure originale de la douceur et
dessinera le portrait d’une vertu acquise, tout en mettant en lumière une forme de douceur
générale de l’âme dans l’art de persuader. Enfin, Plutarque adoptera la douceur comme
vertu à la suite d’Aristote et suivra magnifiquement l’influence de Platon, à la fois pour
admettre l’existence d’une douceur toute naturelle et pour donner un sens à la vertu de
douceur maintenant reconnue dans la philosophie.
Le second chapitre porte sur la douceur dans l’Antiquité romaine. Dans leur idéal
social, les stoïciens romains laissent place à une douceur influencée fortement par la
philosophie grecque. Il s’agit alors de cerner ce qu’ils retiennent de la douceur grecque, s’ils
apportent une part d’originalité et la place qu’ils accordent à la douceur dans les moeurs
romaines, à travers une langue latine très près de la langue française. Déjà, il y a chez
Cicéron un devoir de douceur dans les paroles et dans les actions, qui jaillit de l’amour de
l’humanité. Sénèque lui-même suggère nettement des motifs permettant d’éviter de perdre
la douceur, mais surtout il met en lumière une attitude de douceur remarquable dans la
manière de donner et la manière de recevoir les bienfaits, enseignant la reconnaissance du
geste contrairement à l’ingratitude. Plus tard, Épictète inscrira la douceur propre à la nature
raisonnable de l’humain, contrairement à la bête inhumaine. Et très près de lui, l’empereur
Marc-Aurèle mettra en lumière une douceur qui affronte tous obstacles à la sociabilité
humaine.
Le troisième chapitre porte sur Y aidés grecque comme source de douceur. Il s’agit
de cerner le sens de la retenue pour l’humain dans sa relation à autrui et dans sa relation à
lui-même. Puisque grâce à la retenue, l’humain perçoit l’autre comme semblable et se
perçoit lui-même en tant qu’autre dans le regard d’autrui. Le soi porte alors son regard sur
ses propres faiblesses et prend conscience de ses conséquences sur l’autre. C’est à travers
les philosophes de l’Antiquité et grâce à certains philosophes contemporains
(Max Scheler, Vladimir Jankélévitch et Joseph Joubert),que ce chapitre propose un survol historique des premiers
emplois de Yaidôs chez Homère, pour atteindre progressivement l’idéal d’une véritable
pudeur de l’âme et du corps. Une pudeur qui sait voiler une nature humaine faite de
passions, une pudeur qui refuse de blesser l’autre et d’engendrer la discorde par sa dureté,
désirant le bien commun à tous les humains.
Le quatrième chapitre porte sur la douceur dans les Saintes Écritures. Aborder la
douceur dans la tradition judéo-chrétienne est indispensable et permet de cerner à la fois les
acceptions les plus habituelles, mais également les acceptions les plus originales de la
notion. D’autant que les Saintes Écritures influencèrent fortement la philosophie
contemporaine. La présence de la douceur dans la sagesse biblique se révéla d’abord
beaucoup plus substantielle que nous l’espérions. Car la Loi divine, qui est une profonde
exhortation à l’amour
(l’amour de Dieu, l’amour de soi-même et l’amour du prochain),lui octroie une
place prédominante. La difficulté de la langue hébraïque de l’ancienne Alliance fut certes
contournée par la traduction des meilleurs exégètes à la fois en grec, latin et français. Car
ces trois traductions faites directement à partir de l’hébreu permettent clairement de cerner
la compréhension des textes liés à la notion de douceur. Quant à la nouvelle Alliance, écrite
simplement en grec, elle permet de cerner l’influence de la Grèce et de renforcer l’originalité
d’une douceur biblique découverte dans l’ancienne Alliance. Or, même certains papyrus de
la sagesse de l’ancienne Égypte
(qui influença Israël)suggère l’idée de douceur dans les moeurs
humaines. C’est pourtant dans l’ancienne Alliance que brille avec le plus grand éclat la
douceur. Dieu de douceur, il exhorte les humains à la plus grande douceur envers le
prochain, pour inspirer la crainte de sa colère divine dans la désobéissance. Plus tard, c’est
à l’imitation de la douceur divine du Fils de Dieu que les humains sont invités à la douceur.
Il s’agit alors de discerner le véritable héritage de la douceur des Saintes Écritures. Célèbre
commentateur de l’ancienne Alliance, Philon d’Alexandrie décrit toute l’importance de la
douceur dans la loi sacrée, dans une langue grecque très précieuse. Érudit à la fois de
l’ancienne et de la nouvelle Alliance, saint Augustin met en lumière la douceur de Dieu et
exhorte à une douceur qui ouvre aux voies divines. Le précieux témoignage de saint Thomas
d’Aquin éclaire sur l’existence de différents degrés de douceur, unissant la philosophie
classique d’une pure foi aux Écritures Saintes et aux Pères de l’Église. Surtout, saint
François de Sales, illustre pour la douceur de sa personne, reconnaît une véritable douceur
sacrée, illuminée de toutes les richesses que reçut la notion au cours du temps, dans
l’élégance d’une langue française inestimable. Enfin, l’enseignement des Saintes Écritures
exhorte les humains à une langue de douceur et l’inscrit progressivement dans une véritable
discipline de la parole, qui blâme la dureté des injures et estime l’expression de la plus
délicate douceur.
Finalement, la conclusion met en lumière les plus belles figures données à la douceur
dans les oeuvres étudiées. On en discerne les acceptions les plus significatives et les
évocations les plus puissantes. Le développement de la notion et son remarquable
épanouissement dans la pensée classique permet ainsi de reconnaître que la douceur est
invariablement, en toutes ses nuances, une véritable force d’âme chez l’humain.
CHAPITRE I
I.I
La réflexion sur la douceur prit naissance en Grèce et s’épanouit progressivement
pour influencer toute la philosophie. Dans son excellente étude,
La douceur dans la pensée grecque1,Jacqueline de Romilly tente de cerner l’image de la douceur dans la Grèce antique.
Elle nous révèle une douceur qui devient
éminemment caractéristique de l ’idéal grec.Dans la
souplesse de ses différentes acceptions, la douceur est une attitude profondément éthique,
contraire à la violence, à la dureté et à la cruauté. La nature même de la douceur varie selon
les circonstances et revêt différentes figures.
Au niveau le plus modeste, la douceur désigne la gentillesse des manières, la bienveillance que l ’on témoigne envers autrui. Mais elle peut intervenir dans un contexte beaucoup plus noble. Se manifestant envers les malheureux, elle devient proche de la générosité ou de la bonté ; envers les inconnus, les hommes en général, elle devient humanité et presque charité. Dans la vie politique, de même, elle peut être tolérance, ou encore clémence, selon qu ’il s ’agit des rapports envers des citoyens, ou des sujets, ou encore des vaincus.
La sphère entière de la douceur possède une telle ampleur qu’il est difficile d’en définir le
portrait et d’en délimiter les contours.
À la source de ces diverses valeurs, il y a cependant une même disposition à accueillir autrui comme quelqu'un à qui l'on veut du bien - dans toute la mesure où on peut le faire sans manquer à quelque autre devoir.La volonté de faire à l’autre tout le bien
désirable est au coeur même de la douceur. De fait,
les Grecs ont eu le sentiment de cette unité,puisque toutes ces valeurs peuvent se désigner par le mot
praos,précise Jacqueline de
Romilly. Mais d’autres mots désigne plus précisément une attitude de douceur selon la
situation où elle se manifeste : ainsi
philanthrôposdans un contexte d’humanité,
épieikèsdans
un contexte d’équité ou de modération, enfin
suggnômèdans un contexte de compréhension,
d’indulgence ou de pardon.
Il y a un attachement grandissant des Grecs pour tout ce qui a trait à la douceur et
pour les notions originales et spécifiques qui s’y rattachent dans l’histoire2. Il faut d’abord
1 Jacqueline de Romilly, La douceur dans la pensée grecque, Paris, Société d’Édition «Les Belles Lettres», 1979.
2 L’étude de Jacqueline de Romilly montre une progression de l’idée de douceur. En ce sens, parce qu’il y a une rupture de continuité, l’auteur traite de Homère dans son Prologue et du christianisme dans son Epilogue, «car on est désormais à une époque où tous, païens et chrétiens, parlent de douceur» (p. 9). Par ailleurs, les témoignages sont essentiellement des auteurs Grecs, les latins et les païens ne sont évoqués qu’à titre de comparaisons (p. 10).
reconnaître que
la vie grecque n’était pas douceet
c ’est parce que la vie était dure, que l ’on aspira à plus de douceur.Bien plus,
les Grecs avaient en eux une tendance naturelle à la douceur3.Une
douceur illustre parmi les historiens, les philosophes, les poètes et les orateurs. La plupart
des textes ont d’ailleurs une saveur politique et ne concernent ni la vie quotidienne ni les
rapports privés, précise Jacqueline de Romilly4. C’est tout de même à travers les mots que
l’on découvre la naissance, le développement et l’épanouissement de la douceur dans la
Grèce antique. Jacqueline de Romilly présente une étude approfondie des notions
principales désignant la douceur dans une progression chronologique marquée de phases
bien distinctes. Une période de découverte au
Vesiècle laisse entrevoir le concept de
douceur
dans le monde clos de la stricte justice.L’âge des doctrines tente ensuite de donner
à la douceur un statut dans l’analyse théorique : on tente de la situer et d’en préciser les
distinctions, on en mesure les beautés et les risques, on aperçoit ses mérites. Enfin, la
période qui honore la douceur débute avec Aristote, qui la reconnaît comme une vertu
particulière. Mais les temps changent et le temps de la cité est révolue :
les relations privées prennent le pas sur les liens proprement civiques.La conscience d’un idéal de douceur ne cesse
alors de progresser.
Bientôt les vertus qu 'elle inspire devenaient le symbole de la civilisation et le signe même de la Grécité, opposée à la barbarie5.Grâce à la justice, la douceur s’épanouit progressivement dans les moeurs grecques.
L’époque qui suit celle d’Homère, prise dans les guerres civiles, l’esclavage, les difficultés
économiques et les troubles sociaux, laisse peu de place à la douceur. C’est un monde dur
et cruel contre lequel les Grecs ont dressé un idéal d’ordre par la justice. D’abord, la justice
divine et les mythes sanctionnent des règles s’inspirant d’un souci d’humanité. Appelées
lois divines, lois des Grecs, lois communes de tous les humains, elles interdisent divers excès tenus
pour impies6. C’est ce qu’Antigone nomme
les lois non écrites, inébranlables des dieux(Sophocle, Antigone 454).
Pourtant, c’est surtout la justice humaine et les lois écrites qui
3 Ibid., p. 3, 93 et 52. 4 Ibid., p. 6.
5 Ibid., p. 4. Jacqueline de Romilly croit que la douceur grecque marque son apogée dans l’oeuvre de Plutarque, qui «illustrait, avec tant d’éclat, ce que représentait l’héritage des valeurs grecques traditionnelles»
(p.9).
régissent véritablement les rapports entre les humains.
Le règne des lois dans les cités était en soi destiné à éviter la violence on les abus et à faire régner entre les citoyens une vie civilisée. Ce fut même une des grandes fiertés grecques que d’avoir su fonder un tel ordre. Au V et au IVe siècle avant J.-C., les textes abondent dans lesquels le fait d’avoir ainsi renoncé à la vie sauvage (dqpuoôxsç Çqv) est présenté comme le triomphe même de l’humanité ; et l ’existence de lois écrites était une garantie du droit de tous.
La justice grecque
(athénienne)est souple et ne cherche pas qu’à sévir contre les coupables
(jamais d’ailleurs est-elle cruelle).Car l’indulgence naturelle des Grecs fait une place à l’ancien
droit familial du pardon
(aïôeoiç)et légitime l’importance de la pitié. Malgré cela, la justice
n’instaure pas la douceur.
Le premier aspect de la justice est la vengeance ; et le même mot grec veut dire «punir » et «se venger ». Par conséquent, le point de départ est la rétorsion, ou selon la formule, «oeil pour oeil, dent pour dent». L’idée de la justice de la cité évolue tout de même
progressivement dans le sens d’une plus large compréhension :
le droit familial est vengeance, le verdict rendu par un tiers est justice.Dès le
VIIesiècle, Dracon soumettait le droit familial
et les vengeances
(de guerres privées)à la justice des lois écrites, qui distingue alors les fautes
volontaires et involontaires. Solon au
Vesiècle interdit qu’on fasse violence à autrui,
j'interdit qu’on fasse tort (i’fiptÇeiv) à personne7.
Et il substituera une justice qui pèse les
responsabilités, les circonstances, les excuses :
au lieu de considérer seulement l’acte, on considéra l’intention, le caractère.Le
Vesiècle nuance encore la justice lorsque le châtiment
consiste maintenant à rendre meilleur et à servir d’exemple.
Dans la mesure où la violence de la vengeance tendait de plus en plus à s ’effacer devant le souci du bien de chacun et de son éducation, une telle justice ouvrait la place à une certaine douceur, et en reflétait au moins le goût8.En fait, l’aversion naturelle des Grecs pour la violence fut ce qui ralentit le plus l’émergence
des idées de douceur et ce qui lui donna leur forme particulière,, affirme Jacqueline de
Romilly. Parce qu’ils cherchaient à endiguer la violence par l’ordre des cités et le règne de
la justice, les Grecs restèrent prisonniers de cette idée et ne purent ni développer des
sentiments qui ne pouvaient s’en réclamer, ni être enclins à chercher d’autres règles qui
puissent régir les relations humaines. La douceur, le pardon, l’indulgence, la compréhension
deviendront donc des vertus reconnues au moment où s’affaibliront le lien civique et le sens
7 Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, «Solon», Paris, GF- Flammarion, 1965. Diogenes Laertius, Lives of Eminent Philosophers, in two volumes, with a English translation by R. D. Hicks, The Loeb Classical Libraiy, London William Heinemann LTD, Cambridge, Massachusetts Harvard University Presse, 1959 (1925).
8 Pour tout ce passage sur la justice : Jacqueline de Romilly, op.cit., p. 34-36. 9
de la cité. Mais pour prendre naissance, ces vertus devront se glisser soit en marge de la
justice soit dans son sillage.
Déjà pourtant, une remarquable idée de douceur jaillit au
IXesiècle dans les épopées
chez le poète Homère. C’est d’ailleurs Homère qui ouvre véritablement la voie à la réflexion
sur la douceur dans la pensée grecque. Dans la description de ses héros, des tourments de
leur coeur et de leur âme, Homère laisse un précieux héritage aux philosophes, qui rendront
progressivement un véritable hommage à la douceur dans les moeurs de la société humaine.
La douceur occupera les réflexions sur l’âme des plus illustres philosophes de l’Antiquité
grecque, dans un souci éminent de l’éducation de l’humain. Oeuvre d’une vie entière,
l’éducation forme l’humain en devenir vers l’excellence de l’âme et du corps, en rendant
possible l'atteinte du bonheur9. L’éducation forme l’âme à la conscience de ce qu'est
l
'humaindans sa nature et dans ses particularités, de même que ce qui régit la société
humaine, dans ses lois écrites et non écrites. L'importance du génie éducatif des Grecs est
admirablement décrite par Wemer Jaeger10. Dans toute l'histoire de l'éducation,
la Grèce occupe une place à part.En considérant les peuples plus anciens et les grands peuples de
l'Orient, elle représente en effet un progrès fondamental dans l'évolution de la société, car
ses citoyens établirent une série de principes entièrement nouveaux pour la vie en commun.
Les Grecs croyaient que l’éducation constituait le but de tout effort humain. À leur avis, elle était la justification suprême à la fois de l’existence individuelle et de celle du groupe
, précise Wemer
Jaeger. La réflexion sur l'éducation qui prit naissance dans l'Antiquité classique est une
oeuvre impérissable, qui influença tous les mouvements culturels des époques ultérieures.
La culture (naiôsiav) est un autre soleil pour les hommes instruits (Ttsnaiôevpsvoiçv),
proclamme
Héraclite11. C'est ainsi sous forme de
paideia,de “culture”, que les Grecs léguèrent l'âme
hellénique sous sa forme achevée aux autres nations de l'Antiquité et qu’ils influençèrent
ensuite toute la civilisation occidentale. La
paideiareprésente la formation du caractère grec
9 Éduquer signifie donc former, emmener, nourrir, exalter, exhausser, mais surtout, c'est élever, é- lever, hausser, rendre plus haut. «L'éducation de l'esprit, du coeur et de la volonté: un enrichissement», - Maurice Lebel, L’Éducation et l’Humanisme,Sherbrooke, Éditions Paulines, 1966.
10 Wemer Jaeger, Paideia. La formation de l’homme grec, tome 1. La Grèce archaïque. Le Génie
d’Athènes,«Introduction : la place des Grecs dans l'histoire de l'éducation», Éditions Gallimard (Coll. Tel), 1964 (p. 11 à 26).
dans la poursuite consciente d'un
idéal.Elle signifie le reflet d'une prise de conscience du
caractère irremplaçable de l'humain.
Le chef-d'oeuvre des Grecs fut l’Homme ; les premiers, ils comprirent qu’éducation signifie modelage du caractère humain selon un idéal déterminé.Dans
toute 1"histoire des grecs,
l’Homme est leur préoccupation essentielle.Et l’humain chez les
Grecs éduque l’humain à ce qu’est véritablement l’humanité.
D’autres nations ont créé des dieux, des rois, des esprits ; les Grecs seuls ont formé des hommes.En découvrant la valeur de
l'humain, les Grecs conçurent les lois universelles de la nature humaine authentique. Le
principe intellectuel du processus éducatif de la
paideiagrecque est donc l'humain conçu
comme un idéal ;
c’est le type universellement valable d’humanité auquel tous les êtres humains sont tenus de ressembler.La formation du caractère individuel selon cet idéal humain est créé
pourtant à l'image de la communauté grecque de ce temps. Ce n'est pas un idéal inaltérable
et définitif ; c'est un idéal culturel créé et cultivé dans le milieu historique précis de
l'Antiquité classique.
L'esprit grec doit sa valeur au fait qu 'il. plongea ses racines au plus profond de la vie communautaire.L'idéal d’humanité des Grecs surgit dans le caractère politique de
l’humain, dans une conscience des devoirs à accomplir envers la société. Et pour eux, les
véritables représentants de la
paideiaétaient le poète, l'homme politique et le sage. C’est
d’ailleurs à travers l’idéal de la sagesse dans l’Antiquité grecque qu’apparaît la douceur chez
les philosophes. Au cours du Ve siècle, l’intérêt pour l’intériorité de l’humain devient une
part essentielle de la philosophie. Le problème des conduites humaines inspire la réflexion
sur l’âme et s’attarde vers l’idée de la lutte intérieure surgissant certainement de
l’enseignement des poèmes homériques, où des tendances bonnes doivent préséer des
tendances mauvaises en l’âme. Déjà, les célèbres conseils de sagesse pratique des Septs
sages condamnent la violence pour inviter à la mesure et à être maître de son
thumos. Il est difficile de lutter contre son coeur (Ôvptiïi) : ce qu 'il veut, il l’achète au prix de l’âme (fvxrjç)12,affirme encore Heraclite. La lutte morale entre une partie rationnelle et irrationnelle en
l’âme se répend alors dans les réflexions :
la vie de l’âme se décrit désormais en termes de victoire ou de défaite13.12Héraclite, ou le Philosophe de l’EtemelRetour, Paris, Éditions Seghers, 1965. 13 Jacqueline de Romilly, op.cit,p. 183-184.
La noblesse de la douceur grecque transparaît véritablement dans l’étude des notions
les plus originales et les plus révélatrices du vocabulaire14. Dès le
Vesiècle, c’est
progressivement dans les familles des mots
praos, philanthrôpos, épieikès et suggnômèque se
développe l’idée de douceur, qui connut un brusque épanouissement au
IVesiècle. Dans un
monde où les relations humaines les plus importantes s’exercent maintenant au sein de la
cité, la nouvelle douceur qu’est la
praotès (npaovqç)s’impose à la sensibilité grecque pour
s’épanouir sous diverses formes. Ses premiers exemples
(chez Hésiode et Solon)sont ceux du
verbe, qui signifie
apaiser (lahoule,
les animaux, les manifestations violentes).Ces premiers emplois attestés fournissent une indication sur le caractère général que conservera toujours la praotès : c 'est une douceur des manières qui s ’oppose à toutes les manifestations violentes. Et la fréquence du verbe correspond à ce sens : la praotès doit être rétablie chaque fois qu ’un excès de violence risque de se faire jour.
Chez l’humain, la
praotèsest douceur qui apaise et qui calme.
La praotès est donc le contraire de la colère et elle le restera.Souvent au
Vesiècle, la qualité de celui qui est
praosse dévoile
alors au comparatif, car il s’agit pour l’humain de
s’adoucir,de devenir
plus douxpar
opposition à la colère, à la violence. C’est en ce sens que cette forme de douceur est
recommandée dans la réflexion politique chez ceux qui détiennent un pouvoir et qui seraient
tentés là d’user de force ou de violence. Mais surtout, la douceur occupe les relations
particulières entre les humains et participe à la vertu du sage.
Par conséquent, le simple emploi des mots praos et praotès révèle, dès le Ve siècle, une aspiration à un mode de vie plus humain et plus serein. Il jette déjà les bases de toutes les conquêtes futures de l’esprit de douceur15.Cette
praotès
se retrouve en abondance
(sauf quelques éclipses) à toutes les époques et dans toutes les sortes de textes.Une douceur qui touche le soi dans sa plus profonde intimité, puisqu’elle
concerne directement l’être
en devenir.On ne peut alors s’étonner que
la praotès gagne dans les mots comme dans les coeurs.14 Pour tout le passage qui suit : Jacqueline de Romilly, op.cit, p. 37 à 93. Les formes que revêt la douceur sont nombreuses. «Au lieu de dire qu’un homme est praos, on peut dire qu’il est «d’abord facile» (eÛTCpoafjYopoç), «poli, apprivoisé» (rjpepoç), «bienveillant» (eüvouç), «bien disposé» (çiÀdcppuv), etc. Au Heu de dire qu’il est philanthrôpos, on peut parler de sa «libéralité» (éAsu0epxôrr|ç). de son aptitude à «faire du bien» (eùepyeTeiv) ou à «faire plaisir» (xoepxÇeoQai), ou à «partage avec autrui» (xoivuvexv). On peut aussi dire qu’il n’est pas irascible, ou pas dur, ou pas égoïste».
15 Diogène Laërce souligne que Chilon, l’un des sept sages, donne ce conseil : «si l’on est fort (iaxupôv), être bienveillant (jtpâov), pour se faire respecter et non redouter de ses voisins (itÀqcnov)».
La naissance du mot
philanthrôpos (<piXâvdp(.moçjen Grèce renforce l’extension de la
notion de douceur et lui donne une place encore plus considérable.
Philanthropos est plus riche que praos et nous conduit plus loin sur le chemin de la douceur. D’abord ce mot, et ceux de sa famille, ne désignent plus seulement un procédé extérieur et une façon d’agir, mais un sentiment et une disposition générale. Ensuite ces mots n ’ont plus pour contrepartie plus ou moins sous-entendue une violence que l ’on maîtrise ; ils n ’ont rien de négatif: ils impliquent une affection généreuse et spontanée.
Sans être lié
àune solidarité de groupe
(national, familial, amical)comme se concevait l’éthique
grecque de l’époque, la
philanthrôpiaest le principe d’une véritable humanité, d’un amour
des humains qui implique une solidarité humaine active et généreuse s’exerçant entre tous
les humains indépendamment des circonstances. À cet égard, la naissance d’un tel mot
représente
une initiative des plus remarquables.Dès le
Vesiècle, la valeur originale de ce que
représente
aimer les humainsest une
philanthrôpiadivine
: un acte de générosité venu du dehors aider l’espèce humaine.Une bonté divine qui s’épanouit pour qualifier l’humain qu’est
Socrate
(par Platon et Xénophon),dans son dévouement et sa libéralité au peuple.
On voit par ce rapprochement comment on pouvait user d’une exagération souriante et délibérée pour comparer un acte de générosité à la bonté divine. La philanthrôpia de Socrate sonne un peu comme l’appréciation qui lui fait définir la peine que devrait lui valoir sa conduite par l’entretien au Prytanée. En même temps, il faut reconnaître qu ’il est bien satisfaisant pour l'esprit que nos Athéniens aient choisi pour premier représentant humain de la philanthrôpia, justement Socrate, qui leur apportait la sagesse.
Jacqueline de Romilly spécifie que cela peut être l’effet d’un
“hasardheureux",quoique
les textes relatifs à Socrate suggèrent que l’emploi n ’était encore, à la fin du Ve siècle et au début du IVe, ni banal ni usuel.Il semble bien qu’à partir du
IVesiècle, la notion soit à son apogée, car il
devient naturel à Athènes de trouver la
philanthrôpiachez des humains et d’en faire une vertu
reconnue et largement prônée. Et surtout, elle devient une qualité présente dans les rapports
humains. Le mot s'allie à tous ceux qui décrivent les vertus de sociabilité, et fait désormais partie de l’idéal de l’honnête homme.À cet égard, la
philanthrôpiaest véritablement une manière
d’être. Elle est d’ailleurs définie avec justesse par J. Festugière comme étant
une disposition générale de bienveillance et de bienfaisance à l ’égard des hommes16.L’on ne peut s’étonner alors
que le caractère général de la notion soit empreint d’honnêteté et de noblesse. Et pourtant,
le domaine de la douceur dans lequel la
philanthrôpias’épanouit n’existe qu’en marge de
l’esprit de justice.
16 La révélation d’Hermès Trismégiste, H, cité par Jacqueline de Romilly, op.cit., p. 2. 13
Un sens nouveau s’introduit dans les textes peu à peu à partir du
Vesiècle. Le mot
épieikès (êmsixfjç)
se rattache à la racine de è'oim, qui signifiait d’abord
ressemblant,ensuite
convenable, approprié,
bien attesté chez Homère par la formule
obç émeucéç, comme il sied. Le mot désigne donc la conformité à des traditions ou des usages reçus. Il ratifie le respect des règles sociales dans les rapports entre les personnes17.Le sens premier du mot représente une bonne
manière d’agir, sans qu’il y ait pourtant de référence à aucune règle absolue ni à aucun
principe éthique :
c ’était une tradition, des tendances approuvées par une société, une attitude de décence et de correction.Même si elle impliquera toujours un certain conformisme
(d’habitudes couramment admises),l’évolution de la notion nuance ses contours pour désigner une vertu qui
existe en marge de la justice. C’est dire que
Y épieikèsexprime ce que la justice ne prévoit
pas et ce qu’elle n’exige pas
(comme la modération, le respect d’autrui).Le nouveau sens du mot
complète une lacune sensible dans le vocabulaire de la douceur :
si praos désigne un procédé et une manière d’être, et philanthrôpos un sentiment, épieikès porte avant tout sur une conduite, reconnue par la société,note Jacqueline de Romilly.
IL épieikèsreprésente alors une véritable
justice humaine, plus généreuse que la stricte justice parce qu’elle comble ses lacunes par
la compréhension et les bons sentiments. Peu à peu, le mot prendra donc deux tendances.
Il désignera la vraie justice, ou équité, par opposition à la brutale application des règles ; et il désignera la modération, ou l ’indulgence, qui sont, aux yeux des Grecs, les traits propres à cette équité. ILépieikès
revêt là une valeur de douceur, qui se développe dans les marges de la
stricte justice pour l’assouplir, la corriger et la compléter dans un idéal de tolérance et de
patience. Et encore,
une conduite épieikès interdit d’aller jusqu 'au bout de son droit.C’est que
le juste et
Y épieikès,si proche et pourtant si distinct,
se complètent l’un l’autre.Il faut
considérer essentiellement que
Y épieikèss’oppose à tous les désordres, qu’il traduit un souci
de respecter autrui et un désir de ne pas lui nuire. Bien plus,
le comble de l'épieikès, sera naturellement de ne pas se venger, d ’oublier les injures.Il ne faut donc pas s’étonner que le mot
puisse se traduire par
honnête, modéré, raisonnable,précise Jacqueline de Romilly. D’autre
part, le mot peut également prendre une valeur sociale
(s’il implique la tranquillité et la modération).Le mot épieikès, par le caractère flou qui lui est attaché, et par la place naturelle qu ’il faisait aux critères des usages reçus, était plus indiqué que tout autre pour désigner ces mérites,
dus à l ’hérédité et à la tradition, qui ne s ’enseignent guère, et ne sont pas commandés par des règles éthiques, mais dont on sent spontanément le prix, en fonction des valeurs parmi lesquelles
17 Ce qui implique le respect des règles valant pour chacun (comme dans l’hospitalité) respect de certains privilèges.
on a vécu. Plusieurs textes parlent ainsi d’une nature épieikès et de gens épieikeis, qui définissent comme une catégorie sociale.
Le sens de
Yépieilcèsdésignera pourtant encore les gens raisonnables, réservés et respectueux
de l’ordre.
Aussi peut-on dire que l ’épieikeia a beau prendre l ’aspect le plus social possible, elle ne continue pas moins à s ’opposer aux violences, aux abus, aux malhonnêtetés de toute sorte et elle n ’implique pas moins une certaine douceur dans les moeurs. U épieikèsreprésente donc une sorte
de
savoir-vivreavec les autres, qui suppose un regard de l’humain sur son semblable.
La notion de douceur s’enrichit encore dans le vocabulaire grâce à la
suggnômè (avyyvcà/urj),qui est l’idée de compréhension. Son sens premier est intellectuel :
il s ’agit de participer soit à une connaissance soit à une décision raisonnée.Le mot pourtant subit une belle
évolution, comme le mentionne Jacqueline de Romilly :
c ’est de la compréhension que naît l’indulgence, de l’intelligence que naît le pardon18.Cette évolution du mot, de sa valeur
intellectuelle à sa valeur morale, est toute naturelle.
Souvent, les deux valeurs sont si proches que l ’on peut hésiter sur la répartition.Mais au contraire du pardon, la
suggnômène suppose
pas nécessairement une faute, quoique lorsqu’il y a une faute qu’il convient d’excuser, elle
repose sur l’analyse de cette faute et des circonstances qui l’entourent. La
suggnômèdépend
alors de certaines règles.
D’un bout à l’autre du développement qui va d’Hérodote à Aristote, ces règles se ramènent toujours à la même idée : seuls auront droit à la suggnômè, dans le droit comme dans la réflexion morale, les actes qui peuvent être qualifiés d’involontaires ; et ils sont de deux sortes: ceux que l ’on commet sous l ’effet de l ’igiwrance et ceux qui sont dus à la contrainte.
Une justice plus clémente jaillit de la
suggnômè.Car les Grecs cherchent là à cerner les
responsabilités, à innocenter celui qui apparaît l’auteur de la faute et à rejeter la
responsabilité sur autrui19. À ce rejet de responsabilité d’ordre juridique et politique s’ajoute
également celui de la volonté divine et de l’amour. L’oeuvre de Thucydide tente d’expliquer
et d’excuser les fautes par la nature humaine
(avec ses tentations et ses passions)ou plutôt par la
faiblesse
(l’imperfection)de la nature humaine, alors que le théâtre d’Euripide montre bien que
18 «Au contraire, pour les Romains, l’indulgence vient d’un refus de constater, par lequel on «ignore» la faute (ignosco)».
19 «L’âge des Sophistes a été celui de toutes les «excuses» et le talent très visible avec lequel les auteurs d’alors, sous leur influence, apprenaient à rejeter la responsabilité sur autrui n’est qu’un des aspects de la tendance qui se développait de toutes parts à voir dans les actions des circonstances propres à les rendre excusables».
chaque cas particulier peut devenir une excuse
(jeunesse,vieillesse, pauvreté, ivresse, colère). Plus l’on descend le cours du temps, plus les excuses tirées des circonstances se multiplient et se diversifient.Maintenant, il s’agit d’un véritable sentiment qui tend à expliquer les fautes par
la faiblesse particulière de chaque groupe humain. À ces excuses qui méritent l’indulgence,
il faut ajouter
les arguments relatifs à la conduite passée du coupable ou aux services rendus par luiet
toutes les excuses invoquées de personne à personne (l’amour fraternel, la solidarité féminine),où
il existe des liens privés entre les humains. La
suggnômès’épanouit alors comme une
disposition intérieure qui s’ouvre à une indulgence subjective et
l'intelligence des excuses naît du progrès de la douceur.Malgré que l’excès d’indulgence rend permissif au mal, la
suggnômèreste l’avènement d’une douceur généreuse et clémente. C’est aussi
une tendance générale, qui ne dépend plus des actes incriminés, mais des valeurs morales que chacun nourrit en lui-même.Or, bien que les Grecs fassent une place prédominante à la véritable indulgence, une
conduite indulgente se décrit également de manière différente :
on peut dire qu ’ils effacent le souvenir des torts subis fq fi vqaimxeiv), qu ’ils cèdent aux raisons de l ’autre (avygcvpeiv), qu ’ils acquittent un accusé et reconnaissent son innocence (àqnsvai) — cela sans parler des mots qui apparaîtront plus tard et lieront les êtres entre eux, en particulier par la ovu nâQeia.Le sens même
de l’indulgence grecque est donc très étendu et ne se limite pas à l’indulgence juridique.
La suggnômè n ’est donc qu ’une des formes de la douceur, de la pitié et de la compassion ; son progrès au long des textes grecs ne fait qu ’illustrer une tendance générale, qui fut toujours vivante au coeur des Grecs.Même si les tous premiers emplois de la
suggnômècommencent encore chez les
dieux Grecs
(enclins plutôt à la vengeance, ils savent pardonner les fautes humaines et compatir à leurs malheurs),le véritable épanouissement de la
suggnômès’effectue au cours du
Vesiècle dans
les rapports humains, où elle s’approfondit dans un véritable élan affectif
(de pitié ou de sympathie)pour l’humaine nature. Partout, la
suggnômèest liée à la compréhension et à la
solidarité humaine, envahie par la conscience de la fragilité de la condition humaine. Cette
idée de la solidarité humaine se complète par
le respect de la personne humainequi
perce sous l’appel à la douceur.Enfin, la
suggnômèau Ve siècle, comme toutes les notions qui se
rattachent à l’idée de douceur
(générosité, tolérance, sérénité, patience),s’épanouiera en vertu. Une
douceur qui tente de faire disparaître cette distance qui se crée entre chaque humain, afin
qu’ils se rapprochent et se perçoivent eux-mêmes dans l’autre.
Dans ses poèmes L Iliade et L ’Odyssée\ Homère peint un monde idéal héroïque et fait
renaître la civilisation grecque archaïque sous les traits d’une émouvante aventure humaine.
H offre dans toute sa transparence le récit d’une morale et d’une activité toute guerrière. On
ne peut manquer les batailles, les complots, les combats, les souffrances, les colères, les
vengeances et les châtiments, de même que toute la portée saisissante des cris, des injures,
des blessures et des coups où coulent le sang noir. Les personnages prennent vie grâce à une
transparence du coeur, qu’ils expriment avec des mots ailés et leur inspire des actions rapides,
immédiates, spontanées et concrètes, car tout se voit, s ’entend, se touche, dans Homère1
2. Dans
ce monde tragique empreint de dureté, les héros créés sont tous braves et forts, hardis et
accomplis, les meilleurs3. Ils ne sont jamais lâches, peureux ou menteurs et ne sauraient
léser ou trahir autrui, manquer à leur parole ou tuer délibérément. Ce sont de puissants
guerriers qui possèdent l’honneur, la pitié et le respect des dieux4. Et c’est dans la
description de leurs tempéraments que jaillit une illustre douceur.
Comment Homère peut-il inspirer un idéal de douceur dans une épopée guerrière qui
célèbre la colère ? Car la colère empreint entièrement le récit de L 'Iliade et surgit dès les
premiers vers du poème.
1 Homère, L "Iliade,trad. Eugène Lasserre, Paris, Éditions GF-Flammarion, 1965. — L’Odyssée,trad. Médéric Dufour et Jeanne Raison, Paris, Éditions GF-Flammarion, 1965. Pour les mots grecs : Homer, The
Iliad and The Odyssey, with an English translation by A.T. Murray, The Loeb Classical Library, London William Heinemann LTD, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1957 (1925) et 1966 (1919).
2 Jacqueline de Romilly, Homère,Paris, Presses Universitaires de France (Coll. Que sais-je ?), 1992 (1985), p. 57.
3 Ibid., «Les héros “semblables aux Dieux”», p. 93 à 105.
4 Homère occupe une place à part dans T histoire ; «ni les conditions sociales, ni la morale, ni le vocabulaire, ne seront plus les mêmes ensuite», note Jacqueline de Romilly. Il faut reconnaître l’humaine pitié qui empreint les poèmes. «Qui plus est, cette humaine pitié aboutit souvent à présenter comme des mérites des attitudes, qui, en fait, constituent précisément la douceur». Pour exprimer la douceur, Homère emploie le mot
titcioç (èpios), qui s’applique d’abord aux relations familiales du père envers ses enfants (et du roi envers ses sujets), pour s’étendre également aux autres relations humaines, car «les vrais héros la font rayonner autour d’eux». D’autre part, pour évoquer une attitude générale de douceur ou de bienveillance, Homère emploie les mots ayotvoç, de même que peiXixoç ou peiÀt%roç (meilichos ou meilichios), qui caractérisent souvent la douceur dans les paroles ou celle des offrandes propitiatoires. «Mais cette douceur des manières part, évidemment, d'un tempérament égal et bienveillant», - Jacqueline de Romilly, La douceur dans la pensée grecque,Paris, Société d’Édition «Les Belles Lettres», 1979 (p. 14,9,16 à 19).
Chante la colère (Mfjviv âstôs), déesse, du fils de Pélée, Achille, colère funeste, qui causa mille douleurs aux Achéens, précipita chez Adès mainte âme forte de héros, et fit de leurs corps la proie des chiens et des oiseaux innombrables : la volonté de Zeus s ’accomplissait. Commence à la querelle qui divisa lAtride, roi de guerriers, et le divin Achille (Iliade I.l).
La colère assaille Achille contre Agamemnon, qui lui a ôté sa captive Briséis. Mortellement
offensé, il se plaint à sa divine mère, Thésis, qui fait appel à Zeus pour donner la victoire aux
Troyens, jusqu’au jour où les Achéens rendront hommage à son fils
: montre ta colère (naprjuevoQ aux Achéens : cesse absolument de combattre (Iliade I.421),dit-elle à Achille. Dès
lors, se trouve liées la colère toute humaine d’Achille et les batailles.
De fait, le drame intérieur qui se joue dans le coeur d’Achille marque les temps décisifs du récif.Longtemps,
Achille rumine sa fougueuse colère, ressassant
la discorde qui dévore le coeur (dvpopôpoto) (Iliade vh.3qi).Une colère qui apparaît comme un véritable trait de tempérament
: Achille est toujours bouillant, violent, passionné5 6.Au gré des malheurs qui le frappent, il exprime avec
vivacité l’émouvante ampleur de son irritation contre ce qu’il considère être une profonde
injustice qui le déshonnore. Une colère qui se venge en cessant de combattre les ennemis,
parce qu’il est pour un roi un puissant guerrier
: Achille aux pieds rapides (Iliade i.ss), Achille semblable à un dieu (un), le plus redoutable de tous les hommes (1.146), Achille, briseur d’hommes, coeur de lion(vn.
228). Achille possède absolument une âme de guerrier et
son coeur (ânoxvâpsvat) est trop étroit pour sa vaillance (Iliade XX.ies),d’autant s’il ne participe pas à la
bataille.
Mais il languissait en son coeur (tpi'Àov xfjp) de rester là, et regrettait le cri de guerre et le combat (Iliade 1.492).La vengeance de sa colère lui est difficile à accomplir. Car Achille,
son
coeur violent à l’excès (xsivov dtp àç vnépfhoç) (Iliadexvni.262), est un dur guerrier qui frappe
de son glaive.
Ce n’était pas un homme de coeur doux (yAvxvdvpoç âvqp), ni d’âme tendre (àyavdtppoov), mais de furieuse passion (èyjienepaéç) (Iliade XX.467-468). Or, Achille est assisté des
dieux, qui lui donnent une grande force et veillent
qu ’à son coeur (xpérog rien ne manque (Iliade XX.121).Et le coeur d’Achille requiert le combat, car c’est le coeur qui pousse au
combat7. Tel est le pouvoir d’Athéné, qui
fit naître dans le coeur (xapôiri) de chaque soldat la force de guerroyer et de combattre sans fin. Ils trouvèrent dès lors plus de plaisir (yAvxmv) à la5 Jacqueline de Romilly, Homère, p.40. 6 Ibid., p. 59.
7 C’est le coeur qui possède l’ardeur au combat, tel le coeur de Poséidon : «Je sens monx
dans ma poitrine, plus ardent pour guerroyer et combattre, et frémis d’impatience mes pieds, soufr^éf/jigt^bj mains au-dessus» (Iliade XHI.73-75).
guerre qu ’à retourner, sur leurs vaisseaux creux, dans leur patrie (Iliade II.453)8 9.
Ainsi, pour les
guerriers, avec
une grande force au coeur (xapôirj)afin de combattre,
la guerre leur devint plus douce (yÂvxicàv) que le retour (Iliadexi.
12-
13). Pourtant, Achille doit distinguer entre la guerre
et la discorde, tel que le suggère son père Pelée, lorsqu’il lui recommande de cesser la
discorde
: “La force, mon enfant, Athéné et Héra te la donneront, si elles veulent ; mais la superbe de ton coeur (dvpôv), contiens-là, toi, dans ta poitrine, car la bienveillance ((piAocppoovvrj) vaut mieux. Renonce à la discorde, instrument de maux, pour être plus honoré des Argiens, jeunes et vieux" (Iliadeix.255-256). Cette interminable colère doit effectivement prendre fin, comme le
concède enfin Achille.
Mais ce qui est accompli, laissons-le, malgré notre affliction, domptant notre coeur (dvpàv) dans notre poitrine, par nécessité. Maintenant donc, moi, j’arrête ma bile : il ne faut pas garder toujours, sans relâche, une colère ardente (Iliadexix.65-68f. La colère, si
justifiée soit-elle, doit être domptée
par nécessité,parce que destructrice pour soi-même et
pour l’autre. D’ailleurs, Homère crée par opposition au tempérament du bouillant Achille,
la douceur de son ami Patrocle.
Achille et Patrocle, si tendrement attachés l’un à l'autre, présentent un contraste frappant entre violence et douceur10.Patrocle est un héros dont on
regrette la douceur à sa mort
(même s’il a tué par excès de colère en sa jeunesse) :que l’on se
rappelle
la bonté (évqsirjç) du malheureux Patrocle,clame Ménélas.
Pour tous, en effet, il savait être doux (peiAigog), de son vivant ; maintenant la mort et le destin l ’atteignent (IliadeXVII.670-671).
Briséis pousse même des cris perçants en voyant son corps déchiré
: ami le plus cher à mon coeur ! [...] avec des sanglos,jepleure ta mort, ami toujours doux (psîAixov) (IliadeXIX.287,
300).
8 Athéné peut être docile (yAavxûnnç) (Iliade 11.166), mais dont «une colère sauvage la prenait (xoAoç ôé giv aypioç fjpEi>, une colère silencieuse pourtant, parce que contenue (Iliade FV.23).
9 D’autant que la colère du coeur peut se transformer en amour, parce que la colère a fait place à l’amour : «“Héra, déesse vénérable, fille du grand Cronos, exprime ton désir. Mon coeur (8ugôç) me pousse à le réaliser, si du moins je peux le réaliser, et si le réaliser est sage”. Méditant sa ruse, la vénérable Héra reprit: “Donne-moi maintenant la tendresse et le désir, par lesquels, toi, tu domptes tous les êtres, immortels et mortels. Car je vais voir, aux extrémités de la terre nourricière, l’Océan, origine des dieux, et leur mère Thésis, qui, dans leur demeure, m’ont bien nourrie et choyée, après m’avoir reçue de Rhéa, quand Cronos fut, par Zeus qui voit au loin, établi sous la terre et sous la mer stérile. Je vais les voir, et mettre fin à leurs querelles interminables. Depuis longtemps déjà ils sont séparés l’un de l’autre - parce que la colère (0uuô) a envahi leur âme. Si mes paroles changeaient assez leur coeur (çfAov xtjp) pour les pousser dans leur lit, unis par l’amour (cpiAorriTi), toujours ils m’appelleraient chère et vénérée.” Aphrodite amie des sourires répondit : “Il n’est ni possible ni convenable que je rejette ta demande, car- c’est dans les bras de Zeus, le plus grand des dieux, que tu reposes.”» (Iliade XIV.193-213).
Au sein des épopées, la vie intérieure des héros se manifeste dans l’instant de l’action
par le
coeur,le
thumos (dvjxoç).Les personnages expriment ce que ressentent leur coeur11 et
c’est à travers le coeur que se dévoile la douceur et la colère. Une douceur très discrète d’un
coeur qui est ou qui n’est pas
doux (Iliadexx.467-468),mais une image troublante de la colère.
Puisque des humains
ivres de colère (xsxorqôn dvuû) (Odyssée xxn.477)vont jusqu’à décapiter
un corps humain. Ainsi féroce est
la bile, qui pousse le plus senséà
s ’irriter (noAvtppova nep XaAenfjvai) : bien plus douce (yAvxiov) que le miel qui tombe goutteà
goutte, mais, dans la poitrine des hommes, grandissant comme la fumée (Iliade xvin.108-109)! Ainsi est l’humain où manque
la raison :
Insensé, comme ton coeur est sans raison(
vtjtivti',
caç xpaôiqv syeç) (Iliade XXI.441) !C’est que le coeur doit avoir un motif justifié pour s’emporter, tel que le réplique Alcinoos:
Hôte, je n ’ai pas dans la poitrine un coeur si prompt
à
s ’emporter sans raison (cpiAov xtjp paifnôicvç xsxoAùodai) ; la mesure vaut mieux en toute occurrence (Odyssée VII. 309-310).Davantage, il existe
une volonté du coeur chez l’humain :
si ton coeur le voulait (6vu. O où édsAsiç) (Iliade xvn.488-489),écrit Homère. Si l’humain veut avoir le coeur doux ou s’il veut avoir
le coeur dur (vôoçèoxlv ânTjvrfç) (Odyssée xvui.38i).L’image d’une volonté et d’une raison du coeur place ainsi le
coeur du héros devant un choix ;
ainsi mon coeur (dvpôç) est déchiré, agité de pensées contraires (Odysséexix.524). Peut-être dans l’instant de ce choix est-ce que
tu déchireras ton coeur (dvpôv) (Iliade 1243)? Peut-être le héros choisira-t-il une action et dira-t-il “
malgré mon coeur” (Ovpâ) (Iliade iv.23)? Se voulant rassurant, Zeus lui-même ordonne contre son coeur de s’abstenir
de combattre, tout en exprimant sa douceur envers Athéné :
c ’està
contrecoeur que je parle ainsi (ov vv n dvuâ npocppovi y vdsoy ai), et je veux, pour toi être bienveillant (rjnioç) (Iliade VUI.39- 40).H y a donc un choix volontaire de suivre ou de ne pas suivre l’impulsion de son coeur
11 Ainsi par exemple la joie et le plaisir, la bonté et l’amitié, le courage, la peur et le chagrin :... la joie au coeur (xatps ôè ffvfiqj) (IliadeXXI.423) .... je me mis
à
rire en mon coeur (tpiAov xtjpj (OdysséeIX.413) ... Sison coeur (ffvpü) se prend d’amitié pour toi (Odyssée VI.313) ... si jamais tu as plu
à
son coeur (xpaôipv) partes actes et par tes paroles (Iliade 1.395) ... au grand coeur (psyaffvpûrv) (Iliade W.464) ... le coeur (ffvpû)
impatient de s ’aider les uns les autres (IliadeIII.9) ...avoir du déplaisir au coeur (xaAAiJcâppov) (Iliade 1.368) ...
Fuis donc, si ton coeur (ffvpôv) t’y pousse (Iliade 1.173) ...jamais tu n ’en as eu le coeur (ffvpâ) (Iliade 1.28) ...
ton coeur (xpaôùf,
à
toi, est toujours inflexible comme une hache qui pénètre dans le bois, maniée par un homme habileà
tailler une coque, et qui aide l’élan de son bras : ainsi dans ta poitrine l’esprit (orrjffsoaiv àvâpfliiTOÇ vooç) reste sans peur (Iliade IU.59-63) ... la terreur frappa sort coeur (<pIAov rjvop) (Iliade 111.31) ...l’angoisse qui ronge le coeur (dvpotppdôpov) (OdysséeIV.716) ... ayant du chagrin au coeur (6vyâ) (Odyssée IV. 650)... son coeur (dvyàv) se brisait en larmes, gémissements et chagrins (Odyssée V.157) ... Ses yeux étaient
remplis de larmes et son coeur (duyoç) ne savait que gémir (OdysséeX.248)... une douleur affreuse pénètre mon
coeur et mon âme (xpaôir]v xai ffvpôv) (Iliade XV.208) ... J’ai des peines incessantes au coeur (ffvpé) (Iliade XXFV.91)... jamais votre coeur (ffvpàç) n’est en joie, tant vous avez souffert (Odyssée X.248) ... mon coeur (ffvpàç)
ne me pousse pas à vivre (IliadeXVÜI.90).
dans l’instant de l’action. Mais dans cette image d’un coeur déchiré, il y a l’image d’un
coeur raisonnable et d’un coeur fougueux. Et on retrouve donc le héros tourmenté entre son
coeur et sa raison12, qui suspend l’action entre deux possibilités : J’hésitai alors dans mon
esprit et mon coeur (xarà tppéva xaî xarà Ôvuàv)
(Odyssée X. 15!).Peut-être alors ne peut-il pas
assez contenir ses sentiments, car son coeur (xpœôùy bat violemment dans sa poitrine
(Iliade XM.282).Peut-être se retrouvera-t-il cédant
àson coeur
(Odysséev.
126) ? Peut-être sera-t-il
dompté par son coeur (dvyôv), saisi d’une douce ardeur (yAvxùç ïyepoç)
(Iliade XW.316-328)? Dans
ces hésitations, Homère montre l’existence d’un conflit intérieur qui oppose une disposition
irrationnelle à la sagesse, où l’âme divisée par le coeur peut lui céder ou se maîtriser par la
sagesse. Un des rares moments de dialogue intérieur chez Homère est celui où Ulysse parle
effectivement à son coeur. Il se parle à lui-même et s’entretient avec lui-même13, lorsqu’il
est tenté de punir les servantes qui vont insolemment s’unir avec les prétendants.
La colère faisait bondir le coeur d ’Ulysse dans sa poitrine (ùpiveto dvy àç é vî arfjdeooi
tpiAoiai); il se demandait perplexe en son esprit et en son âme (xarà tppsva xai xarà dvy ôv) s ’il
devait s’élancer et mettre à mort chacune d’elles, ou les laisser se livrer aux prétendants
superbes, une fois encore, la dernière, et tout son coeur (xpaôtrj) grondait en lui
(Odyssée XX. 9-10
).
Le coeur d’Ulysse voudrait l’entraîner, mais son esprit le retient d’agir. Ulysse, le coeur
(xpaôîîj) indigné, se reprend, se frappe la poitrine et s’écrit : “Patience, mon coeur (rérAadi ôf,
12 Lorsque Agamemnon menace Achille de lui enlever sa captive Briséis, pour qui le ressentiment n’est pas menançant, «il dit : le fils de Pelée, saisi de douleur, balança en son coeur (orpSeoaiv), dans sa poitrine velue, si, tirant le glaive aigu qui touchait sa cuisse, il ferait lever les assistants et tuerait PAtride, ou s’il calmerait sa bile et contiendrait sa colère (yôXov navasiev eppruaEié ts Oupôv). Comme il agitait ces deux partis, dans son âme et dans son coeur (xarà tppéva %cà xaxct Qupov), et tirait du fourreau sa grande épée, arriva Athéné du ciel : elle était envoyée d’Héra, la déesse aux bras blancs, qui avait pour ces deux hommes même amour et même souci. Debout derrière le fils de Pélée, elle le saisit par ses cheveux blonds, n’apparaissant qu’à lui seul : des autres, aucun ne la vit. Surpris, Achille se retourna, et aussitôt reconnut Pallas Athéné : effrayants, ses yeux lui apparurent Et il lui adressa ces mots ailés : “Pourquoi encore, fille de Zeus porte-égide, es-tu venue ? Pour voir les excès de PAtride Agamemnon ? Eh bien, je vais te dire, et cela s’accomplira, je crois: avec son arrogance, il pourrait bien, sous peu, perdre la vie.” La déesse Athéné aux yeux de chouette répondit: “Je suis venue pour calmer ta fureur et voir si tu veux m’obéir, du ciel, d’où m’a envoyé la déesse Héra aux bras blancs, qui a pour vous deux même amour et même souci. Allons, termine cette querelle, ne tire pas l’épée de ta main. En paroles, outrage-Ie, comme cela te viendra ; car je te le dis, et cela s’accomplira, un jour tu auras trois fois plus de présents brillants qu’on ne t’en enlève, pour compenser cet excès de pouvoir ; mais retiens ton bras, et obéis-nous.” Achille aux pieds rapides répondit : “H faut, déesse, observer votre décision commune, si irrité qu’on ait le coeur (Quptù xe/pAmiévov). Cela vaut mieux. Car celui qui obéit aux dieux, ils l’écoutent aussi.”» (Iliade 1.188-218).
13 Cf. Jacqueline de Romilly, Homère, p. 58 et ‘Patience, mon coeur ! ”, Paris, Société d’Édition «Les Belles Lettres», 1991, p. 31.