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Ecriture et divination: l’exemple des Mayas

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Ecriture et divination: l’exemple des Mayas

Michel Boccara

To cite this version:

Michel Boccara. Ecriture et divination: l’exemple des Mayas. Le Mythe: pratiques; récits, théories volume 3: Voyance et divination, 2004, 2-7178-4898-3. �hal-03066932�

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Ecriture et divination: l’exemple des Mayas

Michel Boccara, CNRS, Universités de Picardie et de Paris 7

Chapitre de Le mythe : pratiques, récits, théories, volume 2

sous la direction de Michel Boccara, Pascale Catala et Markos Zafiropooulos.

L’histoire traditionaliste elle-même dégènére à l’instant où elle n’est plus animée et attisée par le sopuffle vivant du présent (…) . Elle ne sait en effet que conserver l’histoire mais pas l’engendrer ; c’est pourquoi elle sousestime toujours ce qui est en gestation car elle ne possède pour cela aucun instinct divinatoire »

(Frederic Nietzsche, Considérations inactuelles, 112)

Ak’ab ts’ib, « écriture-dessin obscure »

Le nom même d’ak’ab ts’ib , qui désigne l'écriture glyphique en yucatèque, exprime bien le projet des Mayas: le sens est obscur, énigmatique. Nous sommes tout près ici de la raison grecque, avant qu’elle ne se “logomachise”, telle que nous pouvons la saisir chez les premiers sages (appelés par notre philosophie évolutionniste les pré-socratiques) et dont il existe encore des traces dans les tragédies.

Derrière l’énigme, il n’y a pas une réponse claire mais un signe obscur et de ne pouvoir y répondre a fait, nous dit Héraclite, mourir Homère.

L'expression ak'ab ts'ib, écriture-dessin obscure ou de la nuit, étonnamment absente de la plupart des travaux sur le déchiffrement de l'écriture glyphique, donne d'emblée le ton:

a) L'écriture ne peut être séparée du dessin; b) l'écriture est obscure, nocturne, elle n'a pas pour objet de dévoiler mais de voiler le monde, de dire en masquant car la nature du monde est énigmatique et le moyen d'en rendre compte n'est pas de le clarifier.

Il peut paraître extraordinaire que les épigraphes ignorent dans leurs recherches le nom de cette écriture, mais c’est une conséquence de l’état actuel de la recherche maya où

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l’archéologie est complètement séparée de l’ethnologie. De récents colloques1 s’efforcent de

remédier à cette situation mais le mal est profond car il repose sur l’essence même de la nation américaine: “le seul bon indien est un indien mort” ce qui, dans la recherche maya, dominée par les Américains qui représentent 95% des chercheurs se traduit par:

les Mayas préhispaniques ont atteint un niveau culturel extraordinaire et l’essentiel a été perdu. Bien entendu cela est faux et ferait bien rire les scribes mayas qui justement se sont évertués à écrire l’ancien futur.

2 Présentation historique et technique de l’écriture maya2

Date de naissance: le plus ancien document connu est une stèle, appartenant à John H.

Hauberg, un collectionneur privé. Elle porte la date du 9 octobre 199 après J.C mais la découverte probable de nouveaux documents permettra vraisemblablement de reculer cette date. Dès le IVe siècle av. J.C, semble-t-il, on connaît des documents qui permettent de reconnaître certaines ébauches de glyphes.

Lieu de naissance: Aire maya: Amérique centrale, du Salvador au Mexique. En l'état actuel

des connaissances on ne peut pas décider du lieu d'origine.

Ascendance ou filiation: Ecritures méso-américaines notamment l’écriture zapotèque de la

vallée de Oaxaca vers 600 avant J.C.

Nombre de signes: Un millier de signes dont plus de quatre-vingts signes syllabiques. On

découvre constamment de nouveaux documents et la mise à jour du corpus est un processus qui est loin d'être achevé.

1 Alain Breton, Aurore Monod Becquelin y Mario H. Ruz (editores) Los espacios mayas:

usos, representaciones, creencias, 2003.

2

Pour plus de précisions: sur ces aspects techniques et historiques, je renvoie à mon article « Ak'ab ts'ib, lettres de nuit des Mayas », dans L'aventure des écritures, Paris, Bibliothèque nationale-Le Seuil,1997, p.60-71.)

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Langues notées: On connaît une trentaine de langues mayas dont vingt six sont encore

parlées aujourd'hui. Les préhistoriens divergent sur la nature des langues (ou de la langue) dans laquelle se lisait l'écriture glyphique. Ce qui est certain, c'est qu’en 1500 ans, durée approximative de cette écriture, ces (cette) langues ont beaucoup varié: l'écriture a donc du s'adapter à ces variations.

Sens de lecture: Il y a deux niveaux de lectures: le glyphe (qui peut correspondre à un mot

(logographe) ou à une syllabe et le groupe de glyphes.

L'ordre des signes à l'intérieur d'un bloc glyphique se lit de droite à gauche puis de haut en bas. Les groupes de glyphes se lisent généralement de la même façon et, lorsqu'ils sont organisés en colonnes, par groupe de deux mais il y a des variantes multiples: par exemple, sur le modèle de nos calligrammes, les glyphes peuvent être disposées selon un certain dessin ou encore en miroir etc.

Styles: Il s'agit d'une écriture-dessin appelée « écriture glyphique », bien qu’en toute rigueur

le terme « glyphe », gravé en creux, ne s’applique qu’aux signes mayas gravés dans la pierre ou sur des supports comparables (os, coquille…). Les styles diffèrent suivant les médias. Les principaux supports sont la pierre, le "papier" (le « scribe » « peint » les signes avec un pinceau sur un papier réalisé à partir d'un écorce de figuier sauvage (Ficus carica) et la céramique.

Système de fonctionnement: On s'accorde aujourd'hui à considérer qu'il s'agit d'une écriture

mixte, logographique et phonétique de type syllabique.

Date de disparition: Inconnue. Le dernier document glyphique connu est le Codex de Madrid

qui daterait de la fin du XVIe siècle (on a retrouvé dans sa texture des papiers d’origine espagnole). Les documents d’archives de l’époque coloniale attestent de très nombreux codices, bien après l’autodafé de Landa, en 1562.

Il n’est pas impossible que la pratique de l’écriture maya reprenne, aux côtés de l’écriture alphabêtique d’origine latine.

Quant à la lecture, les prêtres mayas ont emporté le secret avec eux. Les épigraphes s'efforcent aujourd'hui de le retrouver.

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Une partie des textes glyphiques ont été transposés, dans l'esprit mais non la lettre, en écriture latine et en langue espagnole dans des manuscrits connus sous le nom de Livre des Bakabs et Livres de Chilam Balam.

3 Etat du déchiffrement

Le déchiffrement de l’écriture glyphique progresse mais il faut se garder de tout

triomphalisme. Certes, on arrive à lire des séquences de plus en plus nombreuses, notamment sur les stèles, dont les textes sont plus courts et rapportent l'histoire des rois, mais, en

s’engageant sur la voie d’un déchiffrement univoque, on s’expose au risque de

l’ethnocentrisme. De plus, ces textes ne sont probablement pas historiques, au sens où nous pourrions l’entendre, mais de l’histoire interprétée mythiquement.

On rappellera qu’autant que nous puissions en juger par les documents que nous connaissons, lire un texte est pour les Mayas une entreprise hasardeuse, risquée, dans tous les sens du terme, dans la mesure où ce que nous appelons divination y joue un grand rôle.

4 La conception maya du temps

Un des concepts clefs de la conception philosophique et religieuse du temps est celui d’origine, suhuy, assoicée à une des grandes inventions mayas, le zéro (Boccara, 2004). Comment les Mayas concevaient-ils l’origine ?

Les documents coloniaux traduisent généralement suhuy par « vierge », mais cette traduction est très partielle.

Nous pouvons traduire la racine de suhuy, suy, par « occulte » et nous trouvons dans les Livres de Chilam Balam l’expression suywa que l’on peut traduire par “énigme”, langage énigmatique”.

Occulte est l’origine du monde et de la parole et, pour cette raison, les Mayas appelèrent leur écriture ak’ab ts’ib, écriture obscure ou écriture de la nuit

Le monde, comme la pluie, naquit du suhuy. Est suhuy tout ce qui ne connaît pas la lumière du soleil et du jour, ce qui est resté dans la nuit, avant la création, dans la matrice de la mère cosmique.

Jour, soleil et temps se traduisent par le même mot en maya, k’in, également la racine d’un des noms du chamane, ah k’in, et dont le glyphe est une fleur à quatre pétales, .

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Ainsi, voir la lumière du jour/soleil, c’est entrer dans le temps, sortir de la nuit, le suhuy, et se transformer en k’as traduit en espagnol par “mal”, c’est-à-dire ce qui est à la fois impur et temporel.

Dans le suhuy, il n’y a pas encore de temps, parce que l’on ne connaît pas la lumière du jour. Dans l’obscurité, dans la nuit, nous sommes encore dans le sein de la mère cosmique: le glyphe de la nuit ak’ab/ak’bal s’écrit avec un triple clitoris (ak’): . Le triple clitoris originel donne naissance à la fleur à quatre pétales du temps.

Cela signifie que pour les Mayas, l’origine est toujours présente, mais bien peu peuvent la percevoir et y accéder car nous sommes tous k’as, ce que le christianisme traduira par pecadores, “pêcheurs”. Rendre présente cette origine, et la traduire en langage énigmatique, voilà quelle était la tache des écrivains mayas, spécialistes de l’ak’ab ts’ib, écriture de la nuit, écriture de l’origine.

Le compte du temps: xok k’in

Xok signifie en maya compter/lire/requin. Si la relation entre les deux premières formes se comprend, bien qu’elle implique qu’il ne peut y avoir de lecture sans calcul, la troisième est plus énigmatique. On peut l’expliquer ainsi: le requin est une des formes du monstre sous-terrain qui dévore et recrache le temps. Il faut préciser que tout le sol yucatèque est karstique et que l’inframonde est un monde d’eau.

Une des formes pour faire exister le temps une fois qu’il a surgi de la nuit, ou de la bouche du monstre terrestre, c’est de le mesurer.

Xok k’in, en maya, « compter/lire le temps », correspond à une opération divinatoire qui consiste à deviner/prévoir le temps pour l’année à venir en observant le temps qu’il fait lors du mois de janvier. Cette pratique est en partie originaire d’Europe et se dit en espagnol cabanuelas.

Mais les Mayas avaient des pratiques plus sophistiquées de prédire le temps que l’on peut encore lire/compter dans leurs textes, en particulier les quelques rares codices qui ont survécu.

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Le changement

Un autre concept essentiel pour comprendre la pensée des Mayas sur le temps, c’est le k’ex, à la fois changement et échange. Sans k’ex, il n’y a pas de temps car le temps suppose une succession d’événements, une articulation de cycles, humains ou naturels et ces cycles présentent à la fois des récurrences et des nouveautés. Lire ces récurrences, prévoir ces nouveautés, voilà le travail du devin.

Le k’ex, changement/échange, est aussi le nom d’une des principales cérémonies de

guérissage des Mayas, au cours de laquelle il s’agit d’aller dans l’Autre monde pour négocier le retour de l’ « envelopant » (traduit par « alma » en espagnol), le pixan, du malade “capturé” par les vencêtres.

Les Mayas de l’époque classique avaient une connaissance très détaillée des cycles temporels. Cette partie est probablement la mieux connue de la pensée maya. On sait, notamment qu”ils avaient un calendrier solaire plus précis que le calendrier grégorien.

Nous savons qu’au niveau cosmique, les Mayas articulaient trois cycles fondamentaux: le solaire, le lunaire et le vénusien. D’où deux grands cycles de 52 et 104 ans qui permettaient de faire coïncider ces trois cycles.

L’articulation cycle solaire/cycle lunaire répète l’articulation entre le jour et la nuit, si nous nous rappelons que la lune est la mère cosmique, reliée à l’origine du temps, et le soleil, père cosmique, fils et époux de la mère, lié au développement temporel, au temps mesurable. Le premier calendrier maya, selon l’état de nos connaissances, est lunaire et correspond à un cycle de 260 jours, soit une gestation humaine3

.

5 Les pratiques divinatoires

L’écriture est une pratique divinatoire d’un genre spécial dans la mesure où elle permet non seulement de prévoir mais de modifier le temps. En effet, si le temps suhuy ne peut être modifié, l’homme, en s’identifiant au soleil/temps/jour, (rappelons nous un des noms du chamane, ah k’in, celui du soleil/temps/jour), peut modifier le temps du devenir.

3 Il est appelé imporoprement tsol k’in, « ordonancement du temps-solaire par les

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C’est sur cette distinction absolue entre temps suhuy, « pur », non modifiable et temps k’as, « impur », voué au changement, k’ex, que se fonde le pouvoir du chamane et de l’écrivain ou scribe.

Un autre nom du chamane est chilam interprète : il interprète le temps et le traduit en langage. Cette fonction divinatoire de l’écriture est mal documentée bien que nous ayons un récit de Landa, à la fois bourreau et conservateur de l’écriture maya.

Celui-ci a brûlé la plupart des livres, et en échange, en a écrit un, Relación de las cosas de Yucatan, où il en donnait ce qu’il estimait l’essentiel. C’est grâce à ce livre que nous pouvons aujourd’hui déchiffrer en partie cette écriture, et c’est aussi lui qui nous donne quelques-unes des clefs de son fonctionnement divinatoire.

“Ils se rassemblaient dans la maison du seigneur avec leurs ornements et ils se prosternaient devant le démon comme ils avaient coutume de le faire et ensuite ils sortaient leurs livres et les étendaient sur des feuilles fraîches qu’ils réservaient pour cela, et ils invoquaient avec des prières et des dévotions une idole qu’ils appelaient K’inich ahau – Itsamna, qui, disaient-ils, fut leur premier prêtre, et lui offraient des dons et des présents et brûlaient avec le feu nouveau des boules d’encens; et pendant ce temps ils délayaient un peu de leur vert de gris avec de l’eau vierge (suhuy), selon ce qu’ils disaient, apportée d’un coin de forêt où aucune femme n’avait pénétré, et ils en enduisaient les planches des livres pour leur purification, et cela fait, le plus savant des prêtres ouvrait un livre et consultait les augures de l’année et les annonçait aux présents” (Diego de Landa, Relación de las cosas de Yucatán, p. 92)

La lecture–divinatoire consiste à faire couler de l’eau suhuy, c’est-à-dire empreinte du temps suhuy, originel, sur les livres écrits en écriture impure. Ainsi l’écriture par son contact avec l’origine, l’eau suhuy, une des formes de la mère cosmique, pouvait être livrée à une nouvelle interprétation. Peut-être même une partie du texte s’effaçait-elle, le texte retournant ainsi à l’indétermination originelle, pour naître à nouveau4

.

Aujourd’hui, les pratiques divinatoires sont multiples et les exposer en détail nous sortirait des limites de notre texte. On peut en exposer une forme, le bolon ixim ou les “innombrables grains de maïs”:

4 On interprète généralement ce rituel comme un simple rituel de purification qui n’affecte pas

le texte, mais rien dans la description de Landa n’autorise à privilégier cette hypothèse plutôt qu’une autre.

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Le bolon ixim

Il s’agit d’une technique d’origine préhispanique mentionnée dans le Popol Vuh, livre mythique des Mayas quichés, et décrite au début du XVIIe siècle par Sanchez de Aguilar. La divination maya n’est pas une opération qui se borne à lire le réel, elle intervient dessus: toute «lecture» est interprétation. Ce principe moderne de l’herméneutique est déjà à l’œuvre dans le déchiffrement divinatoire du réel.

Le système du bolon ixim repose sur une véritable algèbre où les calculs sont effectués en base 4.

Donnons rapidement le principe de base d’une des variantes (il en existe d’autres): à partir d’un ensemble de 64 grains, le chamane divise en effectuant un signe de croix l’ensemble en deux parties aléatoires; puis il constitue avec le tas de droite des ensembles de quatre grains. Il obtient alors un reste inférieur ou égal à quatre. Il met de côté ce reste et recommence quatre fois l’opération. Il obtient ainsi une série de quatre chiffres entre 1 et 4, symbolisés par des ensembles de grains.

Le système est composé de quatre nombres fondamentaux qui constituent donc des séries. Mais d’emblée le trois est exclu car trop dangereux.

Cette exclusion du trois, «trop dangereux» nous dit don Fulgencio, Ah k’in de Yaxcaba, renvoie aussi à la charge symbolique du trois, chiffre de la mère cosmique et de la nuit (le glyphe Ak’ab a une structure triangulaire). «On ne peut pas le compter» commente Fulgencio. Le trois serait donc, au sens propre, incalculable. Il appartient au temps suhuy. Mais il a en même temps une fonction arithmétique puisque son exclusion permet de réduire les

combinaisons possibles et ainsi de faciliter le diagnostic. Trois, ox, d’ailleurs, comme neuf, bolon, a aussi le sens de très grand, infini.

L’unité est l’élément associé à la mobilité: il désigne la présence d’un vencêtre. Mais il est aussi porteur du négatif: une maladie ou un mauvais sort.

Deux et quatre sont bénéfiques.

A partir de ces règles simples, on obtient un grand nombre de combinaisons puisque chaque tirage comporte quatre chiffres et une série complète, soit quatre tirages, comporte seize chiffres.

Ces combinaisons vont constituer la base d’un diagnostic.

Comme la plupart des systèmes divinatoires, la répétition des opérations a aussi pour fonction de vérifier la validité des prédictions: les séries de quatre se contrôlant mutuellement.

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En ce sens, il caractérise bien la cérémonie toute entière: à la fois station de prévision météorologique et ensemble de pratiques mythiques visant à faire tomber la pluie.

L’association de l’écriture au compte du temps peut être une autre piste pour comprendre l’écriture maya. Beaucoup de phrases mayas sont introduites par des dates et on a longtemps pensé que le savoir des dates était l’essentiel de cette écriture. On sait aujourd’hui qu’elle transcrit beaucoup plus de choses mais son objectif fondamental est peut-être essentiellement lié à ce “compte” sacré: prévoir, diviner, c’est d’abord calculer, mesurer le temps.

6 Ecriture et maîtrise du temps

Mon hypothèse est simple: l’écriture maya a essentiellement une visée divinatoire, mais il s’agit d’une divination particulière, elle ne vise pas seulement à prévoir les événements mais à les modifier. En écrivant le scribe maya intervient sur les événements, il les crée ou les recrée. C’est une hypothèse assez audacieuse qui éclaire d’un jour nouveau les tentatives de

déchiffrement de cette écriture.

Mais que cette écriture soit essentiellement divinatoire ne signifie pas qu’on ne peut pas la lire ; au contraire, tout l’effort du scribe est de fournir non pas une, mais plusieurs lectures possibles. La lecture est toujours soumise à interprétation. On retrouve l’idée de Sigmund Freud, le fondateur de la psychanalyse, “lire c’est interpréter” comme pour les rêves. Mais cette lecture interprétative est poussée à un degré extrême, tout lecteur donne une version du texte ; viendra un autre lecteur, un nouvel interprète-traducteur (chilam= interprète-traducteur) qui donnera une nouvelle version des écrits. Lire c’est faire passer l’écriture de la nuit,

fondamentalement suhuy, dans le domaine solaire, k’as, mais ce faisant, on la rend impure, car son essence est de rester obscure, tout texte n’est donc “vrai” que tant qu’il n’est pas lu, le lire, c’est en l’éclairant, le déformer.

Mon hypothèse a un certain rapport avec la réalité du déchiffrement: il n’est pas rare

aujourd’hui de disposer de multiples lectures d’un seul glyphe, lectures multiples qui viennent s’ajouter aux multiplicités de lecture voulues par le scribe puisqu’un glyphe admet souvent un grand nombre d’allographes – c’est-à-dire d’autres signes désignant le même sens - et de sens

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différents. Le grand chic, pour les scribes mayas du VIIe siècle par exemple, est d’être des polygraphes accomplis, de ne jamais écrire le même signe dans un texte, d’écrire un même mot avec le plus grand nombre de signes différents. Lorsque l’on passe aux textes, la complexité et la diversité est plus grande encore: heureusement il y a les dessins pour tempérer l’ardeur des interprètes, car les Mayas n’écrivent jamais sans aussi dessiner, (rappelons que ts’ib signifie a la fois écrire et dessiner). Les chercheurs, dont le nombre augmente chaque année (plusieurs centaines de “spécialistes”, essentiellement américains du nord) travaillent notamment sur les fondements phonétiques et grammaticaux.

Je ne balayerai pas ici d’un revers de main ces fondements, bien au contraire, je pense que la connaissance de l’écriture maya passe par une connaissance plus profonde de la langue et de la grammaire, une connaissance de la langue dans tous ses sens et notamment des jeux de mots, un des ressorts essentiels de cette langue merveilleuse, pardonnez mon enthousiaste. Un des reproches principaux que l’on peut faire à une partie des épigraphistes est justement de ne pas parler couramment la langue maya, de ne pas en maîtriser la subtilité polysémique. Mais revenons à mon propos fondamental: pourquoi cette écriture est-elle divinatoire? Il nous faut faire un peu d’histoire et parler de la spécificité méso-américaine, cette aire culturelle qui comprend en gros les actuels états du Mexique et Guatemala.

Tout le monde s’accorde, même les épigraphes, sur le fait que les Mayas sont véritablement “obsédés”, “possédés” par le temps. Comment expliquer cela ?

Il y a une situation politique et géographique particulière, pour le dire vite, qui fait que quatre systèmes d’écriture (et peut-être cinq) ont surgi dans cette région du monde, sur une période de presque deux mille ans, sans que l’on ait pu établir de filiation précise entre chacun. Les Zapotèques (les plus anciens documents connus), les Olméques (on n’en est pas sûr, mais dans ce cas ils pourraient être plus anciens que les Zapotèques), les Mayas (les plus complets et sur lesquels on a le plus de documents), les Mixtèques et les Aztèques, écritures plus récentes et plus dessinées que les trois autres.

Joyce Marcus a montré comment les textes historiques des Mayas, comme ceux des autres cultures mésoaméricianes, ne correspondent pas à une conception « moderne » de l’histoire. Ces textes doivent se lirecomme des textes de manipulation du, temps associés à la prédiction de l’avenir, à l’ écriture de prophéties5

, genre que l’on retrouve dans les textes coloniaux écrits en écriture alphébétique. Prophéties et réécritures de l’histoire se combienent dans une

5 Joyce Marcus, Mesoamerican writing system : propaganda Myth and History in four ancient

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enbtreprise que l’on peut interprèter comme une volonté de modifier non seulement la « lecture » et l’interprétation future de l’histoire.

Donc, les Mayas, possédés par le temps, inventent leur système d’écriture-dessin et l’appellent ak’ab ts’ib, écriture obscure, écriture de la nuit mais cette histoire elle-me^me dans la mesure où chaque événement est cyclique, se répète, avec des variations, tout au long du temps infini. Dans une conception de l’histoire où les événements sont autant

d’actualisations, de répétitions d’un événement originel, écrire l’histoire devient alors unb moyen de faire advenir une fversion différente de cet évéenment dans le futur.

Le fait que l’écriture maya soit si souvent liée au compte du temps, que bon nombre

d’inscriptions commence par l’inscription d’une date – et cette date peut être soit « unique », c’est-à-dire liée à une origine, soit cyclique, impliquant son retour lors du cycle suivant – implique une volonté de lier cette écriture au contrôle du temps, à sa manipulation.

Commencer une insrption par une date ce serait, en particulier dans le cas ou cette date est cyclique, s’octroyer un pouvoir pour les événements futurs qui auront lieu à cette date. LA mise ne place d’une chronologie, caractéristique de l’écriture maya mais aussi de sa devancière l’écriture zapotèque, aurait donc été de pair avec celle d’un contrôle divinatoire sur cette chronologie.

Donc, les Mayas, possédés par le temps, inventent leur système d’écriture-dessin et l’appellent ak’ab ts’ib, écriture obscure, écriture de la nuit.

Ce nom est essentiel car il porte tout le projet épistémologique de l’écriture maya:

1 Quoique le scribe, et le lecteur après lui, s’efforce d’éclaircir, l’obscurité est plus forte car l’écriture appartient à la nuit.

2 l’écriture vient essentiellement du temps suhuy, originel, et elle y retourne: la vérité est dans la nuit, le jour solaire, est mensonger mais c’est le seul temps où les hommes peuvent se tenir debout, vivants, avant de retourner à leur origine nocturne. Ecrire c’est donc, lorsqu’on a compris cela, le projet fou d’entrer vivant dans le temps suhuy, à condition d’en respecter la structure énigmatique.

Les scribes mayas écrivent pour essayer de se survivre dans l’espoir de trouver un jour le sens caché qui leur permettra de ne plus mourir ... mais aussi en sachant qu’écrire c’est tromper, comme le dit un des noms de la mère cosmique, X-tabay, « la grande trompeuse ».

Celui qui trompe le mieux est celui qui écrira le mieux et pourra faire croire à ses descendants que la vérité est telle qu’il l’a écrite.

Il y a sans doute dans cette conception, un fond de sophisme, et si l’essence du monde était d’être mensongère? On retrouve d’ailleurs ce fond exposé clairement dans les rituels d’une

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autre société mexicaine, les Wirarikas, que l’on mentionne dans la littérature anthropologique sous le nom de Huicholes, bien connus pour leur usage du peyotl6

.

Bien que le chef de province maya s’appelle halach winik, “homme véritable”, ne se pare-t-il pas de ce nom parce qu’il sait que pour bien mentir il faut mentir vrai ? Savoir répondre aux énigmes par une énigme. Après moi, mon beau mensonge.

Un troisième nom du chamane maya est h-men (au féminin x-men), « faiseur », « fabricant », faiseur d’histoires et faiseur d’objets et de « golems », ces petits hommes d’argile, les

arouches, auxquels il donne la vie pour garder ses secrets. Capteur d’ancêtres dans les mots, les objets, les signes dessinés cou glyphes. Car le signe dessiné, comme le livre, est vivant. Mais, en maya, le mensonge n’est pas vraiment mensonge, il est tus, c’est-à-dire aussi comédie, fiction: l’homme est un faiseur de fictions, les Mayas ont découvert cela. Ce tus est aussi le nom d’un petit animal, un lépidoptère psychide, qui abandonne sa maison, espèce de coquille conique de quelques centimètres, dans la forêt en faisant croire qu’il y est encore. La vérité est toujours ailleurs, elle ne se donne pas à voir là où on croit qu’elle est, là où on nous affirme qu’elle est. Ce qui nous ramène à l’essence de la psychanalyse et au thème central de ce colloque, l’enlèvement, l’enlèvement du sens ... et la naissance de l’écriture.

Dernière question:

Si la divination est une discipline “noble”, la voyance, deuxième terme de l’intitulé de cette table ronde, a mauvaise presse.

Or, pour les Mayas, écrire, c’est voir l’invisible, le rendre visible. C’est utiliser cette double vision inversée propre aux Bakab, gardiens du monde et de l’eau suhuy, gardiens du temps originel, maîtres de l’inversion qu’ils portent dans leur nom même BAkAB, et dans leurs caractéristiques physiques (les yeux ouverts exorbités, ils dorment ; les yeux fermés, ils sont éveillés) engendrés par la mère cosmique , Bak (c’est un de ses noms) qui en se dédoublant s’inverse (bak + kab = bakab) et qui joue de toutes les variations de son nom: variations mayas en bak mineur et majeur. Les glyphes de Bak sont d’ailleurs des pictogrammes qui renvoient chacun a un sens particulier de bak: os, verser, héron et cerf, captif ...

Double vision inversée propre aux scribes, descendants des premiers hommes aux yeux d’abeilles de guêpes ou de frelons, c’est-à-dire à la double paire d’yeux, qui leur permettent de voir l’ancien futur, c’est-à-dire simultanément le passé et le futur.

6 Un autre « faiseur de mensonges » ou comme il se définit lui-même « un diseur de bul sheet », Carlos Castañeda, a rendu célèbre cette société, en écrivant les leçons d’un faux sorcier yaqui, qui était un vrai sorcier wirarika, reconstruit et réinterprété par l’auteur.

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Voilà l’idéal du scribe maya: écrire de telle manière que la lecture pour être “vraie” doive se faire simultanément dans le passé et dans l’avenir ...

Rendre cette lecture impossible pour un “simple mortel” et inscrire le projet du scribe dans celui du devenir immortel: entrer vivant dans la mort, ce qui d’ailleurs est un des objectifs du chamane dont le scribe maya hérite.

Et c’est cette écriture qu’ils nous ont laissée...

Une écriture qui, malgré les progrès considérables de ces dernières décennies, résiste toujours aux déchiffrements, peut-être parce que sa visée fondamentale est de résister au

déchiffrement.

Bibliographie

Boccara, Michel, Kuxan su’um Ak’ab ts’ib

Alain Breton, Aurore Monod Becquelin y Mario H. Ruz (editores) Los espacios mayas: usos, representaciones, creencias. México, Universidad Nacional Autonoma de México (Centro de Estudios Mayas) / Centro Francés de Estudios Mexicanos y Centroamericanos, 2003, 693 p. Joyce Marcus, Mesoamerican writing system : propaganda Myth and History in four ancient civilizations, Peinceton University Press, Princeton (New jersey), 1992.

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