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« Lui et l’histoire des miroirs » une épopée entre art et anthropologie

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To cite this version:

Emmanuelle Chérel. “ Lui et l’histoire des miroirs ” une épopée entre art et anthropologie. Lieux Communs - Les Cahiers du LAUA, LAUA (Langages, Actions Urbaines, Altérités - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes), 2006, Art et anthropologie, pp.47-90. �halshs-03144570�

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« Si l’art de conter est devenu chose rare, cela revient avant tout aux progrès de l’information. Chaque matin, on nous informe des derniers évènements survenus à la surface du globe. Et pourtant, nous sommes pauvres en histoires remar-quables. Cela tient à ce qu’aucun fait ne nous atteint qui ne soit chargé d’explications. Autrement dit : dans ce qui se pro-duit, presque rien n’alimente le récit, tout nourrit l’informa-tion. L’art du conteur consiste pour moitié à savoir rapporter une histoire sans y mêler d’explication. »1

D

epuis sa création à Nantes en 1970, Peuple & Culture 44 inscrit « ses actions dans le champ de l’éducation popu-laire c’est à dire comme une contribution concrète à la formation et à la culture du citoyen2 ». En 2000, l’associa-tion décide de créer « un contrepoint aux opéral’associa-tions de démolition et de reconstruction en faisant du Grand Projet de Ville un moment d’expression ». Implantée sur le quartier Malakoff, à Nantes, elle lance alors, le projet « Paroles et ter-ritoire » destiné à questionner cette politique urbaine, celle du

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Benjamin, W. (rééd. 2000),

« Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », Œuvres III, Paris, Gallimard, p 123.

(2)

Charte de l’association, 1944.

E

MMANUELLE

C

HÉREL

En étroite collaboration avec Jean-Yves Petiteau et Gilles Saussier Emmanuelle Chérel, historienne de l'art, enseignante à l'École Régionale des Beaux-Arts de Nantes

« Lui et l’histoire des miroirs »

Une épopée entre

art et anthropologie

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logement social, de la mixité, et à rendre visible ce territoire en mutation. Conformément aux principes fondateurs de l’as-sociation, ce projet, subventionné notamment par le G.P.V. lui-même, a pour objectif de donner des moyens d’émancipa-tion et d’autonomie aux membres des associad’émancipa-tions et aux habitants. Face aux destructions des barres et des tours Pays de Galle (160 logements), Sicile et Portugal, il a été conçu comme un laboratoire de recherche auxquels ont participé plusieurs artistes invités sur de longues périodes et choisis, entre autres, pour leur capacité à générer des liens et à inscrire leur travail dans un contexte spécifique. En 2004, ce projet a donné lieu à une rencontre entre Gilles Saussier, photographe « documen-taire » et Jean-Yves Petiteau, sociologue ingénieur au C.N.R.S. Ces derniers ont repensé « l’Itinéraire », une démarche élabo-rée par J.-Y. Petiteau qui propose d’envisager l’enquête sociologique comme expérience voire comme une aventure. Ensemble, ils ont interrogé la place accordée à la photographie dans cette démarche. L’expérimentation concrète, la réalisation de l’Itinéraire (intitulé « Lui et l’histoire des miroirs ») de Joséphine a été accompagnée de quatre entretiens (2004-2005) analysant le processus en cours et abordant les relations complexes entre art et sciences sociales. Plus précisément, cette discussion était animée par les questions suivantes : quel rôle pourrait jouer l’image dans l’analyse sociologique ? Comment ne pas assujettir les images et ne pas les enfermer dans le registre interne de chaque discipline ? Comment se manifestent l’imagination et la métaphore dans les sciences sociales ? Quelle est la figuration du sociologue sur le champ de son terrain, son incarnation, son engagement, sa manière d’en être ? Auprès de ces interrogations, en apparaît une autre toute aussi fondamentale, quelle est la relation de l’art au réel ? Ces échanges tentent de problématiser les relations qui peuvent se nouer entre une démarche anthropologique et une posture artistique. Le présent article est basé sur une convic-tion : l’observaconvic-tion des objets, faits artistiques et sociologiques implique d’étudier leur actualité, c’est à dire leur caractère d’acte accompli dans le contexte d’une réalité historique. (3)

Sur ce projet, voir Chérel E., « L’inquiétude des Hérons : une fiction aux contours fragiles », dans « La notion d’ambiance à l’épreuve du projet – Arts du théâtre, ambiances architecturales et contexte urbain, La réhabilitation de la salle Bel-Air en questions », étude de la D.A.P.A., dirigée par Pascal Amphoux CRESSON/LAUA.

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Photographie documentaire et sciences sociales

Gilles Saussier est invité, dès 2003, par l’association Peuple & culture 44 à participer au projet « Paroles et terri-toire », alors que tout un travail de carnets d’écriture a déjà été proposé aux habitants du quartier Malakoff 3. En décembre 2004, dans le deuxième Appartement Témoin4, tour Portugal, il installe une exposition5 Bivouac, dans laquelle est glissé un diaporama intitulé « Lui et ses miroirs » réalisé avec le sociologue6.

La photographie documentaire est un genre qui s’est construit dans une relation directe ou médiatisée, délibérée ou subie, avec les sciences sociales. Saussier n’en est pas à sa première collaboration avec des ethnographes ou sociologues7. Il s’intéresse depuis longtemps à l’anthropologie visuelle. Influencés, entre autres, par les démarches photographiques d’Alan Sékula et de Marc Pataut, ses projets interpellent la question du documentaire, interrogent les conditions de fabri-cation de l’image, rompent avec la question du style individuel, avec l’idéal de cohérence et d’uniformité. Ils génèrent des expériences et véhiculent des valeurs esthétiques, éthiques et sociales qui cherchent à transformer la société par un renouvellement des représentations visuelles et symboliques. Pour ce faire, Saussier défend la nécessité pour les photogra-phes de préciser et d’énoncer leurs positions : « Ils ont accepté d’être parlés en permanence. Il faut aussi se parler soi-même. Ce n’est pas une question de maîtrise, c’est une question d’abandon, de distance8». Cette nécessité tient au fait qu’une image ne parle jamais seule : elle dépend autant de ses récits autorisés9que des interprétations qui en sont faites : « C’est toute l’influence que tu peux déployer autour : de la légende au chuchotement dans l’oreille de celui qui regarde. Lorsqu’une information a été transmise, on ne peut plus en faire abs-traction10». Dans un texte intitulé « Situations du reportage, actualité d’une alternative documentaire11», le photographe s’est longuement expliqué sur sa pratique en retraçant son

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Le premier Appartement Témoin a été constitué en décembre 2003, voir sur ce sujet : Chérel E., « L’appartement témoin – du témoin au citoyen », revue 303, janvier 2005.

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À la suite de cette exposition, la déambulation théâtrale « L’inquiétude des Hérons » conçue par Monique Hervouët et réalisée à partir des carnets d’écriture a eu lieu dans cette même tour en mars 2005.

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Et avec la participation de X. Fouquet, C. Delime et E. Chérel.

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Notamment avec Hanna Schmuck pour Living in the Fringe ou Octave Debary, voir La fin du Creusot ou l’art d’accommoder les restes, Paris, éditions du Comité des Travaux historiques et scientifiques, 2002.

(8) Entretien, mai 2004. Rompant

avec le mythe de l’objectivité de l’au-teur, la position de Saussier n’est pas sans rappeler les remarques et analyses des ethnologues sur leur situation d’individus chargés d’observer et d’étudier les autres, voir par exemple : B. Malinowski, G. Bateson, V. Segalen, M. Leiris.

(9)

Poinsot, J.-M. (1999) Quand l’œuvre à lieu – l’art exposé et ses récits autorisés, Genève, MAMCO.

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Entretien, mai 2004.

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« Le Parti pris du document », Communications, Paris, Seuil, 2001, p. 318.

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parcours. En 1994, il abandonne le photojournalisme, après avoir constaté qu’il était difficile aujourd’hui en adoptant les contraintes et le formatage de la presse de créer du sens et de tenir un propos. Il s’installe à Dhaka et commence à déconstruire la photographie à l’aide de l’anthropologie, en évitant de privilégier « la rigueur de l’étude scientifique » au détriment des échanges directs avec la population12. Dès lors, pour Gilles Saussier, qui défend l’idée d’une attitude docu-mentaire13, l’écoute et la rencontre deviennent des éléments fondamentaux, car elles s’inscrivent dans la fabrication de l’image : « un portrait photographique n’est pas seulement là pour rendre compte de la capacité visuelle ou de la capacité à voir, mais plutôt de la capacité à écouter et à comprendre. Rien n’est plus vulgaire que l’idée du regard du photographe et que l’imbécillité des formes esthétiques d’appropriation du monde qu’elles génèrent14». Depuis, chaque projet15invente de nouvelles procédures pour travailler l’articulation de la parole et des images, la complexité de la réception de ces dernières et les malentendus16 qui en découlent.

En sciences sociales, la photographie a souvent été consi-dérée comme un bruit visuel, dont la profusion de détails empêche la structuration du discours : « je me suis toujours retrouvé à côté d’historiens ou sociologues qui avaient une in-quiétude par rapport à l’image parce qu’elle les dépossède 17». Depuis le milieu du XIXe siècle, les sciences sociales ont, en

effet, tendance à recourir à une image désamorcée18. Elles en réduisent la signification ou la rabattent vers la norme socio-culturelle la plus répandue 19: «un fantasme de la forme limi-naire : comme s’il pouvait y avoir une image, du côté de l’in-forme, du rien ou une absence d’esthétique, quelque chose qui irait de soi, mais pourtant l’image est toujours fabriquée 20». Ce « degré zéro » de l’esthétique est très souvent un succédané de l’esthétique du reportage devenue tellement courante qu’elle est considérée comme n’ayant pas de caractéristiques for-melles. Il traduit, en outre, cette croyance, en un document authentique et objectif21, induite par la valeur indicielle de (12)

Voir le catalogue Living in the Fringe, éditions Figura, 1998.

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« Je préfère la notion d’attitude docu-mentaire en référence à la culture conceptuelle, on pourrait aussi parler d’activité ou de démarche documentaire, le terme de style renvoie trop à celui d’effet. L’attitude introduit la question du corps, l’attitude c’est à la fois la manière de tenir son corps et la manière d’entrer en contact avec les autres », « Attitude documentaire. Entretien avec G. Saussier », Bulletin de la Société Française de Photographie, 148, série 7, N°.15, 2002, p 5.

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Communications, op. cit., p 318.

(15)

Voir notamment Studio Shakhari Bazar ou Le tableau de chasse.

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« Au Bangladesh, dans les chars, j’ai rapporté des portraits. On est allé dans une famille montrer le portrait d’un paysan. Je montre la photo à sa nièce, elle me demande « qui est ce monsieur : BM ? » Mon traducteur tra-duit BM par l’homme des bois, l’homme préhistorique. Ils ne reconnaissaient la personne photographiée ! Les anglais ont conceptualisé cette idée du malentendu (misunderstanding). À chaque fois que je revenais, ça devenait un malentendu. Je voulais faire un livre sur ces retours. » Entretien juin 2004.

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Entretien juin 2004.

(18)

Voir Maresca, S. (1997) La photographie. Un miroir des sciences sociales, Paris, L’harmattan.

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la photographie. L’image a été considérée comme une techni-que de collecte certifiant de l’existence d’une chose. Et si cer-tains ethnologues ont eu recours à la photographie (G. Bateson, G.H. Mead) afin de tenter d’appréhender des phénomènes qui échappent à la parole, pour la plupart d’entre eux, la photo-graphie était cantonnée à la classification. Regardée comme une trace, une preuve, elle est restée liée à un texte qui explicite ce qu’il convient de voir. Elle a été conçue comme une légitimation, une justification du discours et de la démonstra-tion. Par là même, par le fait que ses qualités formelles aient été négligées, elle a été privée de la possibilité de parler d’elle-même. Comme le souligne Sylvain Maresca, ce « caractère aveu-gle des sciences sociales n’est pas sans poser questions22 ». À MalaKoff, G. Saussier a invité J.-Y. Petiteau a travaillé avec lui. Ce qui explique leur rencontre est leur l’intérêt pour l’écoute, leur manière commune d’aborder l’espace, le temps, le récit, le territoire, l’urbanité, l’habiter ainsi que les dépla-cements qu’ils opèrent par leur pratique de l’analyse. Dès le début, Saussier a affirmé qu’il trouvait pauvre l’aspect visuel de cette démarche sociologique.

L’Itinéraire comme manifestation de l’habiter

Alors que la sociologie et l’ethnologie étudient des phé-nomènes observables qu’elles interprètent sur la base d’une description détaillée et qu’elles fondent leur modèle théori-que sur une objectivation rapide qui fige les processus en faits sociaux, les Itinéraires de J.-Y. Petiteau interrogent la situation d’une démarche d’enquête et d’entretien. Ils sont influencés par les travaux de F. Deligny23, M. de Certeau24, G. Devereux25. Depuis trente ans, Petiteau révèle la subjectivité du chercheur26, adopte une écriture métaphorique et défend un recours à la poétique, c’est à dire à une ouverture du lan-gage. « Ce qui m’ennuie c’est que l’on parle de l’Itinéraire comme d’une méthode, cette notion de méthode est indexée

(19)

Voir Bourdieu, P. ( 1965), Un art moyen, Paris, Minuit. Voir aussi la critique de Saussier, « À propos de la réflexion d’Howard Becker », dans

Communications, déjà cité, p. 327 « La ressemblance des images des sociologues –photographes avec celles des reporters est simple : les images des sociologues sont généralement monofactuelles, quand celles des photographes docu-mentaires tels que Walker Evans, Paul Strand ou Dorothea Lange sont parti-culièrement riches et complexes ».

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Entretien juillet 2004.

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Cette croyance a été induite par l’es-thétique documentaire (neutralité, clarté, objectivité, vérité) de la pre-mière partie du xxesiècle (W. Evans,

A. Sander). Voir Lugon, O., (2001), Le style documentaire, Paris, Macula.

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Op. cit.

(23)

Il a rencontré F. Deligny à La Borde en 1968.

(24)

Certeau, M. de (1994), L’invention du quotidien, Paris, Gallimard.

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Devereux, G. (1970), Essais d’ethnopsy-chiatrie générale, Paris, Gallimard, et (1980) De l’angoisse à la méthode-les sciences du comportement, Paris, Aubier.

(26)

Voir les doutes exprimés sur l’anthro-pologie postmoderne américaine (excès de subjectivité et de présence du sociologue) par Kilani, M. (2000), L’invention de l’autre- Essais sur le dis-cours anthropologique, Lausanne, Payot, p. 51-62.

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(27)

« Cette démarche n’existe que dans un dépassement. Elle est cette histoire de la relation d’écoute, énoncée au fur et à mesure, dans une alternance. Je ne vérifie pas des hypothèses. » Entretien, mai 2004.

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Voir les textes Petiteau, J.-Y., Pasquier, E., « Je marche donc je suis ou les jalons de l’être dans la méthode des itinéraires », Processus du sens. Sociologues en ville n°2, L’Harmattan, p 114-128, et Petiteau, J.-Y, Duquenne, B., « Des itinéraires pour habiter une ville », Lieux communs, les Cahiers de LAUA n°4, 1996-97, p.121-139.

à celle d’expérimentation défendue par le modèle positiviste scientifique appliqué aux sciences sociales : l’expérimentation comme moyen de vérifier des hypothèses préalablement énon-cées à l’enquête, sans qu’il soit laissé la possibilité à cette dernière de déstabiliser le projet théorique. Le terme de méthode empêche de comprendre le véritable enjeu de l’an-thropologie et notamment sa dimension philosophique27 ». Dans l’optique de Petiteau, les itinéraires ne peuvent pas être considérés comme un savoir faire ou une expérience anthro-pologique hors contexte, ils placent le chercheur dans un rapport de réflexivité avec ses hypothèses et le sensibilise à des pratiques sociales. « L’itinéraire est une prise de risques permanente. Il est en effet plus facile de désigner ce que serait la sociologie, que de dire qu’elle est en recherche per-manente de sa propre définition. »

L’Itinéraire est une expérience partagée entre le chercheur et « l’autre », l’interviewé28. Cette expérience, qui consiste pour le chercheur à accompagner la personne interviewée dans une déambulation urbaine, s’apparente aux méthodes biographi-ques. Au delà du thème de la recherche, l’histoire de vie reste le fil de la relation entre le chercheur et l’autre, sans que cette histoire ne se confonde pour autant avec un témoignage.

Lors des interviews non-directifs, systématiquement enre-gistrés, qui précédent la journée de l’Itinéraire, l’interviewé est sollicité par le sociologue pour lier le thème de la recherche à des séquences de son histoire de vie. Au cours de ces entre-tiens, les partenaires apprennent à se reconnaître, engagent ensemble un dialogue, s’approprient et rendent explicite l’objet de la recherche. La confiance qui en résulte permet au chercheur de proposer un échange plus radical, à savoir le passage sur le terrain, qui va poser autrement l’ensemble des données : la journée de l’Itinéraire. Lors de la journée de l’Itinéraire, l’autre devient guide. Il institue un parcours sur un territoire et l’énonce en le parcourant. Le sociologue l’accompagne. Un photographe témoigne de cette journée en prenant un cliché

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à chaque modification de parcours, temps d’arrêt, variation du mouvement ou changement émotionnel perceptible. Son rôle est complexe, du fait de ces multiples taches. La consigne qui lui est donnée est de rester silencieux, un peu en dehors de la situation d’interview. Le dialogue est entièrement enregistré. L’expérience sera unique et non reproductible. Par l’enregistre-ment, le sociologue est débordé par son matériau et refuse ainsi de le hiérarchiser et de le trier, il l’accumule. Il lui laisse une part de latence, pour qu’il en émane un sens, qui interdit toute simplification. Ce débordement est essentiel : il oblige à constater que l’on ne peut saisir l’autre et son récit, que l’on ne peut ni les définir ni les ranger…

L’itinéraire est un rituel qui repose sur l’initiation du sociologue. Le parcours n’est pas seulement le déplacement sur le territoire de l’autre, c’est en même temps un déplacement sur son univers de références, de souvenirs, d’associations d’idée. Le territoire est à la fois ce qui est expérimenté et parcouru dans l’espace/temps de cette journée et celui du récit métaphorique. L’interviewé livre en situation une his-toire au présent. La mise en scène de cette journée particu-lière confère à son récit la portée d’une histoire remarquable, il prend alors une valeur symbolique.

Pour J.-Y. Petiteau, les Itinéraires permettent d’échapper à l’enfermement des définitions et des découpages de l’espace urbain. Leur mise en œuvre conduit à une autre mise en rapport des espaces étudiés et une lecture métaphorique de ceux-ci. Il ne s’agit pas d’une simple évaluation qui aurait pour objet d’affiner la définition d’une procédure d’enquête sur le terrain, cette démarche n’est pas seulement un outil de vérification ou le lieu d’une validation des hypothèses du sociologue. Elle implique une lecture de la relation entre l’objet de la recherche et le chercheur. Elle prend en compte comme élément central la subjectivité de la situation d’enquête, et plus encore, celles des références de chaque partenaire : sociologue et interviewé. La journée de l’Itinéraire est un échange. Le sociologue, en

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se déplaçant sur le territoire de l’interviewé ne dépasse pas seulement les limites spatiales de ce qui lui est familier : il devient explorateur. En acceptant le parcours, d’un guide, il aborde le territoire d’un autre par sa parole. Le territoire se donnant à lire au fil de son récit. Le véritable déplacement consiste à abandonner sa propre lecture et accepter la rhéto-rique de l’autre. Echanger consiste à oublier ses repères tout en gardant la trace de cette perte et à identifier les marques d’un oubli. Ainsi l’Itinéraire déplace la question qui est posée au chercheur et prend au mot l’espace ou le territoire de la ville. L’espace devient alors dynamique. Le statut du territoire change, il n’est plus objet de vérification mais lieu de mise en scène privilégiée, où le chercheur va convoquer l’autre. La lecture de l’espace public est indissociable de la notion de parcours. Le parcours n’est pas seulement un rituel de mobilité, c’est la mise en superposition de plusieurs énonciations qui se réfèrent à l’histoire. S’il y a parcours, c’est que quelqu’un peut mettre en référence différents récits. Les itinéraires sont à la fois une manière de faire et une procédure pour résister à la pensée fonctionnelle des acteurs de l’urbanisme et à la repro-duction des modèles culturels établissant une hiérarchie des lieux et des espaces. Ils sont une tactique pour échapper à l’encodage des spécialistes qui tentent de modéliser toutes représentations urbaines. Leur hypothèse est la suivante : l’espace de la ville est pluriel et change selon la perspective de l’habitant ou de celui qui y vit. Autrement dit la question autour de laquelle tourne un itinéraire est toujours la question de l’habiter.

Dans cette optique, la question de la ville (qu’il s’agisse de l’espace intime ou de l’espace public) n’est jamais la propriété des spécialistes, l’habiter est indissociable de l’expérience même de chacun. Elle ne peut être enclose dans telle forme ou telle fonction de l’habitat préétabli ; elle fonde, sur un espace qu’elle investit, un lieu dont l’existence échappe aux règles d’une morphologie préétablie. Résister à la dimension savante du récit unique, c’est rechercher la lecture phénoménologique

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de chaque personne en situation. Parce que ces récits sont portés par la subjectivité de leurs auteurs, ils transmettent de manière indissociable des manières d’être, c’est-à-dire des manières de penser, des émotions et un art de faire. Leur force est de provoquer une émotion dans un univers d’efficacité, ils touchent parce qu’ils résistent longtemps à toute classification d’ordre fonctionnelle et dérangent la morale du sens commun. L’itinéraire participe à la quête d’une autre parole, celle de ceux dont on ne communique pas d’ordinaire l’énoncé parce qu’ils convoquent d’autres repères et références que celles commu-nément repérées par les acteurs culturels reconnus.

Ainsi pour Petiteau, un récit concernant la vie quotidienne ne devient unique ou étrange que s’il est écouté dans sa durée, comme une analyse particulière déplaçant la question même de l’habiter. « Si la question de l’habiter est à la fois une question épistémologique et à la fois une résistance par rapport à la reproduction d’une culture urbaine banalisée, celle de l’écoute en est inséparable. Le sens d’un récit réside dans sa structure même et dans sa capacité à expliciter un contexte qui échappe aux références habituelles de son interlocuteur. Le travail de celui qui écoute consiste à reconnaître tout ce qu’il entend comme l’expression subjective d’une parole unique. C’est ici que l’association libre, telle que Freud l’inaugure dans les sciences des rêves, avant les expériences surréalistes ou situationnistes, est le point de départ d’une écoute fondée sur l’attente. La parole dépasse le contrôle de celui qui l’énonce. C’est un acte physique, elle prend corps. C’est pourquoi, dans un itinéraire où le récit de l’autre est le projet d’une rencontre entre la mémoire et le présent, la démarche repose sur un rapport d’hospitalité. Cette obligation de suivre, oblige le chercheur à rentrer physi-quement en résonance dans le contexte de celui qui l’initie sur le parcours de ses pas et de sa parole. Lorsqu’une personne accepte d’initier à son territoire (physique et métaphorique) ; quelle que soit la question qui l’amène à nous guider sur les traces de sa mémoire ; l’habiter est la question sur laquelle s’articulent les liens entre les lieux et le texte29».

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Petiteau, J.-Y., Conférence du 5 jan-vier 2006, EHESS, Séminaire d’Augustin Berque, intitulé « L’habiter dans sa poétique première ».

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Pour le sociologue, il n’est plus possible d’écouter l’autre indépendamment de la situation d’intersubjectivité. L’obser-vateur « n’entend que ce qui le fait réagir ; c’est à dire ce qui réveille dans sa mémoire des sensations qu’il désire ou qu’il rejette. Le chemin de l’autre n’est perceptible que là où il dé-place nos repères théoriques ou sensibles ; et pour être perçu, il doit à la fois être partiellement identifiable, et à la fois, échapper à notre reconnaissance30». Ce constat conduit dès lors l’analyste à élaborer un processus d’observation qui révèle dans le récit et dans le parcours les lieux et temps où ces événements le dérangent et le font douter de son interpréta-tion. L’écoute suppose la construction d’une attention privi-légiée à l’expression de l’autre, ce qui suppose pour rester à l’écart de toute interprétation concluante, d’accueillir l’autre dans son expression même. En portant attention à la situation de récits et d’évocations, la méthode des itinéraires rend compte en situation des processus à la fois anthropologique et poétique de lectures de la ville. Chaque expression indivi-duelle et unique peut interpeller d’autres paroles qui éveillent ou érotisent les lieux.

Si chaque itinéraire est un récit, ce récit est éphémère et inachevé, parce qu’il condense un moment privilégié de l’exis-tence, là où celui qui parle tente de revivre et faire vivre une émotion capable d’interroger sa relation au monde, parce que le parcours est une implication physique et parce que la parole engage celui qui parle, le guide sollicite une réponse. L’inachè-vement du récit ne concerne pas seulement le sujet qui inau-gure sa prise de parole sur l’espace habité, mais doit être inter-prété comme une invitation à la parole de ceux qui poursuivent le récit ou en inventent de radicalement différents. Ces récits en situation interrogent à la fois l’habiter et la production de l’espace public. C’est en traversant le territoire de l’intime et celui d’une communauté réelle ou imaginaire que l’itinéraire met en rapport des territoires dont il invente ou découvre la qualité. Cette parole en écho suit les modalités d’une propa-gation métaphorique au sens que lui donne Ernesto Grassi. (30)

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« La métaphore, comme mode selon lequel parle l’originaire, reste, malgré la recherche ininterrompue, une parole non prononcée et donc non entendue, non ouïe, mais pour cela même, elle suscite irrésistiblement l’émerveillement et l’in-quiétude. Ce que l’on recherchait, c’était une parole exquise, sublime, une parole capable d’offrir une réponse définitive à chacune de nos interrogations, dans laquelle resplendirait la vérité bien ronde sur quoi déboucherait toute interrogation. Mais la parole a voulu apparaître, avant même que se mani-feste chacun de nos doutes et de nos problèmes, non pas de façon définitive mais comme invitation à passer de voix en voix, en une translation incessante, comme si le sens de notre errance et de notre parole même consistaient en ce passage. Ainsi sommes-nous fixés à une parole qui nous refuse son visage. Nous voudrions qu’une révélation nous offre la parole exquise. En l’absence de cette parole perdue, nous croyons cependant que le sacré parle encore de manière plus réser-vée, à voix basse, au point de paraître inouïe31. »

Les Itinéraires reposent sur une hypothèse énoncée par G. Devereux32. Reconnaître l’identité, c’est accepter l’énigme de l’autre, là où il résiste à notre entendement. La question n’est peut-être pas de savoir si, au cours d’un Itinéraire, il est pos-sible de prélever des expressions senpos-sibles, ou si des espaces sont plus que d’autres générateurs de manifestations sensibles. Au-delà d’un arrêt sur l’expression, le déroulement de la parole, au fil du parcours, construit un processus phénoménologique, où la parole, dans son énonciation, s’articule sur le travelling du marcheur dans l’espace. Le rythme de la marche, les « acci-dents » du parcours interviennent sur l’articulation de l’énoncé, sur sa forme (au sens poétique du terme), sur le sens (en rap-port avec les références et les interlocuteurs concernés). Cette mise en tension du récit, par la dynamique de la marche, n’est possible que par la manifestation orale de la parole. Cette parole articule au fil du parcours, des sensations et perceptions sensibles, qui lors de la rencontre des lieux ou événements qui le jalonnent, éveillent la mémoire. Mémoire qui s’invente

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Grassi, E. (1991), La métaphore inouïe, Paris, édition Quai Voltaire, p.10.

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ici et maintenant, dans le déroulement de la mise en scène du parcours. L’intervieweur écoute, il est témoin de la présence physique de l’autre, du déplacement de son corps. « S’il a un mouvement du corps, c’est que je voudrais qu’il y ait un mou-vement de l’analyse, c’est-à-dire lier l’analyse à l’acte33. » Cette situation d’interlocution oblige celui qui parle à ajuster ce qu’il énonce par rapport aux réactions sensibles de son inter-locuteur ; les sensations sont le lieu où s’articule la règle de l’échange. Ce dialogue est clef de toute production d’une sensibilité ; la parole, ici se construit avec l’autre. On n’est pas dans un rapport de traduction après une situation vécue, ici on s’exprime au présent. Quand quelqu’un parle, sa parole expli-cite une logique qui est sa manière d’articuler le sens. Et cette logique intraduisible en terme d’objectivité, réveille la sen-sibilité de celui qui l’écoute ; il ne peut rendre compte de ses sensations que dans un rapport transférentiel ou contre trans-férentiel ; obligatoirement subjectif. « La situation d’écoute, c’est quand on est pris. On ne se déprend pas tous les jours de la même façon, il faut décider du temps de la déprise, ce n’est pas évident... c’est une histoire de dialogue qui monte en puissance34. » Cette posture a une fonction stratégique : rendre évident la nécessité de suspendre son travail de classi-fication ou d’évaluation lors de l’écoute d’une personne obliga-toirement différente, et centrer sur cette écoute une interroga-tion sur ce qui surprend ou dépasse les repères raisonnables, rationnels, ou habituels35.

Dans cette situation d’enquête, le rôle du photographe n’est pas de produire des images significatives. Chaque cliché est plutôt le signe d’un rythme qui scande la chronologie du dis-cours. Ainsi, l’image reste dépendante d’un récit dont elle marque le contre point. Elle est repère, et sa répétition pro-cède de la ritournelle. La présence du photographe, dans l’Itinéraire, accentue l’envie du locuteur de mettre en scène son existence et stimule la prise de parole de l’interviewé. Elle est donc essentielle : il joue le rôle du tiers. Il est une des conditions de l’émergence de la parole et un élément qui (33)

Entretien mai 2004.

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Entretien mai 2004.

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Mais si le sociologue est pris par la parole de l’autre, le fait de se placer en situation d’écoute est aussi une manière de prendre l’autre. La situation créée est complexe : « J’ai cette espèce d’utopie qui a peut être à avoir avec une histoire parareligieuse, on me l’a toujours reproché, je ne suis pas le maître du processus. Il faut que je m’en remette au rapport de confiance avec mes interlocuteurs qui me rappellent à l’ordre. Cela me permet de vivre dans cet espace, mais pas de l’expliciter. » Entretien mai 2004.

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permet la distanciation. Il fait partie des composantes externes (comme le cadre spatio-temporel, la situation matérielle et physique) qui agissent sur l’intervention communicative de l’interviewé et sur sa situation mentale. Cette présence du photographe est alors un des paramètres de cette expérience singulière dans laquelle l’interviewé est engagé. Elle révèle également que cette expérience ouvre sur un espace spécifique, un espace de confiance partagée, un espace transitionnel36. Il fait noter que pour J.-Y. Petiteau, la présence du photo-graphe implique en outre une sauvegarde, une mémoire, une trace. La photographie, témoin et preuve, est aussi une sécu-rité : « L’enregistrement permet de me faire prendre par le guide. Le sociologue peut accepter de perdre le pouvoir, s’il prend une assurance sur la vie, avec le magnétophone et la photo-graphie. Il restera quelque chose. Cela permet de gérer la situation d’angoisse du chercheur, il y a un futur37». L’image vient donc réintroduire la légitimité du sociologue qu’il a abandonnée du côté de l’entretien.

L’Itinéraire comme roman-photo

La troisième étape de ce processus d’enquête est sa présen-tation pour sa restitution : l’Itinéraire enregistré est retranscrit. Le résultat en est une série de planches, issues d’opérations de sélection, d’appariement et d’agencement, tant du texte que des images. L’itinéraire est ainsi restitué sous la forme d’un roman-photo38.

Le montage de ce roman-photo est un temps privilégié de l’analyse : moment de mise en question durant lequel le cher-cheur tente d’inventer face au récit du guide une nouvelle interprétation. Il y a donc deux temps bien distincts : le temps de la désorientation du sociologue lors de la déambulation et le temps où le sociologue propose son étude.

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Winnicott, D. W. (1971), Jeu et réalité, l’espace potentiel, Paris, Gallimard. « Dans la vie de tout être humain, il existe une troisième partie que nous ne pouvons ignorer, c’est l’aire inter-médiaire d’expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure. Cette aire n’est pas contestée car on ne lui demande rien d’autre sinon d’exister en tant que lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tache humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure » , p 9. Cette aire est un espace de jeu, or pour Winnicott, « jouer, c’est faire à travers un acte spontané et non l’expression d’une soumission ou d’un acquiescement, une expérience créative ».

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Entretien juin 2004.

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L’idée de photo-roman est apparue en 1980, « Pour habiter Nantes », lors d’un contrat passé avec Castro, Cantal Duparc, pour lancer la valorisation d’une architecture et d’un urbanisme identitaires dans la ville. « J’ai com-mencé à demander à des gens, dans chaque quartier, de raconter leur his-toire en visitant ce qui avait un sens pour eux, ce qu’était ce quartier où cette ville, les limites entre l’espace public et l’espace privé. La population ouvrière habitait, beaucoup plus dehors du fait du travail, des jardins, des copains. C’étaient les liens entre tous ces espaces qui m’intéressaient, tous ces déplacements et ces récits ont les transformé en roman photo. » Entretien, juin 2004.

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Lors du montage, l’attention met en évidence les articu-lations du récit. Le montage souligne autant les dimensions réelles que les dimensions métaphoriques du récit transcrit. Les tournures verbales, les formules, le vocabulaire, les expres-sions, les manières de dire, les figures de styles sont préser-vées, la dimension poétique de l’énoncé est recherchée. La langue prend sens, car les articulations font résonner les dif-férents niveaux sémantiques d’une parole. « Transmettre cha-que récit par écrit, c’était traiter sur un pied d’égalité ces différents registres. Le discours, réduit par le montage, devient une histoire ou une chanson. La dimension poétique est cette coïncidence d’une parole retrouvée qui fait écho ou mobilise la mémoire39. » C’est dans cette traduction ou translation que le chercheur peut réinterroger la notion d’habiter dans son processus même d’énonciation.

L’image dans les Itinéraires participe à la redéfinition du rôle de l’anthropologue, elle n’est pas seulement un document décrivant le lieu ou l’individu observés, comme souvent dans les études anthropologiques, mais elle témoigne d’une marche et d’une démarche. Les images donnent à voir l’interviewé et le sociologue lors de leur déplacement. Sous chaque image est inscrit le texte. Le montage permet de faire liens entre les lieux et de restituer le récit que chacun d’entre eux a suscité. Si la forme du roman-photo nécessite un traitement du récit assez fin (sélection des paroles, préservation des intona-tions…) pour mettre en évidence les éléments les plus signi-fiants énoncés par l’interviewé (bribes de vie, lieux, relations) qui serviront ensuite à l’analyse proprement dite (donc à l’écriture d’un texte par le sociologue), le traitement des images est beaucoup plus empirique. Ces dernières sont délaissées, il n’en est retiré aucun élément de réflexion. « Les photographies des Itinéraires montrent quelqu’un qui m’em-mène quelque part. C’est dans le mouvement que cela se passe. L’utilisation de la photographie est en deçà du discours. La photographie est effectivement utilisée comme repère des situations d’échange entre l’interviewé et l’intervieweur ou (39)

Petiteau, J.-Y., Conférence du 5 Janvier 2006, EHESS, Séminaire d’Augustin Berque, déjà citée.

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entre l’interviewé et l’espace dont il parle. Ce n’est pas sa fonction de représentation mais le fait qu’elle soit présente qui est important dans mon travail40. Les images sont sélec-tionnées et choisies, mais elles ne font pas l’objet d’une ana-lyse. L’analyse concerne exclusivement la parole et le trajet de l’interviewé. Je veux éviter qu’elles décrivent le parcours, qu’elles illustrent le récit41. »

Cette décomposition de la durée de l’Itinéraire donne à chaque image une fonction de balise et de ponctuation. L’agencement des images affirme l’idée d’une chronologie. Le caractère séquentiel de la chronologie empêche de tricher. Alors que bien souvent dans les analyses sociologiques, les matériaux sont catégorisés et rangés, dans ce cas, cette res-titution garde les liens et évite de présupposer d’un sens. La succession des images dans les Itinéraires oblige à se dire qu’il existe un autre sens, inconnu. Elle oblige à lire un avant et un à côté pour chaque image.

Regarder des images induit toujours de chercher leur généa-logie. À y regarder de plus près, la plupart des Itinéraires, s’inspire moins de l’esthétique de cette forme populaire qu’est le roman-photo ou le cinéma que de celle du reportage42 : utilisation du noir et blanc, de 35 mm, de plans larges. Peu d’informations sont contenues dans l’image. Les itinéraires ont un aspect médian qui se rattache à une culture ambiante. La qualité moyenne des images tient notamment au fait que le photographe n’est que rarement un photographe professionnel car Petiteau craint une écriture visuelle esthétisante. Cette banalité entretenue dans l’image des Itinéraires réserve la part belle à la conceptualisation et à l’analyse. De fait, l’image, de par, sa pauvreté, se met en retrait. Elle ne dit rien, ne dévoile pas. Elle crée une latence et montre qu’il faut attendre l’image suivante. Elle supporte, en tension, le texte, qui procède vers une révélation. Elle guide et permet de patienter. La forme du roman-photo est aussi une banalité empruntée à M. de Certeau : « si on insiste sur la banalité, on peut commencer à surfer sur l’émergence d’autre chose » (cité par J.-Y. Petiteau).

(40) Entretien, mai 2004. (41) Entretien, septembre 2004. (42) Entretien, mai 2004.

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Si pour Gilles Saussier, cette esthétique de l’Itinéraire lui donne l’aspect d’« une romance territoriale ou d’un territoire de la romance, qui correspond à cette ambiguïté qu’il y a dans cette démarche, située du côté de l’université, de la sociologie, du savoir et de l’amourette43» le photographe rapidement a fait remarqué que les Itinéraires possèdent cette peur de la dimension imaginaire, polysémique et subjective des images 44. Tout en reconnaissant la complexité de la place du sociologue et son besoin de sécurité. « On ne peut pas lâcher toutes les mains à la fois, on tient toujours par quelque part. Alors comment accepter de se mettre dans une position où l’on est pris par quelqu’un et où l’on serait une deuxième fois pris ou dépossédé par des images ? » Il a souligné un fait : dans cette expérience de la désorientation qu’est l’Itinéraire, l’image, qui est traitée comme un balisage, est enfermée.

La redéfinition du rôle du photographe et de l’image

À Malakoff, le G.P.V et ses déménagements imposés ont conduit Petiteau et Saussier à interroger les personnes concernées. « C’est en déménageant, lorsqu’ils quittent un lieu pour investir un nouvel espace, que la question même de l’habiter traverse la culture de chaque personne. Celui qui déménage doit réinventer, dans son expérience subjective, un processus et une analyse comparables phénoménologiquement avec l’expérience du pont de Heidelberg, révélateur du concept d’habiter pour Martin Heidegger45. » Un certain nombre de rencontres, des entretiens petitsdej’ sur radio Alternance, ont montré une fois encore que déménager, c’est à la fois physique-ment « ranger », « trier », « jeter » ; sélectionner des objets, intervenir sur un espace que l’on quitte pour en ménager un autre et surtout vivre une situation complexe de ruptures et de deuils. Ils révélaient aussi que les politiques françaises de promotion de la diversité affichées comme armes de lutte contre la ségrégation se retournent contre leur objectif final et justifient au quotidien de pratiques discriminatoires 46. (43) Entretien, juin 2004 (44) Entretien, juin 2004. (45) Entretien, juillet 2004. (46) Simon, P. (2001), « Le logement social et la gestion des populations à risques », in la commune et ses minorités, programme « Ville et hospitalité » coordonné par A. Gotman, PUCA et fondation de la MSH, pp. 24-33. « Les bienfaits de la mixité relèvent de fait d’une logique implicite et très prégnante d’accultura-tion par mimétisme. La philosophie en acte dans la mixité est que la participation des groupes défavorisés à un espace social dans lequel ils sont confrontés à des classes moyennes porteuses des normes de la société dans son ensemble leur permet d’in-corporer ces normes progressivement pas proximité et qu’il s’institue un processus de changement social et de promotion par capillarité. »

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Aucun texte ou discours officiel ne précise le contenu positif de la mixité sociale dont il est convenu qu’elle concoure à la « cohésion sociale », plus encore par la justification morale et politique qu’elle apporte, la norme de mixité vient soutenir des formes de sélection fondées sur l’origine ethnique et raciale qu’elle cherche pourtant à éviter.

Finalement pour aborder ces questions, Petiteau et Saussier ont décidé de se concentrer sur un projet commun permettant de mettre en partage leurs manières de faire. « Lui et l’histoire des miroirs » est l’itinéraire de Joséphine, une jeune femme d’origine yougoslave, engagée dans un rapport de solidarité auprès de Russes sans papiers (Youri et Sergueï) et sans domicile. Ces derniers campaient dans le marais nommé « la petite Amazonie » sur le territoire de Malakoff. Ils habitaient sur le bord, en lisère de ce grand ensemble. Les représentations de la ville vue de la marge étaient alors renversées. Pour Petiteau et Saussier, choisir Joséphine c’était décider de poser différemment la question du logement, pendant qu’on démolit, des gens sont totalement oubliés. Le marais est ce lieu symp-tomatique et un analyseur. Joséphine a relaté la manière dont elle a accompagné les deux russes dans leurs difficultés. Elle a retracé par cet itinéraire la signification de cette histoire (et de son engagement), pour faire connaître la situation des deux sans-abri qu’elle aide depuis deux ans. Elle traduisait par sa parole leur expérience, ce qu’elle avait à dire d’eux et pour eux, se positionnant comme leur porte-parole. Mais, en fait, elle parlait surtout et avant tout d’elle-même et pour elle-même, dessinant par là même son propre déplacement passé et son déplacement à venir : leurs histoires faisaient écho à la sienne. Lors de cet itinéraire, G. Saussier a suivi les protagonistes de l’entretien, sans toutefois respecter la totalité des règles de cette démarche, dévoilant ainsi des manques, des difficultés, des incohérences et des désaccords. Il a réfuté tout d’abord l’idée de capture et de prise photographique « il n’y a rien à capter, cette idée correspond à l’idée de vérifier une expérience

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sociologique 47». Et s’il a joué sa fonction de tiers dans cette situation de communication spécifique, il n’a ni réalisé de cliché à chaque modification de parcours, ni cherché à produire des images qui témoigneraient d’une variation affective ou émotionnelle de l’interviewé. Alors que très souvent les photo-graphes passent leur temps à essayer d’être là au bon moment, ce qui a intéressé Saussier dans l’Itinéraire, c’est d’être contraint à rester en retrait. G. Saussier, situé derrière l’inter-viewé et l’intervieweur, ne pouvait pas suivre les propos de Joséphine. « Je me sentais dans le sillage, je n’étais pas au contact, j’avais toujours l’impression de suivre, or c’est une contrainte folle de suivre les gens et de faire des images, j’étais toujours un retard, dans une impossibilité, j’étais dans l’écho de cette parole ». La description de cette situation l’amène à rejeter cependant la notion de hors-champ, du fait qu’elle porte cette idée d’une photographie des temps forts et des temps faibles48. Ce qui l’intéresse, c’est l’endroit où les choses s’articulent avec le champ. « J’étais dans un temps de l’écho, dans l’écume. Cela s’étirait parfois. À des moments, j’étais tout près, à d’autres, un peu plus loin, mais le lien ne rompait pas ».

Cette expérience lui a permis d’expliciter plus généralement sa manière de travailler. Il a pu préciser sa relation au sujet qu’il observe, c’est à dire la façon dont il conçoit le rapport qu’entretient la pratique artistique avec une réalité. Pour Saussier, la photographie n’enregistre pas seulement la réa-lité mais elle la construit. « Il faut que j’ai entendu quelque chose et alors je me règle. Il y a cette idée dans la photo-graphie que la surface sensible est la surface de la pellicule. Mais la surface sensible n’est pas dans l’appareil photo, je construis une surface sensible mentale. » Il s’est alors posé une nouvelle fois la question de ce qui fait image pour lui « J’ai besoin d’une relation aux sciences sociales, ou à l’histoire, pour fabriquer cette surface sensible. Elle est comme un espace sonore, ou comme un silence, dans lequel au bout d’un moment, la plus petite vibration fait un écho. La photographie, c’est (47)

Entretien juin 2004.

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« L’attitude de Depardon est une espèce d’anti-héroïsme, une photogra-phie de l’acte manqué, du temps faible par rapport au temps fort. Je pense qu’il faut considérer l’image comme du matériau. On peut travailler à partir des pires images. » Entretien, mai 2004.

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d’abord travailler une surface sensible mentale, qui s’élabore dans l’écoute. Quand je commence à regarder quelque chose, je sens de l’écho, c’est comme de l’humus, à un moment ça germe. Le contact avec des sociologues m’intéresse, il aiguise ma per-ception, ma sensibilité. De but en blanc, je n’ai aucune sensi-bilité... c’est pour cela que je ne me sens pas proche d’une pho-tographie subjective. A priori, je n’ai rien à proposer ». Ainsi la démarche de J.-Y. Petiteau génère pour le photographe un espace perceptif et émotionnel qui s’élabore dans la collecte d’informations et de récits. Cet espace ou surface se développe par la constitution d’une vision informée.

La situation d’écoute décrite par le photographe spécifie qu’il est disponible et vigilant. Elle l’oblige à prêter l’oreille. Or si tendre l’oreille, écouter, implique tension, intention, attention et curiosité, cela suppose également d’accepter une certaine fragilité. Pour J.-L. Nancy, si entendre c’est compren-dre le sens, écouter c’est être tendu vers un sens possible, et par conséquent non immédiatement accessible : « Être à l’écoute, c’est être tendu vers ou dans un accès de soi. Lorsque l’on est à l’écoute, on est aux aguets d’un sujet, ce(lui) qui s’identifie en résonnant de soi à soi, en soi et pour soi, hors de soi, par conséquent, à la fois même et autre que soi, l’un en écho de l’autre, et cet écho comme le son même de son sens ; or le son du sens, c’est comment il se renvoie ou comment il s’envoie ou s’adresse et donc comment il fait sens 49. » Le photographe travaille ainsi sur la manière dont l’écoute constitue un espace et une forme sculpturale. S’interroger sur la manière de faire sens est une des caractéristiques de la pensée de Saussier. Autrement dit, son attitude présume une pensée qui ne sait pas d’avance où elle va, qui s’invente en avançant. Et comme il est impossible de penser seul, la pensée se crée dans l’entre deux. Cependant, il faut noter que pour le photographe, il ne s’agit pas de faire émerger une pensée qui se cristalliserait dans l’entre deux du lien, mais d’orienter la pensée vers, de

créer un nouvel horizon. (49)

Nancy, J.L. (2002), À l’écoute, Paris, Galilée, p. 17-19.

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La démarche de Saussier interpelle aussi la différence faite par J.-L. Nancy entre le visuel et le sonore. D’après le philo-sophe, par le regard, le sujet se renvoie à lui-même comme objet, et par l’écoute, c’est en lui-même que le sujet se renvoie. « Sonner, c’est vibrer en soi ou de soi 50» mais également « avec le monde extérieur ». Pour Saussier, « Ecouter, c’est s’imbiber, donc c’est s’inhiber. Si tu t’imprègnes, tu traverses quelque chose, puis tu t’extrais et proposes quelque chose. Tu auras fait l’expérience de cette inhibition. Et cette inhibition, c’est la déprise 51».

En d’autres termes, Gilles Saussier ne considère pas seule-ment son objet comme quelque chose de déjà donné mais il le construit dans le cadre des relations qui le relient aux autres acteurs sociaux. Il défend avec force la nécessité de la colla-boration, elle permet une déprise, un dialogue et stipule que l’invention d’une forme se réalise dans la confrontation avec un sujet. Insister sur cette « manière de faire » participe à une relecture de l’art. Cela démystifie l’idée de l’autonomie de l’artiste définie par le modernisme. Et par là même, cela conduit à étudier la façon dont un artiste est en lien avec des individus et un contexte culturel, conçu comme un processus à travers lequel les significations, les représentations et les pratiques (esthétiques, philosophiques, politiques et anthro-pologiques) sont socialement et historiquement construites. Ce contexte influence les percepts, les affects et les concepts et, par là même, la structure de l’œuvre mais aussi la lecture du spectateur. Ainsi, une image fait référence à un univers, à un espace mental partagé entre celui qui produit les images et celui qui les regarde, et dans lequel elle vient s’inscrire. Cette attitude conduit Saussier à interroger la question de l’auteur dans la photographie documentaire à travers une observation de la place de son corps, de ses échanges avec les autres et du rôle du spectateur52.

Pour nommer la relation qu’il entretient avec l’histoire de la photographie et remettre en question la notion d’originalité (50)

Nancy, J.-L., op. cit. , p 30.

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Entretien, juillet 2004.

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Chérel, E., Saussier, G., La place de l’auteur et du spectateur dans la photographie documentaire, à paraître aux éditions de la galerie du Jeu de Paume.

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en évoquant les rapports qu’il entretient avec d’autres artistes (W. Evans, P. Strand, D. Lange…), il fait référence à la musique. « J’aime faire un parallèle entre la tradition photographique documentaire et la musique classique indienne. Ozou en parlait comme une musique à composition improvisée, située entre la musique classique occidentale, composée, et le jazz, improvisé. Dans la musique classique indienne, tu apprends auprès de quelqu’un, tu es disciple, dans l’empreinte de quelqu’un, d’une écoute, tu n’es pas dans une logique d’avant-gardes, de ruptu-res. Le Ragga est un thème sans cesse réinterprété, réinventé. Et tu joues autour par une infinité de variations. La photogra-phie documentaire rejoint cette idée de la transmission, c’est l’art de la fugue53. » Sa relation avec une tradition photogra-phique est moins pensée en terme d’influence qu’en terme de réception. Cette position, rappelle qu’au moment où une œuvre paraît, elle ne se présente pas comme une nouveauté absolue, mais fait appel à tout un jeu d’annonces, de signaux – mani-festes ou latents – de références implicites, à un réseau com-plexe54, à des caractéristiques déjà familières : son public (spectateur ou artiste) est prédisposé à un certain mode de réception. Ainsi l’acte de création d’une image, lui-même, s’ins-crit dans un horizon d’attente 55composé des textes antérieurs et de pratiques sociales, et l’image, dans des chaînes de réception et d’interprétation « on crée toujours des images dans du bruit56». Il convient alors pour situer le rapport his-torique entre les œuvres d’appréhender les complexes relations réciproques qu’entretiennent les productions et la réception. Saussier assume le fait que le regard ait une part précons-truite qui accompagne le photographe. Il évalue son regard sur les réalités qu’il décrit et le cadre de référence qui soutient un tel regard. Cette attitude présuppose que l’artiste, par le biais de sa propre écriture, fait une sorte de traduction de ces données.

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Entretien, juillet 2004.

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R. Krauss a montré que la photographie a introduit une rupture dans l’autonomie du signe artistique défendue par les modernistes. Voir « Notes sur l’index », in L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p 63-91.

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Jauss, H. R. (1978), L’esthétique de la réception, Paris, Gallimard.

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« Lui et l’histoire des miroirs » : une épopée

La proposition visuelle décrite dans les pages suivantes est pensée comme une expérience concentrant des questions, elle n’est pas revendiquée comme une forme achevée. Dans cette collaboration, Gilles Saussier s’est particulièrement affirmé lors du montage.

En décembre 2004, le diaporama « Lui et l’histoire des miroirs » d’une durée de trente minutes est directement pro-jeté sur la tapisserie d’un des murs de l’appartement de la tour Portugal 57transformé en espace d’exposition. Les images (de format 1m x 1,30m) se succèdent les unes aux autres et esquissent le parcours d’une jeune femme (avec son enfant dans une poussette) dans la ville de Nantes. À partir de son ancien logement situé dans le centre ville rue de Flandres-Dunkerque, Joséphine descend rue Crébillon, s’arrête à l’église Sainte-Croix, puis place de Wattignies, pont Général Audibert, place Aimé Delrue, Chaussée de la Madeleine et rue Marmontel. Et finalement, bien qu’elle évoque le marais de Malakoff, elle ne s’y rend pas. Ce qui la préoccupe, c’est à la fois sa relation première à la ville lors de son arrivée et la situation des russes avant leur installation précaire dans la petite Amazonie (nom donné aux marais). Entre chacune des photographies projetées, quelques phrases citent son récit durant l’itinéraire. Ce récit manifeste l’écart entre la signification du GPV pour les ins-tances municipales et celle pour les personnes concernées. L’itinéraire de Joséphine est le rappel de la présence des nantais. Sa parole décrit la vie quotidienne et se déplace sur différents champs de la représentation (souvenirs, métaphores, évocations).

Le titre de cette proposition provient d’une expression de Joséphine, dont la dimension métaphorique évoque la question de la représentation : elle a longuement parlé de sa relation à Sergueï et de la relation que celui-ci entretient avec sa propre image, « se regarder dans une glace pour se raser le matin, (57)

En décembre 2004, la Tour Portugal était pratiquement vidée de ses habi-tants, lorsque l’appartement Témoin situé au 11eétage a ouvert ses portes.

Ce diaporama a ensuite été présenté à la galerie Zürcher, sur un écran plasma, en mars 2005. Ce déplacement de la tour Portugal à la galerie ne sera pas analysé ici.

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pas moyen. Il fait la tête, il n’aime pas. Cela m’a toujours choqué. Le prendre en photos : il ne voulait pas. À chaque fois, il trouvait le moyen de baisser la tête ou de se tourner. Une fois, j’en ai pris une dans la jungle et je l’ai gardée sur moi. J’en ai d’autres à la maison. J’ai réussi à faire quelque chose avec lui et l’histoire des miroirs. » Cette expression de Joséphine évoque une représentation de soi à soi, de soi à l’autre, au monde, représentation mentale ou matérielle, reflet spéculaire ou photographique58.

Les photographies du diaporama sont très différentes les unes des autres. Elles donnent à voir la marche de la jeune femme accompagnée de J.-Y. Petiteau par une vision rapprochée ou étendue dévoilant alors le contexte (la Loire), des détails du récit ou de la situation (porte barricadée du squat, verre de bière dans un café), des éléments croisés au cours de l’Itinéraire (en marge du récit, remarqués par le seul photographe, comme ces jeunes filles descendant la rue Crébillon), des plans larges du quartier vu du marais (qui ont été prises lors d’un premier entretien en présence des Russes) ou du pont Général Audibert. La figuration du sociologue, sa présence dans quelques photo-graphies atteste du dispositif, elle est une preuve de l’échange phénoménologique entre l’interviewé et le photographe. Le photographe semble n’avoir vu qu’une partie de la ville et de la déambulation. Les plans sont frontaux, nets, sans aucun effet de subjectivité (c’est à dire effet de flou, angles obliques…) qui caractérisent la photographie d’auteur. Refusant cependant également la position objectivante du témoin, les idées de perte de soi ou d’impersonnalité59, Saussier était attentif à la fois à cette parole de Joséphine, aux espaces traversés et à sa propre expérience. Ses images relatent son observation du cou-ple intervieweur/interviewé, la relation qu’il entretient avec eux et ses propres observations de l’espace urbain. Dans ses images, il apparaît que documenter est une expérience multidirection-nelle et polycentrique de l’espace. Les photographies soulignent donc la dimension interprétative du photographe. Elles pren-nent placent dans le récit de cet observateur.

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La question du miroir et du reflet spéculaire préoccupe G. Saussier, ce qui explique le choix de ce titre. Dans l’exposition de l’Appartement témoin en 2003, il avait réalisé plusieurs pièces utilisant ce matériau faisant en cela clairement référence au “Quadri specchianti” ou “tableaux réfléchissants” (1962) de Michelangelo Pistolleto.

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Cette position s’oppose également à la critique de l’auteur faite par R. Barthes et M. Foucault.

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Durant son déplacement, la jeune femme a évoqué diffé-rents lieux : les resto du cœur, son quartier – entre voisins, c’est chacun pour soi. J’étais “hyper centre”, maison indivi-duelle. Elle livre à la fois sa connaissance et son expérience de la ville, sa relation avec les deux russes – on se parle très peu, c’est le silence qui parle à notre place –, ses luttes – les loyers à Nantes, il y a de l’abus. Pour l’hébergement d’urgence, j’ai téléphoné à st Vincent de Paul. Auprès du CCAS, près de la mairie. Sans papier, c’est le problème. Il a dormi à l’hôtel, à droite et à gauche, cet hiver – et ses interrogations – au niveau des papiers, c’est mal parti. Comment faut-il que je m’y prenne ? Je ne peux m’adresser nulle part. Pour Youri, il n’y aura aucun problème. Sergueï a besoin d’être aidé. Elle mobilise sa mémoire – dans cette rue, il y a l’arrêt Aimé Delrue, Douchka comme disait Sergeï – à travers un acte d’immersion sur le territoire même du souvenir et d’une attente – ce squat, ils ont tout muré, c’est dommage. C’était la chambre de Youri. Tout en haut, c’était le couple. La discothèque était le lieu où on se trouvait, où on mangeait et discutait ensemble. Le propriétaire avait dit : “demain je vais venir, il va falloir être prêts, on ferme”. La veille, avant la fermeture, on s’est tous réunis dans la chambre de Youri, pour fêter la fin. À 6h00 du matin, j’avais peur que le propriétaire ne vienne avec la police. Le couple ne savait pas si on allait les prendre à l’hôtel, elle était enceinte de trois mois. Quand cette porte s’est fermée, tout le monde s’est dispatché. La solution serait de prendre une échelle en pleine nuit, de casser la fenêtre et faire péter ça. Ca rime à quoi ? Ils sont restés deux ans. Alors il y a beaucoup de souvenirs. Son parcours n’est ni un bilan ni une démonstration de l’histoire de sa vie, mais il est l’entrée en scène d’un auteur sur le lieu même où s’est joué et peut se jouer encore une représentation, ici et maintenant, de ce qui l’a touchée et la touche encore dans son existence. Elle a retrouvé, par association libre, la parole qui restitue le moment significatif de traumatismes – mon père m’a quitté à l’âge de trois ans, en Yougoslavie. Il est mort, à l’hôpital, seul. Ma mère a souffert, il était très violent. Un jour, avec Sergueï, on revenait d’en ville, on passait sous

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le pont de Malakoff et il a dit «tu ne chercherais pas l’image de ton père à travers moi ? » – ou de fantasmes, sur la scène d’un territoire témoin d’une aventure et d’un événement. Sa confrontation avec un lieu miroir de ses émotions et de ses inquiétudes – qu’est ce qu’il faut faire, pour moi et mes enfants, pour lui, qu’est-ce qui est le mieux ? Partir en Russie ? Sa sœur m’a dit, “la préfecture lui a proposé d’aller voir une asso pour un retour gratuit” Je lui ai dit : « qu’est ce que tu attends de l’avenir ? ». Ce qui est en jeu est la façon dont elle s’est construite et élabore sa propre réalité, sa vérité, dont elle re-présente des actions – j’ai beau me casser la tête, je ne vois pas de solution. Comment faire ? J’avais pensé à acheter un vieux fourgon, et des matelas. J’ai pensé aussi à une caravane –, dont elle a rejoué et narré son histoire subjectivement au présent. Nommer les choses lui a permis d’étayer des positions subjectives, de mettre en scène des événements, de se situer par rapport à eux – des soirs, Youri pêchait là. C’est un bon pêcheur, il ramenait de ces poissons, des gros. Un soir, une voiture de police arrive. Ils ne lui ont rien demandé, rien du tout et ils l’ont laissé pêcher –, de s’actualiser ici et maintenant pour construire son identité de sujet sachant ce qu’elle est.

Joséphine tente d’apprivoiser son expérience vécue, d’es-quisser les raisons de cet engagement, de décrire et de symbo-liser des éléments psychiques, des affects, des représentations qui gouvernent le fonctionnement de sa pensée. Elle met en mot une émotion physique profonde et dévoile une ville extrê-mement rude et des tactiques de survie. En liant les différents lieux qu’elle a choisis de montrer, la question de l’habiter resurgit grâce à la confrontation d’une double temporalité, celle de l’imagination en attente, celle évènementielle du lieu qui, au présent, lui fait jouer une autre scène et renouvelle le lien qu’elle entretenait avec les choses ou avec les hommes. En ce sens, le territoire sur lequel se joue l’Itinéraire est chaque fois à la fois un lieu de mémoire et une rampe de lancement. Joséphine se dédouble, retrouve à la fois le sens d’une émotion première ; en l’énonçant par la parole devant les témoins qui

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l’écoutent, elle en devient simultanément l’auteur et l’acteur. C’est bien cette partition sur un parcours éphémère qui réin-vente le lieu en le ritualisant par une confrontation presque « théâtrale ».

Le marais de Malakoff, lieu de campement improvisé, espace de refuge, précaire est également un lieu d’accueil et d’invention – Youri se débrouille. Il a des idées que je n’aurais pas eu, le bricolage, faire cet espèce de distributeur d’eau, ce bidon accroché. En décrivant ce qui en marge des grandes logi-ques de l‘aménagement du territoire, et par des pratilogi-ques qui procèdent d’appropriations, Joséphine donne une valeur de territoire réel et métaphorique à Malakoff. Son récit dote ce territoire d’une profondeur, d’une existence. Il témoigne de l’importance des lieux, des actes, des relations aux autres. Elle n’a jamais vécu à Malakoff, mais elle y est allée car elle a suivi Youri, poussé par un processus d’identification (père/amant). Son parcours n’est pas seulement le déplacement sur son territoire et celui des deux russes sans-papiers, c’est en même temps un déplacement sur son univers (ses croyances, ses motivations, ses illusions). Elle décrit une errance, la sienne, qui lie Nantes à la Russie et à la Yougoslavie. Elle valorise le centre de Nantes, car, pour elle, habiter le centre c’est véri-tablement habiter Nantes. À son arrivée dans cette ville, elle rêvait de centralité, mais son rêve a été déçu. Du centre vers la marge, dans son itinéraire, elle dépasse les frontières. Elle montre ainsi que dans la société contemporaine, les gradients d’urbanité sont variables, ce que les termes géographiques de centralité, périurbain, suburbain, infra-urbain, peuvent donner à penser. Elle essaye de ramasser sa vie autour d’un territoire, de parcourir ce territoire pour se l’approprier et qu’il devienne lieu. En revisitant les squats, elle confronte la recherche d’habitat de Sergueï à ses propres difficultés à trouver sa place dans la vie. Son parcours est une transposition psychanaly-tique. Elle est en quête à l’extérieur de chez elle. L’échec de Sergueï fait écho son mal être.

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Dans le montage des Itinéraires, J.-Y. Petiteau laisse tou-jours beaucoup de suspend dans la parole transcrite de l’inter-viewé, il laisse de la réserve à l’interprétation dans laquelle le récit peut à nouveau se déployer. Le travail de transcription et de sélection des propos de Joséphine dans « Lui et l’histoire des miroirs » accentue cette part de réserve. Le montage du récit ne restitue pas de manière exhaustive les propos, les coupes ont été nombreuses, il y a des trous. D’autre part, le diaporama s’éloigne de la dimension populaire du roman-photo-feuilleton et abandonne l’idée d’une photographie jouant le seul rôle de ponctuation du texte. Il s’oppose au type de découpage opéré par le sociologue, « ce qui est étonnant, c’est que la référence en termes d’image que tu présentes est celle du séquençage. Tu convoques l’image sur un registre qui est celui que tu combats sur le plan du sens, de la sociologie 60. » En effet, alors que, dans les Itinéraires, la parole vient ouvrir l’espace, les images enferment dans les lieux, c’est pourquoi Saussier s’est intéressé à ce qui se passe dans les parages, aux accotés, aux détails, tantôt près, tantôt loin des protagonistes de l’expérience. Les images n’interviennent plus uniquement pour baliser les Itinéraires et réintroduire un continuum après un épisode de désorientation du sociologue mais contiennent des pistes par où le récit peut s’échapper et reprendre (détails, prises de vue...). Elles n’enserrent pas le sujet, ne le réduisent pas, ne le contiennent pas. Les plans larges, leurs variétés, les sujets photographiés (vues de la Loire) laissent la part belle aux évocations, aux suggestions.

La projection des images, ce phénomène lumineux du trans-port d’une image d’un lieu à un autre, la nature de l’image ainsi réalisée, a des conséquences imaginaires et fictionnelles. Le jet de l’image, son parcours dans l’espace, sa « dématéria-lisation » dans la lumière et son apparition sur l’écran qui intercepte le faisceau, confèrent aux images une certaine fragilité. Dans « Lui et ses miroirs », l’image est tour à tour, document, objet métaphorique, objet de passage, non savoir et

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