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Les aventures philosophiques contemporaines de la responsabilité

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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CHRISTIAN BOISSINOT ¿נ

:■ר UL

4

LES AVENTURES PHILOSOPHIQUES CONTEMPORAINES DE LA RESPONSABILITÉ

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval

pour l'obtention

du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITE LAVAL

QUÉBEC

JUIN 1999

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RÉSUMÉ

Ces recherches se proposent de prendre le pouls de l’actuelle sur-utilisation de l’idée de responsabilité, plus particulièrement en philosophie. Loin d’être une idée nouvelle, elle plonge ses racines dans le commencement de notre civilisation et cherche, entre autres, à mesurer la qualité de l’humain. Depuis peu toutefois, cette idée a vécu maintes aventures, en ce qu’elle définit désormais de part en part et avant toute liberté autonome, la subjectivité. Ainsi, cette nouvelle responsabilité veut essentiellement signaler deux choses: premièrement, qu’une certaine conscience philosophique et scientifique souveraine en est venue historiquement à négliger autrui et à effriter le tissu social, deuxièmement, que l’individu est d’abord fondamentalement responsable de l’autre que lui. Cependant, les mutations récentes de l’agir humain rendent difficile, bien que nécessaire, l’expression concrète de cette responsabilité. C’est pourquoi l’éducation et la diffusion de !’information demeurent des priorités fondamentales en démocratie, afin que les individus puissent atteindre une véritable perception de leur responsabilité et, toujours devant une incertitude incontournable, afficher leur attachement à l’humain et à ce qui le dépasse.

Lionel Ponton Christian Boissinot

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RÉSUMÉ

De nos jours, l’idée de responsabilité galvanise nombre de débats tant au niveau de la vie sociale que de la vie intellectuelle. Sollicitée de toutes parts, cette idée est cependant rarement analysée pour elle-même. Ces recherches se proposent de faire le point sur cette surenchère et sur cette carence théorique. Dans un premier temps, nous faisons remarquer que, contrairement à ce que certains observateurs laissent entendre, l’idée de responsabilité n’est pas une création de la modernité ou de la post-modernité. Si le mot lui-même, dans la plupart des langues européennes, est récent, les corollaires pour désigner l’idée n’ont effectivement pas manqué dans l’histoire occidentale et dans l’histoire de la philosophie. À partir de ces données, nous essayons, dans un second temps, de préciser les contours d’un concept de responsabilité. Philosophiquement parlant, il a toujours été suspendu à une problématique du sujet autonome, s’articulant autour des concepts de liberté, d’obligation et d’instance légitime. Sans ce concept, l’humain n’aurait pu donner sens à son monde et à son existence. Or, cette figure de la subjectivité, depuis environ cent cinquante ans, a été fortement mise à mal: mort de l’homme, découverte que nous ne sommes que les jouets de puissances que nous ne contrôlons pas... Comment, dans ces conditions, peut-on encore se réclamer de ladite responsabilité? Afin de répondre à ces questions, nous nous penchons, dans un troisième temps, sur les travaux de deux philosophes en particulier, Hans Jonas et Emmanuel Lévinas, qui se réclament d’une responsabilité nouveau genre, qui précède toute forme d’autonomie sans l’annuler. Ce sont ces travaux (et d’autres) qui nous forcent à parler d'aventures philosophiques

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contemporaines de la responsabilité : s’attachant à montrer que la subjectivité est d’emblée ouverture à et responsable de l’autre, ils permettent de repenser quelque chose de tel que la communauté, au moment où l’individualisme semble constituer l’un des dangers de nos démocraties. Ces recherches se terminent par la prise en compte de la nécessité, notamment aujourd’hui, d’une éducation ouverte et d’une diffusion adéquate de !’information pour permettre de concilier, tant bien que mal, une responsabilité par-devers soi et les autres.

Lionel Ponton Christian Boissinot

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AVANT-PROPOS

Les présentes recherches ont bien failli ne jamais voir le jour. Entreprises depuis une éternité, nous semble-t-il, elles se sont heurtées à un nombre incalculable de problèmes d’ordre théorique et pratique. Théorique tout d’abord. Au moment où nous nous sommes mis à réfléchir à la question de la responsabilité, soit dès notre mémoire de maîtrise (dépôt en avril 1991), aucun ouvrage digne de ce nom ne s’était encore attaqué de front à cette redoutable question. C’est une fois le plan de recherche établi que plusieurs chercheurs d’envergure se sont penchés, avec une acuité décisive, sur celle-ci. La publication de ces ouvrages a de prime abord eu pour effet de nous décourager, en ce qu’ils remettaient en cause, aussi décisivement, nos prémisses. Débordé au plan théorique, nous le fûmes également au plan pratique: charges de cours à la Faculté de philosophie de l’Université Laval, publications, colloques, enseignement au Collège François-Xavier- Carneau dès 1995, naissance d’un merveilleux poupon, perte d’êtres chers... Tant et si bien que la tentation fut vive de tout abandonner. Si Shakespeare a pu dire que le temps “is out of joint ”, il faut ajouter qu’il arrange aussi souvent les choses. Ce n’est que tout récemment qu’elles se sont remises en place, lorsque nous avons décidé d’utiliser les ouvrages mentionnés, et non de les confronter. À partir de là, ces recherches se sont mises à couler de source et leur résultat, bien modeste, est consigné ici.

Que les gens qui ont cru en nous dès nos premiers pas en philosophie et qui ont eu l’impression d’être trahis par cette trop longue attente, reçoivent nos excuses. Notre intention n’était pas de les blesser. La vie a des détours surprenants avec lesquels il faut savoir composer.

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Nous tenons du fond du coeur à remercier plusieurs personnes, sans lesquelles cette thèse, et le désir de l’achever, se seraient évanouis. Messieurs les professeurs Lionel Ponton, Thomas DeKoninck, Marc Froment-Meurice, Jacques Derrida et Jean Greisch. Un merci tout spécial va à madame Andrée Marcil, qui nous a longtemps prodigué de précieux conseils. Nous tenons évidemment à remercier les organismes C.R.S.H., F.C.A.R. et Charles-De-Koninck qui nous ont soutenu financièrement. Je m’en voudrais de ne pas remercier ma mère Renée, ma tante Liliane, mes beaux-parents Ghislaine et Maurice Saint-Yves, de leur encouragement et de leur appui. Last but not least, que ma compagne, Viviane, soit plus que tous, remerciée. Sans nos discussions enflammées et son amour, jamais la lumière ne serait apparue au bout du tunnel.

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TABLE DES MATIERES

Page

RÉSUMÉ... 1

RÉSUMÉ... 2

AVANT-PROPOS... ... 4

TABLE DES MATIERES... 6

INTRODUCTION... 9

I. L’énigme de la responsabilité.... ... 10

II. Deux tentatives de clarification et de synthèse... 19

III. La responsabilité en philosophie: vers un langage commun?... 24

IV. Les impasses historiques de la responsabilité... 31

CHAPITRE I ÉCLAIRCISSEMENTS... 35

I. Enquête étymologique, sémantique et lexicographique... 36

II. Le pêcheur de perles: à la recherche du concept de responsabilité... 48

CHAPITRE II LE CONCEPT DE RESPONSABILITÉ... 57

I. La liberté... 58

II. L’obligation de la responsabilité... 63

III. L’instance... 70

IV. La temporalité... 73

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VI. Le problème majeur... 78

VII. Les aventures philosophiques contemporaines du concept de responsabilité?... 84

VIII. Les enjeux soulevés par les maîtres du soupçon: brève esquisse... 87

a) Marx... 88

b) Nietzsche... 90

c) Freud... 92

IX. Retour aux “aventures philosophiques contemporaines”: réalité ou illusion ?... 95

CHAPITRE III HANS JONAS... 99

I. Introduction... 100

II. Comparaison technique pré-moderne et technique moderne... ... 107

III. Les raisons pour lesquelles la technique exige un effort de la pensée éthique... 120

IV. Le sens du principe responsabilité... V. Reprise critique... 149

a) Le véritable défi à surmonter: le dualisme... 149

b) Le “mythe” jonassien: solution au nihilisme?... 155

c) La responsabilité selon Jonas: originalité et limites... 165

VI. Conclusion... 182

CHAPITRE IV EMMANUEL LÉVINAS... 185

I. Introduction... 186

II. Les premiers écrits de Lévinas: approche nouvelle de la subjectivité... 191

III. De l’évasion ou la méfiance à l’égard de l’être... 200

IV. À la recherche d’une solution... 210 V. L’émergence de la responsabilité dans l’oeuvre

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de Lévinas... 229

VI. Prolongements critiques... 242

a) Le privilège d’autrui? Création et élection... 242

b) Vers une nouvelle responsabilité... 247

c) Le sens du politique chez Lévinas... 257

VII. Conclusion... 263

CHAPITRE V LES AVENTURES PHILOSOPHIQUES CONTEMPORAINES DE LA RESPONSABILITÉ... 267

I. Koinè ou paradigme?... 268

II. La volatilisation de l’anthropologie... 270

III. La “post-modernité”: quelques précisions... 276

IV. Vers d’autres aventures contemporaines de la responsabilité... 278

a) La responsabilité à l’épreuve du religieux ou la nécessité de repenser la solidarité... 279

b) La responsabilité comme antidote à l’individualisme “irresponsable”: diversité des modèles.. 289

b.1.) Les impasses du néo-libéralisme... 291

b.2.) Relecture de l’individualisme “responsable”.... 295

b.3.) Les “présupposés” de l’individualisme: vers une responsabilité communautaire... 297

CONCLUSION... 301

ANNEXE A... 310

ANNEXE B... 315

ANNEXE C... 323

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Introduction

La responsabilité: une référence de notre

temps

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I. L’énigme de la responsabilité

Des politiciens qui taxent leurs pairs d’ “irresponsables” et qui enjolivent leur propre discours du prestigieux mot de “responsabilité”; des éducateurs qui cherchent à “responsabiliser” très tôt le jeune enfant; des entreprises dont l’efficacité passe par une “éthique de la responsabilité”; des scientifiques qui s’exhortent mutuellement, plus que jamais, à être “responsables”; des débats qui n’en finissent plus autour de la “responsabilité” des médias; des psychanalystes qui tiennent à marquer la différence entre les idées de “culpabilité” et de “responsabilité”; des spécialistes du droit qui répertorient avec difficulté les différents types de responsabilité civile et pénale...

À n’en pas douter, le mot “responsabilité” et ses proches parents sont à la mode. Ce phénomène serait somme toute assez banal s’il ne débordait les frontières: frontières généralement hermétiques entre les disciplines, frontières entre le langage savant et le langage commun, frontières culturelles et linguistiques. Phénomène en soi unique, croyons-nous: tous donnent effectivement aujourd’hui dans ce que l’on peut, à bon droit, nommer un pathos de la responsabilité. Sur toutes les lèvres, sous toutes les plumes, comme en témoigne le nombre impressionnant d’articles, de numéros spéciaux, d’ouvrages collectifs, de livres, de colloques qui lui sont consacrés, la responsabilité mène une carrière florissante1.

1 II est proprement impossible de prétendre dresser ici une liste exhaustive de tous ces textes. À titre indicatif, et surtout pour mettre en évidence l’ampleur du phénomène dans les quinze dernières années, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’annexe A. Un signe révélateur, s’il en est un, de cette carrière florissante en langue française: la place que “responsabilité” occupe dans le Robert, dix fois plus imposante que dans le Littré (constatation faite par J.-M. Domenach, La responsabilité. Essai sur le fondement du civisme, Paris, Hatier, 1994, p.3).

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Face à un tel phénomène, plusieurs questions ne manquent pas de se poser. En vrac: la responsabilité existe-t-elle? S’agit-il d’un phénomène réel ou d’un phénomène du discours, voire d’un tic langagier, d’un jeu de langage? Naît-on responsable ou le devient-on? Puis-je me désigner comme responsable? Cette désignation n’est-elle pas le fait d’autrui? Comment expliquer une telle “unanimité” autour de cette notion devenue à coup sûr une référence de notre temps, “indubitablement plus en demande que jamais”1, qui fait fuir les uns et accourir les autres? Pourquoi cette notion et pas une autre? Puisqu’il est de bon ton de caractériser notre époque par un effondrement des valeurs traditionnelles, pour quelle raison brandit-on constamment l’oriflamme de la responsabilité? Les gens seraient-ils aujourd’hui plus “responsables” qu’hier? La responsabilité n’est-elle pas, au contraire, “un mythe qui a fait son temps”, si tant est que l’anthropologie “n’est plus qu’un long et persévérant discours sur l’inanité de la notion de sujet”1 2? A-t-on plutôt affaire à une mode passagère? Si oui, comment expliquer l’intérêt grandissant que les différents spécialistes lui portent depuis la Deuxième Guerre

1 Cf. R. Gasché, Inventions of Difference. On Jacques Derrida, Cambridge, Harvard University Press, Massachusetts, London, England, 1994, p.227.

2 Cf. J. Henriot, “Responsabilité” in Encyclopédie philosophique universelle. Tome II. Les notions

philosophiques, Paris, P.U.F, 1990, p.2253. La plus remarquable traduction littéraire de ceci

revient à Robert Musil: “Jadis, l’on avait meilleure conscience à être une personne qu’aujourd’hui. Les hommes étaient semblables à des épis dans un champ; ils étaient probablement plus violemment secoués qu’aujourd’hui par Dieu, la grêle, l'incendie, la peste et la guerre; mais c’était dans l’ensemble, municipalement, nationalement, c’était en tant que champ, et ce qui restait à l'épi isolé de mouvements personnels était quelque chose de clairement défini dont on pouvait aisément prendre la responsabilité (Verantwortung). De nos jours, au contraire, le centre de gravité de la responsabilité n’est plus en l’homme, mais dans les rapports des choses entre elles. Il s’est constitué un monde de qualités sans homme, d’expériences vécues sans personne pour les vivre; on en viendrait presque à penser que l’homme, dans le cas idéal, finira par ne plus pouvoir disposer d’une expérience privée et que le doux fardeau de la responsabilité personnelle se dissoudra dans l’algèbre des significations possibles (cf. L’homme sans qualités, Tome I, Paris, Seuil, 1957, p.194-195. Voir également les pages 20 et 23; Der Mann ohne Eigenschaften, Rowohlt Verlag, Hambourg, 1952, p.148-150)”. Cf. également E. Canetti, Le territoire de

l’homme: réflexions 1942-1972, Paris, Michel, 1978: “A-théologique et désespéré, tel est le

principe de responsabilité”. Cité par É. de Fontenay, ““Comme l’oiseau blessé qui ne sait pas comment”. La responsabilité vis-à-vis des irresponsables”” in De quoi sommes-nous

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mondiale"'? Et qu’entend-on au juste par “responsabilité”? De quoi, en vertu de quoi et devant qui sommes-nous responsables?

Questions extrêmement difficiles, auxquelles il n’est guère aisé de répondre. La question du sens est assurément la plus problématique, la plus importante aussi puisqu’elle engage, nous semble-t-il, toutes les autres. Problématique car nous croyons tous savoir (!’utilisation qui en est faite l’atteste suffisamment), de façon quasi intuitive, ce que la “responsabilité” signifie. “À propos de la responsabilité, il n’y a rien à dire ni à écrire que chacun ne sache en son for intérieur” souligne Claude Birman1 2. Une telle assurance dans le propos ne peut que laisser le chercheur pantois. Cette idée de responsabilité, réflexion faite, vaut-elle une heure de peine?

Toute évidence, heureusement ou malheureusement, s’évanouit lorsque l’on se livre à un examen un tant soit peu approfondi. Cet exemple très simple, traduisible en plus d’une langue, suffit à le montrer: “Monsieur Mutt est responsable”. Que devons-nous comprendre par là? Qu’il est un homme responsable, donc parvenu à la maturité, de devoir, sur qui l’on peut compter? Qu’il est “un” responsable, une personne chargée de quelque chose, autrement dit un décideur? Qu’il a “conscience (d)’ être l’auteur incontestable d’un événement ou d’un objet”, sens “banal” selon Jean-Paul Sartre3? Qu’il est celui qui, de par la loi, doit réparer les dommages qu’il a causés ou subir le châtiment prévu par cette même loi? Ou encore celui qui a déchargé son fardeau sur les épaules de Dieu, du hasard ou de son voisin, comme

1 Aussi tôt qu’en 1973, ce fait a été aperçu par Jacques Ellul: “Il est très remarquable de constater que dans ces vingt dernières années, les études et ouvrages sur la responsabilité ont été innombrables, c’est une notion constamment invoquée (cf. Éthique de la liberté, Tome II, Genève, Labor et Fides, 1973, p.180)”.

2 Cf. C. Birman, “La loi, le peuple et la terre” in La responsabilité. La condition de notre

humanité, Éditions Autrement, Série Morales, n°14, 1994, p.20.

3 Cf. J.-P. Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, p.612.

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l’écrit narquoisement Ambrose Bierce1־ ? On le voit sans peine: le sens de cette phrase se transforme selon le contexte et les situations particulières, découvrant l’étonnante polysémie du mot. Décidément, pourrions-nous dire à titre préliminaire, la “responsabilité” semble faire tous les métiers! L’on ne peut qu’être “embarassé par la prolifération et la dispersion des emplois du terme dans son usage courant”1 2. Et de là à parler, comme le fait Paul Ricoeur dans ce texte, d’une “anarchie” dans l’histoire contemporaine de la responsabilité, il n’y a qu’un pas.

1 Cf. A. Bierce, The Enlarged Devil’s Dictionary, New York, Doubleday and Company, 1967, p.246. La citation exacte est la suivante: “Responsibility, n. A detachable burden easily shifted

to the shoulders of God, Fate, Future, luck or one’s neighbor. In the days of astrology it was customary to unload It upon a staf. Aujourd’hui, il est régulièrement de mise de décharger sa

responsabilité sur le dos de l’État-Providence ou de la collectivité, au nom d’une difficulté de fixer les limites et de rassembler des informations sûres (cf. De quoi sommes-nous

responsables?, op.cit.). La crise de cette forme d’État laisse par ailleurs béante la question de la

responsabilité (cf. Pierre Bourdieu in Les grands entretiens du Monde, Le Monde-Éditions, 1994, p.220): “Je pense à ce que l’on a appelé le “retour de l’individualisme”, sorte de prophétie autoréalisante qui tend à détruire les fondements du Welfare State et en particulier de la notion de responsabilité collective (dans l’accident du travail, la maladie ou la misère), cette conquête fondamentale de la pensée sociale (et sociologique). Le retour à l’individu, c’est aussi le retour à la responsabilité individuelle (on peut blâmer la victime) et à l’action individuelle (on peut lui prêcher la self help)”. Les libertariens et les néo-libéralistes ont pris bonne note de ceci, insistant de façon outrancière sur la liberté et la responsabilité individuelles, entendues en un sens bien particulier. Ce modèle éthico-politique, générateur d’une bonne part de misère économique, ne lave-t-il pas, en bout de ligne, les individus de toute concience sociale? Nous aurons l’occasion de revenir sur cette délicate problématique.

Dans son ouvrage L’Homme-Dieu ou le Sens de la vie (Paris, Grasset, 1996), Luc Ferry consacre quelques pages lucides et amusantes au discours de l’avocat, qui fait valoir le contexte, le milieu social, le milieu familial, l’héritage génétique, le pouvoir politique... pour établir des “circonstances atténuantes”: “Comme si l’homme, au fond irresponsable de ses actes, n’était jamais que le produit d’une série d'histoires croisées (p.73)”. Il est dorénavant facile de dédouaner, comme le dit Bierce, l’homme de sa responsabilité, puisque l’on dispose d'arguments solides pour montrer que “nul n’est méchant volontairement”.

2 Cf. P. Ricoeur, “Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique” in Esprit, novembre 1994, p.28. Cf. également J. Derrida, “Donner la mort” in L’éthique du don. Jacques Derrida et

la pensée du don, Colloque de Royaumont, décembre 1990, essais réunis par J.-M. Rabaté et M.

Wetzel, Paris, Métaillé-Transition, 1992, p.81: “Ce qui se trouve ainsi à l’oeuvre dans les discours de tous les jours, dans l’exercice de la justice, et d’abord dans l’axiomatique du droit privé, public ou international, dans la conduite politique intérieure, de la diplomatie et de la guerre, c’est un lexique de la responsabilité dont on ne dira pas qu’il correspond à aucun concept mais qu’il flotte sans rigueur autour d’un concept introuvable”.

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Pour le spécialiste de l’histoire des idées, l’énumération de ces faits a cependant un air de déjà vu. Il y a environ un siècle, l’équivocité et l’apparente clarté de l’idée de responsabilité n’ont pas échappé à !’attention de quelques penseurs de renom. Le philosophe britannique Alexander Bain soulignait que la responsabilité est un terme figuratif, métonymique1. L’un des élèves de Durkheim, le sociologue Lucien Lévy- Brühl, notait que l’évocation de la responsabilité fait surgir tout un système de notions qu’on lui associe spontanément:

Il y a là tout un système de notions associées qui se renvoient pour ainsi dire l'une à l’autre leur clarté propre. Clarté peut-être factice: mais chacune ne s’en impose pas moins à notre esprit avec une autorité dont les autres nous sont garantes. Par exemple, si l’on fixe son attention sur l’idée de responsabilité, aussitôt les notions voisines de liberté, de justice, de mérite, de remords, de moralité, une foule d’autres encore, surgissent dans la conscience, et empêchent que l’on ne remarque la moindre obscurité dans une idée si riche d’associations1 2 *.

Mario Calderón¡, quant à lui, insistait sur le fait que “peu de termes trouvent, dans tous les champs de la vie sociale, une si large application que le terme de responsabilité”^. Plus près de nous, Jacques Ellul abonde dans le même sens:

Le conseil Oecuménique en a fait une notion-clé avec sa Société Responsable. Mais on cherche vainement ce que cela veut dire (...) Tous les auteurs que j’ai lus restent dans le vague comme si le mot avait un contenu par soi à partir duquel, comme d’une évidence, on déroule tout un ensemble de conséquences4.

Remarques toujours de saison, on en conviendra. Dès lors, que penser? La fréquence d’utilisation du mot est-elle inversement proportionnelle à sa compréhension? Devons-nous nous résoudre à ne pas chercher ce que la responsabilité veut dire puisqu’il y va d’elle,

1 Cf. A. Bain, The Emotions and the Will, London, 1859, p.564.

2 Cf. L. Lévy-Bruhl, L’idée de responsabilité, Paris, Hachette, 1884, p.6. Jacques Derrida (cf.

Force de loi. Le “Fondement mystique de l’autorité”, Paris, Éditions Galilée, 1994, p.45) fait

aujourd’hui une remarque similaire: “Ce concept de responsabilité est inséparable de tout un réseau de concepts connexes (propriété, intentionnalité, volonté, liberté, conscience, conscience de soi, sujet, moi, personne, communauté, décision, etc.)”.

2 Cf. M. Calderón¡, “Formes et critères de responsabilité” in Revue de métaphysique et de

morale, 17, n°2, 1909, p.172.

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finalement, comme du temps selon l'insurpassable formule de saint Augustin: “Qu’est-ce donc que la responsabilité? Si personne ne me le demande, je le sais. Mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus”? Sa parfaite limpidité, qui exempte de toute analyse, cède-t-elle irrémédiablement le pas à une impossible thématisation? Son caractère apparemment analogique interdit-il la recherche d’une définition1 ? Se pourrait-il que la responsabilité ne soit qu’un passe-partout, ouvrant tant de portes qu’il n’en ouvre plus aucune en particulier? Choisir, à l’aube de ces recherches doctorales, de camper dans un camp ou dans l’autre n’a évidemment aucun sens. Il convient plutôt d’emprunter une troisième voie, sur laquelle peut être risquée une analyse en profondeur de ce qu’engagent le terme de responsabilité et ses diverses acceptions.

Tout naturellement, notre regard se tourne d’abord vers les dictionnaires de langues, qui répertorient les sens et types d’emplois possibles, enrichis bien sûr de multiples renvois et analogies1 2 3. Le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert2 consacre une pleine page aux mots “responsabilité” et à son corrolaire obligé “responsable”. Comme nous le pressentions un peu plus haut, les acceptions sont nombreuses. Le sens initial de “responsable” est le suivant: “Qui doit accepter et subir les conséquences de ses actes, en répondre”, sens qui joue évidemment un rôle capital dans le domaine du droit privé (“obligation de réparer le dommage que l’on a causé par sa faute ou dans certains cas déterminés par la loi”) et pénal (“obligation de supporter le châtiment” prévu par la loi), Robert suggérant ici de consulter les mots “faute” et

1 Cf. J. Artadi, “Responsabilité et liberté” in Autonomie. Dimensions éthiques de la liberté, C.-J. Pinto de Oliveira, éd., Collection “Études d’éthique chrétienne”, Fribourg/ Paris, Éd. Universitaires/ Cerf, 1978, p.185.

2 Afin de ne pas alourdir inutilement le texte, nous nous sommes limité, pour chacune des langues explorées, à quelques dictionnaires représentatifs.

3 Cf. Le Grand Robert de la langue française. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue

française, deuxième édition entièrement revue et enrichie par Alain Rey, Tome VII, 1985, p.314-

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“imputabilité”. Si le sens premier renvoie également au droit constitutionnel, notamment aux ministres qui doivent rendre compte de leur politique et, le cas échéant, quitter le pouvoir, il trouve à s’exprimer dans le langage courant où, en vertu de certains critères moraux ou sociaux, le “responsable” est dans l’obligation “de réparer une faute, de remplir un devoir, une charge, un engagement”, bref de rendre compte de ses actes. Robert ajoute que “l’idée de responsabilité est liée à celle de liberté, de conscience” et que, par extension, le “responsable” est ainsi “l’auteur, la cause volontaire et consciente de quelque chose”. Les articles font aussi mention des emplois familiers du nom et de l’adjectif, pouvant signifier “culpabilité”, “charge” (“situation qui entraîne des responsabilités”), “raisonnable, réfléchi, sérieux” et pouvant même s’appliquer à des choses et à des événements (“L’émiettement d’énergies, dont la Révolution française est en partie responsable”).

Il est remarquable, et légèrement surprenant, de constater que la multitude de sens du mot “responsabilité” et les permutations qu’elle rend possibles (l’emploi de “coupable”, par exemple, au lieu de “responsable”) n’est pas une exclusivité du génie de la langue française puisque l’italien, l’anglais, l’espagnol et l’allemand proposent sensiblement le même éventail de significations, de même que quelques autres emplois étonnants1.

t Parmi ceux-ci, notons que l'anglais responsible se dit d’une personne ou d’une chose qui a une “respectable appearance” (cf. The Oxford English Dictionary, Second Edition, prepared by J.A. Simpson and E.S.C. Weiner, Volume XIII, Oxford, Clarendon Press, 1989, p.742). “Solvabilité”

(solvencia ) est l’un des sens que retient la langue espagnole (cf. M. Moliner, Diccionario de uso del español, Madrid, Editorial Credos, 1982, p.1020). S’il est vrai que ces langues disposent de

plusieurs termes pour traduire les nombreux sens de responsabilité (accountability, answerable et liability pour l’anglais; Verantwortung, VerantwortungUchkeit, Haftung, Zurechnung et Schuld pour l’allemand (cf. Duden, Das große Wörterbuch der deutschen Sprache, Wien, Zürich, Bibliographisches Institut, Dudenverlag, 1981, p.2729-2730); culpable, culpabilidad pour l’espagnol; colpevole, colpa et imputabilità pour l'italien (cf. Vocabulario illustrato della Lingua

Italiana, di G. Deveto e G. Carlo Oli, New York, Funk and Wagnalls, 1968, p.767-768), il importe

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Instruit, très partiellement, de la richesse de contenu du substantif et de l’adjectif dans quelques-unes des principales langues européennes, il est maintenant nécessaire d’aller plus avant, la recherche effectuée dans ces dictionnaires n’étant bien sûr pas d’ordre conceptuel et ne nous renseignant guère sur les raisons de la sur- utilisation, de la diffusion et de la revendication de ces mots dans tous les secteurs de la vie sociale.

Se pose ici un problème méthodologique: le phénomène faisant fi des frontières, l’on comprend qu’il serait illusoire de nous attacher en priorité aux travaux d’une seule discipline ou d’un auteur en particulier, d’autant que la fréquence d’utilisation du terme y est souvent aux antipodes de toute clarification1־. Au regard du nombre considérable de travaux parus à ce jour sur la question, la minceur des analyses a de quoi étonner. À notre connaissance, seule une poignée de philosophes se sont récemment penchés, avec une extrême minutie, sur ce phénomène (qui est avant tout, ne l’oublions pas, d’ordre social et qui irradie vers la plupart des disciplines) en vue d’en dégager la

1 Exception faite peut-être du droit où, en dépit d’une extension du champ d’application du concept de responsabilité, ce dernier reste somme toute figé dans son usage classique: est responsable quiconque est soumis aux obligations de réparer ou de subir la peine. L’extension du champ d’application de la responsabilité (du fait d’autrui, du fait de la chose gardée, etc.), est bien étudiée par M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Paris, Le Seuil, 1994. Sur la menace que font peser des institutions telles que la sécurité sociale et l’assurance sur la responsabilité civile, cf. A. Tune, “Responsabilité civile” in Encyclopaedia Universalis, Tome XIV, Paris, Encyclopaedia Universalis France, 1972, p.167-171 et cf. Dictionnaire encyclopédique de théorie

et de sociologie du droit, sous la direction de A.-J. Arnaud, Paris, Librairie générale de droit et

de jurisprudence, 1988, p.353-355.

Le flou conceptuel entourant la responsabilité en matière juridique n’est cependant pas un mythe. Là-dessus, cf. J. Gilissen, Introduction historique au droit civil, deuxième édition, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1962, p.654 et cf. Dictionnaire encyclopédique

de théorie et de sociologie du droit, op. cit., p.354: “Si l’on a pu rêver, au début du XIXe siècle,

d’un droit général de la responsabilité, ce droit a aujourd’hui éclaté en une multiplicité de procédures si différentes qu’elles ne sont subsumables sous un terme comme celui de responsabilité qu’à condition de priver ce dernier de tout sens déterminé”. Hors du droit, la remarque précédemment citée de Jacques Ellul, datant d’une vingtaine d’années (cf. Éthique de la

liberté, op. cit., p.180), garde encore aujourd’hui toute sa valeur: la responsabilité est souvent

revendiquée, mais on cherche en vain ce que cela veut dire... Sans jugement de valeur et pour donner un exemple entre mille, on se reportera à Gilles Lipovetsky, Le crépuscule du devoir.

L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques, Paris, Gallimard, p.18sq, p.34sq, p.49sq

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portée et les enjeux1. En dépit de points de départ, de développements fort différents et des logiques radicales qui les séparent, leur conclusion est somme toute similaire: nous sommes ou nous entrons dans le temps des responsables, de la responsabilité, cette dernière étant l’étoile polaire d’une éthique en voie de formation1 2. Voilà une première donnée importante: la revendication incessante de la responsabilité semble aller de pair avec un retour en force de l’éthique, dont on sait qu’elle fût l’objet de sarcasmes il y a peu. Dans cette perspective, c’est moins à un pathos qu’à un ethos de la responsabilité auquel nous aurions affaire. Cette déclaration ne serait cependant qu’un sermon de mandarin si elle n’était traduite par les auteurs concernés. Attardons-nous brièvement auprès de deux des essais les plus intéressants à avoir été écrits à ce sujet, ceux d’Alain Etchegoyen et de Paul Ricoeur, dont les considérations vont généralement au-delà de la seule perspective francophone.

1 Nous pensons principalement aux études d’A. Etchegoyen (cf. Le temps des responsables, Paris, Julliard, 1993), de J.-M. Domenach (cf. La responsabilité. Essai sur le fondement du civisme, op.cit.), d’O. Höffe (cf. “Sommes-nous en dette de responsabilité mutuelle? Esquisse d’une légitimation éthique fondamentale”, in Archives de philosophie du droit, Tome 34, “Le sujet de droit”, 1989, p.181-195), de B. Cadoré (cf. L’expérience bioéthique de la responsabilité, Louvain-Ia-Neuve, Fides, 1994, principalement le chapitre IV) et de P. Ricoeur (cf. “Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique”, loc.cit., et sa postface au livre de F. Lenoir, Le

temps de la responsabilité, entretiens sur l’éthique, avec J. Bernard, M.-C. Boisset et al., Paris,

Fayard, 1991, p.249-270).

2 II nous faut entendre ici l’éthique en son sens le plus large, soit l’ensemble des moeurs et la réflexion sur les principes qui guident l’action humaine. Sur le lien unissant l’éthique et l’idée de responsabilité aujourd’hui, cf. J.-M. Domenach, La responsabilité. Essai sur le fondement du

civisme, op.cit., p.74; C.-J. Pinto de Oliveira, Éthique chrétienne et dignité de l’homme, Paris,

Éditions du Cerf, Fribourg, Éditions Universitaires de Fribourg, 1992, p.280sq; É. de Fontenay, “Quelque chose comme du donné...” in La responsabilité, La condition de notre humanité, op.cit., p.122sq; J. Artadi, “Responsabilité et liberté”, loc.cit., p.176: “La responsabilité est un des mots clés de la littérature éthique de notre temps”. Cf. également les textes de Bourgeault, Cadoré, Laurent et Simon répertoriés dans l’annexe A.

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II. Deux tentatives de clarification et de synthèse

Dans son ouvrage intitulé Le temps des responsables, Etchegoyen a tout à fait raison de remarquer d’entrée de jeu que la responsabilité est une curieuse notion. Ses têtes sont multiples, servant aussi bien à louer une assomption qu’à attribuer une faute. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles “on la fuit comme on la cherche”1. Chose sûre, note l’auteur, elle est une référence de notre temps, voire “le” mot du sens commun moral. Reste à savoir ce qui fait passer un mot au statut de nouveau repère et, surtout, si ce dernier n’est que provisoire.

Etchegoyen se propose donc d’analyser le spectre des usages. Il y a d’abord la pire acception, l’acception juridique, qui se traduit par une question accusatrice, péjorative, englobant une faute: qui est responsable? Une fois la question posée, la quête des responsables peut commencer. On comprend sans peine, précise Etchegoyen, que ce type de responsabilité se décline toujours au passé. La seconde acception correspond à la signification littérale du mot: la capacité à répondre de ses actes, quels qu’ils soient. Dépourvue de valeur, cette acception requiert simplement que l’on remonte des effets aux causes, le périple s’arrêtant lorsqu’une conscience est en mesure de dire: “Je suis le commencement d’une série causale”2. C’est par le biais d’une troisième acception que la responsabilité devient valeur, celle que l’on revendique aujourd’hui activement.

On chercherait toutefois en vain, assure l’auteur, par une analyse historique ou par une recherche étymologique, ce qui permet à un tel mot de passer au stade de référence3. C’est que ce passage est assuré

1 Cf. Le temps des responsables, op.cit., p.19. 2 Ibid, p.21.

2 L’hypothèse inverse est développée par Jean-Marie Domenach (cf. La responsabilité. Essai_§mL

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par la notion de devoir. Or n’est-ce pas justement le propre du monde contemporain d’avoir vu les devoirs perdre de leur efficacité? Le diagnostic d’Etchegoyen est ici sombre, comme celui de tant d’autres observateurs. Les repères traditionnels se sont écroulés, notamment le discours moral séculaire. Le désordre règne. Pourtant, il faut bien trouver un contenu, des fondements. Etchegoyen parie “sur ce qui nous est commun, au tréfonds des consciences humaines”1־, à savoir que la morale est l’une des dimensions de la conscience humaine. Dans l’incertitude, le sens commun moral cherche des repères, de nouvelles formulations du problème moral. Et la référence qui s’impose est la responsabilité.

Est-ce un hasard historique, demande Etchegoyen? Pas du tout. C’est que, confusément, “chacun reconnaît dans !’“être responsable” un être pourvu d’une vertu essentielle”* 1 2, vertu qui n’a rien à voir avec !’intelligence, le tempérament, les dons de la fortune et qui est à des lieux de la définition juridique et de la simple imputation causale. Ériger la responsabilité en valeur, en vertu, c’est du même coup réhabiliter des devoirs, indiquer des devoirs, afin que ce monde incertain redevienne nôtre2. La responsabilité prend ainsi “sens pour

les indications fournies par l’étymologie de l’idée de responsabilité: “La responsabilité s’enracine étymologiquement dans le don. Elle s’y achève aussi car, en prenant ma responsabilité à l’égard d’un être, d’un groupe ou d’une cause, je m’engage et, par là, dans une certaine mesure, je me dépossède. Ce n’est pas une libation que j’offre au dieu, c’est moi-même qui m’offre à l’autre”. Sur l’étymologie du mot responsabilité, voir notre premier chapitre.

1 Cf. Le temps des responsables, op.cit., p.28. 2 Ibid, p.37.

2 Puisqu’il est indirectement visé par Etchegoyen (cf. p.36: “Annoncer le crépuscule du devoir, c’est s’installer dans l’éphémère”), il est intéressant de comparer ce diagnostic avec celui de Gilles Lipovetsky (cf. Le crépuscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps

démocratiques, op.cit.), pour qui nous vivons présentement l’âge de l’après-devoir, où s’impose

pourtant l’esprit de responsabilité (p.50). Cet âge, caractéristique de nos sociétés post- moralistes, ne doit pas selon l’auteur prêter à mésinterprétation. Il ne signifie pas que les moeurs sombrent dans l’anarchie, mais que le premier cycle de la morale moderne, où primaient les devoirs envers soi-même, les autres et la collectivité, s'est refermé. Née avec les Lumières, cette période, qui a transféré à la sphère humaine les obligations envers Dieu, a “développé un processus de déresponsabilisation partielle des individus”, la responsabilité morale y étant “pensée dans une nouvelle économie de la dépendance profane, de la détermination sociale et de la dépossession subjective (p.34. C’est Lipovetsky qui souligne)”. L'éthique indolore des nouveaux temps démocratiques sonne le glas de cette morale. Lipovetsky se méfie toutefois de

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moi en tant qu’homme, mais aussi pour nous en tant que collectivité”1 puisque je ne suis pas seul au monde. C’est à l’autre à qui je dois et veux répondre. Etre responsable, en somme, c’est répondre à autrui* 1 2. Alors qu’au plan juridique, l’autre n’apparaît que sous les pourtours d’un être blessé, lésé, il est celui qui, au plan moral, détermine notre responsabilité.

Dans un texte de circonstance3 4, Paul Ricoeur a lui aussi insisté sur le lien indéfectible unissant l’éthique et l’idée de responsabilité. Appelé à rédiger une postface à la série d’entretiens menés par Frédéric Lenoir avec des intervenants de différents milieux (sciences de la vie, économie, politique, etc.), Ricoeur fait remarquer que les applications techniques des sciences dans la vie sociale ont affecté “la nature profonde, la qualité, de l’agir humain”, signant du même coup “la résurgence des préoccupations éthiques dont nous sommes aujourd’hui les témoins et les acteurs”^. Face à ces mutations qualitatives, les analyses se partagent en deux groupes. Si ce partage, ce différend, semble pour Ricoeur inéluctable quant à la question du fondement de l’éthique (divisant croyants et agnostiques), il ne l’est pas au plan des convictions. Bien que les uns fassent appel à un fonds commun de convictions, aux traits les plus stables de la condition humaine, et que les autres préfèrent répliquer par des convictions nouvelles ou par une reformulation d’anciens impératifs, il est significatif que nul, dans le premier groupe, ne s’en tient à une réassertion de ce que Ricoeur appelle les “valeurs d’arrière-plan”5. La nouveauté des défis exige des

l’individualisme irresponsable et en appelle de toutes ses forces à une redéfinition des conditions politiques, sociales, etc. capables de faire progresser un individualisme responsable, à la base d’une éthique dialoguée de la responsabilité (p.18). Thèse fascinante, où l’on ne retrouve, il faut le déplorer, aucune analyse satisfaisante de ce qu’il faut entendre par responsabilité, bien que l’on en saisisse vaguement les enjeux. Nous y reviendrons.

1 Cf. Le temps des responsables, op.cit., p.20. 2 Ibid, p.62.

3 Cf. P. Ricoeur,“Postface”, loc.cit. 4 Ibid, respectivement, p.249 et p.250. 5 Ibid, p.258.

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traditionalistes un ajustement, une formulation appropriée des convictions.

Rappelant que tous les auteurs interviewés lancent un appel “à l’exercice de la mesure, de la retenue, voire de l’abstention d’agir”־!, ce qui contraste fortement avec l’éthique sous-jacente à l’idéologie du progrès, Ricoeur croit que c’est l’idée de responsabilité qui constitue ici le guide le plus sûr pour circonscrire l’éthique en voie de gestation: “Malheureusement cette idée de responsabilité, si souvent alléguée, est rarement analysée pour elle-même dans le discours contemporain”2. Ricoeur se propose donc de pallier cette importante lacune, en précisant qu’il importe de ne pas confondre “imputabilité” et “responsabilité”, surtout si celle-là signifie “la procédure selon laquelle on identifie l’auteur d’une action, son agent”2. Pourquoi? Parce qu’en déclinant la responsabilité au passé, on ne s’en tient qu’à une conception minimale, conception qui, au dire de l’auteur et d’Etchegoyen, n’est pas à la hauteur des défis posés à l’âge technologique. Sauf qu’à y regarder de plus près, l’idée classique de responsabilité-imputation se tourne, déjà, timidement vers le futur, si son sens est bien celui d’être prêt à rendre compte d’une action passée et d’en accepter les conséquences prévisibles. Il suffit de l’orienter encore plus franchement, propose Ricoeur, vers le futur, futur lointain dépassant les conséquences prévisibles, pour la porter à la rencontre des mutations de l’agir humain à l’âge technologique. Redéfinie, précisée, enrichie (et non substituée à l’idée d’imputation), la responsabilité acquiert un sens spécifique: celui d’une mission, d’une tâche à accomplir, d’une charge, d’un poids, le langage ordinaire portant la trace de cette nouvelle composante. Nous sommes responsables du futur le plus lointain de l’humanité, responsables de la perpétuation de l’histoire humaine, et ce sans réciprocité. Ricoeur rejoint ici les

1 Ibid, p.259. C’est Ricoeur qui souligne. 2 Ibid.

3 Ibid, p.259-260. Cf. également “Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique”, loc.cit.

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propos du philosophe allemand Hans Jonas'·, pour qui l’humanité future à l’âge technologique est le périssable, le fragile par excellence. La redéfinition de la responsabilité passe donc par l’idée de limite à poser, si tant est que notre pouvoir s’étende aujourd’hui dans le temps et dans l’espace et que nous soyons dans l’expectative quant aux conséquences de ce pouvoir.

Il est vrai, note Ricoeur, que tous les intervenants ne pensent pas la responsabilité en ces termes “cosmiques”1 2, idée surtout utile et utilisée pour !’intelligence des questions touchant !’environnement et les sciences de la vie. Il estime toutefois que les autres emplois, exprimés sous la forme d’oppositions (logique de la responsabilité- logique de l’obéissance, qui a cours dans le domaine des entreprises et des affaires; éthique de la responsabilité-éthique de la conviction, formulée par le sociologue Max Weber et qui concerne principalement les sphères du politique et de l’action), en apparence fort éloignés de cette idée “cosmique”, peuvent donner lieu à un “échange” et à un “enrichissement mutuel” “entre les significations successives attachées à l’idée de responsabilité en fonction de la diversité de ses domaines d’application”3. C’est que la définition de l’idée de responsabilité comme mission ou protection du périssable trouve à s’appliquer (et ici Ricoeur s’éloigne légèrement de Jonas en donnant à l’idée une portée inouïe) à l’économie mondiale, au développement, à l’entreprise, etc., pourvu que l’on conçoive de tels objets de responsabilité comme fragiles, à protéger et à faire croître:

L’idée de mission confiée fait ainsi le lien entre toutes les échelles d’emploi de l’idée de responsabilité. En sens inverse, l’idée classique de responsabilité, au sens d’imputation de l’action à un agent tenu pour comptable de ses actes, si elle trouve dans le cadre de l'entreprise un lieu d’application privilégié, s’étend de proche en proche, à travers la problématique du développement, jusqu’à la sauvegarde de !’environnement. Celle-ci ne revêt un sens éthique que dans la mesure où

1 Cf. Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf, 1990. 2 Cf. P. Ricoeur,“Postface”, loc.cit., p.261.

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chaque individu se découvre auteur, à un titre ou à un autre, des changements de grande ampleur qu’il serait tenté d’attribuer à des forces qu’il ne contrôle pas1.

De même, conclut Ricoeur, l’idée de conviction doit être soudée, plus que jamais, à l’idée de responsabilité pour que le dévouement à une cause (mission confiée) ne soit pas trahie par une efficacité à tout prix.

III. La responsabilité en philosophie: vers un langage commun?

À la lecture de tels travaux, qui tombent à point nommé, il est à se demander s’il est possible de leur ajouter quelque chose, tant leur acuité, leur perspicacité et leur justesse semblent exceptionnelles. Comme toujours, le conflit des interprétations est éclatant, mais la conclusion est par ailleurs sans appel: nous vivons présentement le temps de la responsabilité, pierre de touche d’une éthique à la mesure des défis d’une époque troublée, désenchantée, aux prises notamment avec des questions soulevées par les récents développements techno- scientifiques. Si nous comprenons bien les auteurs, l’idée de responsabilité s’impose parce qu’elle résume parfaitement l’urgence et l’ampleur des tâches qui, individuellement et collectivement, nous incombent aujourd’hui et demain, peu importent notre domaine d’activités et l’objet sur lequel s’exerce notre pouvoir. Mais elle ne s’impose que redéfinie et élargie. Alors que la signification juridique actuelle de l’idée de responsabilité paraît encore, dans ses grandes

1 Ibid. Ricoeur est avare d’exemples concrets, mais il est loisible de penser à la responsabilité des chercheurs concernant les expérimentations avec des sujets humains, aux tâches qui attendent les employeurs, les entreprises et l’État en ce qui a trait à la santé et à la sécurité du travail, à la mission des employés et des citoyens de dénoncer (en dépit du devoir de loyauté envers l’autorité et du peu de protection que leur accorde la loi) abus et risques potentiels, au devoir de faire respecter les droits humains à l’heure de la mondialisation, de répartir les différents biens au sein de la société, de protéger les banques de données et la confidentialité, etc.

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lignes, tributaire de son usage classique, sa prolifération au plan moral, sociétal, s’étend bien au-delà de ce sens étroit et du sens littéral du mot.

On peut en effet noter un double déplacement de sens. Premièrement, un changement d’objet de responsabilité: nous ne sommes plus seulement responsables de nous-mêmes, de nos actes et de leurs effets dans le monde. C’est de Vautre dont nous sommes prioritairement responsables, qu’il s’agisse de l’autre homme -autrui- ou d’une chose (le monde mais aussi tout objet que nous avons sous notre garde) remise à nos soins par contrat, par nature ou par l’entremise des circonstances, responsables en somme du vulnérable ou du fragile, de toute condition vulnérable, l’autre devenant en quelque sorte et la source de la moralité et l’objet premier de la responsabilité. Responsabilité nouvelle pour une solidarité nouvelle1, pourrions-nous dire en guise de compendium, puisque tout objet devient aujourd’hui vulnérable (extension spatiale du champ de la responsabilité) et que nous devons en tenir compte dans l’invention ou la réinvention des normes selon les circonstances et les domaines. Deuxièmement, un déplacement temporel, qui conjugue de plus en plus la responsabilité au futur parce que la tâche de veiller sur l’autre exige à tout instant une prise en considération, aussi lucide que possible, des conséquences lointaines de notre pouvoir d’agir et une retenue si ce pouvoir met en péril l’existence de ce dont nous avons la charge. En somme, la responsabilité tend à s’imposer comme “le” paradigme éthique de notre époque, succédant chronologiquement à l’ordre naturel, à Dieu et à la liberté comme leitmotive des anciennes éthiques1 2.

1 Cette thèse est également défendue par O. Höffe, cf. “Sommes-nous en dette de responsabilité mutuelle? Esquisse d’une légitimation éthique fondamentale”, loc.cit., p.189.

2 Cf. G. Bourgeault, “La responsabilité comme paradigme éthique ou l’émergence d’une éthique nouvelle” in Actualiser la morale. Mélanges offerts à René Simon, études réunies et présentées par R. Bélanger et S. Plourde, Paris, Cerf, 1992, p.80-81. Agitant les mêmes thèmes, certains auteurs pensent que la responsabilité est cependant un paradigme typiquement moderne. Cf. C.-J. Pinto de Oliveira, Éthique chrétienne et dignité de l’homme, op.cit., p. 280: “La responsabilité émerge à partir du 18e siècle comme l’une des notions les plus typiques de la pensée et de la société modernes” et p.282: “La diffusion du terme “responsabilité”, avec l’ampleur universelle de ses significations et connotations (...) apparaît comme un phénomène culturel

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Cela dit, il est temps de revenir au titre de ces recherches doctorales et d’en prendre acte en regard des textes que nous venons d’examiner. N’est-il qu’un fieffé coquin? Il annonce les aventures philosophiques de la responsabilité, plus spécifiquement ses aventures contemporaines. Qu’est-ce à dire? Notons d’abord que la discipline philosophique, dans son ensemble, n’a pas été épargnée par la prolifération et par la diffusion de cette notion. “Résumer son temps dans la pensée”: n’est-ce pas toujours là le propre de la discipline philosophique־· ? Quoique nous ne saurions minorer le fait que la réflexion éthique ne soit plus uniquement l’apanage de la philosophie2, celle-ci pouvait-elle ne pas s’enquérir d’un phénomène aux enjeux si éminemment moraux? Assurément non, même qu’elle pourrait lui être intimement liée2.

De ce point de vue, l’étude d’Alain Etchegoyen a de quoi surprendre. Plus qu’avare dans le choix de ses références, il n’accorde droit de cité, si nous lisons bien, qu’à Michel Serres et à Hans Jonas parmi les philosophes contemporains4. La proverbiale curiosité

majeur, typique de la modernité se réclamant des Lumières et J.-M. Domenach, La

responsabilité. Essai sur le fondement du civisme, op.cit., p.6: “C’est à l’aube de l’ère

, démocratique que le terme de responsabilité prend son sens large, juridique et politique”.

1 Cf. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, 1940, p.43. Sur !’impossibilité toute philosophique de traiter de l’actualité, on se reportera à l'ouvrage de V. Descombes,

Philosophie par gros temps, Paris, Minuit, 1989.

2 Ce que semble confirmer la composition des comités de sages ou d’éthique. Là-dessus, cf. J. Bernard, De la biologie à l’éthique. Nouveaux pouvoirs de la science, nouveaux devoirs de

l’homme, Paris, Éditions de la Seine, 1990, p.255sq. Dans le même ordre d’idées, on consultera

B. Williams, L’éthique et les limites de la philosophie, Paris, Gallimard, 1990. En outre, précisons que le développement hallucinant des éthiques dites appliquées (des affaires, bioéthique, environnementale, etc.) n’a pas toujours eu à voir avec la philosophie.

3 Compte tenu de la circulation des idées, il n’est pas absurde de prétendre que les philosophes aient peut-être exercé une influence sur le cours de ce phénomène. En ce sens, la réflexion philosophique sur la responsabilité ne serait pas simplement un symptôme du phénomène qui nous préoccupe, prenant son pouls et s’inscrivant dans sa foulée.

4 Le nom de Serres n’apparaît en fait qu’une fois (cf. Le temps des responsables, op.cit., p. 113). Jonas a droit à quelques mentions (p.36, p.59, p.69, p.99, p.113, p.159), extrêmement évasives. Son influence traverse toutefois d’outre en outre le travail d’Etchegoyen, surtout dans le prologue consacré à la responsabilité parentale, thématique sur laquelle nous reviendrons plus

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intellectuelle de Paul Ricoeur le pousse lui aussi, quoique un peu plus longuement, à s’intéresser à Jonas, de même qu’à Emmanuel Lévinas et aux philosophes américains Strawson et Davidson1. Carlos-Josaphat Pinto de Oliveira, dans le cadre de son livre intitulé Éthique chrétienne et dignité de l’homme, consacre pour sa part quelques beaux développements à Jean-Paul Sartre, Jonas et Lévinas* 1 2 3. En fait, ces deux derniers philosophes servent régulièrement de points de référence dans toute prise en considération sérieuse de l’histoire philosophique contemporaine de l’idée de responsabilité2. Le palmarès est néanmoins plutôt bref, on en conviendra. Pourtant, par-delà les traditions et les écoles de pensée, l’idée de responsabilité, plus que l’herméneutique risquerons-nous 4, est peut-être la véritable koinè de la philosophie contemporaine, et pas seulement donc de la philosophie morale contemporaine ou de la réflexion philosophique actuelle sur l’éthique. Pari audacieux diraient certains, qu’un coup d’oeil à la production de quelques-uns des philosophes importants de notre époque rend moins suspect.

loin. On reconnaît également le voisinage de Lévinas dans son texte, sans qu’il soit pour autant avoué. Outre les pages 51 et 218, on citera la phrase suivante, fort révélatrice: “ (...) le visage de !’Autre, véritable horizon de la responsabilité (p.162)’’.

1 Cf. “Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique”, op.cit., p.36sq. 2 Cf. Éthique chrétienne et dignité de l’homme, op.cit., p.288sq.

3 Bornons-nous à signaler les études de W. Lesch (ct.“Ethische Argumentation im jüdischen

Kontext. Zum Verständnis von Ethik bei Emmanuel Levinas und Hans Jonas" in Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, 38, 3, 1991, p.443-469), de D. Müller (cf. “La

fonction et le sens du sacré dans l’éthique rationnelle de Jonas” in Nature et descendance. Hans

Jonas et le principe “Responsabilité”, Genève, Labor et Fides, 1993, p.85-100), de B. Cadoré

(cf. L’expérience bioéthique de la responsabilité, op.cit., spécialement !’Introduction et p.83sq), de R. Simon (cf. Éthique de la responsabilité, Paris, Cerf, 1993, p.128-210), de P. Corcuff (“De !’heuristique de la peur à l’éthique de l’inquiétude” in De quoi sommes-nous responsables?, op.cit.), de B. Edelman (“Restons sauvages!” in La responsabilité. La condition de notre humanité, op.cit., p. 132-144) et de M. Vacquin (“Préface” à La responsabilité. La condition de notre

humanité, op.cit., p.10-17).

4 Sur l’herméneutique comme koinè de la culture actuelle, cf. G. Vattimo, Éthique de

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Outre Hans Jonas, qui a publié en 1979 Das Prinzip Verantwortung, devenu le best-seller “philosophique”1 du vingtième siècle et dont la suite, Technik, Medezin und Ethik. Zur Praxis des Prinzips Verantwortung, examine les conséquences pratiques de ce principe1 2 * 4, et Emmanuel Lévinas qui, dès 1957, a consacré l’essentiel de son philosopher à l’idée de responsabilité2, il faut mentionner les noms de Karl-Otto Apel, qui a signé ces dernières années un nombre considérable de textes tournant autour de cette question^, de George Steiner, dont les Réelles présences explicitent les enjeux d’une triple notion de responsabilité5, de Jacques Derrida, qui n’a cessé de repenser

1 À vrai dire, le livre de Jonas vient au second rang, derrière Le monde de Sophie de Jostein Gaarder, qui s’est vendu à plus de 900 000 exemplaires. Malheureusement, le snobisme des professionnels de la philosophie n’est pas une légende...

2 Cf. respectivement Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, op.cit., et Technik, Medezin und Ethik. Zur Praxis des Prinzips Verantwortung, Francfort-am- main, Suhrkamp, 1985. On notera également les deux livres et l’article suivants: On Faith,

Reason and Responsibility: Six Essays, Claremont, California, The Institute for Antiquity and

Christianity, 1981; Macht oder Ohnmacht der Subjektivität? Das Leib-Seele-Problem im Verfeld

des Prinzips Verantwortung, Francfort-am-main, Suhrkamp, 1987; “Prinzip Verantvortung. Zur Grundlegung einer Zukunfsethik’ in Zukunftsethik und Industriegesellschaft, Zukunftsethik I, T.

Meyer, S. Miller, eds, Munich, J. Schweitzer, 1986, p.3-14.

2 Mentionnons simplement pour l’instant ses deux grands ouvrages: Totalité et infini. Essai sur

l’extériorité, La Haye, Martinus Nijihoff, 1961; Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La

Haye, Martinus Nijihoff, 1974.

4 Cf. “Das Problem einer Begründung der Verantwortungsethik im Zeitalter der Wissenschaft’ in

Wissenschaft und Ethik, E. Braun, ed., Lang, Frankfurt, 1986, p.11-52; “Konfliktlösung im Atomzeitalter als Problem einer Verantwortungsethik’ in Kriegsverhütung im Atomzeitalter,

W.P. Fahr, V. Rittberger, H. Werbik, eds., Wien, 1986; “The Problem of Macroethic of

Responsibility to the Future in the Crisis of Technological Civilisation: An Attempt to Come to Terms with Hans Jonas’s “Principle of Responsibility1’’’ in Men and World, 20, 1987, p.3-40; Diskurs und Verantwortung. Das Problem des Übergangs zur postkonventionellen Moral,

Francfort-am-main, 1988 (traduction française Discussion et responsabilité. Tome I. L’éthique

après Kant, Paris, Cerf, 1996; “L’éthique de la discussion: sa portée, ses limites” in Encyclopédie philosophique universelle. Tome I. L’univers philosophique, P.U.F., 1989, p.154-

165; “Diskursethik als Verantwortungsethik -eine postmetaphysische Transformation der Ethik

Kants" in Ethik und Befreiung, R. Fornet-Betancourt, ed, Aachen, Augustinus-Buchhandlung,

Reihe Monographien von Concoria, 1990, p. 10-40; Penser avec Habermas contre Habermas, Paris, Éditions de l’Éclat, 1990, p.25sq; “La crise écologique en tant que problème pour l’éthique du discours” in Hans Jonas. Nature et responsabilité, Paris, Vrin, 1993, p.93-130; Éthique de la

discussion, Paris, Cerf, 1994.

5 Cf. Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, 1991, notamment p.15sq, p.26sq, p.34sq, p.61sq et p.156sq (nous tenons à remercier le professeur Thomas De Koninck de nous avoir signalé cet ouvrage) et Heidegger, Paris, Flammarion, 1987, p.46sq. Professeur de littérature comparée à l’université de Genève, souvent présenté comme un romancier ou un

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au fil de ses plus récents ouvrages les conditions de possibilité de la responsabilité1, de Paul Ricoeur lui-même qui, dans Soi-même comme un autre, “introduit cette catégorie [de responsabilité] seulement au terme de son long parcours éthique”* 1 2, et de Maurice Blanchot, qui s’est longuement interrogé sur la responsabilité de l’acte d’écrire3. On se rend vite compte que cette prestigieuse liste est loin d’être close si l’on prend de plus bonne note des études de philosophes et d’historiens de la philosophie un peu moins connus, des réflexions “indirectes”4 sur l’idée de responsabilité et si l’on se reporte à un passé récent3.

critique littéraire, on ne saurait oublier que Steiner fait aussi profession de philosophe et de

Kulturkritiker.

1 Parmi ceux-ci: Heidegger et la question, Paris, Flammarion, 1990; “Donner la mort” in

L’éthique du don. Jacques Derrida et la pensée du don, op.cit.; Spectres de Marx. L’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Éditions Galilée, 1993; Force de loi. Le “Fondement mystique de l’autorité”, op.cit.; Politiques de l’amitié, Paris, Éditions Galilée,

1994.

2 Cf. J. Greisch, “La responsabilité pour le futur: le sens éthique de la transmission” in

Actualiser la morale. Mélanges offerts à René Simon, op.cit., p.255. L’ouvrage Soi-même comme un autre (Paris, Seuil, 1990) joue à coup sûr un rôle spécifique dans l’oeuvre de Ricoeur, comme

l’a bien vu Olivier Mongin (cf. Paul Ricoeur, Paris, Seuil, 1994, p.163-164). Le projet éthique du philosophe, maintes fois différé, s’y édifie enfin. Pour compléter la remarque de Jean Greisch, il faut dire que la responsabilité est en fait un thème très important dans l’oeuvre de Ricoeur. Cf.

Philosophie de la volonté. Tome I. Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier, 1950, p.55sq et

p.382sq, ; Finitude et culpabilité. Tome II. La symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960, p.99sq, p.112sq; “Fragilité et responsabilité” in Eros and Eris, P.J.M. van Tongeren et al. (eds), Kluwer Academic, 1992, Publishers, Netherlands, p.295-304; “La responsabilité et la fragilité de la vie. Éthique et philosophie de la biologie chez Hans Jonas” in Le Messager européen, n°5, 1992, p.203-218 (reproduit in Lectures II, Paris, Seuil, 1992, p.304-319); Temps et récit. Tome I.

L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1993, p.322sq).

3 Cf. Celui qui ne m’accompagnait pas, Paris, Gallimard, 1953, p.13, p.57, p.62, p.67, p.132sq;

L’Espace littéraire, Gallimard, Idées, 1982, (1955, p.102sq); L’Écriture du désastre, Paris,

Gallimard, 1980; L’amitié, Paris, Gallimard, 1981, p.326sq. À l’instar de Steiner, Blanchot n’est pas qu’un écrivain ou un romancier. Son questionnement (et son écriture) comporte des dimensions philosophiques indéniables. Plusieurs de ses textes sont écrits en marge de philosophes importants (Hegel, Heidegger, Lévinas...). Il aime d’ailleurs définir la philosophie comme sa “compagne clandestine”.

4 Par le biais de cette expression, nous voulons signifier deux choses: les philosophes qui se réclament de cette “responsabilité” à des moments-clés de leur argumentation sans expliciter davantage ou qui intègrent une réflexion sur l’idée de responsabilité dans le cadre d’une étude plus vaste. Le meilleur exemple est sans doute celui de Martin Heidegger. Une lecture plus ou moins attentive montre qu’il s’est en effet intéressé, dès Sein und Zeit, à la question de la responsabilité par l’entremise des thèmes de la conscience, de la voix et de l’appel (cf. Etre et

temps, traduction d’E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p.108 [127], p.203-207 [281-288].

Ce fait a été aperçu par de nombreux commentateurs, notamment par J.-L. Marion, “Le sujet en dernier appel” in Revue de métaphysique et de morale, n°1, 1991, p.77-95). Avec la fameuse

(31)

Une énumération, tant s’en faut, ne fonde pas une thèse. Il faut aussi l’étayer. Rend-elle néanmoins notre pari un peu moins pascalien qu’on ne l’aurait cru? À vrai dire, la question que nous aurions dû poser est la suivante: qui, parmi les philosophes et les historiens de la philosophie dignes de ce titre, ne s’est buté au problème de la responsabilité? À la lueur de notre nomenclature, qui reste somme toute incomplète mais que les rats de bibliothèque auraient peu de peine, nous en sommes persuadé, à enrichir, la réponse s’impose d’elle- même: à peu près aucun. Posée par les meilleurs esprits philosophiques de notre temps, la question de la responsabilité semble répondre à une sorte de nécessité, comme si elle se voulait incontournable ou guidée par une quelconque main invisible. Chose sûre, elle est trop souvent invoquée pour être de seconde main. Au risque de précipiter quelque peu les choses, hasardons-nous de nouveau: en tant que koinè, la responsabilité pourrait-elle opérer le relais entre les multiples écoles de pensée, entre les philosophes d’obédience diverse, rêve qui a toujours paru irréalisable, surtout depuis l’éclatement des grands systèmes philosophiques1־ ? La responsabilité ne serait-elle pas l’idée- clef de cette figure du Tiers-Instruit que Michel Serres appelle de tous ses voeux* 1 2? Ces hypothèses nous retiendront un peu plus loin. On nous permettra toutefois un léger retour sur quelques-uns des textes que nous venons de citer, car il importe de comprendre pourquoi la question

Kehre , cette insistance sera encore plus grande, à tel point que Jean-François Courtine dira que

“l’ensemble de l’oeuvre de Heidegger, au delà même de Sein und Zeit' se présente “comme une orchestration magistrale du thème de l’appel, de l’adresse, de la promesse, et corrélativement de la réponse, de la responsabilité ou de la correspondance (cf. Heidegger et la phénoménologie, Paris, Vrin, 1990, p.348)״.

L’exemple de Jürgen Habermas est, en ce sens, lui aussi intéressant. Karl-Otto Apel prend soin d’examiner la pensée de cet autre ardent défenseur de l’éthique communicationnelle à la lumière de l’idée de responsabilité (cf. “L’éthique de la discussion: sa portée, ses limites”, loc.cit.), alors que Habermas n’en parle à peu près jamais (consulter tout de même De l’éthique

de la discussion, Paris, Cerf, p.42sq).

5 Nous renvoyons le lecteur à l’annexe B.

1 Cf. K. Jaspers, Introduction à la philosophie, Paris, Plon, 1965, p.5sq. Sur l’apparente impossiblité de concilier les traditions “analytique” et “dialectique”, cf. la conclusion, fort ironique, du livre de J.-C. Piguet, Où va la philosophie et d’où vient-elle?, Neuchâtel, La Baconnière, 1985.

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