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Un Territoire contesté: lutte herméneutique dans les annotations péritextuelles des manuscrits du Roman de Girart de Roussillon

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Un Territoire contesté:

lutte herméneutique dans les annotations péritextuelles des manuscrits du Roman de Girart de Roussillon

Clément Courteau, DLLF, Université McGill, Montréal Juillet 2019

A thesis submitted to McGill University in partial fulfillment of the requirements of the degree of Master of Arts

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2 Table des matières

Résumé _______________________________________________________________ 3 Remerciements _________________________________________________________ 4 Introduction ____________________________________________________________ 5 Chapitre 1 : Le manuscrit S, une lecture épique du Roman de Girart de Roussillon ___ 29 Chapitre 2 : Le manuscrit P, une lecture hagiographique du Roman de Girart de

Roussillon ____________________________________________________________ 50

Chapitre 3 : Le manuscrit B, une lecture didactique du Roman de Girart de Roussillon 68 Conclusion ___________________________________________________________ 85 Annexe 1. Exemples d’annotations_________________________________________ 93 Annexe 2. Tableau des annotation _________________________________________ 97 Bibliographie_________________________________________________________ 110

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Résumé

Chacun des manuscrits du Roman de Girart de Roussillon (XIVe siècle, les manuscrits datent du XVe) comporte un important appareil d’annotations péritextuelles (rubriques,

notæ et manicules). Ce mémoire montre que chacun de ces appareils d’annotation oriente la lecture de l’œuvre dans une direction particulière. Elle est tantôt dépeinte comme un récit épique, comme un roman hagiographique ou comme un « manuel » didactique. Ces interventions scribales dans les manuscrits du roman témoignent du malaise des copistes du XVe siècle devant l’œuvre polyégénérique qu’ils avaient à

transcrire.

Abstract

The manuscripts of the Roman de Girart de Roussillon (XIVth century, the manuscripts are from the XVth) all have an important peritextual apparatus (rubrics, notæ, manicules). This thesis shows that each of those apparati orients the novel’s reading towars a particular genre: epic, hagiographic or didactic. These scribal interventions in the novel’s manuscripts bear witness to the XVth century copists’ unease regarding the

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Remerciements

Merci au CRSH et au FRQSC pour le financement reçu à l’occasion de mon cheminement de maîtrise.

Merci à la fondation LOJIQ et au Département de Littérature, Traduction et Création de l’Université McGill pour avoir financé les séjours de recherche qui m’ont permis de produire ce mémoire.

Merci à Tania Van Hemelryck pour son généreux accueil à la Bibliothèque Royale de Belgique.

Je tiens à remercier très spécialement Isabelle Arseneau, ma directrice et mon interlocutrice principale dans les travaux qui ont mené à ce mémoire. Merci de m’avoir fait découvrir la littérature médiévale et initié à la codicologie. Merci pour le soutien et la générosité dont tu fais preuve depuis le tout début. C’est une chance et un plaisir que d’avoir croisé ton chemin, par hasard, en 2015.

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Introduction

L'histoire de Girart de Roussillon, duc de Bourgogne, et de son inimitié avec le roi de France, connaît une grande popularité pendant tout le Moyen Âge central et le bas Moyen Âge. Du XIIe au XVe siècle, on en dénombre pas moins de sept versions, sans compter les apparitions du duc dans des œuvres aussi variées que la Chanson de Roland1

ou Renart le Contrefait2. La première version connue est la Chanson de Girart de

Roussillon (XIIe siècle)3, qui relate la naissance d’un conflit entre le personnage éponyme

et Charles, le roi de France, après que ce dernier ait forcé Girart à échanger de fiancée avec lui. Girart se trouve donc à marier Berthe, la fiancée du roi, et le roi, à marier Elissent, la sœur de Berthe. La guerre éclate ensuite : le roi s’empare du château de Roussillon, Girart en reprend possession, puis de nombreuses batailles se succèdent jusqu’à la défaite de Girart. Suite à celle-ci, il vit un long exil pendant lequel il exerce le métier de charbonnier, et sa femme, celui de couturière. Par les bonnes paroles d’Elissent, ils reviennent finalement en grâce auprès du roi. Ce retour est de courte durée, car Girart déclare à nouveau la guerre au roi après l’assassinat de son fils. Il vainc éventuellement Charles et les deux souverains se réconcilient. Selon René Louis, cette histoire aurait été « créée, sous sa forme première, par le transfert épique de la légende de Girart de Vienne dans le comté

1 « Li quens Rollant est muntet el destrer. AOI / cuntre lui vient sis compainz Oliver ; / Vint i Gerart de Rossillon li fiers » (La Chanson de Roland, éd. Jean Dufournet, Paris, Flammarion, 2017, v. 792-797). 2 « Gerard de Roussillon, conte de Bourgogne, translata le corpz de Marie Magdalene a l’abbaÿe de Verselay, qu’il avoit fondée ». (Le Roman de Renart le contrefait, éd. Gaston Raynaud, Paris, Honoré Champion, 1914, p. 263).

3 Joseph Bédier, Les Légendes épiques : recherches sur la formation des chansons de geste, Paris, Champion, 1926, vol. 2, p. 3.

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6 de Roussillon4 ». Ce transfert aurait en quelque sorte mis l’accent sur le caractère double de Girart, « tantôt défenseur du peuple fidèle, tantôt fléau de l’empire franc5 » : là où Girart de Vienne témoignerait d’une préférence pour le Girart « champion de la chrétienté », Girart de Roussillon s’attacherait plutôt à mettre en scène « le batailleur néfaste6 ». Cette oscillation n’aura de cesse dans l’histoire des réécritures de ce récit.

Après la chanson de geste, on tire un récit hagiographique de l’histoire de Girart : la Vita Nobilissimi Comitis Girardi De Rossellon. Même si Paul Meyer, dans sa généalogie des récits sur Girart, place ce dernier au tout début de la tradition, (« une vie latine écrite avant la fin du XIe siècle ou au commencement du XIIe7 »), cette datation est remise en question par Joseph Bédier qui conclut dans ses Légendes épiques que la Vita « n’a pu être écrite avant le XIIe siècle8 », mais soutient tout de même qu’elle « est probablement antérieure au poème de Girard de Roussillon qui nous est parvenu9 ». René Louis repousse

à son tour la datation de la vie latine en observant qu’elle est construite sur le modèle de la version d’Oxford de la Chanson de Girart de Roussillon10. Comme le plus récent des

manuscrits existant de la Vita, un fragment du manuscrit BnF Lat. 13090, date des « premières années du XIIIe siècle11 », nous nous en tiendrons à cette date ainsi qu’à l’analyse de René Louis pour conclure qu’elle est bel et bien une réécriture latine du récit

4 René Louis, De l'Histoire à la légende, Auxerre, Aux Bureaux de l'Imprimerie Moderne, 1946, vol. 1, p. 283.

5 Ibid. p. 284. 6 Idem.

7 Paul Meyer, La Légende de Girart de Roussillon, texte latin et ancienne traduction bourguignonne, Nogent-le-Rotrou, Imprimerie Daupeley Gouverneur, 1878, p. 11.

8 Joseph Bédier, op. cit., p. 41. 9 Ibid. p. 41.

10 René Louis, op. cit., vol. 3, p. 129. 11 Paul Meyer, op. cit., p. 162.

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7 épique. La Vita est ensuite traduite en français en Bourgogne « vers le milieu ou la fin du XIIIe siècle »12.

Dans ces œuvres, le côté pieux du héros est mis de l’avant, comme en témoigne le portrait qu’elles dressent d’un Girart chrétien : « Li diz Girarz fu nobles es humaines choses, mas il fu plus nobles es chouses divines. […] Il fu très bons vaingerres de larrons et de preors et très piteux deffenderres des povres Jhesucrit. Il fut vainquerres en bataille, quar il s’estudioit adès en honorer Deu13 ». L’ardeur au combat du Girart épique (« om plus

ne vaut ne melz ne join. […] Tal proeche e valor tex en son poin, / Non a poor d’onor c’on l’an redoin14 ») se trouve encadrée dans une ferveur chrétienne qui seule lui permet de

triompher. Les deux premières versions donnent donc deux points de référence distincts pour l’histoire de Girart de Roussillon : la chanson de geste met de l'avant l'aspect guerrier et politique du récit, en décrivant longuement les intrigues et les batailles qui le constituent, tandis que le récit hagiographique met de l'avant la conversion du héros (qui arrive dès le début) et les miracles qu’il réalise.

On voit ensuite apparaître, avec le Roman de Girart de Roussillon (ca. 133015), une œuvre synthétique qui incorpore des éléments des deux versions précédentes, comme en témoigne le narrateur du roman lui-même lorsqu’il situe historiquement la vie de Girart, non pas pendant le règne de Charles Martel (A.D. 688-741), comme le fait la chanson de geste, mais pendant celui de Charles le Chauve (A.D. 823-877) :

12 Ibid. p. 163. 13 Ibid. p. 179.

14 La Chanson de Girart de Roussillon, éd. Micheline Combarieu Du Grès, Paris, Le livre de poche, coll. « Lettres Gothiques », 1993, p. 163-168.

15 Edward Ham, Girart de Roussillon : roman bourguignon du XIVe siècle, New Haven, Yale University

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8 Cilz Charles fut nommés, saichés, Charles li Chaves ;

Petit avoit coleur, qu’il estoit ung pou fauves. La cronique en latin ainssin le me reconte ; Cilz qui fit le romant en fait un autre conte Et dist Charles Martiaux ainssin le demena,

Ancore dit mont de choses qu’il baille pour notoires Que selonc loe latim je ne trouve pas voires,

Et pour ce au latim me vul dou tout aordre16.

L’auteur travaille donc à partir des deux versions antérieures et tente de départager le vrai du faux dans chacune d’entre elles. Sa remarque concernant la véracité de la version latine, si elle s’avère juste pour ce qui est de Charles le Chauve, tient pour le reste du roman davantage de la convention : son récit est ponctué d’allusions à une chronique en latin, comme s’il y puisait toute la matière du roman. Dans l’ouvrage du même nom, Roger Dragonetti appelle le « mirage des sources » ce phénomène d’invention d’une source fictive de laquelle on extrairait un roman. Cette pratique, dit Dragonetti, « ne vise pas à exprimer la vérité, mais à la construire rhétoriquement et symboliquement17 ». C’est bel et bien cette construction que vise l’auteur du roman, en donnant à son œuvre la patine du récit hagiographique tandis qu’il puise énormément dans la chanson de geste, ce qui apparaît clairement dans le découpage narratif du roman.

Dans le récit hagiographique, la section précédant l’exil de Girart est extrêmement succincte. Au tout début du récit, on mentionne seulement que le roi jette Girart « fuer de sa terre nativel, et mit fuer de sa propre possession18 ». On poursuit immédiatement avec la conversion du héros : « Girart mit s’esperance en Deu et il fu couverz de l’ombre

16 Ibid. v. 79-86. Les passages du Roman de Girart de Roussillon seront dorénavant désignés seulement par les numéros de vers.

17 Roger Dragonetti, Le Mirage des sources : l’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Seuil, coll. « Arts et littérature », 1987, p. 19.

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9 d’icelui, et ala en exil sanz paour, ensemble sa femme19 ». Dans la chanson de geste, l’exil

de Girart se trouve à la toute fin, après 7 000 vers (sur 10 000) d’intrigues militaires et de batailles. L’auteur du roman, pour sa part, place ce passage après les deux mille premiers vers du récit, soit environ au tiers de ce dernier. Il fait donc débuter son livre par des récits guerriers et politiques semblables à ceux que l’on peut lire dans la Chanson de Girart de

Roussillon. La conversion du héros fait alors figure d’intermède avant la poursuite de la

guerre entre le duc et le roi. La Vita, pour présenter un Girart unilatéralement pieux, fait débuter son histoire avec un exil qui n’a pas pour fonction d’assurer la conversion du protagoniste, qui était d’emblée « nobles es humaines choses, mais […] plus noble es chouses divines20 », mais simplement de démontrer son humilité, lui qui « converti la necessité de fuïr en bonne volanté de penitance21 ». La Chanson, au contraire, ne s’acquitte de sa dette envers l’origine monastique de Girart qu’à la toute fin, en racontant un exil au cours duquel le duc ne renonce à sa rancœur et ne se tourne vers Dieu qu’après des milliers de vers de combats sanglants. Le roman, quant à lui, se fait l’intermédiaire entre les deux œuvres, et place l’exil et la conversion de Girart au cœur de son intrigue, faisant du duc à la fois un chef guerrier orgueilleux et redoutable, et un homme pieux et repenti.

L’interaction en son sein des deux versions antérieures de Girart, qui appartenaient auparavant à deux œuvres concurrentes22, produit un mouvement oscillatoire dans le

personnage du duc, c’est-à-dire que Girart passe d’une personnalité de chef guerrier

19 Idem. 20 Ibid. p. 179. 21 Ibid. p. 181.

22 « Le but des moines de Pothières […] était de substituer à une tradition locale de vénération […] une véritable légende hagiographique, qui […] s’adresserait à tous les chrétiens ». (René Louis, op. cit., vol. 3, p. 142.)

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10 orgueilleux à celle de pieux converti, puis redevient, le temps des batailles, un combattant brutal qui abat ses adversaires à coups de massue :

Girarz tost se redrece, touz droiz saut en la place, Puis prant a son costé une tres pesant mace, Le roy saisit au froin, tel cop li done en teste Qu’il li sambla qu’il fust feruz d’une tempeste ; Li yaumes s’esquartelle, li bacinoz fondit,

A bien pres que le roy tout mort ne confondit. (v. 4883-4888)

Ce va-et-vient, qui naît de la cohabitation dans une même œuvre de deux versions incompatibles du duc, crée un personnage plus complexe que le Girart de la Chanson ou de la Vita ne l’étaient, en ce qu’il est désormais le sujet d’un déchirement interne dont l’issue détermine celle du roman.

On peut rendre compte de la difference entre les versions en termes de poétique des genres. Dans un ouvrage sur le roman moderne qu’il fait paraître en 1972, E. M. Forster distingue deux grands types de personnages : le flat et le round character. C’est précisément la présence au sein d’un seul et même personnage de plusieurs instances décisionnelles qui permet de passer de la première à la seconde catégorie : « Flat characters […] are constructed round a single idea or quality: when there is more than one factor in them, we get the beginning of the curve towards the round23 ». Le sujet d’étude de Forster est le roman moderne, aussi donne-t-il des exemples de flat characters parmi les personnages secondaires de Dickens ou Proust. Il est toutefois facile de lier l’unidimensionnalité des flat characters, constitutés d’un seul principe, à l’épopée décrite par Georg Lukàcs comme une parfaite coïncidence entre l’âme et le monde : « Être et

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11 destin, aventure et achèvement, existence et essence sont alors des notions identiques24 ». Sans que l’on puisse exactement retrouver cet esprit de plénitude dans la Chanson de Girart

de Roussillon, qui présente un monde déchiré par des guerres intestines et meurtrières, il

reste que le Girart épique, qui n’est mû que par son désir de vengeance, réussit plus facilement la « parfaite convenance de [ses] actes aux exigences intérieures de [son] âme25 », que le Girart du Roman, qui est l’hybride entre au moins deux formes littéraires en lutte l’une contre l’autre. Cette lutte, déplacée du terrain de la réception où les moines de Pothières tentent de supplanter la popularité de la Chanson de Girart de Roussillon avec leur Vita, à celui de l’œuvre elle-même, crée un Girart « arrondi ». Même si E. M. Forster ne donne aucune définition du round character26, il fournit tout de même une piste d’analyse sous la forme d’une énumération. Appartiennent à la catégorie des round

characters « all the principal characters in War and Peace, all the Dostoevsky characters,

and some of the Proust [and] Madame Bovary27 » – autrement dit, certains des personnages parmi les plus célèbres du roman moderne. La tension entre le Girart épique et le Girart hagiographique serait donc constitutive du personnage de Girart comme héros de roman, et la présence en lui de ces deux ancêtres serait à comprendre comme l’origine de la complexité – même relative – de sa vie intérieure. La mémoire transgénérationnelle de Girart apparaît dans le Roman comme une incohérence dans la conduite du personnage. Par exemple, lorsqu’il a l’occasion une première fois de capturer Charles, il le laisse fuir,

24 Georg Lukács, La Théorie du roman (trad. de Jean de Clairevoye), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989, p. 21.

25 Idem.

26 « As for the round characters proper, they have already been defined by implication and no more need be said ». (Edward Morgan Forster, op. cit. p. 86.)

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12 n’écoutant à ce moment que sa foi (« Bien l’aüst pris Girarz, occis et detenu, / Se sa tres bonne foy ne l’an haüst tenu » [3543-3544]), tandis que plus tard, pris de colère, il le pourchasse dans la bataille : « Ainsint com il estoit en ceste tres grant ire, / Dou roy Challe le Chauf va choisir la bataille, / Celle part s’est tornez, talent ha qu’il y aille, / Il saisit un espié, la s’an va de random » (v. 4866-4869). L’arbitraire dans les décisions de Girart, qui écoute, plus que les nécessités objectives de la situation, les aléas de sa vie intérieure, témoigne de son accession à la subjectivité, comprise selon Peter Sloterdijk comme la possibilité d'une « action menée de son propre chef ». Pour le philosophe, le processus de subjectivation

place ce qui donne l'ordre à l'intérieur même de celui qui l'écoute en sorte que celui-ci, lorsqu'il cède, semble seulement écouter sa voix intérieure. Cela exige, crée et emplit à la fois cet état de fait que l’on nomme subjectivité. On désigne donc ainsi le fait que l’individu a un pouvoir de codécision dans l’édification de l’instance qui est en droit de lui donner des ordres28.

On peut lire cette définition de la subjectivité comme un complément psychologique à ce que Lukàcs appelle la « forme intérieure du roman29 ». Le « divorce entre l’être de la réalité et le devoir-être de l’idéal30 », c’est-à-dire selon Lukàcs le fait

qu’« être » et « destin » ne sont plus des notions qui coïncident parfaitement, la réalité devient « un discontinu hétérogène31 » dans lequel l’individu se trouve égaré. Il ne pourra retrouver son chemin qu’au terme d’une « marche vers soi » romanesque qui, si elle le mène à la « connaissance de soi », le mène surtout à la connaissance de « la dissociation

28 Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal (trad. Olivier Mannoni), Paris, Buchet/Chastel, coll. « Libella-Maren Sell essais-documents », 2006, p. 86.

29 Georg Lukàcs, op. cit., p. 75. 30 Ibid. p. 74.

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13 entre être et devoir-être32 ». Cette séparation, qui empêche de trouver dans le monde un principe moteur selon lequel modeler son action, ne laisse comme possibilité de synthèse que l’intériorisation de l’instance qui guide son destin. Le devenir-sujet de Girart est donc le signe de son devenir-personnage de roman.

Le Roman de Girart de Roussillon, en plus de rassembler les deux traditions (épique et hagiographique) de l’histoire de Girart, ajoute une troisième dimension au récit. Dédié à Jeanne de Bourgogne et sa famille, dont son frère Eudes IV de Bourgogne, l’œuvre signe l’entrée en politique de Girart de Roussillon, présenté comme l’ancêtre fondateur de la maison ducale : « Cis est chiés dou lignaige a noz dux de Borgoigne, / Einseint com la cronique en latin le tesmoingne ; / Miauz en doivent amer le leu ou il repouse / Et deffendre et garder comme leur propre chouse » (v. 253-256). Même s’il est tout à fait possible que le roman soit une commande de Jeanne, qui était connue pour commander des traductions d’ouvrages en latin33, cette filiation nouvelle concerne plus directement Eudes, présenté

comme l’héritier de Girart lui-même : « Eudes, quens de Borgoigne, dux et cuens paladins, / Et ancor cuens d’Artois et sires de Salins; / Tu es li hoirs Girart, tu es son successeur » (v. 263-265). Le lien direct de Girart avec Eudes IV est renforcé par le fait qu’il est le premier duc à administrer une Bourgogne relativement indépendante politiquement depuis l’obtention de la Double charte aux Bourguignons qui, en 1315, contribue au sentiment

32 Ibid. p. 76.

33 Claudine Chavannes Mazel, « From amusement to ambition: the books of the first Valois Queen Jeanne de Bourgnone and those of her predecessors », dans The Books of Jeanne de Bourgogne, Queen of France, 2016, p. 13.

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14 d’unité politique des bourguignons34 et participe de leur volonté de faire sécession d’avec

la couronne de France35.

Davantage qu’une simple adresse au destinateur, cet arrimage de Girart avec les ducs de Bourgogne résulte en une importante transformation du roman lui-même. En plus des dimensions épique et hagiographique, qui cohabitent tant bien que mal dans le roman, une troisième dimension, didactique, y est incorporée. Les « traces de littérature exemplaire36 » relevées par Antonella Negri dans un article qui paraît en 1999 sont visibles

notamment par l’insertion d’une série d’exempla dans le cœur du roman. Ces exempla fonctionnent, selon Negri, comme un miroir pour le prince qui utilise la figure de Girart pour s’adresser aux souverains bourguignons à qui le roman est dédié37. À ces exempla, il

faut ajouter les très nombreux proverbes et sentences qui figurent dans le roman. Selon Elisabeth Schulze-Busacker, le proverbe et la sentence se caractérisent tous deux « par une formulation succincte », le proverbe étant « universellement connu grâce à sa provenance ancestrale », tandis que la sentence, quant à elle, l’est « en tant qu’énoncé d’un sage dont l’opinion est généralement acceptée38 ». La Vita comporte elle aussi des énoncés

gnomiques (au nombre de huit) qui sont toujours des sentences, c’est-à-dire qu’ils tirent leur autorité de divers personnages bibliques – David, Jésus ou les apôtres – dont les paroles sont orientées vers la rédemption et la foi : « Selonc ce que David dit : nostres sires adresce

34 Bob Putigny, L’Épopée bourguignonne, Paris, Robert Laffont, 1986, p. 61. 35 René Louis, op. cit. vol. 2, p. 292.

36 Antonella Negri,«‘Or devons revenir dou livre a la matiere’. Tracce di letteratura esemplare nel Girart de

Roussillon del XIV secolo », dans Dominique Boutet, Marie-Madelaine Castellani, Françoise Ferrand et Aimé Petit (dir), Plaist vost oïr bone cançon vallant? Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à François Suard, t. II, Lille, Travaux et Recherches, 1999, p. 657. Les guillemets anglais dans les chevrons.

37 Ibid. p. 662. Nous paraphrasons de l’italien.

38 Élisabeth Schulze-Busacker, La Didactique profane au Moyen Âge, Paris, Classiques Garnier, coll. « Recherches littéraires médiévales », 2012, p. 14.

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les malmis, nostrez sires desloie les amprisonez39 » ; « Comme la sainte escripture le dit, li

faiz de l’uevre est bons argumenz de veraie dilection ; et nostres Sires meïsmes le

tesmoingne qui dit : ce que vos havez fait a .i. de mes très petiz, vous l’avez fait a moi40 » ; « Selonc la parole de l’apostre qui dit : li mauvais mariz sera sauvez par sa feal femme41 ». À une seule occasion, le roman reprend telle quelle une sentence de la Vita. Il s’agit du jugement différentiel de Charles et de Girart, qui est illustré par deux sentences traitées dans un même contexte dans la Vie et le roman :

En tel manière Dex apropria convenablement en aucune manière au roy Challe ce que David dit au psalme qui dit : li rois n’est pas sauvez par sa grant vertu, et

cetera, et a Girart le sergent Deu avient a bon droit ce qui ci ensuit : esgardez, li oil nostre Seignor sont sus cels qui lou doutent, et cetera42.

Trop bien avint au roy ce que nous dit David, Qui fuit de touz prophetes et la fleurs et la vid, Li rois n’est pas savés pour la grant multitude De sa poissant vertus, trop est foux qui le cuide. A Girart le bon conte est trop bien avenu Ce qui est ou sauthier après ce contenu,

Li euil Nostre Seigneur gardent ces qui le doutent Qu’an sa misericorde leur esperance boutent ; Ja pour sa grant vertus n’iert savés li geans,

Mais qui bien doute Dieu et est en luy creant. (v. 3557-3566)

Le reste du temps, le roman présente des proverbes qui ne tirent pas leur autorité d’un personnage influent. Ceux-ci prennent souvent directement le souverain pour destinataire et se présentent comme des leçons sur la générosité ou la bonne gestion du royaume : « Riches princes avers qui avoir ha senz conte, / S'il ne seit qu'est doners, vivre doit a grant honte » (v. 905-906) ; « touz hons se devoit en lïesse / Partir de son signeur et non pas en tristesse » (v. 2763-2764) ou encore « Li rois se recommande es freres par savoir / Et leur

39 Paul Meyer, op. cit., p. 181. 40 Ibid. p. 195.

41 Ibid. p. 207. 42 Ibid. p. 189.

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16 fist largement donner de son havoir » (v. 2785-2786). On voit à la différence de ton et d’objet de ces énoncés la distance que prend le roman, dans sa dimension didactique, avec le récit hagiographique. Même s’il incorpore ses éléments édifiants et sa morale chrétienne, il fait d’importants développements sur le plan didactique en fournissant des conseils de bonne gouvernance aux chefs d’état. Plus qu’une simple stratégie d’autoconservation de la part des moines de Pothières comme l’avance René Louis43, cet arrimage de l’histoire de Girart avec la cour des ducs de Bourgogne occasionne des développements littéraires importants qui renouvellent bel et bien le roman et transforment pour toujours la façon de raconter l’histoire de Girart de Roussillon.

Avec la politisation de l’histoire de Girart et la dimension didactique qui la caractérise, le duc devient le héros mythique d'une Bourgogne autonome et revendicatrice, et sa lutte contre le roi de France devient une figure de la lutte qui opposera durant les siècles suivants le camp bourguignon à la couronne de France44. Il n'est donc pas surprenant qu'il devienne un élément clef de la bourgondisation littéraire, ce « processus d’unification de territoires distincts […] entrepris par les ducs de Bourgogne entre 1419 et 1477, au moyen de la culture et de la bibliophilie »45 décrit et étudié par Tania Van Hemelryck. On peut effectivement voir, lorsque Philippe le Bon commande en 1447 une mise en prose de

43 « L’important, désormais, est de persuader aux ducs de Bourgogne que Girart est leur glorieux et vénérable ancêtre, la tige de leur lignage, le patron et le parangon de toute la noblesse bourguignonne. En agissant de la sorte, on escompte que les ducs et leurs fidèles se feront un pieux devoir de protéger l’abbaye contre ses ennemis, de la combler de largesses et de lui manifester leur bienveillance en toutes occasions ». René Louis, op. cit., vol. 3, p. 293.

44 Martin Gosman, « Le nationalisme naissant et le sentiment de la natio », dans Gabriel et al. (dir), L’Épopée

romane : actes du XVe congrès international Rencesvals, Poitiers 21-27 août 2000, vol. 1, Poitiers, Centre

d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale, 2002, p. 844.

45 Tania Van Hemelryck, « Qu'est-ce que la littérature... française à la cour des ducs de Bourgogne? », dans Werner Paravicini, Torsten, Hiltman, et Frank Viltar, La cours de Bourgone et l’Europe, le rayonnement et les limites d’un modèle culturel, Ostfildern, Jan Thorbecke Verlag, 2013, p. 464-465.

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Girart de Roussillon à Jean Wauquelin en lui fournissant un exemplaire du roman en

alexandrins46, un parfait exemple de « la place centrale occupée par le duc dans la création,

la présentation ainsi que la diffusion de textes originaux, et non plus seulement de manuscrits47 » qui définit la bourgondisation littéraire. La compatibilité de l’histoire de Girart avec les intérêts politiques de Philippe le Bon, qui voulait « donner un fondement historique à ses ambitions territoriales48 » est telle que le duc commande en plus de celle de Wauquelin, une seconde mise en prose de Girart de Roussillon à David Aubert, intégrée à son Histoire de Charles Martel.

Cette popularité de l’histoire du duc au XVe siècle a renforcé la perception du

roman en alexandrins comme simple intermédiaire entre l’époque des origines (la Chanson et la Vita) et l’aboutissement politique de Girart avec les mises en prose. Dans la longue généalogie des œuvres racontant l’histoire de Girart de Roussillon, on s’est surtout intéressé à ces deux extrémités de la tradition. Les premiers romanistes, au XIXe siècle, ont voulu revenir aux origines de la légende49, tandis que le développement récent des études sur la culture littéraire à la cour de Bourgogne met l’accent sur le phénomène de bourgondisation littéraire. Il en résulte qu’outre l’article, cité plus haut, d’Antonella Negri, celui de Martin Gosman, et un autre d’Edward Ham (précédant son édition de 1939), très

46 Yvon Lacaze, « Le rôle des traditions dans la genèse d'un sentiment national au XVe siècle. La Bourgogne de Philippe Le Bon », dans Bibliothèque de l'école des chartes, t.129, Paris, 1971, p. 313.

47 Tania Van Hemelryck, loc. cit.

48 Sandrine Hériché Pradeau, « Girart de Roussillon : la stratégie hagiographique d’une compilation », dans M.-C. de Crécy (éd.), Jean Wauquelin : De Mons à la cour de Bourgogne, Bruxelles, Brepols, 2006, p. 89-90.

49 En 1878, dans son édition de la Vita Nobilissimi Comitis Girardi de Rossellon et de sa traduction du XIIIe siècle, Paul Meyer exprime clairement son intérêt de recherche : « Ceux qui, avec plus ou moins de critique,

ont étudié cette légende, ne se sont pas aperçus que les trois documents les plus récents : le roman en alexandrins, la mise en prose et l'abrégé de la mise en prose, n'ont presque aucune originalité, ayant été formés par une compilation arbitraire d'éléments empruntés aux deux premiers textes. Par conséquent, tout ce qui a été écrit sur la légende de Girart de Roussillon jusqu'à ce jour manque entièrement de base. » (Paul Meyer, op. cit. p. 161-162.)

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18 peu de choses ont été écrites sur le roman du XIVe siècle. Soit il est dédaigné des premiers romanistes50, soit il est simplement mentionné comme point de départ pour les mises en

prose51, mais il est très rarement lu pour lui-même.

On peut expliquer l’oubli relatif du roman en alexandrins par des raisons historiques : il serait alors la conséquence de l’éclat politique et culturel de la dynastie des Valois-Bourgogne, qui a tôt fait d’éclipser le règne d’Eudes IV, ainsi que des travaux des premiers romanistes, dont l’intérêt pour les versions originales a jeté les bases d’études qui, naturellement, ont poursuivi cette quête52. Mais il y a aussi d’autres raisons, inhérentes à l’œuvre elle-même, qui la rendent difficile d’accès et d’un intérêt incertain pour un lecteur d’aujourd’hui. Michel Zink a parlé, au sujet de la littérature du Moyen Âge tardif, du « déclin » de la forme romanesque, et note que « personne ne lit plus les romans du XIVe et du XVe siècles. […] On soupçonne en eux une forme qui a perdu son sens et qui se répète

en remaniements et en compilations interminables et dépourvus d’invention53 ». Ces

romans sont caractérisés par « le mélange des genres et des visions du monde,

50 « Nous pouvons sans dommage négliger ici ces répliques tardives et nous en tenir à une analyse du vieux poème du XIIe siècle » (Joseph Bédier, op. cit. p. 4.); « La version en alexandrins est un document curieux de la littérature du XIVe siècle. […] Il n’y a rien à en tirer pour l’histoire de Girart de Roussillon, personnage légendaire, ni, à plus forte raison pour celle du comte Girart, personnage historique ». (Paul Meyer, « La Légende de Girart de Roussillon », dans Romania, t.7, n°26, 1878, p. CXLI); René Louis parle quant à lui de « sa tendance moralisante et des anecdotes édifiantes, complètement étrangères au sujet, dont son récit est surchargé à l’instar d’un sermon », et qualifie son auteur de « simple compilateur, incapable de sentir la poésie qui fait pour nous le prix de la chanson de geste du manuscrit d’Oxford, il en omet les épisodes les plus émouvants ou, s’il chercher à les transposer, il en détruit tout le charme ». (René Louis, op. cit., vol. 3, p. 294-295.)

51 Sandrine Hériché-Pradeau, loc. cit, p. 91 et Yvon Lacaze, loc. cit. p. 313.

52 On voit l’importance accordée aux versions originales au très grand nombre de travaux portant sur La

Chanson de Girart de Roussillon : nous avons recensé 70 ouvrages et articles aux XXe et XXIe siècles pour la chanson de geste ou le récit hagiographique, contre trois articles pour le roman en alexandrins. Ces articles sont recensés dans la section 2.1 de la bibliographie, « Sur la Chanson de Girart de Roussillon », p. 110 et suivantes.

53 Michel Zink, « Le Roman », dans Jean Frappier, Jean et. al. (dir.). Grundriss der romanischen Literaturen

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19 hagiographique, romanesque, idyllique, chevaleresque, courtoise54 », qui fait qu’ils manquent « de cohérence thématique ou idéologique au regard des grands genres du Moyen Âge "classique"55 ». Ce manque de cohérence s’approche beaucoup de la « résolution des différents genres littéraires et des modes d’utilisation variés qui leur sont liés en une forme unique56 » dont parle toujours Michel Zink au sujet des mises en prose du XVe siècle. La résolution d’une pluralité de « visions du monde » en une seule œuvre aurait

pour conséquence que l’attente [du public] est la même quelle que soit l’histoire racontée, et qu’elle dérive d’une chanson de geste, d’un roman antique ou breton, d’un récit hagiographique. La vision du monde propre à chacun de ces genres perd dès lors de sa spécificité aux yeux du lecteur et se fond dans une sorte de syncrétisme idéologique commun à toute la littérature narrative57.

Ce syncrétisme est une caractéristique bien réelle du Roman de Girart de Roussillon. Mais il n’est pas dans cette œuvre le résultat d’un « déclin » du roman en une « forme qui a perdu son sens58 ». Il résulte plutôt, on l’a vu, d’un véritable projet de composition qui vise à faire

le pont entre les deux courants existant de l’histoire de Girart de Roussillon, la chanson de geste et le récit hagiographique, en les enrichissant d’un développement didactique capable de lui faire conquérir le terrain nouveau de la littérature politique.

Cette construction hybride ne facilite pas la tâche du lecteur moderne qui, comme le dit Michel Zink, n’a qu’un accès difficile aux œuvres versifiées de cette époque. Le

Roman de Girart de Roussillon, intermédiaire, sur le plan historique entre deux époques

plus glorieuses, et sur le plan stylistique entre trois formes littéraires, semble devoir 54 Ibid. p. 205. 55 Ibid. p. 204. 56 Ibid. p. 205. 57 Ibid. p. 204. 58 Ibid. p. 197.

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20 demeurer un tout informe au fonctionnement insaisissable, dont la résistance à l’interprétation n’est pas le fruit d’une élaboration poétique dense et maîtrisée, mais d’une construction dispersée et aléatoire. On comprend dès lors mieux l’intérêt modéré de la critique pour une pareille œuvre, précédée d’une chanson de geste de la première heure et suivie par les grandes mises en prose.

Il semble donc que les difficultés inhérentes au Roman de Girart de Roussillon pour un lecteur moderne et sa situation d’intermédiaire entre deux époques, qui tendent à le ranger du côté de la « littérature d’intérêt historique59 », invitent à appréhender l’œuvre à travers la lunette proposée par les travaux d’ « esthétique de la réception » de Hans Robert Jauss. Ce projet de rénovation de l’histoire littéraire à partir de la « dimension de l’effet produit » par une œuvre « et du sens que lui attribue son public60 » jette un meilleur éclairage que les seules méthodes d’exégèse poétiques – que la construction tripartite du

Roman met en déroute – sur le fonctionnement littéraire de l’œuvre. Pour comprendre la

spécificité littéraire d’une œuvre intermédiaire comme le Roman de Girart de Roussillon, éclipsée par ses prédéce sseurs autant que ses successeurs et dénigrée par les critiques, il est donc nécessaire de considérer

la participation active de ceux auxquels elle est destinée. C’est leur intervention qui fait entrer l’œuvre dans la continuité mouvante de l’expérience littéraire, ou l’horizon ne cesse de changer, ou s’opère en permanence le passage de la réception passive à la réception active, de la simple lecture à la compréhension critique, de la norme esthétique admise à son dépassement par une production nouvelle.61

59 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception (trad. de Claude Maillard), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990 [1978], p. 33.

60 Ibid. p. 48.

(21)

21 Le Roman de Girart de Roussillon porte dans ses pages même la trace de cette « participation active » des destinataires qui révèle le « passage de la réception passive à la réception active ». Leur intervention sur et dans l’œuvre apparaît sous la forme d’annotations péritextuelles62 que l’on peut retrouver dans les exemplaires du roman qui nous sont parvenus. Chacun des quatre manuscrits comporte un nombre surprenant d’annotations, que ce soit des rubriques qui découpent le texte en unités narratives, ou des

notæ et des manicules tracées en marge du texte et qui pointent certains vers ou groupes de

vers apparaissant alors plus dignes d’attention que les autres63.

Comme le remarque Elspeth Kennedy, sans être de véritables remanieurs, « the scribes were often "editors" in the sense that they seem to have aimed at producing a text

62 Pour Gérard Genette, le paratexte se définit comme « ce par quoi un texte se fait livre », c’est-à-dire l’ensemble des éléments (titre, nom d’auteur, préface, etc.) qui accompagnent le texte proprement dit. Le terme de péritexte désigne les éléments paratextuels qui sont « inséré dans les interstices du texte, comme les titres de chapitres ou certaines notes. » Comme les annotations de nos manuscrits se retrouvent entre certains vers (pour les rubriques), dans les marges du texte (pour les rubriques, notae et manicules) ou même à travers le texte lui-même (pour certaines manicules), nous parlons d’annotations péritextuelles. (Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1987, p. 5-7.)

63 Les rubriques sont des inscriptions habituellement tracées en rouge qui servent à découper le texte en unités narratives. Dans nos manuscrits, elles varient en longueur – de quelques mots à plusieurs lignes – et en emplacement : elles sont insérées entre différents blocs de texte, qu’elles viennent alors séparer en sections distinctes, ou en marge de certains vers.

Les notæ, parfois écrites au long mais la plupart du temps abbréviées par la lettre No, sont des annotations très répandues dans nos manuscrits et devaient servir à relever l’intérêt de vers ou de groupe de vers. Certaines notæ sont accompagnées de crochets qui indiquent clairement les vers à propos desquels elles ont été tracées.

Les manicules sont des dessins de petites mains dont l’index pointe un vers ou un groupe de vers pour y attirer l’attention du lecteur. Comme pour les notæ, certaines manicules sont accompagnées de crochets pour spécifier quels vers elles désignent.

Tous nos manuscrits comportent les trois types d’annotations. Il ne nous a pas été possible de comprendre la différence fonctionnelle, s’il y en a une, entre les notæ et les manicules. Il nous semble que ces deux types d’annotations ont une fonction similaire, soit relever certains passages jugés dignes d’intérêt. Aussi l’utilisation des notæ et manicules nous semble indifférenciée. Elles servent toutes deux à désigner le même genre de passages, par exemple une séquence narrative ou un proverbe, et semblent être utilisées indifféremment. Toutefois, certains passages sont annotés à la fois par une nota et une manicule, ce qui laisse supposer que ces deux types d’annotations auraient leur spécificité.

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22 which would be agreeable to their readers64 ». L’auteure parle ici, non pas d’annotations péritextuelles, mais des variantes qu’ils font subir au texte lui-même. En 1987, Sylvia Huot prolonge la réflexion de Kennedy en étendant le concept de « scribe as editor » aux annotations marginales du Roman de la Rose. Son étude révèle que

different readings […] are revealed through the critical apparatus – rubrics, minatures, glosses – with which so many Rose manuscripts are equipped. […] Medievalists are already accustomed to the phenomenon of multiple versions of traditional tales, speaking, for example, of the ‘courtly version’ and the ‘common version’ of the Tristan legend. This distinction applies not only to poetic redaction, but also to scribal editorializing.65

Les observations de Sylvia Huot semblent correspondre assez bien à la réalité des manuscrits du Roman de Girart de Roussillon, en ce que chacun d’entre eux possède un appareil d'annotations qui lui est propre. Même s'ils partagent certaines annotations et s'intéressent parfois à des passages similaires, chaque manuscrit comporte des annotations originales, que ce soit des rubriques qu’il est le seul à détenir, ou des vers dont il est le seul à relever l’importance par une nota ou une manicule66. Cette diversité des appareils

d’annotations laisse supposer des lectures différentes de la part des scribes qui en ont réalisé la copie ou qui ont tracé les annotations sur une copie existante. Ces différentes lectures se sont ensuite matérialisées par le travail éditorial d’annotation, dans le but de produire une version de l'œuvre orientée selon l’intérêt de l’annotateur. Si, comme Jauss l’avance dans sa première thèse, « l’historien de la littérature doit toujours redevenir d’abord lui-même un lecteur avant de pouvoir comprendre et situer une œuvre67 », la

64 Elspeth Kennedy, « The Scribe as Editor », dans Mélanges de langue et de littérature du Moyen Âge et de

la Renaissance offerts à Jean Frappier, vol. 1, 1970, p. 531.

65 Sylvia Huot, « The Scribe as Editor: Rubrications as Critical Apparatus in two manuscripts of the Roman

de la Rose », dans L'Esprit Créateur, vol 27, no 1, 1987, p. 67-68. 66 Voir l’Annexe 2 pour le tableau des annotations des trois manuscrits. 67 Hans-Robert Jauss, op. cit., p. 51.

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23 tradition manuscrite du Roman de Girart de Roussillon nous donne l’occasion de redevenir non pas un, mais trois lecteurs bien distincts de l’œuvre, avec chacun sa propre lecture, chacun son propre programme éditorial. Une analyse comparative des appareils d’annotation des manuscrits du Roman de Girart de Roussillon nous permet de comprendre les différentes manières dont l’œuvre a été lue par ses contemporains, et plus largement ce que cette pluraliré de lecture signifie sur la réception du roman au XVe siècle.

Méthodologie

Il substite quatre manuscrits du Roman de Girart de Roussillon : Montpellier Médecine H349 (S)68, BnF Fr 15103 (P), Br 11181 (B) et Montpellier Médecine H244 (M). Nous nous en remettons pour la datation des manuscrits à Edward Ham, qui décrit en détail chacun d’entre eux dans son édition de 1939. Selon ses travaux, S est le plus ancien et date « du milieu du XIVe siècle69 », c’est-à-dire, comme on l’a vu, assez près de l’époque de la

première rédaction du roman. Les manuscrits P, B et M se succèdent ensuite dans cet ordre. L’explicit de P mentionne la date de 141770, alors que B est daté de la première moitié du XVe siècle71 et M, de la fin du XVe siècle72. Ce dernier manuscrit présente beaucoup moins d’annotations que les trois autres : cinq rubriques, quatre notӕ et une manicule seulement sont contemporaines de la rédaction du manuscrit, les autres annotations ayant été ajoutées

68 Montpellier H349 est traditionnellement appelé S parce qu’il a appartenu à la cathédrale de Sens « figuré dans les archives de cette ville ». (P. Mignard, Le Roman en vers du très-excellent, puissant et noble homme Girart de Roussillon, jadis duc de Bourgogne, Paris, Antoine Maitre Libraire, 1858, p. IX.)

69 Edward Ham, op. cit.. p. 19. 70 Ibid. p. 324.

71 Ibid. p. 46. 72 Ibid. p. 51.

(24)

24 au XVIIIe siècle73. Une analyse rapide de ces annotations nous montre qu’elles ont probablement été copiées de S74. Outre celles-là, M comporte seulement deux annotations

originales, ce qui est insuffisant pour procéder à une analyse du sens produit par cette lecture minimaliste. Nous ne retiendrons donc pas M dans notre analyse.

Mis à part une variante de dix vers au début de M75, les quatre manuscrits reproduisent assez fidèlement le texte et on ne relève que des variantes dialectales. Les manuscrits comportent aussi des corrections, comme des ratures76, des mots exponctués77

ou des signes indiquant l’omission78 ou le mauvais ordre des vers79, ce qui dénote un souci de fidélité au texte de la part des copistes. Le lieu de variance le plus investi est cependant le péritexte : en effet, rubriques, notes et manicules viennent découper le texte et en souligner certains passages. Malgré des similitudes plus ou moins nombreuses entre les annotations des différents manuscrits, chaque appareil d’annotations est unique en ce qu’il comporte des annotations originales, qu’il ne partage avec aucun autre témoin. Ces annotations, pour P et B, sont toutes contemporaines de la copie du manuscrit. Les manicules de P sont la plupart du temps rehaussées de rouge, comme la première lettre de chaque strophe, et le reste du temps de jaune, comme l’initiale de chaque vers. Celles qui ne sont pas rehaussées sont de la même main que les autres. Les notæ et manicules de B sont elles aussi rehaussées de rouge, tout comme l’initiale des premiers vers. Ses rubriques,

73 Idem.

74 M partage 2 annotations avec S-B-P, 2 autres avec S et B, et 2 avec S seulement. Ces annotations sont des rubriques dont le texte est identique à celles de S.

75 Ibid. p. 301.

76 P fol. 9v, B fol. 79r, M fol. 28r. 77 B fol. 91v.

78 P fol. 7v, M fol. 21v.

(25)

25 assez nombreuses et tracées à l’encre rouge, se retrouvent parfois en marge du texte, mais elles sont parfois insérées dans un espace ménagé à cette fin dans le corps du texte, ce qui indique qu’au moins quelques-unes d’entre elles ont été planifiées dans la mise en page de la copie. S est le seul des manuscrits à tenir ses nombreuses annotations d’une époque différente de la copie du manuscrit : Edward Ham parle à ce sujet de « griffonnages (XVe siècle) qui, à titre de rubriques, s’introduisent assez souvent en marge80 » ou de « la même main postérieure (du XVe siècle) [qui] a souvent écrit en marge le mot nota,

d’ordinaire en abrégé81 ». Les trois appareils d’annotations que nous détenons sont donc à

peu près contemporains les uns des autres.

Cette particularité est importante lorsqu’on tente d’identifier le manuscrit duquel découleraient, même altérées, les annotations des autres manuscrits. Richard Pollard, dans son article sur les annotations marginales des manuscrits médiévaux des Antiquités de

Rome de Flavius Josèphe, tente de déterminer l’origine des annotations qu’il y retrouve :

One might assume that the notes originated with the scribe or scribes of the main text, who appended their own notes to the text while copying it and that these notes therefore reflect a ninth-century Carolingian reaction to the text. But annotations were frequently copied from an older manuscript into a newer one in the eighth and ninth centuries82.

Il retrouve en effet des notes identiques à celles des manuscrits qu’il étudie dans d’autres témoins contemporains et conclut donc qu’elles « descend from a glossed manuscript that no longer survives83 ».

80 Edward Ham, op. cit. p. 20. 81 Ibid. p. 24.

82 Richard Matthew Pollard, « Reading Josephus at Vivarium? Annotations and Exegesis in Early Copies of the Antiquities », dans Florilegium, vol. 30, 2016, p. 108.

(26)

26 La répartition des annotations que nous retrouvons dans les manuscrits du Girart en alexandrins témoigne d’une pratique semblable. L’analyse comparative des appareils d’annotations révèle à la fois :

 des annotations partagées par tous les manuscrits84;

 des annotations originales à chaque manuscrit; et, surtout,

 des annotations partagées par seulement deux des manuscrits.

Ce dernier groupe d’annotations est le plus intéressant. Alors que les annotations partagées par tous les manuscrits révèlent l’existence de la pratique de la copie des annotations, et que les annotations originales témoignent de la liberté prise par les copistes dans leur production du texte, les annotations partagées par seulement deux manuscrits montrent qu’aucun des manuscrits existants n’a pu être le modèle des autres.

Par exemple, S a dix rubriques et neuf notæ en commun avec B seulement, et cinq notӕ en commun avec P seulement, ce qui implique que, à moins de supposer que l’annotateur ait eu les deux manuscrits sous les yeux, ni B ni P ne peut avoir été le modèle d’après lequel il aurait transcrit les annotations. Mais encore, P, en plus des annotations qu’il partage avec S seulement, partage une rubrique, quatre notӕ et une manicule avec B seulement, ce qui signifie que ni S, ni B ne peuvent lui avoir servi de modèle :

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27 Nous proposons donc d’imaginer un manuscrit A, aujourd’hui perdu, qui aurait servi de modèle pour les annotations de nos quatre manuscrits et auquel nous pourrions attribuer les annotations partagées par deux manuscrits ou plus, c’est-à-dire les intersections des cercles dans le diagramme ci-haut85. Puisqu’elles figurent dans plus d’un manuscrit, ces annotations ont dû, à moins de supposer qu’un copiste ait disposé de deux manuscrits du roman pour produire sa copie, se trouver dans le manuscrit qui a servi de modèle, avec ou sans intermédiaire, aux annotations de tous les autres. Comme nous ne pouvons être certains de rien par rapport à A, ni même de son existence, nous nous bornerons à l’utiliser

85 Cette conclusion comporte certaines conséquences pour le stemma codicum établi par Ham. D’abord, elle rend plus difficile de conclure, comme le suggère l’auteur que l’« achétype et S ne font qu’un seul et même manuscrit » étant donné qu’il faut supposer au moins un autre archétype, qui aurait servi de base aux annotations que l’on retrouve dans S. Il est improbable que cet archétype d’annotations soit un manuscrit lui-même copié de S, que l’on aurait enrichi de nombreuses annotations, avant qu’un copiste du XVe siècle les recopie à son tour dans S. Ensuite, elle rend problématique le groupement de Ham en deux familles, S-B et P-M, puisque le texte de toutes les rubriques de M est identique à celles de S, ainsi que les deux annotations qu’il partage avec d’autres manuscrits. À moins que le manuscrit Y proposé par Ham, qui aurait servi de base à P et M, ne soit notre archétype A ou identique à celui-ci, ou que le texte de M ait été copié de Y, et ses annotations de S, nous ne pouvons conclure à une famille P-M. Il faut noter que Ham lui-même n‘était pas absolument certain de ce classement, auquel il précise l’impossibilité « d’attacher une valeur absolue ». (Edward Ham, op. cit. p. 53-54.)

Annotations de

S

Annotations

de B

Annotations

de P

A A A A

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28 comme ensemble hypothétique des éléments péritextuels qu’au moins deux manuscrits ont en partage. L’intérêt principal d’un tel postulat est qu’il permet d’écarter le scénario selon lequel les annotations d’un manuscrit seraient copiées directement d’un autre de nos manuscrits. Il faut donc retenir que :

 aucun des manuscrits à l’étude n’a été copié à partir des autres;

 chacun des manuscrits à l’étude a pu être copié à partir d’un manuscrit A qui comportait une série d’annotations marginales;

 aucun des manuscrits à l’étude ne reproduit exactement cet ensemble d’annotations.

L’étude des appareils d’annotations de chacun de nos manuscrits se fait donc en rapport avec un fonds commun d’annotations.

Chaque chapitre se concentre sur les annotations péritextuelles d’un des manuscrits et tente de dégager quelle lecture particulière il est fait du roman à travers elles. Le premier chapitre porte sur les annotations du manuscrit S, qui mettent de l’avant l’aspect épique du roman. Le second chapitre porte quant à lui sur le manuscrit P et la vision hagiographique sur laquelle le copiste-annotateur tente insiste dans sa version de l’œuvre. Finalement, le troisième chapitre porte sur les annotations du manuscrit B, qui mettent de l’avant l’aspect didactique et moral du Roman de Girart de Roussillon.

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29

Chapitre 1 : Le manuscrit S, une lecture épique du Roman de Girart de

Roussillon

Le plus ancien manuscrit du roman en alexandrins que nous possédons est celui dit de Sens, datant du milieu du XIVe siècle1. Il s’agit d’un « in-quarto, sur vélin » dont « les pages

anciennes, qui contiennent chacune 37 vers (parfois 38) sur une seule colonne, mesurent 225 mm sur 157. Aucune miniature n’est conservée dans le manuscrit. Le texte est réparti dans des sections marquées par de grandes initiales. Le volume comptait primitivement 91 feuillets; il en manque actuellement 8, arrachés il y a longtemps2. »

Aucune rubrique ni annotation – et ceci distingue S de nos autres manuscrits – n’a été intégrée au manuscrit lors de sa rédaction. Celles-ci ont été ajoutées dans les marges au XVe siècle3, époque de la production de nos autres manuscrits qui, eux, ont été annotés dès

le moment de la copie. Nous nous trouvons donc, pour les annotations de S comme pour celles de P et B, devant une lecture du XVe siècle de ce roman du premier tiers du XIVe. Les feuillets manquants au manuscrit nous empêchent d’avoir une lecture de ses annotations dans leur totalité, mais puisqu’il est très abondamment annoté, celles qui subsistent suffisent à la compréhension de la lecture générale qu’elles proposent du roman.

Les rubriques de S

Les rubriques de S se retrouvent toutes en marge et elles sont d’une écriture peu soignée. On pourrait croire à des notes de lecture si ce n’était que nous savons qu’au moins certaines

1 Ibid. p. 19. 2 Ibid. p. 19-20. 3 Ibid. p. 20.

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30 d’entre elles ont été copiées de A. Un certain nombre sont soulignées de rouge, ce qui leur confère un statut plus officiel que les simples « griffonages4 » évoqués par Ham. Vu l’assez

mauvais état du manuscrit, il est possible que le soulignement d’autres rubriques ait été effacé. Cette attention portée à leur rédaction (la copie et le soulignement) suggère un réel travail de découpage du texte plutôt que le simple ajout de repères au fil de la lecture.

La plupart des rubriques de S s’intéressent aux héros du roman. Girart est évidemment le plus représenté, avec une quinzaine de rubriques qui lui sont dédiées, depuis son portrait au début du roman jusqu’à sa mort. La première rubrique qui le concerne est celle du vers 203, que S partage avec P et B. On peut distinguer « …gnoryes5 » dans le manuscrit, ce qui est cohérent avec la rubrique de B, « Cy parle des seignories Girart6 », tandis que P écrit « Les paiis dont Girart estoit sire7 ». Une autre rubrique au vers 596, indéchiffrable dans S, traite vraisemblablement du même sujet, puisque celle de B comporte le texte « Les tenemens Girart8 ». Outre ces rubriques qui précisent les possessions territoriales de Girart, S comporte aussi des rubriques qui concernent des aspects plus particuliers de sa personne : son portrait (« la stature Girart9 »), sa famille (« les noms des enfants Girar10 », « Du mariage (?) Girars et Berte11 (?) », et « la mort des enfens12 ») ou son destin (« Le trespassement de Gir’ »13).

4 Idem.

5 Ibid. p. 21. Ici, comme dans toutes les rubriques, nous reproduisons à l’identique la mise en forme de l’édition.

6 Ibid. p. 47. 7 Idem.

8 Edward Ham, op. cit., p. 47. 9 Ibid. p. 21.

10 Idem . 11 Idem. 12 Ibid. p. 24. 13 Idem.

(31)

31 L’annotateur de S envisage le protagoniste du roman principalement comme un sujet guerrier. La plupart des rubriques concernant Girart portent donc sur les péripéties qu’il rencontre au long des nombreuses guerres qui se succèdent dans le roman. On apprend que « Girart vainqui xii fois le roy14 », on voit « commant G. fut abatus a terre15 », comment il a été « blecé en guerre16 » (v. 1722) et pris par l’armée du roi (« ci fut prins Girars17 » [v. 5125]). La rubrique du vers 2460, qui décrit le retour en grâce de Girart, sort du lot des rubriques tout simplement descriptives de S en ce qu’elle est la seule rubrique analeptique de tout le roman : « Commant Girart a souferte penitence vii ans et puis revint a honeur18 » (v. 2460). Aucune rubrique de S ne décrit l’exil de Girart, ni sa conversion chez l’ermite ou le temps qu’il passe comme charbonnier, mais celle-ci résume ces péripéties tout en annonçant le retour en grâce à venir. La Chanson de Girart de Roussillon ne mélangeait pas, comme le fait le roman, les parties hagiographique et épique. Elle les juxtaposait plutôt pour en faire « une chanson de geste qui commence en roman et qui s’achève en vie de saint19 ». De même, dans le cheminement détaillé des péripéties du roman que l’on peut suivre avec les rubriques de S, celle du vers 2460 conduit à une séparation analogue. On peut y lire que la présence de l’épisode de la conversion dès le premier tiers du roman ne correspond pas au personnage que l’annotateur de S espère faire de Girart, puisqu’il met à mal l’image du guerrier qu’il trace de lui. En résumant à sa plus simple expression la séquence de la conversion de Girart avant d’annoncer son retour en grâce, cet épisode est 14 Ibid. p. 22. 15 Idem. 16 Idem. 17 Ibid. p. 23. 18 Ibid. p. 22.

19 Mary Hackett, dans Girart de Roussillon : chanson de geste, éd. Mary Hackett, Paris, A. et J. Picard, 1953-1955, vol. 3, p. 450.

(32)

32 placé entre parenthèses par l’annotateur de S, qui peut dès lors redonner à Girart une stabilité dans la représentation qu’il a perdue dans le roman.

La même chose se reproduit, de façon moins marquante, après le retour en grâce de Girart. On dispose d’une rubrique qui note « comant le roy se courouce de ce qu’il a perdu Girart20 » (v. 2566), puis d’une autre qui décrit le retour en grâce lui-même (« Comant le roy pardo..?.. et leur .?. toutes leurs terres21 » [v. 2606]) et même d’une rubrique qui souligne l’ascendance de Girart sur le roi : « Commant Girars governe le roy22 » (v. 3085).

Mais aucune rubrique ne mentionne qu’une deuxième fois, le roi se prend d’inimitié pour Girart et lui déclare la guerre. Au lieu de cela, on passe directement aux batailles, abondamment annotées. Les rubriques de S, lorsqu’elles traitent du héros du roman, peuvent tout à fait décrire ses défaites militaires, mais ne s’attardent pas aux moments où il est en position de faiblesse morale ou en proie aux manigances d’intrigants à la cour.

Le manuscrit dispose aussi de rubriques concernant d’autres personnages importants du roman : Droon, Fouque, Gibert, Seguin, Odon et Thierry d’Ardenne. Le personnage auquel s’attarde le plus l’annotateur est Droon, le père de Girart. Ce personnage sert à établir l’arrière-plan épique du roman, en liant l’histoire de Girart au passé carolingien, dans lequel « les auteurs des chansons de geste ont […] projeté […] les idées et les sentiments de leur temps23 ». Aussi l'histoire dont elles sont le reflet n'est pas l'histoire carolingienne à laquelle leurs héros sont censés avoir pris part, mais l'histoire capétienne dont les poètes ont été les témoins. La rubrique « Droons maintint la guerre contre les

20 Edward Ham, op. cit., p. 22. 21 Idem.

22 Idem.

(33)

33 Sarrezins après Challemaigne24 » apparaît à non pas une mais deux reprises, aux vers 712 et 4305. La première sert à établir l’ascendance de la lignée de Girart sur celle du duc d’Ardenne. Dans le paragraphe précédant la rubrique du vers 712, les causes de l’inimitié du roi contre Girart sont décrites comme le fait de ce que dans « ces qui consoillent / Le roy, mainz mal vuillanz qui de mort le haioient » (v. 693-694). Le narrateur parle ici de Tierri d’Ardenne, le « neveux le roy Kalle », qui tient rancune à Droon parce qu’il avait par le passé occupé ses terres : « Sept anz li tolit tout som pahis et sa terre, / Droons tint les sept anz la grant duché d’Ardene » (v. 702-703). Pour l’auditeur ou le lecteur habitué à la « matière de France », la formule fait immédiatement écho à l’incipit de la Chanson de

Roland : « Carles li reis, nostre emper[er]e magnes, / Set anz tuz pleins ad estet en

Espaigne25 ». Dans le roman, l’association de Droon à Charlemagne précède immédiatement le passage où on le voit être le fidèle successeur du projet carolingien : « Puis la mort Challemaigne Droons maintint la guerre / Contre les Sarrasins et par mer et par terre, / Grant temps y demora; granz vigours, granz prouesces / Fist Droons en Espaigne et tres granz hardïesces » (v. 711-714). On relie de cette manière la lignée de Girart au temps où la figure des Sarrasins parvenait à unir les Francs contre un ennemi unique et extérieur, ce qui n’est pas du tout le cas de l’histoire de Girart de Roussillon, qui présente un monde déchiré par la guerre civile26. Danielle Bohler remarque à cet effet que « l’ampleur des mouvances du système épique a été remarquablement mise en lumière pour

24 Edward Ham, op. cit., p. 21 et 23. 25 La Chanson de Roland, v. 1-2.

26 Lynn Tarte Ramey, Christian, Saracen and Genre in Medieval French Literature, London, Routledge, 2014, p. 16.

(34)

34 […] l’accent placé sur les générations de héros27 ». D’ailleurs, l’allusion faite à la guerre

contre les Sarrasins plonge le lecteur dans un passé où le monde était plus simple, plus près d’une « civilisation close28 » que celui du Roman de Girart de Roussillon, où l’on voit

l’ordre féodal se disloquer par l’action de deux souverains rivaux. L’insistance de l’annotateur de S sur ces passages nous plonge donc directement dans la couche épique du roman, héritée de la Chanson de Girart de Roussillon.

Dans ce même passage, les origines bourguignonnes de Droon sont soulignées par la rubrique « Armes Droons29 » (v. 719). Ces « armes » sont décrites par les Sarrasins qui l’ont combattu et qui mettent en garde leurs semblables contre lui : « Fuiez celui qui porte le noble escu bandei / D’or et d’Azur par tierz, anour bourdei de gueles ; / Les dames pour ses coups de leur mariz sont sueles » (v. 718-720). On reconnaît immédiatement les armoiries de la Bourgogne, qui sont dépeintes dans le récit pour montrer la crainte qu’inspire aux Sarrasins la lignée de Girart. Les deux rubriques de ce court passage (deux rubriques en sept vers) montrent l’intérêt de l’annotateur pour les liens de Girart – et de la Bourgogne – avec l’épopée carolingienne.

Le récit de la translation des reliques de Marie-Madeleine30, lors duquel Girart envoie le moine Badilon chercher le corps de la sainte pour le ramener à Vézelay, est une nouvelle occasion, pour l’annotateur, de renforcer le lien entre sa matière et l’héritage

27 Danielle Bohler, « Du roman au récit light : la mise en prose de Cleomadés au XVe siècle. Réflexions sur le remaniement par abrègement », dans Maria Colombo Timelli (dir.), Mettre en prose aux XIVe-XVIe siècles,

Bruxelles, Brepols, 2010, p. 77. 28 Georg Lukàcs, op. cit. p. 19. 29 Edward Ham, op. cit., p. 21.

30 Victor Saxer, « L’origine des reliques de sainte Marie-Madeleine à Vézelay dans la tradition historiographique du Moyen Âge », Revue des sciences religieuses : https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1955_num_29_1_2063

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