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Science et religion dans la philosophie de Whitehead

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Academic year: 2021

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JONATHAN DURAND FOLCO

SCIENCE ET RELIGION

DANS LA PHILOSOPHIE DE WHITEHEAD

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie

pour l'obtention du grade de Maître es Arts (M.A.)

FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2012

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Résumé

Les développements inégaux de la science et de la religion à l'intérieur de la modernité font apparaître un problème, voire même un conflit, quant à l'harmonisation des différents champs de savoir. Mais derrière cette dichotomie simple peut se cacher plusieurs formes d'interactions, allant du conflit et de l'indépendance au dialogue et à l'intégration. Cette dernière solution, extrêmement minoritaire dans la philosophie contemporaine, est pourtant défendue par Alfred North Whitehead. Le rôle de la philosophie est pour lui essentiel, celle-ci servant de milieu capable de défricher et d'articuler soigneusement les rapports possibles entre tous les domaines de l'expérience humaine. Ainsi, la science et la religion reçoivent toutes deux leur signification ultime à l'intérieur d'un schéma global, se voulant à la fois cohérent et adéquat, pouvant être corroboré par les découvertes scientifiques et les intuitions morales.

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Avant-propos

Je voudrais avant tout remercier mon directeur, M. Thomas de Koninck, pour sa générosité, sa disponilité, son écoute, ses conseils et ses encouragements. Il a immédiatement reconnu la pertinence de ce projet, et surtout la grande actualité et la profondeur de la philosophie de Alfred North Whitehead, qui demeure peu connue au Québec. Je voudrais également le remercier à titre de titulaire de la Chaire La philosophie dans le monde actuel, en compagnie du directeur du bureau de direction de la Chaire, M. Luc Langlois, pour m'avoir généreusement financé pour la présentation d'une communication au Applied Process Metaphysics Summer Institute, qui eut lieu à la Cité universitaire internationale de Paris en juillet 2010. Ce fut pour moi une occasion extraordinaire de rencontrer des spécialistes de Whitehead provenant de nombreux pays, des États-Unis à l'Allemagne, en passant par la Belgique. Je remercie Michel Weber du centre de philosophie pratique Chromatiques whiteheadiennes, qui m'a chaleureusement accueilli à cet événement, tout en me donnant de précieux conseils concernant mes recherches.

Je suis reconnaissant au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada qui m'a accordé une bourse de maîtrise pour l'année 2009-2010 (bourse d'études supérieures du Canada Joseph-Armand-Bombardier), ce qui m'a encouragé à poursuivre mes travaux de recherche. Il en va de même pour le Fonds de recherche sur la société et la culture, qui m'a accordé une bourse de maîtrise pour l'année 2010-2011. Je voudrais également remercier le personnel administratif de la Faculté de philosophie de l'Université Laval, dont Sylvain Delisle, Lucie Fournier et surtout Lucille Gendron, qui ont su me guider, répondre à mes nombreuses questions, et donner quelques suggestions essentielles à la présentation de mon mémoire.

Enfin, je voudrais souligner le soutien de mon entourage, dont mon ami Raphaël Zummo ainsi que ma compagne Ariane Gobeil, qui m'ont fortement encouragé, écouté et soutenu durant ma période de recherche et de rédaction. Sans les nombreuses discussions philosophiques et les critiques émises par mes ami(e)s, je n'aurais pas pu avancer aussi rapidement à travers ce long travail intellectuel.

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T a b l e des matières

Résumé ii Avant-propos iii Table des matières iv

Introduction 1 Entre science et religion 1

Alfred North Whitehead 5

Plan du mémoire 7 Remarques préliminaires 9

Premier chapitre : Science 13 1.1. Origine de la science moderne 13

1.2. L'ordre de la nature 15 1.3. Révolte historique 18 1.4. Le matérialisme scientifique 20

1.5. Bifurcation de la nature 24 1.6. Philosophie de la nature 26 1.7. Sophisme du concret mal placé 33 1.8. Désenchantement du monde 36

1.9. Révolte romantique 38 1.10. Expérience naïve 41 1.11. Réenchantement du monde 44

Deuxième chapitre : Religion 4 7 2.1. Définition de la religion 47 2.2. Émergence de la religion 50 2.3. Religion rationnelle 55 2.4. Expérience religieuse 59 2.5. Dogme et dogmatisme 62 2.6. Science et religion 65 2.7. Religion et métaphysique 70 Troisième chapitre : Métaphysique 77

3.1. Définition de la philosophie spéculative 77 3.2. Méthode de la philosophie spéculative 81

3.3. Philosophie et langage 83 3.4. Critique des abstractions 87 3.5. Philosophie et science 92 3.6. Philosophie, science et religion 99

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3.7. Théologie rationnelle 104

Conclusion 111 Récapitulation 111 Science, religion et métaphysique aujourd'hui 115

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The distress of sensitive minds, and the zeal for truth, and the sense of the importance of the issues, must command our sincerest sympathy. When we consider what religion is for mankind, and what science is, it is no exaggeration to say that the future course of history depends upon the decision of this generation as to the relations between them1.

Introduction

Entre science et religion

L'articulation de la science et la religion pose un problème extrêmement complexe, qui suscite des réflexions importantes dans différents champs de la connaissance. Que ce soit dans les sciences naturelles ou les sciences humaines, la théologie ou la philosophie, les nombreux contrastes entre ces deux dimensions essentielles de l'expérience humaine ne cessent de nous interpeler, et nous poussent à dépasser les cadres de pensée déjà établis. La rencontre hasardeuse de la science et la religion nous amène à réfléchir sur les frontières entre divers modes de pensée, qui impliquent des similarités et des démarcations. L'interdisciplinarité constitue donc un atout précieux pour traiter un même problème sous plusieurs perspectives; les sciences des religions en sont un parfait exemple.

De son côté, la philosophie représente un terrain de réflexion privilégié, car sa généralité et la portée de ses questions permettent d'embrasser des domaines aussi larges que les enjeux fondamentaux et les finalités de la vie humaine. Les fondements de la pensée scientifique ou religieuse, l'évolution des modes de pensée et des systèmes de valeurs, les questionnements épistémologiques ou métaphysiques, sont autant de sous-domaines que la philosophie peut explorer séparément ou conjointement, selon ses objectifs et ses méthodes d'investigation. Que ce soit à travers l'analyse conceptuelle et linguistique, la critique rationnelle ou l'élaboration d'une ontologie, elle offre un éventail d'outils pouvant éclaircir la dangereuse question du rapport entre la science et la religion, parsemée d'ambiguités et de confusions.

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Ainsi, de nombreux problèmes sont engendrés par une mauvaise compréhension des sphères concernées, qu'il s'agisse de leurs méthodes, fonctions ou domaines d'application. Des manifestations contemporaines de ces malentendus sont illustrées par les virulents débats entre darwiniens et fondamentalistes chrétiens, notamment sur les questions de la théorie de l'évolution et de l'origine de l'homme. Malheureusement, cet affrontement tend à polariser le champ des solutions en deux camps opposés, les adeptes de la science et de l'athéisme d'une part, les partisans de la religion et de l'autorité des Écritures de l'autre2.

Les nombreux exemples de telles confrontations, qu'il est inutile d'énumérer ici, témoignent de la récurrence et de l'actualité de questions fondamentales, qui relèvent à la fois de l'étendue de la connaissance humaine, et du sens de notre existence.

Cet épineux problème ne date pas d'hier. Lorsque l'Église catholique condamne Galilée en 1633 pour son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, elle met en évidence le conflit qui l'oppose à la révolution copernicienne, et plus généralement à la science moderne alors naissante. Le triomphe progressif de cette dernière place l'humanité devant une alternative apparemment sans issue.

The conflict between religion and science is what naturally occurs to our minds when we think of this subject. It seems as though, during the last half-century, the results of science and the beliefs of religion had come into a position of frank disagreement, from which there can be no escape, except by abandoning either the clear teaching of science, or the clear teaching of religion3.

Ainsi, les développements inégaux de la science et de la religion, du XVIIe siècle à

aujourd'hui, font apparaître un problème quant à l'harmonisation des différents champs du savoir. Il semble de plus en plus clair qu'il y a une incompatibilité essentielle entre la description de la réalité et le règne des valeurs, qui tendent à perdre leur objectivité au profit d'explications naturelles. La description du monde ne fait plus écho à nos intuitions profondes, qui sont refoulées à la périphérie de la connaissance. Mais la religion, tout comme la science, représente une tendance générale et irréductible, qui continue d'orienter plusieurs pans de l'histoire humaine. « We have here the two strongest general forces (...)

2 Le premier camp est bien illustré par le biologiste Richard Dawkins qui, dans son ouvrage The God

Delusion (2006), critique ardemment les tenants de la théorie de l'Intelligent Design et réfute l'hypothèse de Dieu via des arguments « dits » scientifiques.

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which influence men, and they seem to be set one against the other - the force of our religious intuitions, and the force of our impulse to accurate observation and logical deduction4. »

Or, il semble que le conflit ne soit pas la seule manière d'envisager le rapport entre la science et la religion. L'œuvre pionnière de lan G. Barbour, qui inaugura un nouveau champ académique avec son livre Issues in Science and Religion (1966), présente une typologie intéressante permettant d'articuler les différentes relations entre science et religion. Celles-ci peuvent être considérées comme étant conflictuelles, indépendantes, en dialogue, ou encore potentiellement intégrées5. Ces types d'interactions permettent de

donner un aperçu du vaste terrain que constitue la philosophie des sciences et des religions, qui représente le cœur de ce mémoire.

Si la première option est exemplifiée par l'opposition entre scientisme et littéralisme biblique, la deuxième insiste sur la séparation de ces deux domaines radicalement différents quant aux types de questions soulevées, aux méthodes employées et aux types de langage utilisés. La science et la religion ont des fonctions différentes mais complémentaires, l'une étant objective et s'occupant du « comment », l'autre étant subjective et s'attardant au « pourquoi ». À titre d'exemple, nous pouvons prendre le principe de « Non-Empiètement des Magistères » du biologiste Stephan Jay Gould.

Chaque domaine d'investigation se donne un cadre de règles et de questions recevables, et pose ses propres critères de jugement et de résolution. Ces critères agréés, ainsi que les procédures mises en œuvre pour examiner et résoudre les problèmes admissibles, définissent le magistère - l'autonomie d'enseignement - de n'importe quel domaine.6

Pour rependre des lieux communs, la science porterait sur l'être ou le monde des faits, alors que la religion examinerait le devoir-être, le monde des fins et des valeurs. Ainsi, la « science s'intéresse à l'âge des rocs, la religion au roc des âges; la science étudie

*/««/., pp.181-182

5 lan G. Barbour, When Science Meets Religion, HarperCollins, New York, 2000, pp.2-3

6 Stephen Jay Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », trad, de Rock of Ages. Science and Religion in the

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comment fonctionne le ciel, la religion comment faire pour le gagner »7. Cette distinction

permettrait d'éviter les recouvrements non autorisés et responsables des conflits, en séparant rigoureusement le domaine de légitimité de chaque domaine. Or, bien que ce principe puisse être éclairant à plusieurs égards, il semble empêcher toute forme de connexion indirecte entre faits et valeurs, tout en masquant les présupposés communs à ces deux champs d'investigation. La science et la religion seraient deux entités complètement indépendantes, chacune n'exerçant a priori aucune influence sur l'autre. Même si cette position minimale peut être satisfaisante pour plusieurs, elle ne saurait rassasier les esprits en quête d'une compréhension plus complète. « The true facts of the case are very much more complex, and refuse to be summarised in these simple terms . »

A contrario, la conception du dialogue s'intéresse à la convergence et aux similarités relatives à la pensée scientifique et religieuse. Certaines présuppositions, questions limites et méthodes communes peuvent laisser deviner une zone frontière où chacune tente d'exprimer une même réalité dans un échange réciproque. On verra ici apparaître des dialogues entre physiciens, philosophes et théologiens à propos de l'origine de l'univers, ou encore des échanges entre neuropsychologues et moines à propos de la nature de la conscience9. Alors que le conflit et l'indépendance mettent l'accent sur le

contraste et la séparation des deux domaines, le dialogue tente de les rapprocher par voie d'analogie, sans pour autant aboutir à une théorie unifiée ou syncrétique. Cette perspective amorce certains rapprochements vis-à-vis des questions générales et même métaphysiques, qui débordent le champ habituel des réflexions scientifiques et religieuses.

Enfin, la perspective de l'intégration tente d'harmoniser les rapports complexes entre la science et la religion à travers un scheme conceptuel suffisamment général et compréhensif, une vision du monde systématique permettant d'unifier tous les domaines de l'expérience humaine. La philosophie ne serait pas alors un simple exercice d'analyse conceptuelle, cherchant à départager deux genres d'activités, deux yeux de langage à la

7 Ibid, p. 19

8 Science and the Modem World, p. 183

9 Mario Beauregard, Du cerveau à Dieu, Guy Trédaniel, Paris, 2008 ; John D. Barrow & Frank J. Tipler, The

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manière de la philosophie du langage ordinaire10. Elle serait plutôt une activité spéculative,

une tentative d'élaboration d'idées générales permettant de dépasser les limitations de cosmologies issues de domaines particuliers, comme la théologie chrétienne ou le matérialisme scientifique. L'œuvre du philosophe Leibniz, allant des Essais de Théodicée (1710) à la Monadologie (1714), constitue un des meilleurs exemples de cette gigantesque ambition théorique, visant une grande unification des différents domaines du savoir.

Alfred North Whitehead

Cette dernière stratégie, extrêmement minoritaire dans l'histoire de la philosophie contemporaine, est pourtant empruntée par un mathématicien et philosophe anglais peu ordinaire, Alfred North Whitehead (1861-1947). Ce penseur méconnu11 s'intéressa à un

large éventail de sujets, allant de la logique mathématique à la métaphysique, en passant par la philosophie des sciences, des religions et de l'éducation. Tout comme Leibniz et Charles Sanders Peirce (1839-1914), avec qui il partagea une curiosité générale et une audace théorique peu ordinaire, Whitehead fut l'un des plus grands représentants de la philosophie spéculative du XXe siècle. « Leibniz, Peirce, and Whitehead, as few others in the history of philosophy, combined intensive work and competence in mathematics, formal logic, physics, and speculative philosophy. They were well acquainted with the history of science and philosophy, as well as with the intellectual situation in their own time1 . »

Par ailleurs, Whitehead fut l'un des principaux théoriciens de la philosophie du process, large courant métaphysique soulignant le primat du devenir sur l'être, de

l'événement sur la chose, et ayant pour notions centrales la temporalité et la créativité13. Un

10 Andrew M. McKinnon, Sociological Definitions, Language Games, and the Essence of Religion, Method &

Theory in the Study of Religion, no. 14,2002, pp. 61-83

11 Whitehead est largement méconnu en philosophie pour un ensemble de facteurs : il n'appartient ni à la

tradition continentale, ni au monde analytique ; son œuvre est particulièrement difficile et technique ; ses principaux disciples sont des théologiens américains comme Charles Harsthorne, Johb B. Cobb et David Ray Griffin. Il commence à recevoir plus de notoriété dans les deux traditions philosophiques, notamment par Peter Simons, Galen Strawson et Isabelle Stengers.

12 Charles Hartshorne et W. Creighton Peden, Whitehead's View of Reality, Cambridge Scholars, Newcastle,

2010, p.9

13 Les penseurs suivants appartiennent à cette longue tradition : Heraclite, Leibniz, Bergson, Peirce, William

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bref aperçu de sa trajectoire intellectuelle singulière permettra de situer la réflexion de ce mémoire à l'intérieur de son œuvre, tout en mettant en relief la manière dont la problématique du rapport entre science et religion émergea à travers une réflexion plus générale sur la nature de la réalité. Si Whitehead est principalement connu pour ses travaux mathématiques et métaphysiques, nous expliciterons sa philosophie des sciences et des religions apparaissant sporadiquement dans plusieurs écrits.

L'œuvre whiteheadienne peut être globalement divisée en trois périodes, relatives à ses lieux d'enseignement et leur domaine de recherche14. La première, allant de 1891 à

1913 et prenant naissance à Trinity College, fut le lieu de nombreuses recherches sur le fondement logique des mathématiques, notamment avec le Treatrise of Universal Algebra (1898) et les trois volumes des Principia Mathematica (1910-1913) coécrits avec son élève et collègue Bertrand Russell. Whitehead enseigna ensuite à University College London de 1910 à 1924, où il se consacra davantage à la physique mathématique et à la philosophie de la nature, et publia des ouvrages comme An Inquiry concerning the Principles of Natural Knowledge (1919) et The Concept of Nature (1920). S'éloignant progressivement du logicisme pour s'attarder aux nombreux bouleversements des sciences physiques de son temps, il critiqua Einstein et proposa sa propre interprétation de la relativité générale dans

The Principles of Relativity (1922)15.

Ce vif intérêt pour l'étude de la nature, marqué par un important approfondissement théorique, aboutit enfin sur l'élaboration d'un scheme métaphysique. Cette dernière période intellectuelle, allant de 1924 à sa mort en 1947, s'enracine en sol américain avec son enseignement à Harvard. C'est à cet endroit que la philosophie whiteheadienne reçoit son expression la plus systématique. Il publia trois importants ouvrages, qui constitueront la matière principale de ce mémoire : Science and the Modem World (1925), Religion in the Making (1926) et Process and Reality (1929). Bien que ces livres explorent successivement

14 Cette grande division est attribuable à Victor Lowe, Understanding Whitehead, The Johns Hopkins Press,

Baltimore, 1966

15 Loin de s'opposer à Einstein comme le fut Bergson avec son ouvrage Durée et Simultanéité (1922),

Whitehead conçoit l'espace-temps comme des relations entre des événements (et non des particules de matière), aboutissant à des prédictions empiriques relativement similaires à celles d'Einstein. Pour un aperçu de la fécondité scientifique de la pensée whiteheadienne, voir T.E. Eastman et H. Keeton (éd.), Physics and Whitehead, State University of New York Press, New York, 2003

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les thèmes de la science, la religion et la métaphysique, chaque domaine est articulé aux deux autres à l'intérieur de chaque œuvre.

L'originalité des réflexions whiteheadiennes, ainsi que leur pertinence pour les débats actuels qui opposent la pensée scientifique et religieuse, découle du fait que celles-ci sont traitées de manière interdépendante. Contre ceux qui s'attardent à leur éternel conflit ou encore à leur simple séparation, il interroge les soubassements historiques de ces modes de pensées et tente de les réconcilier à travers une approche plus comprehensive. Même si Whitehead cerne tout de même la spécificité de chacune, il considère qu'aucune ne peut avoir le monopole de la vérité. « The result is that you cannot confine any important reorganization to one sphere of thought above. You cannot shelter theology from science, or science from theology; nor can you shelter either of them from metaphysics, or metaphysics from either of them. There is no short cut to truth16. » La science, la religion et

la métaphysique ne sont pas conçues comme des entités statiques, mais comme des domaines dynamiques liés par des interactions constantes, faisant émerger une vision globale de la réalité. Chaque chapitre de ce mémoire traitera d'un aspect particulier, afin de l'attacher aux deux autres.

Plan du mémoire

Dans un premier temps, nous prendrons comme point de départ la lecture whiteheadienne de l'origine de la science moderne. Celle-ci dépeint les conditions de son émergence à travers l'histoire des idées, en relevant les similarités et les points de rupture avec les époques antérieures. Mais avant de caractériser l'objet de la science proprement dite, il s'agira de dégager la « vision du monde » dominante depuis le XVIIe siècle, le

matérialisme scientifique. Ancré dans l'idée de matière et de localisation simple, ce scheme d'idées amène une bifurcation de la nature, scindant celle-ci en deux composantes étanches : l'une réelle et composée de matière, l'autre apparente et constituée d'additions psychiques comme les sons et les couleurs. Critiquant cette « cosmologie » en partie responsable du désenchantement du monde, Whitehead emprunte néanmoins une voie fort

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différente de la critique sociologique ou de l'entreprise phénoménologique préconisée par Husserl dans la Krisis11. Il opte plutôt pour une philosophie naturelle réaliste s'attachant à

enraciner l'objectivité dans l'expérience. Une distinction plus fine entre l'abstrait et le concret, entre la description des faits et la nature de la réalité, permettra d'éviter le sophisme du concret mal placé. Il s'agit avant tout de bien circonscrire la recherche scientifique, afin qu'elle n'empiète pas sur l'expérience concrète du monde. Cette délimitation de la science sera donc l'objet du premier chapitre de ce mémoire.

Dans le deuxième chapitre, nous entrerons dans l'étude du phénomène religieux esquissée dans Religion in the Making. S'attardant à dégager « l'essence » de la religion par l'analyse de ses principales caractéristiques, Whitehead cherche à libérer l'expérience religieuse de son carcan institutionnel. Loin de s'aligner sur une doctrine particulière, il tente plutôt de dégager les intuitions religieuses présentées dans diverses traditions et de montrer l'importance de leurs implications métaphysiques. Pour reprendre la distinction entre religion et spiritualité, ou encore entre religion close et religion dynamique18,

Whitehead privilégie l'expérience personnelle sur les dogmes, qui sont des abstractions tentant d'articuler les vérités dévoilées dans l'intuition. Mais loin de sombrer dans un psychologisme ou un sentimentalisme à la manière de William James19, la critique

rationnelle et la confrontation des croyances religieuses aux théories scientifiques demeurent essentielles à un sain développement de la pensée religieuse.

Enfin, le troisième chapitre s'attachera à analyser la solution whiteheadienne au problème de l'harmonisation de la science et la religion. La métaphysique, nommée philosophie spéculative, représente l'interface permettant d'ébaucher une vision du monde suffisamment générale, capable d'accueillir les différentes dimensions de l'expérience humaine. Après avoir spécifié l'objet et la méthode de la philosophie spéculative, il sera question de sa fonction en tant que critique des abstractions. Celle-ci combat le provincialisme propre au courant de pensée dominant d'une époque en examinant

17 Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad, de

l'allemand par G. Granel, Paris, Gallimard, 1976

18 Henri Bergson, Les deux sources de la morale et la religion, PUF, Paris, 1932

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scrupuleusement ses présupposés, et tente de présenter une alternative conceptuelle viable, plus adéquate à la description de la réalité. Les rapports entre métaphysique et science, puis entre métaphysique et religion, seront ensuite esquissés. L'analyse aboutira finalement sur la question de Dieu, qui sera traitée par le biais de la théologie naturelle.

Par ailleurs, il faut noter que le système métaphysique whiteheadien ne sera pas exposé comme tel. Comme celui-ci est particulièrement complexe (le scheme catégorial présente trois catégories de l'ultime, huit catégories d'existence, neuf obligations catégoriales et vingt-sept catégories d'explication!), nous préférons éviter d'y référer explicitement afin de ne pas dépasser le cadre ce mémoire. De plus, plusieurs autres ouvrages introductifs existent à cet effet . Il suffira, plus humblement, de dégager la conception whiteheadienne de la métaphysique, et des relations générales qu'elle entretient avec la science et la religion. En d'autres termes, ce mémoire s'attardera à la forme globale, plutôt qu'au contenu, du projet spéculatif de Whitehead.

Remarques préliminaires

Jusqu'à maintenant, les termes « science » et « religion » n'ont pas été définis explicitement. Ils ont été utilisés selon leur usage courant, évidemment équivoque. L'utilisation intuitive de ces notions sert d'abord à alléger la problématique, qui ne nécessite pas une définition expresse des domaines qu'elle tente d'articuler ; il suffira de préciser la signification de ces concepts au moment opportun, selon l'ordre de l'exposé. Ensuite, Whitehead lui-même ne procède pas en définissant des sujets qu'il traite isolément. Il résume plutôt le sens de ses idées à l'aide de formules limpides, qu'il explicite ensuite en les reliant à d'autres concepts. Cet usage « non rigoureux » du langage n'est pas un signe d'imprécision, mais découle du caractère systématique ou « organique » de sa pensée. « Thus the unity of treatment is to be looked for in the gradual development of the scheme, in meaning and in relevance, and not in the successive treatment of particular

20 À ce sujet, voir Lewis S. Ford, The Emergence of Whitehead's Metaphysics. 1925-1929, State University of

New York Press, Albany, 1984 ; Ivor Leclerc, Whitehead's Metaphysics : an Introductory Exposition, Indiana University Press, Bloomington, 1958 ; Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead : Une libre et sauvage création de concepts, Seuil, Paris, 2006

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topics . » Whitehead part du sens évident d'une idée pour faire ressortir certaines caractéristiques à l'intérieur d'un contexte plus global. Ce modus operandi peut être décrit de la manière suivante : « À l'instar du corpus whiteheadien, la présente introduction procède de manière circumambulatoire, c'est-à-dire qu'elle met en œuvre une série convergente d'analyses contextualisantes22. » « Son développement n'est jamais linéaire,

mais hélicoïdal : il repasse sans cesse par les mêmes points, en les approfondissant, par variation des points de vue23.» Autrement dit, les significations précises des notions

principales deviendront plus évidentes au fil de chaque chapitre.

Par ailleurs, ce mémoire aurait pu avoir pour titre « Science, religion et métaphysique chez Whitehead ». L'objet de cette recherche est d'articuler les deux premiers termes, mais cette tâche est impossible sans faire appel au rôle médiateur de la philosophie spéculative, procédant à la fois à la critique et à la création de cosmologies. Même si chaque partie de ce mémoire s'attache à décrire plus spécifiquement l'une des trois sphères, les connexions internes entre chacune se retrouveront à différents endroits. Cela est dû au fait que la science, la religion et la métaphysique ne peuvent être complètement séparées, chacune étant reliée aux deux autres de multiples façons. Cet enchevêtrement est l'une des conséquences de la philosophie holistique whiteheadienne, qui ne peut isoler le sens d'un terme sans faire appel aux termes voisins.

Chaque composante sera donc temporairement dégagée afin d'offrir un maximum d'intelligibilité, tout en gardant à l'esprit l'intégration étroite des différentes sphères de la connaissance. Le but ultime de cette recherche n'est pas de présenter séparément la philosophie des sciences, la philosophie de la religion, et la métaphysique whiteheadienne, mais de présenter les connexions entre ces trois domaines. Somme toute, cet exercice constitue un travail de reconstruction, tentant d'expliciter à travers différentes œuvres de Whitehead la problématique de l'articulation de la science et de la religion, se dessinant à

21 Alfred North Whitehead, Process and Reality : An Essay in Cosmology, The Free Press, New York, 1978,

p.xii

22 Michel Weber, La dialectique de l'intuition chez Alfred North Whitehead, Ontos Verlag, Paris, 2004 23 Frédéric Nef, Qu 'est-ce que la métaphysique ?, Gallimard, Paris, 2004, p.612

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travers son projet général d'élaboration d'un scheme métaphysique capable de rendre justice à la richesse de l'expérience humaine.

Enfin, les thèses du conflit, de l'indépendance, du dialogue et de l'intégration se retrouveront implicitement dans les trois chapitres de ce mémoire. La première perspective présente le point de départ de l'analyse, car elle manifeste le problème dans toute sa netteté. Mais s'il y a un conflit réel et historique opposant la science et la religion, celui-ci n'est pas essentiel pour Whitehead. Cet antagonisme constitue plutôt le commencement d'une importante réflexion. « In formal logic, a contradiction is a sign of defeat: but in the evolution of real knowledge it marks the first step in progress towards a victory. »24 C'est

pourquoi on ne devrait pas se contenter de l'inéluctabilité du conflit, mais essayer de découvrir des vérités plus générales, des perspectives plus fines à l'intérieur desquelles une religion plus profonde et une science plus subtile pourront être trouvées25. Chaque élément

de la typologie sert ainsi à mettre en évidence le mouvement allant de la rupture engendrée par l'apparition de la science moderne, à une possible réconciliation de la science et la religion par l'intégration de celles-ci dans un scheme métaphysique. Autrement dit, bien que ces différentes perspectives semblent exclusives à première vue, elles manifestent les facettes complémentaires d'un même problème.

24 Science and the Modem World, p. 187 25/£/</., p. 185

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Premier chapitre : Science

1.1. Origine de la science moderne

L'ouvrage Science and the Modem World cherche à dégager les implications de l'esprit scientifique en tant que mode de pensée dominant de la société occidentale moderne. Loin de faire une histoire rigoureuse et détaillée de la science, Whitehead retrace de manière philosophique les idées principales de cet état d'esprit révolutionnaire qui émergea en Europe au XVIe et XVIIe siècles, et supplanta progressivement les anciennes

visions du monde. « My theme is the energising of a state of mind in the modern world, its

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broad generalisations, and its impact upon other spiritual forces . »

La pensée scientifique moderne, bien qu'elle se soit apparemment émancipée de l'obscurantisme religieux pour parvenir à une description neutre et objective de la réalité, est née de la rencontre de multiples facteurs minant une vision linéaire et simpliste de la connaissance. La civilisation ne progresse pas uniformément, mais oscille comme un pendule ; chaque époque réagit contre les excès de la précédente en reprenant inconsciemment ses idées dans une nouvelle direction. Whitehead conçoit le mouvement de l'histoire comme une série de petites transformations prenant parfois des proportions surprenantes, la découverte de quelques esprits exceptionnels prenant le relais d'intuitions passées et devenant par la suite le sens commun des siècles suivants. « The way in which the persecution of Galileo has been remembered is a tribute to the quiet commencement of the most intimate change in outlook which the human race has yet encountered. Since a babe was born in a manger, it may be doubted whether so great a thing has happened with so little stir27. »

26 Ibid, p.3 21'Ibid, p..2

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Quelles sont les caractéristiques d'une telle transformation intellectuelle, et comment a-t-elle pu voir le jour à ce moment de l'histoire? Évidemment, l'apparition de la science moderne découle de nombreux facteurs matériels comme la croissance économique, le développement des loisirs et des universités, l'invention de l'imprimerie, du télescope, etc. Ces conditions techniques et sociales favorables furent catalysées par l'œuvre de génies comme Francis Bacon, Harvey, Kepler, Galilée, Descartes, Pascal, Huygens, Boyle et Newton. Mais au-delà des causes matérielles responsables du développement de ce nouveau mode de connaissance, il pourrait aussi y avoir un certain ethos ayant motivé les hommes de science à rechercher autrement la vérité. À la manière de Max Weber dans son Éthique protestante et l'esprit du capitalisme , Whitehead met en évidence la mentalité sous-jacente à l'enquête scientifique, la cause spirituelle ayant favorisé l'avancée spectaculaire d'un phénomène apparemment détaché de toute référence spirituelle.

Mais contrairement au sociologue qui privilégie les démonstrations empiriques, Whitehead mise sur une lecture philosophique de l'histoire, axée sur la reprise d'intuitions anciennes et leur réactualisation dans un nouveau contexte. Quel est ce nouveau contexte? « This new tinge to modern minds is a vehement and passionate interest in the relation of general principles to irréductible and stubborn facts . » Assurément, il y a toujours eu des tempéraments sensibles aux idées générales et aux rationalisations de toutes sortes, certaines étant mythologiques, d'autres religieuses ou philosophiques. Il y a également eu des hommes au tempérament pratique, rivés aux détails de leur art ou leur technique, et à l'observation minutieuse du monde sensible. Mais l'originalité des hommes de science réside dans le fait qu'ils portent une attention égale aux principes abstraits et aux « faits

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têtus » . Ils cherchent à exprimer leurs observations particulières en termes universels.

28 Max Weber, L'Éthiqueprotestante et l'esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 2003

Science and the Modem World, p.3

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1.2. L'ordre de la nature

Ce nouveau type d'attention se révèle dans l'étroite dépendance de l'observation empirique et de son expression en formules mathématiques. Grâce à la méthode expérimentale, un groupe de faits récurrents peuvent être isolés et mesurés afin de dégager des lois universelles. La célèbre expression de Galilée, selon laquelle « le livre de la nature est écrit en langage mathématique » signifie ceci : chaque événement exemplifie des lois générales régissant l'univers, chaque effet étant déterminé par des causes antécédentes avec une implacable régularité. Cette idée apparemment banale est pourtant le fruit d'une intuition profonde, celle de la confiance en l'ordre du monde. « In the first place, there can be no living science unless there is a widespread instinctive conviction in the existence of Order of Things, and, in particular, of an Order of Nature^. »

Cette foi en l'existence d'un ordre naturel n'est pas nécessairement consciente. Il s'agit plutôt d'un ethos, d'un instinct qui anime l'enquête scientifique vers la découverte de lois toujours plus générales, pouvant être parfaitement exprimées par un langage formalisé. La croyance implicite en l'ordre naturel guide la recherche, qui vise à réunir des domaines apparemment détachés de l'observation de la nature. L'unification des théories de l'électricité et du magnétisme par les lois de Maxwell, ou encore les tentatives actuelles pour réunir relativité générale et physique quantique par la théorie des supercordes, sont de bons exemples de cette intuition partagée par les scientifiques. Celle-ci contribue à l'avancée de la connaissance sur des terrains toujours plus généraux.

La foi en l'intelligibilité de la nature n'est pas nouvelle, mais s'est affirmée de manière particulière à travers l'Antiquité, le Moyen Âge et la modernité. La généalogie de cette idée présentée par Whitehead est rapide, mais permet tout de même de retracer les tensions entre le domaine philosophique, religieux et scientifique. L'histoire de la reprise d'une intuition commune, des répétitions et des subtiles inflexions découlant de la sensibilité de chaque époque, témoigne d'un dialogue intéressant entre les présupposés communs de la science et la religion.

(26)

Tout d'abord, bien que la rationalité du cosmos animait les réflexions des penseurs grecs, ceux-ci étaient avant tout d'excellents philosophes et logiciens rivés sur l'étude des principes et des fins de l'univers. Leurs fines observations empiriques étaient ancrées dans une vision dramatique de la nature, tributaire des tragédies de leur époque. Quel est le rapport entre la tragédie et la science, entre la fiction et le logos? En fait, l'essence de la tragédie ne réside pas dans la souffrance, mais dans l'épreuve de personnages frappés par un impitoyable destin. « It resides in the solemnity of the remorseless working of things32. »

Le caractère inéluctable des événements, manifestant la toute puissante fatalité, exprime un déterminisme implacable qui persistera dans la mentalité scientifique. L'idée que chaque occurrence puisse être corrélée parfaitement avec ses antécédents en vertu de lois immuables fait ainsi écho aux décrets du destin.

Cette vision se développa diversement à travers la philosophie stoïcienne et le droit romain. L'idée d'un ordre moral et naturel, exemplifiée par le légalisme romain et le fatum stoïcien, fut transmise ensuite au Moyen-Âge via le droit canon et la croyance en un Dieu rationnel. L'image d'un logos divin couplée à la puissance d'un dieu personnel, pour qui chaque détail est minutieusement connu et rigoureusement déterminé, permettait de conforter la confiance en l'intelligibilité du monde33. Si Dieu créa l'homme à son image, la

nature était également le fruit de sa sagesse, de sa rationalité. Le principe de la moindre action de Maupertuis illustre parfaitement l'utilité d'une idée théologique permettant la découverte d'un principe scientifique. « L'Action est proportionnelle au produit de la masse par la vitesse et par l'espace. Maintenant, voici ce principe, si sage, si digne de l'Être suprême : lorsqu'il arrive quelque changement dans la Nature, la quantité d'Action employée pour ce changement est toujours la plus petite qu'il soit possible 4. »

L'idée que la trajectoire d'une particule entre deux instants doit être optimale et atteindre une perfection digne de la providence divine n'est pas anodine. Elle montre que la foi en la possibilité de la science peut être considérée comme un dérivé inconscient de la

i2 Ibid, p.10 33 Ibid, p. 12

34 Martial Guéroult, Leibniz. Dynamique et métaphysique : Suivi d'une note sur le principe de la moindre

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I f

théologie médiévale . Cela ne signifie pas que la science moderne est tme pure extension de la scolastique, mais que la mentalité précédant le développement des théories scientifiques constituées existait déjà implicitement et agissait inconsciemment à travers les époques subséquentes. Néanmoins, derrière cette apparente continuité entre l'Antiquité et la modernité, se cache une transformation beaucoup plus importante, exprimant la divergence profonde entre deux modes de pensée.

Pour revenir aux Grecs, la vision tragique du cosmos eut pour effet d'attirer l'attention sur l'étude des fins, masquant ainsi l'analyse historique ou génétique des phénomènes naturels. «Nature was a drama in which each thing played its part36.»

L'insistance sur les causes finales et sur la hiérarchisation de l'univers en différents niveaux ontologiques marquaient la conception d'un monde clos et ordonné37. La terre était lourde

et au centre du monde, entourée par les sphères célestes immuables, chaque partie pouvant être connue par la découverte de son essence, de sa fonction dans l'ordre cosmique. La finalité de la partie était inscrite dans l'ordre rationnel du tout.

Ceci indique que l'esprit grec était excessivement théorique, la science étant une partie subordonnée de la philosophie qui s'occupait de dévoiler les différents modes de l'Être. La science n'avait pas encore opéré la géométrisation de l'espace, libérant l'analyse positive des faits des spéculations métaphysiques et de la physique « naïve » aristotélicienne. Le mode de pensée de la science antique, fortement téléologique, imprégna fortement la pensée médiévale, où aristotélisme et théologie chrétienne formèrent le cadre intellectuel nommé scolastique. Mais loin d'être irrationnels, la disputatio et les écrits de l'époque scolastique représentent l'apogée du rationalisme, c'est-à-dire des raisonnements rigoureux basés sur une portion limitée d'observations empiriques.

35 Science and the Modem World, p. 13 36Ibid.,p.8

37 L'idée de la géométrisation de l'espace et de la destruction du cosmos développée par Koyré recoupe en

partie les analyses de Whitehead. Voir l'avant-propos de Alexandre Koyé, Du monde clos à l'univers infini, Gallimard, Paris, 1973

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1.3. Révolte historique

La Réforme et le mouvement scientifique sont en fait deux aspects d'une même révolte historique contre ce rationalisme exacerbé. L'appel aux origines du christianisme par le protestantisme, ainsi que le rejet des causes finales par Francis Bacon, représentent deux manières de revenir à l'observation des faits têtus, par-delà les raisonnements syllogistiques fondés sur l'autorité. Galilée s'attardait à comprendre comment fonctionne la nature, alors que ses adversaires s'accrochaient à leur théorie expliquant pourquoi les choses sont ainsi. La naissance de la modernité est donc la redécouverte de l'expérience sensible se retournant contre la pure raison. « It is a great mistake to conceive this historical revolt as an appeal to reason. On the contrary, it was the return to the contemplation of brute fact; and it was based on a recoil from the inflexible rationality of medieval thought38. »

La révolte historique représente une saine réaction contre l'attitude spéculative des scolastiques. Le rationalisme médiéval espérait découvrir la vérité à travers une analyse métaphysique de la réalité, basée sur la déduction à partir de principes premiers ou de prémisses issues de la dogmatique chrétienne. Au XVIe siècle, le monde chrétien fit appel à

l'autorité des Écritures contre l'inflexibilité du clergé, alors que la science favorisa l'observation empirique via la méthode expérimentale et le raisonnement inductif. Cette réaction forte de la science contre l'attitude dogmatique était nécessaire, afin d'accrocher les principes généraux aux faits têtus. Ce correctif permit la progression spectaculaire du savoir, mais garda une profonde marque anti-intellectualiste qui ne sera pas sans conséquence.

Comme la science moderne est issue d'un mouvement anti-rationnaliste, elle ne représente pas le triomphe de la raison sur la foi, la victoire de la lumière sur l'obscurité. L'opposition entre le Moyen-Âge et l'Europe du XVIIIe siècle est marquante à cet égard :

la première est l'âge de la foi basée sur la raison, alors que la seconde est l'âge de la raison

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basée sur la foi . Les philosophes scolastiques rationalisaient l'infini, alors que les philosophes des salons rationalisaient la vie sociale en basant ingénument leurs théories sur les sciences naturelles. Whitehead donne l'exemple de Saint Anselme qui désirait fournir un argument rationnel démontrant l'existence de Dieu pour établir sa foi, par opposition à Hume qui basa ses Dissertations on the Natural History of Religion sur une foi non examinée en l'ordre de la nature. La dialectique de la foi et la raison se retrouve à la fois dans la science et la religion. Évidemment, la science n'est pas intrinsèquement naïve, et les religieux ne sont pas tous rationalistes, bien au contraire. Mais il n'en demeure pas moins que la transition entre l'époque médiévale et moderne marque non pas la disparition de l'obscurantisme, mais sa transformation. L'obscurantisme dérive en fait de la confiance aveugle en un scheme de pensée permettant supposément de tout expliquer. « The obscurantists of any generation are in the main constituted by the greater part of practitioners of the dominant methodology. Today scientific methods are dominant, and scientists are the obscurantists40. »

Si les théologiens étaient les obscurantistes au XIIIe siècle, alors les économistes

sont les obscurantistes d'aujourd'hui. L'exemple flagrant de cette foi en l'explication scientifique apparaît dans l'auto-couronnement des Lumières. « Les philosophes were not philosophers41 », affirme durement Whitehead. Ils étaient des hommes de génie, appliquant

à merveille les abstractions scientifiques à l'ensemble du monde civilisé. Mais ce qui ne correspondait pas à leur scheme conceptuel était automatiquement ignoré ou ridiculisé. L'ironie de Voltaire était purificatrice et vertueuse à de nombreux égards, mais exagérait sans réellement innover sur le plan des idées. La force critique et l'appel au bon sens du XVIIIe siècle ne compense malheureusement pas son manque de profondeur et de

créativité. « It was the age of reason, healthy, manly, upstanding reason; but, of one-eyed reason, deficient in its vision of depth.42 » La vision des Lumières était dominée par un

scheme de pensée hérité du XVIIe siècle, lui-même centré sur des enjeux particuliers.

39 Science and the Modem World, p.57

Alfred North Whitehead, The Function of Reason, Beacon Press, Boston, 1929, p.44 Science and the Modern World, p.59

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Au fond, la généalogie whiteheadienne de la science moderne repose sur le présupposé suivant : « This study has ben guided by the conviction that the mentality of an epoch springs from the view of the world which is, in fact, dominant in the educate sections of the communities in question »43. Les préoccupations dominantes d'une époque, qu'elles

soient éthiques, esthétiques, religieuses ou scientifiques, suggèrent des cosmologies. Certaines coexistent en fonction de divisions culturelles, alors que d'autres prennent le dessus pendant une longue période de temps. L'idée de cosmologie est semblable à celle de

Weltanschauung ou « vision du monde », pouvant être définie comme suit : « Avoir une conception du monde, c'est se former une image du monde et de soi-même, savoir ce qu'est le monde, savoir ce que l'on est. (...) Toute conception du monde a une singulière tendance à se considérer comme la vérité dernière sur l'univers, alors qu'elle n'est qu'un nom que nous donnons aux choses44. »

Le caractère prédominant des enjeux scientifiques depuis le XVIIe siècle amène le

développement d'une nouvelle cosmologie, devenue peu à peu le cadre de pensée par excellence de la modernité. Cette remarque préliminaire permet de distinguer la science comme telle de la cosmoloie découlant de sa méthodologie ou de généralisations issues de certaines suppositions limitées. L'examen critique de la science moderne consiste donc à déloger certaines idées implicitement admises par l'ensemble des chercheurs. Ces évidences structurent plus ou moins consciemment l'ensemble des philosophies possibles, celles-ci constituant la conception dominante d'une époque. Avant de définir la science elle-même, il sera donc question de la cosmologie issue des premières avancées scientifiques de la modernité.

1.4. Le matérialisme scientifique

Le matérialisme scientifique est la vision du monde dérivée de certains présupposés théoriques de la science du XVIIe siècle. Loin d'être une théorie monolithique également

partagée par tous les scientifiques, il s'agit plutôt d'un programme de recherche dynamique

4îIbid.,p.vïï

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comportant un «noyau dur» relativement stable, entouré d'une série d'hypothèses auxiliaires45. Ce noyau dur, basé sur l'idée de matière, est l'évidence principale sur laquelle

se fonde la vision scientifique du monde, bien que celle-ci puisse évoluer en fonction des découvertes de chaque époque.

There persists, however, throughout the whole period the fixed scientific cosmology which pressuposes the ultimate fact of and irreducible brute matter, or material, spread troughout space in a flux of configurations. In itself such a material is senseless, valueless, purposeless. It just does what it does do, following a fixed routine imposed by external relations which do not spring from the nature of its being. It is this assumption that I call scientific materialism .

Le matérialisme scientifique, aujourd'hui nommé « physicalisme » dans la tradition anglo-saxonne, soutient que tout ce qui existe est ultimement constitué de propriétés physiques. Selon Otto Neurath, les sciences physiques représenteraient le socle unique de l'ensemble des connaissances. « According to physicalism, the language of physics is the universal language of science and, consequently, any knowledge can be brought back to the statements on the physical objects47 . » L'universalité du langage de la physique

mathématique garantirait une description adéquate de la réalité. Bien que le terme physicalisme soit employé dans un sens plus général que celui de matérialisme, pour inclure notamment l'espace, le temps, l'information et autres entités postulées par les sciences physiques, il n'en demeure pas moins que le cœur de cette théorie générale repose sur l'idée de matière. Cette cosmologie peut être résumée comme suit : « le monde spatiotemporel consiste exclusivement en morceaux de matière et leurs agrégats48. » Les

expressions « naturalisme scientifique », « matérialisme », « physicalisme » ou encore « scientisme » seront donc employées comme des synonymes49.

45 Irme Lakatos, The Methodology of Scientific Research Programmes: Philosophical Papers Volume 1,

Cambridge University Press, Cambridge, 1978, pp.47-51 Science and the Modem World, p. 17

47 James Felton Keith, Integrationalism: Essays on the rationale of abundance, Think Enxist Press, New

York, 2010, p. 12

48 Jaegwon Kim, Philosophy of Mind, 2nd edition, MIT Press, New York, 2006, p.290 49 Phillip Johnson, Darwin on Trial, InterVarsity Press, Downers Grove, 1993, p.l 16

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L'idée de matière constitue le fondement du scheme de pensée de la science moderne. Comment Whitehead comprend-il cette notion équivoque, pouvant référer autant à la matière (DATI) aristotélicienne qu'aux particules élémentaires de la physique

quantique? Tout d'abord, la matière se caractérise par l'idée de la localisation simple. Cela signifie qu'un bout de matière peut être localisé de manière parfaitement définie comme étant situé ici et maintenant, sans faire référence à d'autres régions de l'espace-temps. La localisation simple est solidaire du primat des relations externes, les termes étant extérieurs et non constitués par leurs relations. Autrement dit, chaque morceau de matière est indépendant et déterminé par des relations causales bien définies. Évoquant les cosmologies atomistes de Démocrite, Epicure et Lucrèce, le matérialisme conçoit l'univers comme un ensemble de corps, eux-mêmes constitués de substances simples, situés dans le vide50.

Une autre particularité de la matière réside dans l'asymétrie entre l'espace et le temps. Si une chose existe pendant une certaine période de temps, alors elle continue d'exister pendant chaque sous-période de cet intervalle. Autrement dit, la division temporelle n'entraîne pas la division du matériau. À l'inverse, si un matériau existe dans une certaine portion d'espace, la division du volume amène la division de la matière. Cette constatation apparemment anodine cache pourtant d'importantes conséquences. « Furthermore, this fact that the material is indifferent to the division of time leads to the conclusion that the lapse of time is an accident, rather than of the essence, of the material. (...) The material is equally itself at an instant of time. Here an instant of time is conceived in itself without transition, since the temporal transition is the succession of instants51. »

Pour résumer, la nature s'épuise dans une succession de configurations instantanées de matière. Le temps, conçu en termes de durée ou de création, ne joue aucun rôle pertinent ; il n'est qu'une succession d'instants infiniment minces. Cela rappelle l'idée de la spatialisation du temps développée par Bergson, où l'étendue homogène, solidaire de la

50 Long et Sedley, Les philosophes hellénistiques, Pyrrhon et l'épicurisme, GF Flammarion, Paris, 1997,

pp.66-67

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matière, s'oppose à l'hétérogénéité qualitative des faits de conscience52. Cette spatialisation

ou géométrisation permet une description plus exacte des phénomènes naturels, pouvant être mesurés et insérés dans des équations mathématiques exprimant des lois naturelles. « Science was becoming, and has remained, primarily quantitative. Search for measurable elements among your phenomena, and then search for relations between these measures of physical quantités53.» La physique antique, fortement qualitative, fait done place à la

quantification comme mode d'expression privilégié des faits naturels.

Le matérialisme scientifique implique également que les morceaux inertes de matière sont exclusivement mus par des causes mécaniques ou efficientes. Le mouvement se réduit à un déplacement pouvant être décrit mathématiquement, à l'image de boules de billard. Chaque entité est parfaitement définie par sa position spatiotemporelle, suivant des causes antécédentes qui la déterminent de l'extérieur. Le primat de l'étendue homogène rend caduc le recours à la durée, au devenir interne de parties interreliées. Nul besoin de recourir à des relations internes ou organiques, à l'idée qu'une entité soit essentiellement caractérisée par l'ensemble des relations qu'elle entretient avec son milieu. Elle ne peut pas non plus s'autodéterminer, étant exclusivement le fruit du hasard et de la nécessité, pour reprendre la célèbre expression du biologiste Jacques Monod54. «Nothing in nature, in

other words, is to be explained by appealing to inner appetites or purposes. The only kind of motion in nature is locomotion (...) there is no motion in the sense of internal becoming from a state of potentiality to a state of actuality55. »

Ceci caractérise la vision mécaniste de la nature, formant la doctrine orthodoxe de la science physique. Le paradigme de l'organisme ou de la totalité complexe irréductible laisse place à l'image de l'horloge, dont le fonctionnement peut être analysé comme un assemblage de parties inertes. L'explication téléologique est conspuée, étant vue comme un résidu métaphysique n'ayant aucune pertinence causale. « La physique, ou la recherche des

52

53 SMW, p.46

Henri Bergson, Les données immédiates de la conscience, PUF, Paris, 1889, p.71

54 Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Seuil,

Paris, 1970

55 David Ray Griffin, Religion and Scientific Naturalism. Overcoming the Conflicts, State of University Press,

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causes efficientes et matérielles, produit la mécanique : mais la métaphysique, ou la recherche des formes, produit la magie; car la recherche des causes finales est stérile et pareille à une vierge consacrée à Dieu, elle n'enfante rien56. » Cette formule choc de Francis

Bacon résume bien les principales caractéristiques du matérialisme scientifique, qui réduit l'ensemble du monde naturel à des propriétés matérielles et des causes efficientes, sans tenir compte de la dimension mentale des phénomènes, liée à la causalité finale.

1.5. Bifurcation de la nature

A côté de la notion centrale de matière, le matérialisme scientifique amène un dualisme quasi indélogeable entre l'esprit et la matière. Même si ce dualisme n'est pas nécessairement ontologique, à la manière de Descartes pour qui l'âme et le corps sont deux substances distinctes, il demeure tout de même un dualisme des propriétés. La théorie des qualités premières et secondaires, suggérée par Descartes et Locke, affirme qu'il existe deux types de propriété, les premières étant objectives et matérielles. « Chaque partie a toujours solidité, étendue, figure et mobilité (...) C'est ce que j'appelle qualités originales ou primaires des corps; je pense que nous pouvons observer qu'elles produisent en nous des idées simples (solidité, étendue, figure, mouvement ou repos, et nombre)57. »

Celles-ci seraient les qualités essentielles des corps, masse quantitative et localisation simple définissant géométriquement leur constitution réelle. De l'autre côté, les qualités secondes, comme les sons, couleurs et saveurs, seraient des propriétés accidentelles et subjectives, car relatives à nos appareils sensitifs. Elles fourniraient une connaissance moins exacte des choses58, n'étant que la traduction mentale de propriétés objectives. La

lumière perçue ne serait que la transmission d'ondes vibratoires selon Huygens, ou encore un mouvement rectiligne de corpuscules d'une matière subtile selon Newton. Les qualités secondes ne seraient que des projections de l'esprit habillant des morceaux de matière dénués de sensibilité. Les propriétés phénoménales, communément appelées qualia en

56 Francis Bacon, De augmentis scientiarum, 1623, m, 5

57 John Locke, Essai sur l'Entendement humain, II, 27, §22, Vrin, Paris, 2001, p. 535

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philosophie de l'esprit, ne seraient pas présentes dans la nature, mais le simple effet de relations causales mécaniques. Cette théorie, communément partagée par la quasi-majorité des scientifiques et philosophes depuis le XVIIe siècle, coupe la nature en deux sphères

opposées. Whitehead nomme cette conception « bifurcation de la nature ».

What I am essentially protesting against is the bifurcation of nature in two systems of reality, which, in so far they are real, are real in different senses. One reality would be the entities such as electrons which are the study of speculative physics. This would be the reality which is for knowledge ; although on this theory it is never known. For what is known is the other sort of reality, which is the byplay of the mind. Thus there would be two natures, one is the conjecture and the other is the dream59.

D'un côté, il y a le monde objectif de la science étudiant l'organisation spatiotemporelle de la matière ; de l'autre, se trouvent les philosophes et les poètes, rendant compte de l'expérience complexe des esprits individuels. Le premier ordre serait explicatif, alors le second serait purement descriptif. Whitehead s'élève contre cette vision dualiste, qui réduit la nature directement perçue, le vert des arbres et le chant des oiseaux, à un ensemble d'additions psychiques constituant le monde de l'apparence, à travers lequel nous pourrions retrouver le monde réel de la matière par le biais d'hypothèses scientifiques.

Sa critique de la bifurcation de la nature, cherchant à redonner à l'expérience sensible et concrète du monde ses lettres de noblesse, comporte trois volets. Le premier réside dans la philosophie naturelle esquissée dans The Concept of Nature, où Whitehead expose sa conception de la science et tente de décrire autrement la relation entre perception et explication scientifique. Le deuxième volet consiste à préciser le rôle des abstractions afin d'éviter de confondre l'abstrait et le concret, cette erreur prenant le nom de « sophisme du concret mal placé». Enfin, le troisième volet s'attache à protester contre la vision désenchantée de la science moderne, en faisant appel à la révolte des poètes et à notre expérience intuitive du monde.

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1.6. Philosophie de la nature

Pour Whitehead, la philosophie des sciences renvoie à l'étude des relations entre les différentes parties de la connaissance. Même si ces parties ne sont pas encore reliées, elle a pour idéal l'unification de celles-ci dans une seule science60. Il en va de même pour les

sciences naturelles qui, ayant en commun l'étude de la nature, présupposent par le fait même tme philosophie unificatrice de la nature. Avant de se questionner sur la nature de la science, Whitehead voudra clarifier l'objet des sciences de la nature. En bon philosophe, il ne s'attardera pas à décrire la pratique des physiciens ou à résumer l'histoire des concepts utilisés dans les sciences exactes. Il cherchera plutôt à répondre à la question fondamentale : qu'est-ce que la nature?

Nature is that which we observe in perception through the senses. In this sense-perception we are aware of something which is not thought and which is self-contained for thought. This property of being self-contained for thought lies at the base of natural science. It means that nature can be thought of as a closed system whose mutual relations do not require the expression of the fact that they are thought about61.

Avant de passer à l'analyse de ce qui est dévoilé dans la perception sensible, il faut spécifier que la nature est dans un certain sens indépendante de la pensée. Nous pouvons penser à la nature sans penser au fait que nous la pensons. Dans ce cas-ci, la pensée de la nature est homogène. À l'inverse, si nous ne séparons pas la nature et la pensée, alors notre pensée de la nature est hétérogène. La philosophie naturelle est une pensée homogène de la nature. Elle vise à expliquer ce qui est dévoilé dans l'expérience sensible, et non l'expérience sensible elle-même. Autrement dit, elle s'occupe non pas de la perception ou du sujet percevant, mais seulement du perçu.

Or, l'explication matérialiste représente une pensée hétérogène de la nature, car elle ne tente pas de simplement rendre compte de ce qui est perçu. Elle y mêle également une explication de l'effet de la nature sur l'esprit, comme la longueur d'onde responsable de la couleur rouge perçue. Selon la théorie de la bifurcation de la nature, il y aurait une différence entre la nature appréhendée par la conscience et la nature qui est la cause de cette

60 Ibid., pp. 1-2 61 Ibid., p.3

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conscience. À l'inverse, la philosophie naturelle affirme que tout ce qui apparaît à la conscience sensible appartient à la nature, et doit être traité sur un pied d'égalité.

For natural philosophy everything perceived is in nature. We may not pick and choose. For us the red glow of the sunset should be as much part of nature as are the molecules and electric waves by which men of science would explain the phenomenon. It is for natural philosophy to analyse how these various elements of nature are connected .

Pour Whitehead, le rouge n'est pas une addition psychique causée par un phénomène naturel dénué de couleur. La rougeur du coucher de soleil est bien ce qui est perçu, et appartient par le fait même à la nature. Le but de la philosophie de la nature est de classifier les différents éléments dévoilés dans la perception sensible. Elle doit rendre compte des relations entre choses connues, abstraction faite qu'elles soient connues par un sujet percevant. De ce point de vue, il n'y a pas de sens à se demander si les couleurs sont dans l'esprit ou hors de l'esprit. La science cherche à expliquer, non pas la cause naturelle de la connaissance (la manière dont la nature agit sur l'esprit), mais la connaissance cohérente de la nature63. Elle doit rendre compte des relations à l'intérieur de la nature sans

faire intervenir l'esprit.

Mais d'explication en explication, de situation expérimentale en situation expérimentale, l'esprit reste en parenthèses, au sens où la caractérisation de la relation expérimentale n'inclut pas celui pour qui elle constitue tme explication. Prétendre expliquer le « rouge perçu », c'est prétendre que va surgir soudain, comme un lapin sorti du chapeau d'un prestidigitateur, un terme qui désigne non point ce que le scientifique a réussi à percevoir mais ce que suppose l'ensemble de ses réussites64.

Ce qu'il faut, c'est analyser les relations entre la perception du rouge et d'autres entités naturelles, comme les photons. Le rouge perçu n'est pas moins réel que la longueur d'onde, mais seulement plus concret. Le passage de l'expérience du rouge à Vidée du rouge amène une perte de contenu, mais présente l'avantage d'être communicable65. La longueur

d'onde est une entité naturelle décrite par la science, qui est abstraite de l'expérience du rouge, qui est elle-même une partie d'un fait plus général. L'entité naturelle est discernée à

62 Ibid., p.29 6i Ibid, p.4\

64 Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage création de concepts, Seuil, Paris, p.49 65 Ibid, p. 50

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partir de facteurs du fait total qu'est le passage de la nature. Pour Whitehead, le rouge est un facteur situé dans un événement, qui est le terminus de la conscience sensible.

Namely the immediate fact for awareness is the whole occurrence of nature. It is nature as an event present for sense-awareness, and essentially passing. (...) This whole event is discriminated by us into partial events. We are aware of an event which is our bodily life, of an event which is the course of nature within this room, and of a vaguely perceived aggregate of other partial events. This is the discrimination in sense-awareness of fact into parts66.

Pour résumer, le phénomène le plus concret est la nature entière, pouvant être divisée en multiples sous-événements, dans lesquels nous pouvons discerner des facteurs comme le bleu du ciel, le parfum d'une fleur ou le cri d'un animal. Ceux-ci sont des objets situés dans un lieu à travers une certaine période de temps. Le champ directement perçu est un ensemble d'éléments simultanés dévoilés dans une durée, une portion limitée de la nature. C'est une tranche concrète de la nature, ayant une certaine épaisseur temporelle, dans laquelle nous pouvons ensuite isoler certains moments infiniment minces, appelés instants. Mais ces instants sont des constructions logiques, des abstractions tirées de faits plus concrets, les événements. Le temps mesurable de la science dérive du devenir général de la nature ; il n'est qu'une succession ordonnée d'instants sans durée. Mais ce temps « abstrait » ne correspond à rien dans notre expérience sensible, il n'est qu'une limite visant une simplicité idéale dans la compréhension intellectuelle de la nature.

For example, we conceive of the distribution of matter in space at an instant. This is a very useful concept in science especially in applied mathematics; but it is a very complex idea so far as concerns its connexions with the immediate facts of sense-awareness. There is no such thing as nature at an instant posited by sense-awareness. What sense-awareness delivers over for knowledge is nature through a period .

L'idée de localisation simple, postulant une matière s'agitant comme une succession de configurations spatiotemporelles, n'est donc pas le fait ultime de la nature, mais une représentation abstraite. Le but de la philosophie naturelle est de fonder nos concepts scientifiques sur l'expérience de la nature, c'est-à-dire d'asseoir l'abstrait sur le concret. Elle ne doit pas mettre la charrue avant les bœufs, mais partir de l'expérience sensible pour aboutir à l'idée d'une nature sans extension temporelle.

66 Ibid., pp. 14-15 61 Ibid, p.57

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Pour ce faire, Whitehead emploie la méthode de l'abstraction extensive, servant à diviser la continuité des événements ou leur extension, en parties plus petites. Pour les besoins de ce mémoire, il n'est ni possible ni utile d'expliquer cette théorie mathématique complexe, élaborée dans Concept of Nature et Process and Reality. Il suffit d'indiquer qu'elle constitue une forme de méréotopologie, étudiant les relations formelles entre tous et parties à l'aide d'outils topologiques68. La nature est le fait total pouvant être divisé en

événements partiels, eux-mêmes divisibles en parties infiniment petites correspondant à des points mathématiques. Ceux-ci sont des ensembles abstractifs, représentant une voie d'approximation. « What the abstractive set is in fact doing is to guide thought to the consideration of the progressive simplicity of natural relations as we progressively diminish the temporal extension of the duration considered69. »

Cette voie d'approximation est particulièrement utile, car elle permet une plus grande exactitude dans l'expression des phénomènes naturels. Mais cette simplification ne représente pas un fait concret, c'est un idéal de la pensée. Si la science tenait compte de l'ensemble des événements ou s'attardait à décrire les choses telles qu'elles sont perçues, elle ne pourrait rien expliquer. Elle doit isoler des parties afin d'exprimer adéquatement des relations entre des entités naturelles, mais ne doit jamais perdre de vue qu'elle tire ses explications de l'expérience concrète du monde. Whitehead ira même jusqu'à dire que l'exactitude est une imposture70.

Par là il ne faut pas entendre que les relations entre choses sont imprécises et indéterminées, mais bien qu'aucune perspective ne peut prétendre traduire adéquatement toutes les relations dont elle est faite. Parce que chaque point de vue est lié aux autres, et en même temps effectivement limité, il ne peut jamais être complètement adéquat71.

C'est pourquoi la science ne peut prétendre décrire parfaitement le fond de la réalité. Elle peut seulement expliquer certains caractères, non moins importants, des choses perçues. Mais de quoi l'expérience sensible est-elle faite, et quelles sont les parties qui

68 Pour des développements contemporains de la mérétopologie, branche de l'ontologie formelle, voir les

œuvres de Peter Simons, Parts. A Study In Ontology, Clarendon Press, Oxford, 1987, et R. Casati, et A.C Varzi, Parts and places: the structures of spatial representation, MIT Press, 1999

69 Concept of Nature, p.61

70 Alfred North Whitehead, Immortality. Essays in Science and Philosophy, Philosophical Library, New York,

1947, p.74

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