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La bibliothèque imaginaire de l'humanité souffrante dans la trilogie Soifs de Marie-Claire Blais /

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La bibliothèque imaginaire de l'humanité souffrante dans la trilogie Soifs de Marie-Claire Blais

par Karine Tardif

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l'Université Mc Gill en vue de l'obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises

septembre 2007

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Published Heritage Branch

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Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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ABSTRACT

This thesis offers an analysis of the intertextual practices in Marie-Claire Blais's trilogy

Soifs by which we explore the way the author integrates into her novels significant literary figures and texts in order to underline one of the trilogy's constant themes: the innocence and suffering of the victims of the twentieth century and of today. In this fiction saturated with literary and artistic references, literature appears as a standpoint on modem world and works are considered to be acts of creation that opposes to the "chœur de la destruction" the voices of writers and artists.

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À travers l'étude des pratiques intertextuelles qui se déploient dans la trilogie Soifs de Marie-Claire Blais, ce mémoire explore la façon dont la romancière mobilise des figures et des textes significatifs de la littérature afin de mettre en relief l'une des constantes thématiques de la trilogie, à savoir l'innocence et la souffrance des victimes du vingtième siècle et de l'époque actuelle. Dans cet univers romanesque pénétré de références littéraires et artistiques, la littérature est un point de vue sur le monde contemporain et les œuvres y sont considérées comme des actes de création qui élèvent contre le « chœur de la destruction» les voix des écrivains et des artistes.

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REMERCIEMENTS

Nous tenons à exprimer toute notre reconnaissance au professeur Michel Biron

pour sa patience, ses lectures attentives et ses précieux conseils tout au long de la rédaction de ce mémoire.

Nous voulons également remercier tous les professeurs du Département de langue et littérature françaises dont le savoir et l'enseignement chaleureux ont été des plus stimulants.

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INTRODUCTION 1. La trilogie Soifs

Faire entendre la musique intérieure Des rencontres humaines

La douleur en héritage

Simultanéité du présent et du passé 2. Méthode

La littérature comme point de vue

1. PRÉSENCE DE DOSTOÏEVSKI ou 1 2 6

7

8 10 17

La Russie intérieure de Marie-Claire Blais 20

Dostoïevski et la thématique du mal 21

Une larme d'enfant 25

Figures d'Aliocha 28

La justice des hommes 36

Conclusion 38

II. UN ÉTRANGE DIALOGUE: LA DIVINE COMÉDIE

ET SOIFS 40

Soifs, un Inferno contemporain 44

La descente aux enfers de 1 'humanité: Les Étranges Années

de Daniel 48

Intertextualité et mise en abyme 62

Une mise en abyme picturale 65

Le Purgatoire et Le Paradis 66

Conclusion 70

III. LECTURES INTIMES: ZWINGLI, KAFKA, DICKINSON 72

Huldrych Zwingli et la Peste au XXle siècle

La Métamorphose de Kafka: l'éclairage inversé d'une atroce vérité

Emily Dickinson et « la Mort aimable»

73 75

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La creuse sensation de soif, du berceau jusqu'à l'agonie

Ô que ma joie demeure Conclusion SYNTHÈSE BIBLIOGRAPHIE 79 82 85 87 97

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/-~ !

Avec la trilogie Soifs!, Marie-Claire Blais a écrit une grande synthèse romanesque du monde contemporain, en donnant vie, sur une île du golfe du Mexique, à toute une communauté d'artistes, d'étrangers, d'enfants et de vieillards, riches ou humbles, hommes et femmes, dont la plupart sont, à divers degrés, les survivants et les rescapés d'un quelconque enfer, que ce soit celui de la guerre, de l'exil, de la maladie, des drogues ou de la pauvreté. Il s'agit d'un univers romanesque imprégné de littérature et d'art, auxquels Blais a recours afin de mettre en lumière les drames personnels de ses personnages, et à travers eux, le monde contemporain en proie à la violence. Les ténèbres dans lesquelles le lecteur se voit précipité sont toutefois transcendées par la lumière de l'écriture, la qualité humaine et la sensualité de vivre des personnages, de même que par une foi profonde en l'art et en une humanité fondamentalement innocente.

Dans notre travail, il s'agira de VOIr comment Blais s'approprie des œuvres littéraires du passé qui ont traité du mal, de la souffrance et de la mort2 afin de dire les forces de destruction à l' œuvre dans le monde actuel, de même que cette catastrophe de l'histoire qu'aura été le vingtième siècle, que la romancière dépeint comme «une époque

1 Dans le présent travail, nous nous référerons à l'ensemble des trois romans en parlant de la trilogie Soifs.

Pour les références plus détaillées, nous utiliserons les abréviations S (Soifs), FL (Dans lafoudre et la lumière) et Augustino (Augustino et le chœur de la destruction), suivies du numéro de page dans les

éditions suivantes: Soifs, Montréal, Boréal, 1997,« Compact »,314 p.; Dans lafoudre et la lumière,

Montréal, Boréal, 2001, 251 p.; Augustino et le chœur de la destruction, Montréal, Boréal, 2005, 302 p. Il

va sans dire que dans notre texte, les citations tirées des romans sont découpées pour les besoins de l'analyse et trahissent donc la longue phrase poétique de Blais.

2 Aux œuvres littéraires il faut ajouter les peintres auxquels Blais fait référence dans la trilogie dont les œuvres évoquent la mort, tels Bosch, Goya, De Chirico, Max Beckmann, Max Ernst, sans oublier des pièces musicales telles que le Requiem de Mozart, Le Christ au mont des Oliviers de Beethoven, La jeune fille et la mort de Schubert, la Grande Messe des morts de Berlioz, la symphonie Pathétique de

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insatiable d'innocentes vies» (FL, 59). En ce sens, la trilogie de Blais est une lecture du monde contemporain, un déchiffrement à l'aide de tout un bagage littéraire et artistique des questions morales et des enjeux sociaux d'aujourd'hui. Cependant, comme nous le verrons, Blais remanie sur les plans thématique et formelles textes à travers lesquels elle appréhende notre époque, les passant au filtre de son écriture et de sa vision du monde et de l'art.

Avant de passer à la description de notre méthode et de quelques préalables théoriques, il nous semble important de voir brièvement certaines caractéristiques de la trilogie Soifs, compte tenu du caractère unique et déroutant de celle-ci.

1. La trilogie Soifs

Faire entendre la musique intérieure

On a dit de la trilogie qu'elle évoquait, par sa structure et sa composition, l'art de la fresque, du tableau. Elle possède une connivence encore plus étroite avec l'art de la création musicale: elle tient du requiem, de l'oratorio. Le titre du dernier volet, Augustino et le chœur de la destruction, va d'ailleurs dans le sens de l'analogie musicale. Dans cette trilogie, Blais reprend et développe la structure déjà expérimentée dans les romans Le sourd dans la ville et Visions d'Anna, soit l'entrelacement de plusieurs voix et la juxtaposition d'histoires qui se répercutent les unes dans les autres à l'intérieur d'un seul et unique paragraphe, qui n'alloue pour ainsi dire aucun répit au lecteur: l'histoire personnelle d'un personnage est entrecoupée par celle d'un autre personnage, qui est

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suspendue par une autre histoire et ainsi de suite, et ce, sans transition explicite, ni division en paragraphes ou en chapitres. Cependant, la romancière prend le soin d'établir, entre les différentes séquences, toute une gamme de retours et d'échos, de « contrepoints» narratifs, qui peuvent prendre la forme de proximités thématiques, de reprises de motifs ou encore d'analogies dramatiques, ce qui crée une mise en relation, ou mieux: une orchestration de ces voix et de ces histoires savamment dispersées et assure l'unité au-delà de la fragmentation narrative. Ceci se fait par le truchement d'une instance narrative qui suit le flux de conscience (le fameux stream of consciousness joycien) d'une multitude de personnages, un peu à la façon de Faulkner et de Woolf, c'est-à-dire une voix narrative qui «retranscrit» le monologue intérieur des personnages, fait d'une succession de pensées et de sentiments, malS aussi de projections imaginaires et d'hallucinations qui confèrent parfois au récit une facture onirique. Cette transcription se fait surtout à la troisième personne dans le premier volet de la trilogie, alors que dans les romans suivants, la romancière a davantage recours à la première personne, mais sans reproduire l'idiolecte des personnages, qui proviennent pourtant de tous les milieux sociaux. Ce qui compte, ct? n'est pas de donner aux personnages des paroles conformes à leur réalité sociale, des voix qui en reproduisent les différents langages; les romans ne se donnent pas comme but premier de faire la peinture de milieux sociaux et d'en décrire les conditions de vie, mais plutôt d'en montrer le reflet et la répercussion dans les remous de la vie intérieure des personnages. Au reste, le milieu social se révèle aussi bien dans ces pensées secrètes que dans des descriptions et des portraits soi-disant plus réalistes. En d'autres mots, ce qui est important, ce n'est pas la vraisemblance sociologique de la voix, mais sa capacité de dire les mouvements secrets de la conscience, d'autant plus que la

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retranscription des idiolectes nuirait, dans une certaine mesure, à la musicalité et au lyrisme de la phrase. Cependant, le monologue intérieur peut être parfois entrecoupé de paroles effectives, prononcées par le personnage, ou plutôt il les contient, comme il peut contenir également un récit de faits et d'événements. Il peut aussi y avoir quelques dialogues indirects, sans les signes typographiques qui signalent habituellement le dialogue, et sans que le rythme et le souffle de la phrase ne soient interrompus. Ajoutons aussi que les voix circulent sans qu'il soit possible de distinguer une quelconque hiérarchie entre celles-ci: tous les personnages semblent également privilégiés par l'instance narrative, toutes les voix sont d'égale valeur. De plus, étant donné que la romancière ne donne pas à ses personnages des particularités langagières prononcées, les différentes voix du texte, comme les voix multiples d'un chœur, peuvent s'unir et former une unité polyphonique, une voix narrative d'ensemble qui, combinée à l'aspect visuel du texte (l'unique paragraphe), donne l'effet d'une seule conscience agrandie ou collective, et ce, malgré l'impression d'éclatement, de foisonnement, voire de désordre, qui se dégage aussi des textes. En d'autres termes, Blais réussit à peindre l'individualité de chacun des personnages, mais aussi à abolir « les frontières entre les êtres pour célébrer la fibre d'humanité qui les ré~it\>.

Cette impression d'unité dans la pluralité vient aussi du fait que la plupart des personnages partagent les mêmes convictions. Ils tiennent, chacunià leur manière, le même discours oscillant entre le pessimisme et l'espoir, un discours idéologiquement marqué par le féminisme, l'écologie et un idéal humanitaire. Par exemple, Mélanie est une politicienne qui milite pour les droits de la personne, alors que Renata, mOInS

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idéaliste que Mélanie, se bat contre la peine de mort et se porte à la défense des femmes et des enfants criminels sur le terrain des tribunaux; Nora a choisi l'action humanitaire en Afrique, encouragée en cela par Mère, qui soutient aussi toutes les luttes politiques de sa fille Mélanie. C'est aussi à travers l'art que de nombreux personnages déploient leurs hantises et leurs préoccupations: Daniel, qui se veut un « écrivain anarchiste» (FL, 33), veut sanctionner par l'écriture «ceux que la loi n'avait ni sanctionnés ni punis, qu'ils fussent les destructeurs de la côte de Corail ou les auteurs des méfaits les plus macabres de l'histoire» (FL, 37), tandis que l'œuvre romanesque de Valérie examine « le drame de la responsabilité individuelle» ( Augustino, 207); le sculpteur Ari considère son art comme « un acte de protestation véhément» (FL, 242) et Amie Graal veut provoquer par ses chorégraphies « des états de conscience aigus» (FL, 34). Tous ces personnages, et beaucoup d'autres, sont ainsi liés les uns aux autres par des convictions semblables. Toutes ces voix chantent les mêmes motifs thématiques dans lesquels s'entend essentiellement le même discours. Celui-ci n'entre pas directement en confrontation avec d'autres points de vue; la romancière fait plutôt entendre des voix discordantes qui viennent briser l'harmonie du chœur. Ces nombreuses voix sont celles de personnages réduits à une rumeur insidieuse qui diffuse des paroles de haine. Elles sont aussi les voix de victimes, qui, éperdues de douleur, font entendre leurs plaintes et leurs cris. Ces voix se combinent toutes en une unité supérieure, celle du roman, qui rapproche ainsi, dans le choc des forces opposées, les éléments les plus hétérogènes et les plus antagoniques.

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Des rencontres humaines

Écriture polyphonique, focalisation multiple, monologue intérieur, tout cela qui est ancré dans le langage ne ressortit pas chez Blais à une recherche de style ou à une expérimentation esthétique, mais vise plutôt à donner vie à des personnages, notamment en les dotant d'une voix et, comme nous le verrons, d'un temps et d'un espace intérieurs. Au demeurant, ces personnages proviennent, pour la plupart, de la vie même. Ils ont en effet été inspirés à divers degrés par des personnes réelles, des rencontres humaines, d'après le titre d'un texte de Marie-Claire Blais, dans lequel elle écrit, à propos des personnages de ses romans : « [ ... ] plus que des personnages rêvés, ce sont des êtres que nous avons connus et approchés dans cette réalité de leurs vies, nous les avons saisis là, dans toute leur humaine spontanéité [ ... ]4 ». D'autre part, il nous semble que le modèle de la rencontre illustre bien la manière dont Blais présente les personnages d~ la trilogie : en effet, la plupart surgissent in media res et disparaissent aussi abruptement, avant que plusieurs retours, plusieurs nouvelles rencontres donc, ne permettent de les « connaître» davantage.

Soulignons aussi une chose qui a peut-être sa part d'évidence: la majorité des personnages chez Blais ne sont pas que des voix, des consciences abstraites, ils sont aussi des corps, particulièrement sensibles à leur environnement, souvent subjugués par des élans sensuels divers. Le roman Soifs surtout contient de nombreuses notations très concrètes concernant le corps, les sensations et les éléments naturels, comme la végétation tropicale de l'île, sa faune exotique, la mer, le soleil. Ces notations tendent à

4 M.-C. Blais, Des rencontres humaines, Notre-Dame-des-Neiges, Éditions Trois-Pistoles, 2002, « Écrire »,

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diminuer dans les romans suivants, comme si, dans un monde où la « réalité virtuelle» prend de plus en plus d'importance, on assistait à une déréalisation progressive des corps, allant de pair avec la désensibilisation des consciences et la dénégation du mal que déplorent les personnages; chez Blais, la conscience surgit dans les rapports physiques au monde et elle ne peut exister indépendamment des sensations. En outre, ce sont souvent les sens, comme chez Proust, qui déclenchent le travail de la mémoire et de la conscience.

La douleur en héritage

Ainsi, le personnage de Blais est une entité psychologique, avec ses préoccupations immédiates, ses pensées et ses sentiments, et un corps aux «soifs» multiples. Mais il est aussi infiniment plus que cela: il est une mémoire, un descendant. Il en est ainsi, par exemple, du personnage de Vénus, dans Soifs, dont le chant est aussi celui «de ses ancêtres dans les plantations de coton» (S, 137), et qui est «d'une irrépressible colère entre les dents serrées de Vénus »; on y entend « sonner les chaînes de l'esclavage [ ... ]» (S, 194). Ce roman s'ouvre d'ailleurs avec les personnages de Renata et de Claude. Ce dernier, songeant à son grand-père et à son père qui, en tant que juges, ont condamné dans le passé des hommes et des femmes à la pendaison, se dit à

lui-même que quoi qu'il fasse, il ne pourra jamais racheter« les fautes de ses pères» (S, 15).

Le jeune Samuel, qui porte le nom d'un grand-oncle fusillé dans un ghetto juif en Pologne en 1942, et qui est aussi le petit-fils de Joseph, un survivant des camps nazis, finit par consentir à son héritage familial douloureux, parce qu'il découvre peu à peu que «vivre, [ ... ] c'était aussi de chercher à percer ce mystère d'une incompréhensible nature qui le liait à tous ceux qui l'avaient précédé, qu'ils fussent morts ou vivants» (FL, 105).

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Il se souvient que son père Daniel, un écrivain qui a « trop de mémoire» (S, 241), lui a dit un jour qu'il était« la renaissance, la continuité de tout ce qui avait été à jamais perdu [ ... ] » (Augustino, 89). Les victimes, les laissés-pour-compte ou encore les bourreaux de l'Histoire, qu'ils soient les ancêtres des personnages ou non, hantent ces derniers avec une telle insistance que le passé demeure événement présent; il habite le présent de la conscience des personnages et ne peut être oublié. À la profondeur généalogique des personnages correspond donc la profondeur temporelle du présent creusé par le passé.

Simultanéité du présent et du passé

On aura compris que suivre les monologues intérieurs de personnages dont les consciences à la dérive sont habitées de visions du passé, de souvenirs et de projections imaginaires entraîne une certaine confusion des repères spatio-temporels. Les indications concernant le temps et les lieux effectifs de la diégèse dans les romans de la trilogie sont en effet imprécises et peu nombreuses, bien que la romancière crée toujours une certaine unité événementielle, une scène d'ensemble qui réunit en un seul endroit et au même moment le plus de personnages possible. Dans Soifs, la plupart des personnages se rassemblent dans le jardin de Daniel et Mélanie pour célébrer l'arrivée du nouveau millénaire ainsi que la naissance de Vincent; dans Dans la foudre et la lumière, les personnages se réunissent à la fin du roman sur« l'île qui n'appartient à personne », pour rendre un dernier hommage au poète Jean-Mathieu et répandre ses cendres dans l'océan; dans Augustino et le chœur de la destruction, c'est le quatre-vingtième anniversaire de Mère qui est fêté dans le jardin de Tchouan. Cependant, à ces événements extérieurs se superpose la vie intérieure des personnages, sans délimitations clairement définies. Les

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parcours mémoriels des personnages traversent les époques et les lieux et font resurgir le passé de leurs ancêtres ainsi que des événements historiques tragiques. Ce sont ces parcours erratiques de la mémoire qui font éclater les balises temporelles, sans oublier l'étendue des références littéraires et artistiques que les romans mobilisent.

Ajoutons que le temps vertical de la conscience habitée par le passé historique et artistique coexiste, surtout dans les deux derniers volumes de la trilogie, avec le temps horizontal du présent absolu de ce que Marshall McLuhan a appelé l'âge électronique, qui est celui d'une « civilisation sans fil », où «l'air [est] surchargé de ces messages codifiés» (FL, 234), l'âge des connexions instantanées grâce à l'Internet et aux téléphones cellulaires. Dans le roman Dans la foudre et la lumière, le personnage de Mère se désole de ce qu'Augustino, avec qui elle aime parler, ne l'écoute plus, tant il est occupé à écrire à son père, « tapant sur le clavier cette lettre qui serait reçue presque dans l'instant même et que lirait Daniel dans son monastère en Espagne» (FL, 98) tandis que le personnage de Nora, dans Augustino et le chœur de la destruction, s'imagine recevoir sur son cellulaire un appel de détresse de son fils à bord d'un avion qui va s'écraser (A ugustino , 202-205). Il faut ajouter à ce présent absolu les références à plusieurs événements récents. Dans la majorité des cas, Blais ne nomme pas les événements en question, mais elle décrit assez explicitement, pour qu'il soit aisé de les reconnaître, entre autres la fusillade à l'école Columbine au Colorado (FL, 198-199), l'effondrement du . World Trade Center ( A ugustino , 130-133), le sort des détenus de la prison d'Abou Ghraib ( Augustino, 287-288). Blais fait aussi référence à de jeunes artistes contemporains, tel Hiraki Sawa, ainsi qu'aux œuvres dérangeantes et on ne peut plus

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actuelles de Damien Hirst et de Larry Clark. Bref, l'impression majeure qui se dégage de tout cela est celle d'une continuelle juxtaposition des paradigmes de l'ancien, voire du très ancien (nous pensons notamment aux nombreux accents mythologiques et bibliques ainsi qu'au recours à Dante) et du contemporain, incluant la plus criante actualité.

2. Méthode

Afin d'étudier les multiples inscriptions d'œuvres littéraires antérieures dans la trilogie de Blais, d'en dégager le sens et les fonctions, nous nous appuierons en partie sur les poétiques de l'intertextualité de Laurent Jenny et Gérard Genette. Ceux-ci ont été les premiers à faire de la notion d'intertextualité un outil d'analyse littéraire, en limitant le sens de la notion par rapport aux théorisations globalisantes formulées par Julia Kristeva et Roland Barthes, pour lesquels l'intertextualité est un élément constitutif de tout texte, littéraire ou non, c'est-à-dire une dynamique textuelle, un processus indéfini et constant d'interaction entre les textes et l'ensemble des discours. Dans «La Stratégie de la forme », Laurent Jenny définit plutôt l'intertextualité comme «le travail de transformation et d'assimilation de plusieurs textes opéré par un texte centreur qui garde le leadership du sens5 ». Jenny propose notamment de recourir aux figures de rhétorique pour nommer et décrire les transformations subies par un texte repris par un autre texte. L'ellipse, par exemple, désigne la« reprise tronquée d'un texte », et l'amplification est la «transformation d'un texte originel par développement de ses virtualités sémantiques6 ».

Pour ce qui est du travail d'assimilation, Jenny considère les relations entre l'énoncé

5 L. Jenny, « La Stratégie de la forme )), Poétique, vol. VII, no 27, 1976, p. 262.

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convoqué et le texte qui l'enchâsse selon des lignes isotopiques. Dans la trilogie de Marie-Claire Blais, comme nous le verrons, la plupart des énoncés sont enchâssés par isotopie métaphorique, c'est-à-dire que le «fragment textuel est appelé dans le contexte par analogie sémantique avec lui? ». Il s'agit donc, on le voit, d'une conception de l'intertextualité qui veut rendre compte de pratiques particulières à l'œuvre dans un texte littéraire. Toutefois, la définition de Jenny exclut de l'intertextualité certains procédés. De fait, Jenny parle d'intertextualité « seulement lorsqu'on est en mesure de repérer dans un texte des éléments structurés antérieurement à lui, au-delà du lexème, cela s'entend, mais quel que soit leur niveau de structuration. On distinguera ce phénomène de la présence dans un texte d'une simple allusion ou réminiscence [ ... ]8 ».Tout au plus accepte-t-il de parler d'intertextualité « faible» en ce qui concerne les allusions et les réminiscences. De ce point de vue, la définition de l' intertextualité de Gérard Genette en circonscrit encore davantage le sens. Dans Palimpsestes, l'intertextualité est

une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c'est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d'un texte dans un autre. Sous sa forme la plus explicite et la plus littérale, c'est la pratique traditionnelle de la citation (avec guillemets, avec ou sans référence précise); sous une forme moins explicite et moins canonique, celle du plagiat (chez Lautréamont, par exemple), qui est un emprunt non déclaré, mais encore littéral; sous une forme encore moins explicite et moins littérale, celle de l'allusion, c'est-à-dire d'un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d'un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevable [ ...

t

7 ibid., p. 274.

8 ibid., p. 262.

9 G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982, « Points Essais »,

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Il s'agit là, au dire du théoricien même, d'une définition «rèstrictive» de l'intertextualité, qui n'inclut ni la référence ni la réminiscence comme pratique intertextuelle (mais admet l'allusion, contrairement à la définition de Jenny). Quant à la parodie ou au pastiche, ils relèvent plutôt de ce que Genette appelle l'hypertextualité, c'est-à-dire

toute relation unissant un texte B (que j'appellerai hypertexte) à un

texte antérieur A (que j'appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il

se greffe d'une manière qui n'est pas celle du commentaire. [ ... ] J'appelle donc hypertexte tout texte dérivé d'un texte antérieur par

transformation simple (nous dirons désormais transformation tout

court) ou par transformation indirecte : nous dirons imitation 10.

Genette distingue donc deux types de relations qui peuvent s'établir entre deux textes: les relations de 'coprésence (le texte A est présent dans le texte B, sous forme de citation, de plagiat ou d'allusion), qui sont le propre de l'intertextualité, et les relations de dérivation (A est repris et transformé dans B, comme dans le cas de la parodie, du pastiche, du travestissement, de la charge, de la forgerie 'ou encore de la transposition), qui définissent l'hypertextualité.

Cependant, parmi les pratiques de coprésence définies par Genette, seule une citation (et encore une citation « avec guillemets») constitue une présence explicite et incontestable d'un texte dans un autre texte. Or, la citation est une forme minimale de l'intertextualité; Antoine Compagnon parle à son propos d'« opérateur trivial

d'intertextualité », de «degré zéro de l'intertextualitéll», et Laurent Jenny de «cas-'

10 ibid., p.13 et p. 16.

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limite 12». Ceci ne veut pas dire que la citation est inintéressante ou qu'elle n'est pas

complexe, mais restreindre l'étude de l'intertextualité dans la trilogie Soifs aux seules citations laisserait inexploré tout un champ de relations. C'est pourquoi nous avons choisi d'inclure dans notre travail l'étude des allusions, des réminiscences et des références littéraires, à titre de pratiques intertextuelles à part entière, et ce, même si elles n'entraînent pas la présence effective du texte auquel elles renvoient dans le texte où elles prennent place. Il y a certes une différence structurelle entre une citation et, par exemple, une réminiscence, mais à notre avis, même si le texte convoqué n'est pas cité mot à mot, il n'en est pas moins présent «entre les lignes », si l'on peut dire. Il revient à

l'interprétation de montrer si les allusions ou les réminiscences repérées font sens; si non seulement elles ne forcent pas la cohérence du texte mais encore la corroborent, nous croyons qu'il est légitime de les considérer comme pratiques intertextuelles. En d'autres mots, les allusions et les réminiscences, du moment qu'elles jouent un rôle dans la dynamique de l'œuvre, ne doivent pas être négligées par l'analyse. Du reste, la plupart des intertextes de la trilogie qui font l'objet d'allusions et de réminiscences sont aussi désignés par des citations ou des références, ce qui rend leur statut moins problématique. Il faut d'ailleurs noter ici que la référence (à un au~eur, un personnage ou une œuvre) se distingue de l'allusion et de la réminiscence en ce qu'elle est explicite, comme la citation, sans toutefois exposer le texte auquel elle renvoie. Annick Bouillaguet la définit comme un «emprunt non littéral explicite» (tandis que la citation est un «emprunt littéral explicite », le plagiat un « emprunt littéral non explicite» et l'allusion un « emprunt non

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~ ...

14

littéral non explicite 13 »). La référence établit donc « une relation in absentia14», pour reprendre les mots de Nathalie Piégay-Gros. Parce qu'elle est explicite, la référence peut aussi servir de caution aux allusions et aux réminiscences, moins évidentes : par exemple, une référence à Ham/et dans le roman Soifs rendra plus plausible et plus visible une réminiscence de la. pièce de Shakespeare dans un autre passage du roman. À cet égard, André Lamontagne, dans la synthèse théorique de l'intertextualité qu'il a mise au point dans la foulée des travaux de Jenny et Genette, exclut l'allusion et la réminiscence de sa typologie, mais retient la référence comme marque ou indice possible d'intertextualité15• Au demeurant, les allusions, réminiscences et références littéraires sont si nombreuses dans la trilogie de Marie-Claire Blais que nous devons en tenir compte, sans pour autant les analyser toutes. Il peut même suffire d'un seul mot pour faire résonner un texte antérieur dans celui de Blais, où ce mot se transporte avec toutes les connotations du texte premier et où il reçoit aussi de nouvelles significations du fait d'être ainsi inscrit dans un contexte différent.

Par ailleurs, dans la deuxième partie de notre travail, nous étudierons la transposition de L'Enfer de Dante dans le roman Soifs. Or la transposition, telle que définie par Genette, est une forme de dérivation, c'est-à-dire d'hypertextualité. Elle est même selon Genette «la plus importante de toutes les pratiques hypertextuelles, ne serait-ce [ ... ] que par l'importance historique et l'accomplissement esthétique de

13 A. Bouillaguet, citée par T. Samoyault, L'Intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris, Éditions

Nathan, 2001, p. 35.

14 N. Piégay-Gros, Introduction à l'intertextualité, Paris, Dunod, 1996, p. 48.

15 A. Lamontagne, « Typologie des formes intertextuelles », dans Les Mots des autres. La poétique

intertextuelle des œuvres d'Hubert Aquin, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1992, « Vie des

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certaines des œuvres qui y ressortissent. Elle l'est aussi par l'amplitude et la variété des procédés qui y concourene6 ». Dans notre analyse, nous utiliserons les termes de transposition, d'hypertexte et d'hypotexte dans le sens que leur donne Genette, mais nous ne retiendrons pas la distinction qu'il fait entre intertextualité et hypertextualité. Autrement dit, pour nous, l'intertextualité recouvre aussi bien les pratiques de coprésence que les relations de dérivation ou hypertextuelles, d'autant plus que ces deux catégories sont étroitement liées (par exemple, une transposition ou une parodie peuvent contenir des citations ou des allusions).

C'est donc au prix d'une certaine infidélité aux poétiques de Jenny et Genette qu'il nous sera possible d'analyser les pratiques d'écriture dans la trilogie de Marie-Claire Blais selon une perspective intertextuelle. Toutefois, conformément aux démarches de Jenny et Genette, nous considérerons l'intertextualité tout au long de notre travail comme un élément produit par Pécriture et voulu par l'auteur, et non comme un effet de lecture, cette dernière approche étant plutôt inspirée par les travaux de Michael Riffaterre. C'est pourquoi dans la première partie de notre travail, qui porte sur la présence de Dostoïevski dans la trilogie, nous avons cru bon, pour appuyer l'analyse intertextuelle, de faire appel à certains documents (étude portant sur les carnets de travail de la romancière et divers entretiens donnés par celle-ci) qui démontrent que Marie-Claire Blais a non seulement lu Dostoïevski, et notamment Les Frères Karamazov, mais aussi que l'écrivain russe a une importance particulière pour elle. En théorie, le concept d'intertextualité suppose que l'on considère le fonctionnement du texte sans se référer

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aux sources qui ont pu inspirer l'auteur. Mais nous avons jugé nécessaire de recourir à ces points de repère afin d'échapper, autant que possible, à l'arbitraire et à l'aléatoire dans nos rapprochements entre Blais et Dostoïevski, d'autant plus que l'intertexte dostoïevskien, selon nous, repose principalement sur des formes d'intertextualité implicite. Autrement dit, nous avons voulu nous garder d'établir entre les textes des rapports qui seraient fondés uniquement sur des impressions subjectives de lecture. Quoi qu'il en soit, le point de départ de l'analyse demeure le texte de Blais et la façon dont il modifie des fragments d'autres œuvres en les intégrant dans un nouveau contexte. Il ne s'agit pas de sortir du texte pour trouver les sources qui l'expliqueraient: Dostoïevski

n'explique pas Blais. Mais il n'est pas indifférent que Blais convoque particulièrement tel

roman de Dostoïevski et tel personnage à l'intérieur de ce roman plutôt que tel autre, qu'elle privilégie certains aspects et en néglige d'autres. C'est pourquoi il nous est apparu primordial de repérer attentivement les sources d'abord, pour ensuite faire ressortir les significations propres à l'intertextualité. Nous aurons aussi recours, dans ce premier

chapitre, à ce que Vincent Jouve nomme «l'identité intertextuelle17» du personnage

romanesque. Selon Jouve, en partant de la définition de l'intertextualité de Kristeva,

selon laquelle tout système de signes peut être considéré comme «texte », il est possible

d'appliquer l'intertextualité au personnage romanesque, c'est-à-dire de voir en celui-ci le rappel d'autres figures romanesques ou littéraires issues d'autres textes, mais aussi le

rappel de personnages fictifs non livresques, voire de personnages « réels », selon le point

de vue du lecteur et de son univers référentiel. Cependant, dans notre travail, nous nous

en tiendrons à percevoir dans certains personnages de Blais, entre autres Judith Lange et

le moine Asoka, les traces d'autres personnages de roman, en l'occurrence des l7 V. Jouve, L'Effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 47-50.

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personnages de Dostoïevski, et uniqqement dans la mesure où Blais oriente (de façon minimale il est vrai) l'identité intertextuelle des personnages en question, notamment par le biais d'allusions et de références. Quant à la deuxième partie de notre analyse, elle porte sur la transposition de L'Enfer de Dante dans le roman Soifs, comme nous l'avons déjà mentionné, ainsi que sur les citations du Purgatoire et du Paradis qu'on retrouve dans ce premier volet de la trilogie. Finalement, la troisième et dernière partie de notre travail examine une intertextualité plus autoréflexive: dans l'inquiétude et la dérive dont leur vie est faite, certains personnages se tournent vers la littérature, non pour oublier dans l'imaginaire l'approche de la mort ou la difficulté de vivre, mais pour y retrouver les personnages littéraires et les textes qui disent l'altérité qui les relie à eux-mêmes. Ainsi, alors que les deux premiers chapitres de notre étude montrent comment le monde contemporain est vu dans la trilogie à travers des textes du passé, le dernier chapitre explore le monde intérieur des personnages tel que ceux-ci le retrouvent dans les œuvres.

La littérature comme point de vue

Évidemment, il ne s'agit pas de faire contenir toute la richesse de la trilogie entre les paramètres d'une étude de l'intertextualité, mais plutôt de tenter d'articuler la pratique intertextuelle à la dynamique de l'œuvre; une citation ou une référence deviennent intéressantes dans la mesure où elles sont mises en rapport avec les autres éléments du texte. Cela ne veut pas dire pour autant que nous les considérerons comme les clés ou les « indices » d'un sens caché, comme si un intertexte était une énigme à décrypter pour comprendre l' œuvre. En fait, comme nous le verrons dans la troisième partie de notre

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travail, bon nombre des citations et des références littéraires dans la trilogie ont d'abord et avant tout une fonction analogique ou une fonction de caractérisation des personnages. Les personnages, qui sont souvent des écrivains ou des artistes 18, font référence à des œuvres littéraires ou à des écrivains parce que la littérature fait intimement partie de leur vie, de leur quotidien; la littérature est leur point de vue, une médiation pour appréhender le monde, un mode de représentation de la réalité. La littérature, et l'art en général, ne s'opposent pas à la vie; certains personnages confondent même la vie et l'art: « comment pourrais-je encore reconnaître où commence l'art et où finit la vie? » (FL, 102-103) se demande l'un d'eux. Soulignons encore une fois que l'art et la littérature ne sont pas dans la trilogie le refuge de personnages mélancoliques voulant se consoler des maux de l'existence humaine; au contraire, les œuvres d'art citées les y confrontent encore plus durement car elles en installent la conscience douloureuse. En somme, la littérature et l'art font partie de l'univers référentiel et du langage des personnages, et les mentions de noms d'artistes ou d'œuvres ne donnent pas toujours lieu, tant s'en faut, à des pratiques transformationnelles.

Rappelons aussi que chez Blais, comme d'ailleurs chez plusieurs écrivains contemporains, la pratique de l'intertextualité ne se réduit pas à un geste esthétique, à un jeu de réécriture ou de recyclage de formes déjà là. En fait, si Blais, comme nous le verrons, se montre sensible aux formes et aux styles des écrivains qu'elle convoque et en reproduit quelque chose dans son propre texte (par exemple, la course folle du texte de

18 C'est en effet principalement à eux que nous nous intéresserons pour les besoins de notre analyse de

l'intertextualité, ce qui ne veut pas dire qu'ils sont les personnages les plus intéressants ou les mieux

« réussis» de Blais. Ceux qu'on pourrait appeler, par rapport aux personnages d'artistes et d'écrivains, les exclus de la culture - Carlos, Julio et Petites Cendres, parmi d'autres- sont souvent les personnages les plus touchants de la trilogie (nous verrons du reste comment Blais a trouvé le moyen de faire intervenir un intertexte dans la description du malheur de Julio).

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Dante, la fusion du rêve et du réel chez Kafka), et bien qu'elle recueille dans son texte certains mots de ses prédécesseurs, il semble que ce n'est pas uniquement à ce titre que ces derniers l'intéressent. Les pratiques de la citation, de la référence ou de la transposition relèvent d'une approche du réel qui, paradoxalement, passe par la littérature, grâce à laquelle Blais approfondit sa vision artistique du monde; en général, Blais interroge notre époque à la lumière des écrivains du passé qui ont décrit le sort de victimes innocentes, une lumière inquiétante qui irradie en profondeur dans toute la trilogie.

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I. PRÉSENCE DE DOSTOÏEVSKI ou

La Russie intérieure de Marie-Claire Blais

Dans une étude consacrée à la présence de Dostoïevski dans l' œuvre de Marie-Claire Blais, Oriel C.L. MacLennan et John A. Barnstead disent avoir relevé plus de soixante références à l'auteur russe dans les carnets de travail de Marie-Claire Blais conservés à la Bibliothèque nationale du Canada, carnets qui datent de 1962 jusqu'à 1974. Ces références sont principalement des citations tirées des Frères Karamazov et des Carnets des Frères Karamazov, accompagnées de notes et de commentaires personnels. Ce que ces références démontrent d'emblée, c'est que la lecture de Dostoïevski a certainement éveillé chez Marie-Claire Blais des résonances profondes. Elle a pu trouver chez l'écrivain russe un écho à distance de ses propres préoccupations: l'indignation contre l'existence du mal, particulièrement la souffrance des innocents, au premier rang desquels se trouvent les enfants. Elle a pu y rencontrer une compassion pour les «humiliés et offensés », pour reprendre le titre d'un des romans de Dostoïevski, semblable à celle qui l'anime. Il n'est donc pas étonnant qu'elle convoque Dostoïevski dans la trilogie Soifs, qui veut mettre en lumière les victimes innocentes du vingtième siècle et de l'époque actuelle. Marie-Claire Blais a également exprimé maintes fois son intérêt pour Dostoïevski: en 1978, alors qu'elle écrit Le Sourd dans la ville, elle dit en interview qu'elle relit à ce moment-là l'œuvre complète de Dostoïevski1; dans un entretien publié dans Lettres québécoises, elle affirme que « [t]oute la littérature russe est très impressionnante» et parle du «monde de Dostoïevski» comme d' «une énorme

1 M. Téodoresco (réalisateur), Marie-Claire Blais, entrevue accordée à Andréanne Lafond, Montréal,

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apocalypse2 » que le romancier russe portait en lui-même. Bien entendu, cela ne veut pas dire que les romans de Blais contiennent ipso facto des correspondances thématiques avec l' œuvre de Dostoïevski ou encore des recoupements textuels et formels. De fait, dans les romans de Blais, la plupart des traits dostoïevskiens sont, à première vue, plutôt diffus. Mais à y regarder de plus près, on peut trouver dans plusieurs romans de Blais des références explicites et incontestables à Dostoïevski et aux Frères Karamazov. Plus encore, au-delà des références et des thèmes, nous croyons qu'il existe une influence profonde de Dostoïevski dans la création de certains personnages de Blais.

Dostoïevski et la thématique du mal

Les correspondances entre Dostoïevski et Blais sont d'abord thématiques et l'intertextualité repose surtout sur des références, mais aussi sur la présence, dans les romans de Blais, de motifs récurrents créés à partir de thèmes dostoïevskiens. Nous considérons qu'il s'agit là d'un rapport intertextuel puisqu'il est fondé sur des points de rencontre textuels précis. En effet, Blais crée ces motifs non seulement en reprenant des images ou des types d'actions présents chez Dostoïevski, mais aussi les mots qui les désignent dans le texte, ou, pour mieux dire, elle reprend des mots dans lesquels est inscrite la voix de Dostoïevski, des mots déjà marqués par une énonciation antérieure, une parole autre. Parmi ces motifs, il y a celui du bourreau «bon père de famille », qui fait partie du thème de la nature à la fois « sentimentale et méchante» de certains êtres humains, thème dostoïevskien qui est présent comme une obsession dans tous les romans de Blais depuis Le Sourd dans la ville. Dans ce roman, le personnage de Florence affirme

2 D. Smith, « Les vingt années d'écriture de Marie-Claire Blais» Lettres québécoises, no 16, hiver 1979-1980, p. 55.

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que «Dostoïevski avait eu raison de définir l'homme comme étant à la fois sentimental et méchant, car il était tout cela à la fois [ ... ]3 ». Rappelons que Fiodor Pavlovitch Karamazov est décrit dans le roman de Dostoïevski comme étant «méchant et sentimental4 », alors qu'Ivan Karamazov discute avec son frère Aliocha de ces gens «affables et tendres» envers leurs semblables, de «bon[ s] père[ s] de famille» qui prennent pourtant plaisir à torturer des enfants, devenant ainsi pour ces derniers de véritables «bourreaux» (FK, 338-339). Dans Les Démons, les jeunes révolutionnaires n'ont all:cun sens moral et n'hésitent pas à tuer un homme innocent, mais le personnage de Stépane Trophimovitch évoque leur « sentimentalisme» et affirme que «ce qui les séduit dans le socialisme, c'est son côté sentimental5 ». Blais reprend ce thème à

Dostoïevski et le développe en mettant l'accent sur la nature à la fois sentimentale et cruelle des bourreaux et des dictateurs du XXe siècle, notamment Staline. Le rapport qui unit ici les textes de Blais à ceux de Dostoïevski en est un d'amplification, si l'on se réfère aux figures de l'intertextualité de Laurent Jenny, puisque Blais s'empare du thème afin de décrire des personnages et des faits historiques, amplifiant la perspective à l'égard· des textes de Dostoïevski, qui relate des crimes survenus surtout dans la sphère privée. Dans Le Sourd dans le ville, le personnage de Judith rappelle que dans les camps d'extermination nazis « il y avait eu des bourreaux joyeux, des bourreaux sensibles, [ ... ] il y avait eu des bourreaux sympathiques, de bons pères de famille, de généreux amants, et pourtant [ ... ] ils avaient élevé pour leur descendance un monument à la Cruauté, ils

3 M.-C. Blais, Le Sourd dans la ville, Montréal, Boréal, 1996, « Comp~ct », p. 70. Dorénavant désigné à l'aide du sigle SV, suivi du numéro de la page.

4 Dostoïevski, Les Frères Karamazov, traduction et notes de Henri Mongault, Paris, Gallimard, 2003,

«Folio classique », p. 60. Dorénavant désigné à l'aide du sigle FK, suivi du numéro de la page. S Dostoïevski, Les Démons, traduction et notes de Boris de Schloezer, Paris, Gallimard, 2005, «Folio classique », p. 81.

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avaient battu, tué, massacré leurs semblables avec volupté» (SV, 33). Dans Augustino et le chœur de la destruction, le personnage d'Adrien est choqué que Daniel ressuscite dans la suite de son roman Étranges Années ces fantômes de 1 'Histoire et leur nature perfide:

vous vous souvenez de ce que Dostoïevski a écrit sur cette sentimentalité des plus méchants de notre espèce, enfin, que voulez-vous dire, que même ceux qui engendrent les Grandes Terreurs en ce monde peuvent succomber à cette écœurante sentimentalité qui les fait pleurer pendant qu'ils regardent un film de gangsters alors qu'ils ont tué dans une famine dix millions d'Ukrainiens sans verser une seule larme [ ... ] (Augustino, 297-298)

Blais, par l'entremise de cette discussion entre Adrien et Daniel, mentionne aussi que

,

Staline « parlait de littérature pendant ses banquets décadents avec ses amis tortionnaires, tous des monstres tout aussi sentimentaux que lui» (Augustino, 297), et le personnage de Judith Lange dans Le Sourd dans la ville fait allusion à des bourreaux épris de la musique de Mozart et de Strauss (SV, 66). Le fait que les bourreaux et les dictateurs du vingtième siècle aient pu être des personnes lettrées et dotées d'une sensibilité artistique montre bien que l'art, s'il « dépass[e] sans doute nos plus lugubres tragédies» (SV, 69), ne peut certainement pas les prévenir ni prémunir contre le maL Blais, pour qui l'art et la littérature conduisent idéalement à l'éveil de la conscience et possèdent une fonction salvatrice, montre donc ici que sa position n'est pas indemne d'une lucidité qui en mine l'assUrance.

Cette thématique trouve aussi son origine dans la biographie de la romancière. En effet, dans l'une de ses Notes américaines, publiées en 1993, Marie-Claire Blais raconte la visite de la fille de Staline chez Éléna et Edmund Wilson à Wellfleet, au début des

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années soixante, une rencontre qui l'a profondément troublée. Comme Blais, Svetlana est une grande lectrice de Kafka de même que de Pouchkine et de toute la littérature russe; Edmund Wilson la présente comme une femme « adorable et cultivée6 ». Pourtant, elle affirme que « les hommes d'État soviétiques qui ont succédé à son père lui ont fait une injuste réputation »; alors qu'on demande à Svetlana quoi penser de « toutes ces tortures, ces camps de concentration, ces milliers de morts », celle-ci répond: « Ce fut un bon père 7 ». Comme nous l'avons vu, ce motif du « bon père de famille» qui a par ailleurs causé la mort de milliers de personnes revient à plusieurs reprises dans les romans de Blais, en particulier. dans Le Sourd dans la ville et Augustino et le chœur de la destruction. Blais évoque aussi la dénégation du mal, l'incompréhension et le trouble qui affectent les enfants des dictateurs :

les enfants des grands criminels avaient souvent défendu les crimes de leurs pères, vénérant au-delà du sang versé le premier baiser qu'ils avaient reçu sur le front, [ ... ] ils avaient eu, tout petits, un père caressant, [ ... ] et ce qu'ils avaient vu, plus tard, pendu pour ses crimes, ou devant se suicider dans sa cellule de prison pour éviter la malédiction mondiale, cela, ce n'était pas leur père, mais une victime de son Devoir, une victime de l 'Histoire, et ils ne comprenaient pas, [ ... ] on leur présentait des chiffres, des montagnes de cadavres et ils ne savaient pas de quoi on parlait [ ... ] non, eux n'avaient connu qu'un père bon, sentimental [ ... ] (SV, 71) qu'aurait-il fait, lui, Daniel, s'il n'avait pas été le fils d'une victime de l'Histoire, mais le fils d'un bourreau tel que Himmler ou Goring, [ ... ] nostalgique du père coupable, suicidé, pendu en quelque époque brumeuse, il l'aurait été comme tous les enfants, revivant ces scènes à la maison, quand assis aux côtés de sa, mère, de sa jeune sœur il avait senti sur sa tête la caresse du bon père, comment renier cette main, ce bon père toujours affable [ ... ] (Augustino, 75)

6 M.-C. Blais, Parcours d'un écrivain. Notes américaines, Montréal, VLB éditeur, 1993, p. 139. 7 ibid., p. 140.

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( ' \

, . Sans juger ni condamner, Blais fait entendre les pensées inavouables d'un enfant qui porte « la descendance du mal» (Augustino, 77) et met à vif le conflit intérieur de Daniel se mettant à la place du fils d'un bourreau.

Une larme d'enfant

L'absurdité de la souffrance des innocents, et en particulier des enfants, est un autre thème cher à Dostoïevski, qui est développé notamment dans le discours du personnage d'Ivan Karamazov lors de son entretien avec son frère Aliocha; Ivan déclare entre autres que « [t]oute la science du monde ne vaut pas les larmes des enfants» (FK, 339); «je me refuse à accepter cette harmonie supérieure. Je prétends qu'elle ne vaut pas une larme d'enfant» (FK, 342); «Et si la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à l'acquisition de la vérité, j'affirme d'ores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel prix» (FK, 343). Pour le personnage d'Ivan, la souffrance des enfants démontre non seulement l'inexistence de Dieu mais aussi celle du sens de la vie. Le motif des «larmes d'enfant» est aussi présent dans un autre passage important du roman, soit le rêve de Dmitri Karamazov dans lequel il voit un « petiot qui pleure» (FK, 643), rêve qui obsédera le personnage. Marie-Claire Blais a noté à plusieurs reprises dans ses carnets ce motif des «larmes d'enfants », à partir de sa lecture des Frères Karamazov et des Carnets des Frères Karamazov, et le motif apparaît également dans ses romans. Il est d'abord repris dans Visions d'Anna, avec une référence à Dostoïevski: « [ ... ] nous n'avions aucune réponse à la question de Dostoïevski, nous n'avions aucune réponse à cette constante interrogation de nos vies, comment justifier Dieu ou les hommes devant les larmes des innocents, cette question, nous n'osions plus même la poser aujourd'hui,

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tant notre cruauté était immanente, fonctionnelle, liée aux mécanismes destructeurs de notre époque [ ... ]8 ». Dans le roman Soifs, Blais décrit le sort des enfants atteints du sida et de ceux qui souffrent de la famine en se référant à L'Enfer de Dante, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Cependant, d'autres enfants, victimes de la violence engendrée par la haine, sont évoqués dans le roman, dans des passages qui contiennent ce motif des «larmes d'enfants» ou ses variantes, motif qui revient avec insistance. En outre, le personnage de Claude reçoit ces confidences d'un chauffeur de taxi musulman: « les confidences du chauffeur, la veille, impliquaient, hâtives, une alerte, un danger, [ ... ] ils tuent nos enfants, nous chassent de nos mosquées où nous sommes en prière, trop de bruit, disent-ils, trop de bruit, nous faisons trop de bruit avec les larmes de nos enfants et nos prières [ ... ] ils nous chassent de nos mosquées, trop de bruit, disent-ils, avec les larmes de nos enfants» (S, 98-99). Le personnage de Mère a une vision déchirante de ses cousins de Pologne qui ont péri dans des camps de concentration:« les cousins de Pologne avaient su qu'ils ne pourraient jamais s'enfuir, leurs rangs étaient innombrables [ ... ], le ciel gris se refermerait bientôt sur leurs plaintes, les cris des enfants lorsqu'ils seraient séparés de leur mère [ ... ]» (S, 114). Marie-Sylvie, une jeune Haïtienne, se souvient des paroles du prêtre qui l'a sauvée alors qu'elle tentait de fuir son village natal:« Marie-Sylvie de la Toussaint avait entendu son nom dans la rafale des mitraillettes, venez avec moi, avait crié le prêtre, la mer est votre seul refuge, ils iraient ainsi vers les îles Bahamas, [ ... ] car les larmes des enfants sont des outrages à Dieu, disait le prêtre qui avait été leur sauveur [ ... ] » (S, 184-185). Enfin, le personnage de Charles, l'ascète de la poésie pour qui la terre entière est à son déclin, souhaite se cloîtrer

8 M.-C. Blais, Visions d'Anna, Montréal, Boréal, 1990, « Compact », p. 79. Dorénavant désigné à l'aide du

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dans des monastères, où il échappe aux mondanités et aux incessants bavardages, mais où les bruits stridents du monde en proie à la folie guerrière continuent cependant de le tourmenter: «dans ce monastère, pensait Charles, [ ... ] on entendait tout, les Pièces lyriques de Grieg, les célébrations des fêtes de l'Hanukkah, dans les cris de joie des enfants recevant leurs cadeaux en Amérique du Nord, ou ces cris imprégnés de soufre et de fumée des enfants palestiniens dans la ville de Gaza, tout, Charles entendrait tout [ ... ]» (S, 291). En revanche, Blais écrit, comme nous l'avons déjà mentionné, que Staline a tué dans une famine dix millions d'Ukrainiens « sans verser une seule larme» (Augustino, 298)9. Sans doute ne faut-il pas considérer ces «larmes d'enfants» comme des références directes et évidentes à Dostoïevski, à l'instar d'une citation ou du passage de Visions d'Anna cité plus haut, mais plutôt comme les traces plus subtiles d'une proximité thématique, laissées dans la matérialité même du texte. Il faut ajouter que dans Les Frères Karamazov, la souffrance des enfants s'incarne dans le personnage d'Ilioucha, ce petit garçon qui meurt à la fin du roman. Or, les enfants martyrs qui souffrent et qui succombent à la maladie sont légion chez Blais. Pensons seulement à ces petits Ilioucha que sont Julia Poire, Clara Boisvert, Séraphine, Jacob, le petit Émile et bien d'autres encore dans les Manuscrits de Pauline Archange, Michel Agneli dans Le Sourd dans la ville, voire Jean Le Maigre dans Une saison dans la vie d'Emmanuel. Le personnage de Vincent dans la trilogie Soifs, qui est atteint de graves problèmes respiratoires, est le

9 On peut noter d'autres cas d'inversion du motif dostoïevskien des larmes d'enfant, relevés par

MacLennan et Bamstead : alors que Tanjou, le jeune amant qu'il a rejeté, verse des « larmes innocentes », des « larmes intarissables », Jacques éprouve une « lâche délectation », une « cruelle jouissance» à voir « quelqu'un, et surtout un être adorable, lui procurer cette victoire, souffrir d'amour pour lui» (8, 33-34); dans Dans la foudre et la lumière, Marie-Sylvie verse des larmes el) pensant aux malheurs des siens, et c'est Vincent, le petit enfant malade, qui vient la consoler: « Marie-Sylvie sentit sur son visage les mains de Vincent, [ ... ] pourquoi pleures-tu, demandait Vincent à Marie-Sylvie, surpris par ces larmes, Vincent n'était-il pas d'habitude celui que Marie-Sylvie consolait, pendant ses crises, Vincent étendait les mains sur le visage de Marie-Sylvie, comme le faisait sa mère lorsqu'il suffoquait, fini le chagrin, dit Vincent, maman me le dit souvent, fini le chagrin» (FL, 236).

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dernier en lice (contrairement à ses prédécesseurs dans l'œuvre de Blais, il survit grâce aux soins exceptionnels que sa famille fortunée est en mesure de lui donner). En général, chez Blais comme chez Dostoïevski, les idées ne sont pas abstraites, car elles s'incarnent le plus souvent dans des figures particulières ou bien sont portées par des personnages chez qui elles sont nées d'une conscience exacerbée ou d'une expérience concrète du monde.

Figures d'Aliocha

Outre les références et une reprise textuelle de motifs et de thèmes, il existe encore, entre Blais et Dostoïevski, une autre modalité de l'intertextualité et qui concerne les personnages, comme nous venons de le voir avec les avatars blaisiens du petit Ilioucha. Nous appellerons cette modalité, suivant Vincent Jouve, «l'identité intertextuelle'lO » des personnages, c'est-à-dire, dans la représentation d'un personnage, le rappel d'autres personnages issus d'autres textes, rappel plutôt implicite mais parfois souligné par la romancière. De façon générale, on peut retrouver chez plusieurs personnages de Blais, et à plus forte raison chez les personnages de la trilogie, les traits caractéristiques des Karamazov, soit une sensualité débordante, des passions intenses et une soif de vivre plus forte que le malheur. D'autres ont des réflexions ou des paroles précises dignes d'un personnage de Dostoïevski, tel Isaac, déclarant que les hommes sont « tous coupables» (S, 290). On peut entendre dans ce « tous coupables» la voix, distante certes mais toujours audible, de Dmitri Karamazov, dont Blais a noté, dans un de ses carnets de travail, plusieurs années auparavant, ces paroles : « Messieurs, nous sommes

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tous cruels, tous des monstres, c'est à cause de nous que pleurent les mères et les petits enfants, mais parmi tous, je le proclame, c'est moi le pire 111 »

Mais on peut trouver des personnages qui semblent incarner une figure dostoïevskienne précise. En effet, MacLennan et Barnstead ont relevé dans plusieurs romans de Blais ce qu'ils ont appelé «a serie of Alyosha-figuresl2 », c'est-à-dire des personnages qui prolongent celui d' AliochaFiodorovitch Karamazov - sans cesser pour autant d'être des figures de la vie, quelle que soit la «matière littéraire» dont ils sont faits. Rappelons qu'Aliocha (diminutif d'Alexéi) est ce jeune moine que son maître spirituel, le starets Zosime, a envoyé « dans le monde» :

Tu es plus nécessaire là-bas. La paix n'y règne pas. Tu serviras et tu t'y rendras utile. [ ... ] Dès que Dieu m'aura jugé digne de paraître devant lui, quitte le monastère. Pars tout à fait. [ ... ] Ta place n'est pas ici pour le moment. Je te bénis en vue d'une grande tâche à accomplir dans le monde. Tu pérégrineras longtemps. [ ... ] Tu éprouveras une grande douleur et en même temps tu seras heureux. Telle est ta vocation: chercher le bonheur dans la douleur. Travaille, travaille sans cesse. (FK, 128)

Aliocha est décrit dans le roman comme un être «nullement fanatique », III même « mystique» (FK, 52), mais «plus que n'importe qui réaliste» (KF, 60); c'est «un philanthrope en avance sur son temps» (FK, 52). Dostoïevski le considère comme le héros du roman, un héros «modeste» (FK, 34). «À mes yeux, écrit-il dans sa préface, il est remarquable, mais je doute fort de parvenir à convaincre le lecteur. Le fait est qu'il

Il O.C.L. MacLennan et lA. Bamstead, « Marie-Claire Blais and Dostoevsky: ObservationS from the Notebooks », Canadian Slavonie Papers, no 46, sept-déc. 2004, p. 393.

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agit, assurément, mais d'une façon vague et obscure. [ ... ] Une chose, néanmoins, est hors de doute: c'est un homme étrange, voire un original» (FK, 33). MacLennan et Barnstead soulignent que les allusions au personnage d'Aliocha dans les carnets de Marie-Claire Blais sont nombreuses : « [ ... ] it is worth noting that, of aIl the literary creations from many canons possible in Blais' eclectic reading, he, a devout young Russian, is the most frequently evoked. [ ... ] Blais refers to "le cher Aliocha", "la candeur généreuse d'Aliocha", "Aliocha le chrétien", "Aliocha qui a un cœur pur. .. et terrifié par la vie" and juxtaposes Alyosha with "vertu", "douceur", and "sainteté,,13 ». Le personnage est aussi mentionné dans Visions d'Anna: «[Alexandre] racontait à Anna l'histoire d'Aliocha, un vagabond heureux qui avait longtemps vécu pour l'amour, la pitié des hommes, aujourd'hui on eût tué Aliocha [ ... ] » (VA, 12-13). Nul doute que Blais a vu dans ce personnage un idéal de fraternité et de bonté, une figure d'ange du dévouement comme nous en retrouvons dans plusieurs de ses romans. Dans Soifs, le personnage d'Edouardo, . qui prend soin de Frédéric et lui fait la lecture de la Bible en espagnol, évoque

certainement le jeune moine de Dostoïevski. Frédéric parle de lui en ces termes:

13 ibid., p. 386.

il y a des anges, parfois, cela arrive, sur la terre, [ ... ] partout, je le sais, [ ... ] il y a des garçons et des filles comme toi, Edouardo, l'univers est plein de cette sainteté méconnue des hommes, une sainteté profane, et divine, [ ... ] partout des garçons comme toi, Edouardo, de pitoyables mère Teresa s'usant à la tâche, dans leurs foyers, et qui jamais ne connaissent le respect, la vénération qu'ils méritent, [ ... ] et toi, Edouardo, qui peut apprécier en ce monde ton âme, ta grandeur [ ... ] (S, 293-294)

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, Le personnage de Jenny, dans Dans la foudre et la lumière, qui est médecin en Afrique, peut aussi être considéré comme une figure d'Aliocha, de même que le personnage de Nora, dans Augustino et le chœur de la destruction. Toutefois, celle-ci peine à trouver « le bonheur dans la douleur» devant la souffrance et la misère qui règnent dans les orphelinats et les hôpitaux africains où elle est bénévole, misère qui lui fait nier l'existence de Dieu. On pourrait trouver d'autres variations du personnage d'Aliocha dans les premiers textes de Blais, telle prêtre Vincent, dans Un Joualonais sa Joualonie, qui s'occupe nuit et jour des délinquants et autres parias de la société. Cependant, les figures d'Aliocha les plus probantes sont sans aucun doute le personnage de Judith Lange, dans Le Sourd dans la ville, et celui du moine Asoka, dans les deuxième et troisième tomes de la trilogie Soifs.

En fait, le personnage de Judith Lange semble réunir des aspects des trois frères Karamazov. Tout d'abord, elle est certainement un avatar d'Aliocha. Le personnage de Florence dit de Judith Lange, dont le patronyme indique assez clairement sa nature d'ange, qu'elle est l' «amie des suicidés» (SV, 29), un ange gardien à l'écoute du malheur des autres, toujours au chevet d'un être souffrant, ou recueillant dans une gare ou une rue sombre quelque personne esseulée au bord du désespoir, comme Florence elle-même. Celle-ci dit encore de Judith que malgré tout, elle « sembl[ e] aimer la vie» (SV,

56), ce qui rapproche Judith d'Aliocha, qui affirme «qu'on doit aimer la vie par-dessus tout» (FK, 325). Elle partage encore avec ce dernier l'éclat de la jeunesse et de la santé: Florence admire « cet être éclatant de santé, la lumière de ce beau regard» (SV, 55), alors qu'Aliocha est« débordant de santé» et a les yeux «brillants, grands ouverts» (FK, 60).

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