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Les enfants rebelles de la mythologie au prisme de la poésie ovidienne

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Les enfants rebelles de la mythologie au prisme de la

poésie ovidienne

Hélène Vial

To cite this version:

Hélène Vial. Les enfants rebelles de la mythologie au prisme de la poésie ovidienne. Mythes de la rébellion des fils et des filles, 2013. �hal-01810444�

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Les enfants rebelles de la mythologie au prisme de la poésie ovidienne

Hélène Vial

Nous nous proposons ici d’esquisser à travers l’œuvre d’Ovide, abordée dans son déploiement chronologique — de la veine amoureuse des débuts1 aux œuvres écrites au bord de la mer Noire2, en passant par les deux magna opera que sont les Fastes et les

Métamorphoses3 —, un parcours orienté par le motif de la rébellion des fils et des filles. Au fil de cet itinéraire dans un univers dont la substance poétique se nourrit constamment de références aux grands mythes grecs et romains, le lecteur pourrait s’attendre non seulement à croiser tous les plus célèbres enfants rebelles de la mythologie — et, soulignons-le d’emblée, l’œuvre ovidienne répond globalement à cette attente —, mais même à trouver chez ce maître de la variation qu’est Ovide une réécriture détaillée de tous les grands récits de rébellion filiale faits, avant lui, par les poètes grecs et romains ; ce n’est pas le cas. En être surpris serait oublier qu’Ovide n’écrit pas en mythographe et qu’il opère, dans l’immense matériau dont il dispose, des choix significatifs, préférant souvent développer telle figure secondaire plutôt que telle autre plus célèbre qui, elle, se trouve atomisée en une multiplication d’allusions fugaces. Cette sélection des épisodes s’accompagne d’une évolution dans le temps, et il est intéressant — même si, là encore, on ne saurait s’en étonner — de constater que ce ne sont pas les mêmes figures d’enfants rebelles qui inspirent le très jeune auteur des Amours et des

Héroïdes, l’homme mûr qui, parvenu au faîte de sa gloire romaine, compose les Métamorphoses ou le banni inconsolable des Tristes et des Pontiques, et que, quand des

récurrences se dessinent d’une œuvre à l’autre, elles s’accompagnent d’une transformation du personnage ainsi rappelé sur la scène poétique. C’est que ni l’existence d’Ovide, ni l’histoire des objets et des formes de son écriture ne furent linéaires, et que l’une comme l’autre furent marquées par une succession de transformations à laquelle s’ajouta, en l’an 8 de notre ère, la catastrophe de la relegatio, porteuse, malgré son caractère dévastateur et à cause de lui, d’une forme nouvelle d’inspiration. Cet événement et les textes qui le précèdent et le suivent

1 Nous évoquerons les Amours (qu’Ovide commença à écrire vers 25 avant J.-C. et dont la première édition parut

vers 15 avant J.-C.), les Héroïdes (qui furent publiées, pour les lettres 1 à 15, entre 20 et 16 avant J.-C., et, pour les lettres 16 à 21, en 8 après J.-C.), l’Art d’aimer (qui parut entre 1 avant J.-C. et 1 après J.-C.) et les Remèdes à

l’amour (publiés en 2 après J.-C.).

2 Plus précisément les Tristes et les Pontiques (deux recueils de lettres écrites respectivement entre 8 et 12 et

entre 13 et 16 après J.-C.) et le Contre Ibis (écrit entre 10 et 12 après J.-C.).

3 Dont la rédaction fut entreprise parallèlement par Ovide en 3 après J.-C. et fut interrompue en 8 par la

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immédiatement — en particulier Métamorphoses, Tristes et Pontiques — font l’objet, surtout depuis une quinzaine d’années, d’une interprétation nouvelle qui tend à définir Ovide comme s’étant lui-même comporté en fils rebelle par rapport à Auguste, ce Prince paternel qui, pour des raisons mal établies que la critique actuelle trouve au moins autant dans l’œuvre du poète que dans sa vie4, l’envoya finir sa vie aux confins de l’Empire, dans des contrées inhospitalières et indociles à la domination romaine ; c’est aussi à mettre à l’épreuve cette hypothèse que nous nous attacherons en observant les figures ovidiennes d’enfants rebelles, en vertu de la ressemblance troublante qui, bien souvent, les unit au « poète-narrateur »5.

Éclats de rébellion filiale dans les œuvres de jeunesse

Il est d’ailleurs remarquable que la toute première de ces figures, rencontrée au premier livre des Amours, soit celle du narrateur lui-même quand, évoquant une crise de furor qui l’a conduit à frapper sa maîtresse, il ajoute : Tunc ego uel caros potui uiolare parentes /

saeua uel in sanctos uerbera ferre deos6 avant de se comparer, quelques vers plus loin, à Oreste tuant sa mère7. L’image est forte et, même si elle n’a sans doute d’autre valeur que de servir l’amplificatio propre à cet élan de remords très littéraire8, elle dessine fugacement l’image d’un personnage situé à mi-chemin de la réalité et de la mythologie qui serait capable, si la rage s’emparait de lui, de violer la pietas due à ses parents et à ces parents suprêmes que sont les dieux. De cet homme en colère, nous réentendrons une fois la voix dans la très belle élégie III, 9 sur la mort du poète Tibulle, quand il se révoltera, cette fois réellement et non à

4 Pour une réflexion récente sur cette question complexe, cf. A. Luisi, « La culpa silenda di Ovidio : nel

bimillenario dell’esilio », dans Ovídio : exílio e poesia. Leituras ovidianas no bimilenário da « relegatio », actes du colloque international de Lisbonne (21 juin 2007), éd. par A. A. Nascimento et M. C. de Castro-Maia de Sousa Pimentel, Lisboa, Centro de Estudos Clássicos, 2008, p. 19-45.

5 Nous emploierons dorénavant sans guillemets, par commodité, cette expression de G. Tronchet (La

Métamorphose à l’œuvre. Recherches sur la poétique d’Ovide dans les Métamorphoses, Louvain-Paris, Peeters,

« Bibliothèque d’Études Classiques », 1998, p. 36).

6 « Oui ! j’aurais été capable alors de frapper mon père et ma mère que j’aime tant, ou de porter des coups impies

aux augustes dieux », Ovide, Les Amours, I, 7, 5-6 (éd. d’H. Bornecque revue et corrigée par H. Le Bonniec, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 2003 [1ère éd. 1930]).

7 Dans les v. 9-10.

8 Voire métalittéraire : cf. notamment les v. 7-8, qui transportent dans le monde grandiose — et grandiloquent —

de l’épopée, représentée par le personnage d’Ajax furieux, le lecteur de cette élégie amoureuse sur une querelle entre amants (Quid ? non et clipei dominus septemplicis Aiax / Strauit deprensos lata per arua greges ? « Mais quoi ! Ajax au bouclier recouvert de sept peaux n’égorgea-t-il pas des troupeaux surpris au milieu des campagnes ? »). Avec Oreste, dans les vers suivants, c’est en pleine tragédie que, tout aussi ironiquement, nous nous trouvons (« Et, uindex in patre patris, malus ultor, Orestes / Ausus in arcanas poscere tela deas ? « Et Oreste, qui, vengeur criminel, punit sur une mère le meurtre d’un père, n’osa-t-il pas demander des armes contre les divinités invisibles ? »). Ces références, placées en contiguïté, aux deux grands genres explicitement écartés par Ovide dans les Amours (cf. notamment les élégies I, 1, II, 1 et III, 1) nous apparaissent comme deux refus d’ordre générique chargés de soutenir l’image du « je » rejetant, dans les v. 5-6, le rôle de parricide mythologique et de poète épique ou dramatique qui aurait pu (potui) être le sien.

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l’irréel du passé, contre les dieux capables de tuer un tel génie9 ; puis nous ne le reverrons

plus avant les œuvres de la relegatio où il endossera à nouveau — mais avec beaucoup plus de complexité — la persona du fils rebelle et où c’est contre des incarnations symboliques de la paternité (Auguste, les dieux) que le « je » élégiaque tournera ses mouvements de révolte, l’unique réapparition de l’image des parents d’Ovide servant à souligner le dévouement filial du poète et non, comme dans les Amours, à dessiner l’image d’un fils impie et violent.

Si l’on écarte ces deux interventions du poète-narrateur, seules de rapides allusions concernent, dans les Amours, des personnages qui s’opposent à leurs parents : Tarpeia et Alcméon, l’une traître, par cupidité, à sa patrie et en particulier à son père, l’autre meurtrier, par vengeance, de sa mère10 ; les Géants, dont Ovide dit avoir renoncé à chanter la vaine révolte, produit croisé de l’hybris et de la loyauté envers leur mère la Terre, contre ce pater

omnipotens qu’est Jupiter11 ; Scylla qui, par amour pour l’ennemi, trahit son père en lui arrachant le cheveu roux d’où il tirait sa force12. Tous ces personnages ne sont évoqués qu’en passant, soit pour servir d’illustration à un trait caractéristique du monde élégiaque — en l’occurrence, dans l’élégie I, 10, l’avidité des femmes —, soit, dans le cas des Géants, pour justifier le choix de l’écriture élégiaque plutôt qu’épique, soit encore, dans celui de Scylla, pour définir la spécificité d’une poétique puisant son inspiration dans la mythologie.

Il en va tout autrement des enfants des Héroïdes, dont nous entendons directement la voix dans leurs lettres et dont le discours est très souvent celui de la révolte, contre l’être aimé la plupart du temps, mais parfois aussi contre des parents qui ont rendu impossible l’union amoureuse désirée. Plus exactement, il s’agit ici de la rébellion des filles contre leurs pères, ce qui, dans l’œuvre d’Ovide, constitue une configuration extrêmement originale. Nous ne ferons qu’évoquer les héroïnes dont la désobéissance aux ordres paternels, si elle est inscrite dans leur identité mythologique, ne fait pas l’objet d’un développement propre dans les lettres qu’Ovide leur prête, ces femmes qui, telles Phyllis, Ariane, Médée13 ou Hélène14, ont préféré

9 Nous faisons référence aux v. 35-40 et 43-44. 10 I, 10, 49-52.

11 II, 1, 11-22.

12 III, 12, 21-22. Notons qu’ici comme en plusieurs autres passages de son œuvre, Ovide confond cette Scylla

avec son homonyme, transformée en monstre marin puis en rocher par l’effet de la jalousie de Circé.

13 Cf. notamment I, 82, X, 69-72 et XII, 111-116. On remarque également la double opposition entre Médée, qui

a trahi son père, et Hypsipyle (abandonnée par Jason pour Médée), qui a sauvé le sien (VI, 135 et 159-160), et entre cette dernière et les femmes de Lemnos, qui ont tué tous les hommes (v. 53). Il est, par ailleurs, intéressant de constater que, dans les cas de Phyllis, d’Ariane, de Médée et d’Hélène, l’héroïne, délaissée par celui qu’elle aime, exprime a posteriori le regret d’avoir désobéi à l’ordre paternel (cf. notamment X, 101-104). Médée a même, au moment de décider de tuer ses enfants, cette phrase terrible qui offre à la trahison du père par sa fille une réparation tragiquement ironique : Laese pater, gaude, « Père outragé, réjouis-toi » (Héroïdes, XII, 159, éd. d’H. Bornecque [traduction de M. Prévost] revue, corrigée et augmentée par D. Porte, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 2002 [1ère éd. 1928]).

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un étranger aux prétendants choisis par leur père, bravant ainsi indirectement son autorité, ou qui, comme Phèdre, évoquent leurs ancêtres tout à la fois pour en rejeter et en reconnaître l’héritage maudit15 ; les personnages de Canacé et d’Hypermestre nous semblent beaucoup plus intéressants dans la perspective qui est la nôtre, non seulement parce qu’ils incarnent une rébellion frontale, et non indirecte, des filles contre leurs pères, mais parce que cette rébellion fait l’objet d’un vaste développement poétique.

L’Héroïde XI est la lettre écrite par Canacé à son frère trop aimé, Macarée, avant de mourir sur l’ordre de leur père, le dieu Éole, qui, après avoir fait exposer l’enfant né de l’union du frère et de la sœur, a envoyé à sa fille une épée pour qu’elle se tue16. L’ordre naturel des choses, enrayé par l’union incestueuse, est donc ici complètement bouleversé, puisque c’est un père qui donne à sa fille l’instrument de sa mort ; Canacé souligne d’ailleurs, en un jeu de mots plein d’une ironie désespérée, le caractère aberrant de ce « présent de mort » (funebria munera) offert à une femme qui, en tant que telle, devrait avoir dans les mains une toile (tela) et non une arme (tela, pluriel de telum)17. Certes, c’est la réalisation de l’amour interdit qui, la première, a brisé le cours ordinaire de la lignée ; mais aux yeux de Canacé, qui se présente d’emblée comme la maîtresse de Macarée et non comme sa sœur18, le seul acte contre nature est celui du père qui a fait mettre à mort l’enfant et rompu l’union des amants. La lettre est un long cri de révolte contre ce père qui apparaît sinon comme son véritable destinataire, du moins comme son principal sujet. La très brève ekphrasis qui ouvre le texte nous montre Canacé tenant d’une main le calamus, de l’autre le ferrum, autrement dit prise entre son frère et son père, comme le suggère d’ailleurs la contiguïté, au v. 7, des mots

Aeolidos et fratri, qui montre visuellement à l’œuvre le conflit fatal et en indique d’avance

l’issue19. C’est pour « contenter la barbarie de <s>on père » (duro […] placere patri20) que Canacé va mourir, se comportant ainsi en digne « fille d’Éole » ; mais elle va mourir le calame à la main, après une dernière lettre à son frère, ce qui n’atténue pas le regret de ne pas

14 Le cas d’Hélène, dans l’Héroïde XVII, est un peu différent des trois autres, puisque sa trahison, à laquelle fait

écho celle de Pâris et qu’elle analyse, comme lui, en toute conscience (notons toutefois qu’il est beaucoup plus naïf qu’elle : cf. XVI, 333-338 et 341-378), n’est pas encore accomplie au moment où elle écrit sa lettre (cf. notamment XVII, 229-230).

15 IV, 157-162. 16 Cf. les v. 97-98.

17 Nous citons ici les v. 21-22 : Num minus infestum, funebria munera, ferrum / Feminea teneo, non mea tela,

manu ? « Ce fer ennemi, présent de mort, en est-il moins [parce que je descends de Jupiter] tenu par ma main de

femme, au lieu de la laine ? »

18 Le terme domina figure au v. 2 ; fratri n’intervient qu’au v. 7.

19 Citons les v. 5-8 : Dextra tenet calamum, strictum tenet altera ferrum, / Et iacet in gremio charta soluta meo. /

Haec est Aeolidos fratri scribentis imago ; / Sic uideor duro posse placere patri. « Ma droite tient la plume ;

l’autre tient un fer nu, et, sur mes genoux, s’étend une feuille déroulée. Telle est l’image de la fille d’Éole écrivant à son frère ; ainsi me semble-t-il possible de contenter la barbarie de mon père. »

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pouvoir mourir sous les yeux d’Éole21 mais rend au moins la mort possible22, une fois

exprimés, en un étroit entrelacement, la tendresse pour l’amant et l’enfant perdus et la révolte devant l’attitude paternelle. La lettre, si elle retrace la naissance de l’amour incestueux, puis la grossesse et l’accouchement, et enfin la mise à mort de l’enfant, constitue surtout une mise en accusation du père, dont la nature cruelle, mise en rapport par Canacé avec celle des vents qu’il gouverne23, l’a conduit à sacrifier sans hésitation son petit-fils et sa fille, commettant ainsi un « carnage » (caedes)24 accompagné de « paroles indignes » (indignos […] sonos)25 qu’il ne daigne même pas prononcer lui-même devant sa fille26. C’est la colère qui, devant cette absolue cruauté, domine dans la plus grande partie de la lettre : colère ironique quand Canacé assimile l’épée à un abominable cadeau de noces27 ; colère entamée par l’abattement quand elle pense à l’enfant qui lui a été arraché28. Mais l’image de celui-ci se fait, au fil du texte, de plus en plus présente et, suspendue entre monde des vivants et monde des morts, semble dépouiller Canacé de la pulsion de vie qui, jusqu’alors, la caractérisait : le désespoir envahit les derniers vers29, et avec lui le désir de mourir pour retrouver l’enfant perdu30. C’est une très belle idée que d’avoir imaginé, entre la faute de Canacé et sa punition, ce violent et dérisoire accès de rébellion contre Éole, et d’en avoir confié l’expression à une fiction d’écriture épistolaire qui fait d’un tiers, Macarée — à la fois impliqué dans l’histoire et, curieusement, exclu de cette même histoire —, le dépositaire de la première et dernière révolte d’une fille contre son père ; cette révolte n’est d’ailleurs peut-être pas si vaine, en vertu de ces deux prolongements de la lettre, que le lecteur est incité à supposer et qui apparaissent comme une ironique revanche posthume de Canacé contre son père : la réunion, grâce à la lettre, des corps de la mère et de l’enfant31 et la préservation du véritable secret,

21 Cf. les v. 9-10 : Ipse necis cuperem nostrae spectator adesset / Auctorisque oculis exigeretur opus. « Je

souhaiterais qu’il fût lui-même spectateur de mon trépas et que l’acte fût consommé sous les yeux de celui qui l’exige. »

22 C’est, selon nous, le sens de l’adverbe sic au v. 8 (cf. supra, n. 19).

23 C’est le sens des v. 11-18, qui montrent Éole partageant avec les vents un ingenium féroce, mais les surpassant

en sauvagerie, en colère et en vices.

24 Le terme est employé au v. 103. 25 L’expression est employée au v. 96.

26 Ces paroles sont les suivantes, dites par un esclave (v. 97-98) : « Aeolus hunc ensem mittit tibi […] / Et iubet

ex merito scire quid iste uelit. » « Éole t’envoie ce glaive […], et invite à comprendre ce qu’il signifie, étant

donné ta faute. »

27 Cf. les v. 100-102 : Pectoribus condam dona paterna meis. / His mea muneribus, genitor, conubia donas ? /

Hac tua dote, pater, filia diues erit ! « Dans mon sein j’enfoncerai le don paternel. Voilà donc, toi qui

m’enfantas, ton présent de noces ! Voilà, père, la dot qui va enrichir ta fille ! »

28 Cf. en particulier les v. 85-92 et 109-111. 29 Cf. les v. 113-120.

30 Cf. les v. 121-122.

31 Dans les v. 123-126, Canacé demande à Macarée de déposer le corps de son fils dans la même urne que le

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celui l’amour incestueux de Canacé et de Macarée, dont rien ne dit qu’il est parvenu à la connaissance d’Éole32. Ainsi se trouve symboliquement reconstitué, et à jamais protégé de la

cruauté paternelle, le groupe jamais advenu des amants et leur enfant ; ainsi l’apparente inutilité de la rébellion filiale se double-t-elle d’une réparation métaphorique.

Si Canacé exécute l’ordre paternel tout en exprimant sa révolte vis-à-vis de cet ordre et en le contournant par le double secret qu’elle partage avec son frère, Hypermestre, elle, refuse purement et simplement d’accomplir le crime ordonné par son père Danaüs33, s’opposant ainsi non seulement à lui, mais aux quarante-neuf autres Danaïdes, qui, elles, lui obéissent ; c’est donc une variation particulièrement intéressante sur la figure de l’enfant rebelle que nous offre l’Héroïde XIV, d’autant plus qu’elle comporte un aspect religieux et moral : si, dans l’histoire de Canacé, ce sont deux formes de souillure qui s’opposent, celle de l’inceste (masquée aux yeux du père par celle de la conception d’un enfant hors mariage) et celle de l’infanticide, ce sont, dans celle d’Hypermestre, deux formes de pietas : celle que l’on doit à son père et celle que l’on doit à son époux. En épargnant Lyncée34, Hypermestre commet donc tout à la fois un acte d’impiété et de piété ; mais c’est la seconde qu’elle met en avant dans la lettre qu’elle lui écrit35, lettre qui, plus encore que celle de Canacé36, résonne comme un cri de colère. Cette colère est d’ailleurs un héritage familial, comme le montre la surprenante parenthèse qu’Hypermestre ouvre dans son récit37 pour raconter l’histoire de la nymphe Io, sa trisaïeule, transformée en génisse par Junon pour avoir involontairement séduit Jupiter, puis poursuivie par elle jusqu’en Égypte et libérée de son apparence animale avant d’être divinisée. La colère de Junon contre Io s’est, par contagion, transmise à toute la lignée, et c’est elle qui, inlassablement, revit dans la haine fratricide de Danaüs et d’Aegyptus et renaîtra dans la fureur des dieux contre les Danaïdes criminelles ; c’est elle aussi qui se manifeste dans le ressentiment qu’éprouvent l’un contre l’autre le père contrarié dans son dessein et la fille révoltée de n’avoir pu garder les mains pures qu’au prix de la perte de ses

32 Nous laissons ici de côté, parce qu’Ovide n’en fait pas état dans cette lettre, qu’il présente comme écrite par

Canacé juste avant de se donner la mort, un autre prolongement de l’histoire, que le lecteur antique des Héroïdes pouvait connaître : l’union de Canacé avec le dieu Poséidon.

33 Celui-ci a demandé à ses filles de tuer leurs époux, les cinquante fils de son frère Aegyptus (cf. le résumé fait

par Hypermestre, Héroïdes, XIV, 111-112).

34 Soulignons tout de même qu’Hypermestre a d’abord l’intention d’obéir à l’ordre de son père (v. 43-44). Mais

elle en est empêchée (v. 49) par la crainte (timor) et le respect (pietas), et sa casta […] dextra (sa « main loyale », v. 50) ne peut pas accomplir le crime ; après avoir longuement hésité (v. 53-66), elle laisse la vie sauve à Lyncée.

35 Cf. les v. 4-16, où elle dit sa fierté d’être innocente et l’injustice de sa punition, la parenthèse ironique du v. 84

(Haec meruit pietas praemia ! « Est-ce le prix qu’a mérité ma vertu ? ») et les v. 119-120 et 129-130.

36 Les échos thématiques et verbaux entre les deux lettres sont, par ailleurs, nombreux : évocation de la cruauté

du père (cf. notamment le v. 53), révolte devant des mains féminines qui tiennent une arme au lieu de tenir une toile (v. 65-66), mise en échec de la rébellion par la manifestation physique de l’autorité paternelle, etc.

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sœurs, de ses cousins et de sa liberté. Hypermestre finit par écarter brusquement38 l’image de

la jeune génisse à l’âme humaine, épouvantée par sa nouvelle apparence et se fuyant elle-même en une course éperdue à travers le monde39 ; cette image nous montre pourtant que l’histoire qui nous est ici racontée est celle de personnages qui, comme Io, mais aussi comme tous les personnages de la mythologie grecque sont, si rebelles soient-ils, les jouets impuissants et terrifiés de forces qui les dépassent. C’est précisément, à nos yeux, contre cette implacable et aveugle loi mythologique qu’Hypermestre se révolte, ce qui la conduit à rejeter en totalité l’histoire familiale qui est la sienne ; au centre de cette histoire, donc de cette révolte, se trouve la figure paternelle, qui incarne à elle seule l’absurdité et l’injustice du sort40 ; et à l’extrémité de cette révolte, comme de celle de Canacé, se trouve le désir de mourir, qui conduit Hypermestre à imaginer, avant de céder à l’épuisement et à la peur et de clore sa lettre, sa propre épitaphe, résumé tristement ironique de son destin : Exul

Hypermestra, pretium pietatis iniquum, / Quam mortem fratri depulit, ipsa tulit.41 Si Canacé conservait, au moment de mourir, l’espoir de retrouver son enfant dans la mort et la certitude d’un amour réciproque et resté secret, Hypermestre est soutenue, dans l’étrange statut d’exilée qui, à ses yeux, est le sien, par la conscience d’une pietas certes mal récompensée, mais légitime et noble ; elle est, à ce titre, plus proche que Canacé d’un poète qui, dans les œuvres de la relegatio, se présentera comme un homme pieux, capable d’audaces répréhensibles, voire de fautes condamnables, mais injustement écarté du monde par un « père » tout-puissant.

L’Art d’aimer et les Remèdes à l’amour, respectivement consacrés aux moyens d’entretenir et de faire cesser le sentiment amoureux, ne mettent en scène que très peu de figures d’enfants rebelles : tout juste y rencontre-t-on pour la première fois Myrrha42, qui sera l’un des plus forts personnages des Métamorphoses, mais dont la relation incestueuse avec son père constitue moins une rébellion qu’un attentat, dicté par le destin, contre l’ordre des

38 Vltima quid referam, quorum mihi cana senectus / Auctor ? « Pourquoi remonter aux choses du passé, que

m’attestèrent des vieillards chenus ? » (109-110).

39 Cf. notamment les v. 92-94, 97-98 et surtout 101-106.

40 Cf. par exemple ces mots : Saeuus, Hypermestra, pater est tibi ; iussa parentis / Effice, « Hypermestre, tu as

un père cruel ; accomplis les ordres de ce père » (53-54).

41 « Hypermestre exilée, pour indigne récompense de sa vertu, reçut elle-même la mort dont elle préserva son

frère. » (129-130).

42 Art d’aimer, I, 285-288 (cf. notamment le v. 285 : Myrrha patrem, sed non qua filia debet, amauit, « Myrrha

aima son père, mais d’une affection qui n’était pas filiale » ; éd. d’H. Bornecque revue et corrigée par P. Heuzé, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 2002 [1ère éd. 1924]). Cf. également Remèdes

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choses humaines, et y croise-t-on fugacement Scylla, la fille de Nisus43, et, plus longuement,

Icare44, qui est toutefois moins rebelle à l’autorité de son père Dédale qu’incapable, dans la

folle témérité de sa jeunesse, de suivre ses conseils. Ce qui, dans l’Art d’aimer, est plus remarquable est la première apparition d’un motif qui figurera à plusieurs reprises dans l’œuvre d’Ovide, en particulier dans les poèmes de la relegatio : l’exaltation de la piété filiale, accompagnée d’une attitude de soumission respectueuse à une représentation paternelle du pouvoir politique. Un long passage, au livre I45, est consacré au triomphe à venir de Caius César, petit-fils d’Auguste, cérémonie qui, parce qu’elle rassemblera tout le peuple romain et qu’elle « dilatera les cœurs »46, sera particulièrement propice à la séduction amoureuse. Le jeune triomphateur est non seulement comparé à Hercule et à Bacchus, tous deux dignes, dès l’enfance, de leur père Jupiter47, et présenté comme porté « par les auspices et l’âme de son père »48, mais défini, dans les v. 196-19849, comme celui qui doit défendre les droits de son grand-père biologique et père adoptif, Auguste, également « père de la patrie », par opposition à l’ennemi, le roi des Parthes, coupable du crime absolu d’avoir tué son père pour s’emparer du pouvoir. Dans ce passage où le vocabulaire de la filiation est omniprésent, la pietas envers la figure paternelle apparaît comme la valeur suprême, d’autant plus respectable que le « père » dont il est question est un Prince juste et promis à la divinisation50.

Les Fastes et les Métamorphoses, ou le règne de l’ambivalence

C’est donc le portrait d’un Ovide bien peu rebelle qui se dégage des œuvres de jeunesse, même si le caractère licencieux de l’Art d’aimer sera invoqué par Auguste pour expliquer la relegatio et si, ici ou là, se décèle chez le poète-narrateur un intérêt marqué, voire une tendresse particulière pour telle ou telle héroïne — Canacé, Hypermestre, Myrrha —

43 Art d’aimer, I, 331-332, et Remèdes à l’amour, 67-68, où Ovide s’amuse à imaginer Scylla évitant, grâce à la

lecture de son livre, de trahir son père : Impia si nostros legisset Scylla libellos, / Haesisset capiti purpura, Nise,

tuo. « Scylla, fille dénaturée, eût-elle lu notre petit livre, le cheveu de pourpre, Nisus, fût resté sur ta tête. » (Les Remèdes à l’amour. Les Produits de beauté pour le visage de la femme, éd. d’H. Bornecque, Paris, Les Belles

Lettres, « Collection des Universités de France », 2003 [1ère éd. 1930]). 44 Art d’aimer, II, 21-96.

45 Ce sont les v. 177-228.

46 C’est le sens de l’expression diffundet […] animos au v. 218. 47 Ce sont les v. 187-190.

48 Auspiciis animisque patris (v. 191 ; l’expression est reprise en chiasme au v. 192).

49 Cumque pater tibi sit, iura tuere patris. / Induit arma tibi genitor patriaeque tuusque, / Hostis ab inuito regna

parente rapit. « Tu as un père ; défends les droits de ton père. Celui qui t’a donné des armes, c’est le père de la

patrie, qui est aussi le tien ; l’ennemi, lui, arrache le pouvoir à la résistance d’un père. »

50 Cf. les v. 200 et 204. On comparera le v. 196 (cf. note précédente) à l’affirmation ironique d’Hypermestre

dans les v. 53-54 de l’Héroïde XIV (cf. n. 37), très proche dans l’expression, mais qui définit une piété filiale s’exerçant malgré la cruauté et l’injustice paternelles.

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conduite par son destin à braver l’ordre établi des relations entre les pères et les filles. Les préambules des deux premiers livres des Fastes51, adressés à Germanicus, fils adoptif de

Tibère et, à ce titre, petit-fils d’Auguste, ont une tonalité comparable à celle des v. 177-228 du livre I de l’Art d’aimer que nous venons d’évoquer, bien que l’entreprise littéraire servie par le mètre élégiaque ne soit plus ici de nature amoureuse, mais religieuse52 ; Ovide s’y place respectueusement sous la protection de cet homme, poète autant que chef de guerre, à qui il promet de donner de nombreuses occasions de lire les noms de son père et de son grand-père53. Le recueil est donc présenté comme voué à soutenir la piété filiale de son dédicataire ; et de fait, cette vertu s’y trouve plusieurs fois exaltée, que ce soit directement, en la personne d’Auguste, présenté tout à la fois comme une figure paternelle mise en parallèle avec celle de Jupiter54 et comme un fils exemplaire, instigateur de la divinisation de son père Jules César, ou à travers l’évocation, au livre II55, des Caristia, fête des parents chéris dont sont par définition exclus tous les contempteurs des liens familiaux et, parmi eux, « le fils qui trouve trop longue la vie de son père ou qui compte les années de sa mère »56 ; ou indirectement, par l’exemple d’enfants (Tarpeia, Alcméon, Tullia57) coupables contre leur père ou leur mère de trahison, d’assassinat ou de sacrilège — les trois dans le cas de Tullia, archétype romain de la fille dénaturée capable de détruire par ambition pure le lien qui l’unit à son père. Seule apparaît comme compréhensible, voire admirable, la rébellion contre une instance de type paternel représentant un ordre injuste : ainsi Romulus et Rémus s’attaquent-ils légitimement à leur grand-père Amulius, qui a usurpé le pouvoir et tenté d’anéantir la descendance de son frère58. Qu’en est-il, dans cette perspective, de la rébellion filiale la plus célèbre de la

mythologie, celle de Jupiter contre Saturne, à laquelle Ovide fait plusieurs fois référence dans

51 I, 1-26 et II, 1-18.

52 Cf. la déclaration d’Ovide en ce sens, II, 3-8. 53 I, 10.

54 Fastes, II, 127-132 (éd. de R. Schilling, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France »,

2003 [1ère éd. 1993]) : Sancte pater patriae, tibi plebs, tibi curia nomen / Hoc dedit ; hoc dedimus nos tibi

nomen, eques. / Res tamen ante dedit : sero quoque uera tulisti / Nomina, iam pridem tu pater orbis eras. / Hoc tu per terras, quod in aethere Iuppiter alto, / Nomen habes : hominum tu pater, ille deum. « Vénérable père de la

patrie, ce nom tu l’as reçu du peuple, du sénat ; tu as reçu ce nom de nous aussi, les chevaliers. Mais tu l’avais reçu bien avant, de l’histoire : ce n’est que tard que tu as porté tes titres véritables ; depuis longtemps tu étais le père de l’univers. Ce nom que Jupiter porte au sommet du ciel, tu le portes sur terre : tu es le père des hommes, lui, le père des dieux. » Cf. également III, 705-710, où Auguste apparaît en vengeur de l’assassinat de César.

55 Ce sont les v. 617-638.

56 Cui pater est uiuax, qui matris digerit annos (II, 624). Cf. aussi, au livre V (v. 57-78), le discours d’Uranie sur

le respect autrefois accordé par les jeunes gens aux vieillards, respect dont témoigne entre autres le nom de « Pères » (Patres) attribué par Romulus aux selecta […] pectora (« esprits d’élite ») à qui il confie le gouvernement de Rome (v. 71-72).

57 Respectivement I, 261-262, II, 43-44 (Alcméon est cependant lavé de son crime par le fleuve Achéloüs, ce que

le narrateur déplore dans les v. 45-46) et VI, 587-616.

58 La vengeance des deux frères et sa conséquence, la restitution du pouvoir à son détenteur légitime, Numitor,

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les Fastes ? Ici s’ouvre un champ poétique et symbolique marqué par l’ambivalence : si, dans les Fastes comme dans l’ensemble de l’œuvre ovidienne, Jupiter est le roi des dieux par excellence, digne de vénération et détenteur d’un pouvoir légitime dont l’autorité d’Auguste est l’équivalent terrestre, Saturne est présenté comme « le meilleur des rois »59, dont l’arrivée dans le Latium après sa destitution60 représente l’avènement de l’âge d’or61, et la rébellion de Jupiter contre son père apparaît comme un attentat qui, mettant fin à l’harmonie céleste, ouvre un cycle de violence marqué en particulier par la rébellion des Géants contre le nouveau souverain du ciel62, même si ce dernier sait rétablir l’ordre grâce à l’appui de la déesse

Maiestas, qu’il a su protéger lors de la Gigantomachie63.

L’ambiguïté fondamentale du Jupiter des Fastes, dont la rébellion tout à la fois illégitime et inévitable64 contre le monde ancien représenté par son père apporte ordre et désordre, éclate dans les Métamorphoses. Dès l’évocation de la succession des âges, au livre I, la révolte de Jupiter contre Saturne, qui brise l’harmonie de l’âge d’or65, apparaît comme l’élément déclencheur de l’irrémédiable dégradation qui conduira à la ferrea aetas, présentée comme celle où, l’ordre familial étant bouleversé66, « le fils s’informe, avant l’heure, de l’âge de son père »67. Suit d’ailleurs immédiatement le récit de la Gigantomachie et de sa conséquence, la naissance d’une nouvelle humanité pleine de violence créée par la Terre avec le sang de ses enfants68 sous les yeux d’un Jupiter qu’Ovide appelle, très significativement,

pater […] Saturnius, littéralement « le père saturnien »69. C’est ce dieu ambivalent, à la fois

59 Optime regum, IV, 197 (c’est l’oracle qui s’adresse ainsi à lui au moment de lui annoncer qu’il sera détrôné

par son fils).

60 Cf. I, 235-240, où Ovide relie le mot Latium au verbe latere, « se cacher », Saturne s’étant réfugié dans la

région après avoir été chassé du ciel par Jupiter.

61 Cf. I, 193-194, où Ovide reprend la conception romaine selon laquelle le règne de Saturne a coïncidé avec

l’âge d’or (cf. Virgile, Bucoliques, IV, 6). Cf. également IV, 33-34, où la chute de Saturne, appelé senior […]

deus (« le dieu le plus ancien », v. 34), signe la fin de l’âge d’or, même si celui-ci avait été établi non grâce à

Saturne, qui à l’origine n’avait pas plus d’autorité que d’autres divinités (V, 19-20 : Saepe aliquis solio quod tu,

Saturne, tenebas / Ausus de media plebe sedere deus, « souvent un dieu de rang plébéien osait s’asseoir sur le

trône que toi, Saturne, tu occupais »), mais à la naissance de Maiestas, fille d’Honor et de Reuerentia.

62 V, 35-42.

63 V, 43-46 : His bene Maiestas armis defensa deorum / Restat et ex illo tempore firma manet. / Adsidet inde

Ioui, Iouis est fidissima custos / Et praestat sine ui timenda Ioui. « Efficacement protégée par les armes divines,

Majesté reste en place et depuis ce temps demeure inébranlable. Ainsi elle assiste Jupiter, est la plus fidèle gardienne de Jupiter et préserve sans recours à la force son sceptre inébranlable. »

64 Cf. l’oracle dans Fastes, IV, 197-198 ; cf. aussi l’emploi du mot fata, « les destins », dans V, 33-34 : Hic

status in caelo multos permansit in annos, / Dum senior fatis excidit arce deus. « Cette situation persista au ciel

pendant de nombreuses années, jusqu’au moment fatidique où le dieu le plus ancien fut expulsé de la citadelle céleste. »

65 I, 89-112. 66 I, 145-148.

67 Filius ante diem patrios inquirit in annos (I, 148 ; Métamorphoses, éd. de G. Lafaye revue et corrigée par J.

Fabre, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 2007 [1ère éd. 1925]). 68 I, 151-162.

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fils et père, mais fils plein de haine et bien souvent mauvais père, qui constitue la figure divine dominante des Métamorphoses. Un seul de ses enfants se rebellera contre lui : Hercule, qui, dans les tortures physiques infligées par la tunique empoisonnée que lui a offerte son épouse Déjanire, terminera son long cri de colère contre l’injustice de son sort70 par ces mots, forme suprême de rébellion de la part d’un héros qui, toute sa vie, a été le jouet et le serviteur de la volonté divine : et sunt qui credere possint / Esse deos ?71 Hercule sera très vite récompensé de ses souffrances — et, par là même, sa révolte étouffée — par l’apothéose que lui accordera Jupiter72 ; mais c’est sans doute à l’instant où il aura douté de l’existence des dieux, donc de son propre père, que le personnage aura atteint la plus grande densité mythologique et poétique. De fait, Ovide manifeste dans les Métamorphoses un intérêt particulier, parfois accompagné d’une empathie clairement perceptible, pour les personnages d’enfants qui agissent en contradiction avec un ordre des choses établi par une figure paternelle ou maternelle ou, plus largement, relevant de la filiation : c’est Phaéthon73 qui, précisément parce qu’il est en quête de la reconnaissance paternelle, se rebelle — repugnat, écrit Ovide74 — contre les avertissements du Soleil, signant ainsi sa propre mort et, avec elle, l’impossibilité définitive de la légitimation tant souhaitée ; c’est aussi, très proche de Phaéthon par la forme de sa désobéissance mais doté d’une histoire familiale différente, Icare75, que l’ivresse fatale du vol conduit à négliger les conseils de juste mesure de Dédale ; ce sont Pyrame et Thisbé76, dont l’amour est en soi, avec sa persévérance et son ingéniosité et jusqu’en son issue fatale prolongée par un unique tombeau77, une résistance farouche et,

d’une certaine manière, victorieuse au double interdit édicté par les pères ; c’est Médée qui, par amour pour Jason, trahit un père dont elle invoque la cruauté pour se donner le courage de renoncer à la pietas qu’elle lui doit78 ; c’est Scylla79, dont la personnalité mythologique se trouve ici approfondie, et qui, hésitant d’abord à voler le cheveu d’où Nisus tire son pouvoir80,

70 IX, 176-204.

71 « Et il y a des hommes qui croient à l’existence des dieux ? » (IX, 203-204). 72 IX, 239-272.

73 II, 747-779.

74 II, 103 (G. Lafaye traduit l’expression dictis […] repugnat par « rebelle à ce discours »). 75 VIII, 183-235.

76 IV, 55-166. 77 IV, 166.

78 Cf. son monologue, VII, 11-71, et en particulier les v. 38, 53, 55 et 72. On remarque que se superposent en

fait, dans l’épisode de Médée, trois figures paternelles, et avec elles trois figures filiales, l’ensemble formant une configuration symbolique très intéressante : Éétès, son père, qu’elle trahit ; Éson, le père de Jason, qu’elle rajeunit (VII, 159-296) ; et Pélias, tué par ses propres filles à qui la magicienne a fait croire qu’elles pourraient ainsi lui rendre la jeunesse et qui deviennent donc paradoxalement parricides par piété filiale (VII, 297-349).

79 VIII, 6-151. 80 VIII, 54-56.

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dit regretter d’avoir un père81 — ce qui est à la fois marque de fidélité supérieure et trahison

suprême — puis, une fois son forfait accompli, se rend compte82 qu’elle a perdu à la fois

l’homme aimé, horrifié par le crime commis pour lui, et ce père qui, désormais transformé en oiseau, se précipite sur elle pour la déchirer de son bec83 ; c’est Méléagre qui, révolté par l’attitude insultante de ses oncles, les tue, conduisant ainsi sa propre mère à le tuer à son tour84 ; c’est enfin Myrrha85, dont l’histoire, nous dit Ovide, ne doit être entendue ni des filles ni des pères86 et qui se rebelle non contre son père, mais, parce qu’elle est follement amoureuse de lui, contre l’interdit qu’il représente87.

Si l’on excepte Tarpeia, dont le crime et le châtiment, qualifié de « juste » par Ovide, ne sont que fugacement évoqués88, il semble donc que les enfants rebelles de la mythologie fassent l’objet dans les Métamorphoses d’un intérêt particulièrement vif, voire d’une certaine inclination, que l’on peut voir s’exprimer dans la longueur souvent exceptionnelle et la subtilité psychologique des passages concernés, mais aussi dans certains traits d’écriture, tel l’emploi récurrent de la deuxième personne du singulier89. La révolte des enfants contre leurs parents n’est pas pour autant glorifiée en tant que telle par Ovide ; en témoigne la multiplication, vers la fin du poème, de figures mythologiques caractérisées par leur piété filiale : les Memnonides, ces oiseaux nés du bûcher funèbre de Memnon et qui, rituellement, s’entretuent pour honorer la mémoire de leur « père »90 ; Énée, le bon fils par excellence, qui porte sur ses épaules Anchise comme un fardeau aussi révéré que les objets sacrés de Troie91 ; les Couronnes, ces deux jeunes gens nés des cendres des filles d’Orion pour porter leur deuil92 ; et surtout le phénix, emblème de la pietas, qui, une fois devenu adulte, « emporte

81 VIII, 72 : Di facerent sine patre forem ! « Plût aux dieux que je n’eusse plus de père ! » 82 VIII, 113-118.

83 VIII, 145-147. 84 VIII, 420-525. 85 X, 298-502.

86 X, 300-303 : Dira canam ; procul hinc natae, procul este parentes ; / Aut, mea si uestras mulcebunt carmina

mentes, / Desit in hac mihi parte fides, nec credite factum ; / Vel, si credetis, facti quoque credite poenam. « Je

vais chanter une affreuse histoire ; retirez-vous, jeunes filles ; pères de famille, retirez-vous ; ou bien, si mes chants ont des séductions pour vos cœurs, n’ajoutez point foi à ce récit ; ne croyez pas au forfait, ou, si vous y croyez, croyez aussi au châtiment. »

87 Cf. en particulier les v. 322-335, où Myrrha exprime sa révolte devant le tabou de l’inceste, imposé par un

ordre social injuste auquel elle oppose la loi naturelle.

88 XIV, 776-777 : arcisque uia Tarpeia reclusa / Dignam animam poena congestis exuit armis. « Tarpeia, qui

avait ouvert aux ennemis le chemin de la citadelle, perd la vie par un juste châtiment, sous leurs armes entassées. »

89 Cf. par exemple X, 311-318 (dans l’épisode de Myrrha). 90 XIII, 600-619.

91 XIII, 624-625 : sacra et, sacra altera, patrem / Fert umeris, uenerabile onus, Cythereius heros, « le héros à

qui Cythérée a donné le jour emporte sur ses épaules les images sacrées et ce qu’il a ensuite de plus sacré, son père, vénérable fardeau ».

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pieusement son berceau, qui est aussi le tombeau de son père »93 et le dépose devant le temple

du Soleil à Héliopolis. Or, cette dernière image, parce qu’elle constitue entre autres une allusion à une vertu remise en honneur par Auguste (vertu incarnée, en mythologie, par Énée portant Anchise et, historiquement, par Auguste lui-même dans son attitude à l’égard de la mémoire de son père adoptif Jules César), est à nos yeux hautement ambiguë94. Intervenant à la fin d’un poème parsemé de « dissidences »95 et au sein d’un discours — celui du philosophe Pythagore96 — où se multiplient les effets de décalage et de distanciation par rapport au Prince, au régime qu’il a instauré et à l’utilisation des mythes sur laquelle il s’appuie, l’évocation ovidienne du phénix, avec son admirable dévouement à la dépouille paternelle, renvoie avec ironie à l’idéologie dynastique mise en place par le pouvoir et diffusée par les œuvres d’art, de l’épopée virgilienne aux bas-reliefs de l’Ara Pacis. Soutenue par une telle interprétation, la lecture du couple père-fils formé par César et Auguste se trouve réorientée ; elle l’est d’autant plus qu’à l’extrême fin du poème, Ovide met ce couple en parallèle avec d’autres, issus de la mythologie : Atrée et Agamemnon, Égée et Thésée, Pélée et Achille et surtout Saturne et Jupiter97. Il s’agit en apparence de montrer que, comme Agamemnon, Thésée, Achille et Jupiter dépassent leurs pères respectifs, Auguste surpasse César, bien que, « rebelle en ce seul point »98, il s’en défende ; et que, comme Jupiter, auquel

93 Fertque pius cunasque suas patriumque sepulcrum (XV, 405).

94 Nous ne donnerons pas ici une analyse détaillée de ce passage ; nous nous permettons de renvoyer à notre

article « “Poète est le nom du sujet qui se brise et renaît de ses cendres” : le phénix dans les Métamorphoses d’Ovide (XV, 392-407) », Euphrosyne, 36, 2008, p. 119-133.

95 Cf. J.P. Néraudau, Ovide ou les dissidences du poète. Métamorphoses, livre 15, Paris, Hystrix, « Les

Interuniversitaires », « Aristée », 1989. Nous pensons en particulier aux récits d’apothéoses des personnages liés à la gens Iulia (Hercule [IX, 262-273], Énée [XIV, 600-608], Romulus [XIV, 824-828], Hersilie [XIV, 846-851], César [XV, 844-850] et Auguste [XV, 447-448, 760-761, 838-839 et 868-870]), récits dans lesquels Ovide suggère toujours que l’apothéose n’a d’autre justification que familiale, c’est-à-dire politique ; ainsi Hercule, Énée et Romulus sont-ils divinisés par leur parent divin (Jupiter, Vénus) et César par la volonté de son fils Auguste, désireux de devenir lui-même un dieu (cf. XV, 760-761 : Ne foret hic igitur mortali semine cretus, / ille

deus faciendus erat, « le fils ne pouvait pas être issu du sang d’un mortel ; il fallait donc que le père fût dieu »).

96 XV, 60-478.

97 XV, 850-860 : natique uidens bene facta fatetur / Esse suis maiora et uinci gaudet ab illo. / Hic sua praeferri

quamquam uetat acta paternis, / Libera fama tamen nullisque obnoxia iussis / Inuitum praefert unaque in parte repugnat. / Sic magnus cedit titulis Agamemnonis Atreus ; / Aegea sic Theseus, sic Pelea uicit Achilles. / Denique, ut exemplis ipsos aequantibus utar, / Sic et Saturnus minor est Ioue : Iuppiter arces / Temperat aetherias et mundi regna triformis, / Terra sub Augusto ; pater est et rector uterque. « Lorsqu’elle [l’âme de

César] voit de là-haut les exploits de son fils, elle reconnaît qu’ils surpassent les siens et se réjouit d’être vaincue par lui. Le fils défend que l’on mette ses grandes actions au-dessus de celles de son père ; mais la renommée qui est libre et n’obéit à aucun ordre le met, malgré lui, au-dessus ; elle ne lui résiste qu’en ce point. Ainsi la gloire d’Atrée le cède à celle du grand Agamemnon, ainsi Égée est vaincu par Thésée, Pélée par Achille ; enfin, pour prendre des exemples dignes de mes héros, c’est ainsi que Saturne est au-dessous de Jupiter ; Jupiter gouverne les hauteurs de l’éther et les trois royaumes du monde ; la terre est soumise à Auguste ; chacun d’eux est le père et le souverain de son empire. »

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il a plusieurs fois été comparé dans les Métamorphoses99, il gouverne en pater aussi bien

qu’en rector. Mais cette image d’un Auguste-Jupiter tout à la fois bon fils et bon père est altérée par celle, très contrastée, que l’ensemble du poème donne du roi des dieux, du livre I, où, précipitant Saturne dans le noir Tartare100, il apparaît de manière anticipée comme l’un de ces fils de l’âge de fer qui « s’informe<nt>, avant l’heure, de l’âge de <leur> père »101, aux tout derniers vers du poème, où sa colère reste sans effet contre l’envol audacieux de la gloire du poète-narrateur divinisé par son œuvre102.

Des ambiguïtés de la posture filiale à la fierté de la paternité poétique : le narrateur dans les œuvres de la relegatio

Ovide fut lui-même frappé par la Iouis ira qu’il bravait à la fin des Métamorphoses et condamné à vivre aux marges de cette Romana potentia dont le périmètre devait, pour lui, être celui de son renom littéraire103. Le pater et […] rector104 qu’était pour lui Auguste a-t-il donc vu en lui un fils rebelle dont la faute, quelle qu’elle soit — et nous ne la connaîtrons sans doute jamais —, méritait un châtiment exemplaire ?105 Il semble que oui, et pourtant nous ne pensons pas que l’œuvre d’Ovide puisse se définir par l’idée de rébellion à l’égard du Prince. C’est cette double hypothèse que nous aimerions à présent mettre à l’épreuve à travers un parcours rapide dans les œuvres de la relegatio.

Dans les Tristes et les Pontiques, Auguste apparaît plus que jamais comme une figure paternelle106, associée à plusieurs reprises à Jupiter107, et par rapport à laquelle l’attitude du

99 Cf. par exemple l’expression de « Palatin du ciel » (Palatia caeli) employée au livre I (v. 176) pour désigner la

demeure de Jupiter.

100 I, 113.

101 I, 148 (cf. supra, n. 70).

102 XV, 871-879 et en particulier les v. 871-872 : Iamque opus exegi quod nec Iouis ira nec ignis / Nec poterit

ferrum nec edax abolere uetustas. « Et maintenant j’ai achevé un ouvrage que ne pourront détruire ni la colère de

Jupiter, ni la flamme, ni le fer, ni le temps vorace. »

103 Nous faisons allusion aux v. 877-878 de l’épilogue des Métamorphoses : Quaque patet domitis Romana

potentia terris, / Ore legar populi, « aussi loin que la puissance romaine s’étend sur la terre domptée, les peuples

me liront ».

104 XV, 860 ; cf. supra, n. 97.

105 Car — faut-il le souligner ? — la rébellion des enfants de la mythologie contre leurs parents est toujours

gravement punie, sauf si elle est le fait de Jupiter lui-même (qui toutefois subira à son tour plusieurs tentatives de renversement) ou si elle est pardonnée par lui (ainsi les mots d’Hercule mettant en doute l’existence des dieux [IX, 203-204, cf. supra, p. 11 et n. 71] ne lui seront-ils pas reprochés par son père).

106 Cf. notamment Tristes, II, 157 et 181 et Pontiques, IV, 133-134 (nec tu / inmerito nomen mite Parentis habes,

« et ce n’est pas sans raison que tu portes le doux nom de Père » ; éd. de J. André, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 2002 [1ère éd. 1977]).

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poète-narrateur est tout sauf celle d’un rebelle108 et s’apparente la plupart du temps à celle

d’un homme accablé qui tout à la fois, dans l’espoir de voir sa peine atténuée, reconnaît sa faute109 et tente de l’expliquer et, par là même, de la minimiser110, incitant un Prince en tous points admirable et admiré111 à se montrer clément et à imiter ainsi le dieu dont il est l’équivalent terrestre112. Ovide souligne par ailleurs, dans l’une des élégies plus personnelles des Tristes, la pietas qui a été et est encore la sienne envers ses parents, morts tous les deux113, et sa crainte que leurs ombres chéries ne le croient criminel alors qu’il est coupable d’un error et non d’un scelus114 ; cette intervention, très rare, de la sphère familiale, qui contraste avec l’extrait des Amours cité plus haut115, contribue à dresser le portrait d’un fils modèle qui ne saurait en rien s’être rebellé contre ce père tout-puissant qu’est le Prince, et dont la poésie est même définie comme un vaste éloge d’Auguste116. Nous n’avons aucune raison de douter de ces déclarations, qui visent à mettre en balance les deux fautes réellement commises par Ovide — un recueil de jeunesse trop licencieux, l’Art d’aimer, et un mystérieux

error — et l’ampleur d’une œuvre poétique pleine de vénération à l’égard du Prince. Pourtant,

deux éléments infléchissent de manière significative cette posture et la captatio beneuolentiae dont elle se veut l’instrument auprès d’Auguste puis de Tibère.

Le premier est que, çà et là, le poète-narrateur se révolte soudain violemment contre un sort qu’il présente comme injuste117 ; Auguste apparaît alors comme un « père »

108 Cf. par exemple, dans l’ensemble de l’élégie I, 1 des Tristes, l’attitude de prudence et d’humilité qu’il

conseille à son livre d’adopter une fois celui-ci arrivé à Rome. Les images de rebelles célèbres de la mythologie, tels Encelade et Diomède, servent même, dans l’élégie II, 2 des Pontiques (v. 9-18), de repoussoir (cf. également, dans Tristes, III, 4, le parallèle entre le poète-narrateur et Elpénor, Icare, Dolon et Phaéthon).

109 Cf. notamment Tristes, IV, 8, 37-39.

110 Ovide revient inlassablement sur la question des termes susceptibles de qualifier justement les actes qui ont

suscité sa relegatio et définit ces actes comme un error, par opposition à un crime délibéré et calculé (cf. notamment Tristes, I, 2, 99-100, 3, 37-38 et IV, 4, 37-39 et Pontiques, IV, 8, 20) ; cf. aussi la distinction entre

culpa et facinus dans Tristes, I, 2, 98.

111 Cf. notamment Tristes, II, 155-178.

112 Cf. Tristes, II, 33-40 (on note en particulier le chiasme formé par les expressions genitor deum, « père […]

des dieux », au v. 37, et patriae […] pater, « père de la patrie », au v. 39 ; éd. de J. André, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 2003 [1ère éd. 1968]).

113 IV, 10, 77-90. 114 IV, 10, 90.

115 Cf. supra, p. 2 et n. 6.

116 Cf. en particulier Tristes, II, 51-80, où Ovide présente son œuvre, et en particulier les Métamorphoses,

comme un édifice à la gloire d’Auguste (qu’il compare ici encore à Jupiter ; cf. les v. 69-72) ; cf. également les v. 561-562 de la même pièce et l’étonnant passage des Pontiques (I, 1, 33-36) où Ovide compare son livre, qui « porte » le patriae pater (v. 36) qu’est Auguste, à Énée portant pieusement sur ses épaules Anchise (qui, dit-il, n’était « que le père de son fils »). Cf. aussi Pontiques, IV, 6, 15-19 ; 8, 63 ; 13.

117 Cf. par exemple Tristes, II, 495-496, III, 8, 21-42 (où la colère vient se mêler à la supplication désespérée,

conduisant, dans les v. 39-40, à un souhait de mort) et Pontiques, III, 3, 23-64 (où le poète se plaint à l’Amour, inspirateur de l’Art d’aimer, de la dureté de son sort) et IV, 2, sans oublier le Contre Ibis qui, s’il est un appel à la vengeance de l’outrage commis par le mystérieux « Ibis » envers le poète-narrateur, est aussi un long cri de révolte contre la relegatio, forme de torture plus cruelle que toutes celles qu’Ovide souhaite à son ennemi (cf. les v. 637-638). Soulignons d’ailleurs que le Contre Ibis brasse, dans son flots d’allusions mythologiques, une

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excessivement sévère et Ovide comme un « fils » certes coupable, mais frappé d’un châtiment démesuré, et il est intéressant de constater que l’un comme l’autre se trouvent alors comparés à des personnages soit mythologiques, soit traités comme tels. Auguste est à plusieurs reprises, nous l’avons vu, assimilé à Jupiter, un Jupiter que, par ailleurs, l’élégie III, 6 des

Pontiques montre lançant sa foudre au hasard sur des innocents118. Quant au « je » élégiaque, son assimilation à différentes personae issues du monde mythique, récurrente dans les Tristes et les Pontiques, sert ici une inversion du discours tenu par le poète sur sa propre destinée : s’il endosse parfois l’identité du fils emporté par l’hybris, tels Phaéthon et Icare119, ou du rebelle justement puni par le roi des dieux, tels Capanée120 ou Tityos121, il devient aussi les personnages des Métamorphoses, arrachés à leur propre corps pour avoir éprouvé jusqu’en leur paroxysme les passions humaines122 ; plus étonnant, il devient Socrate, un Socrate lui-même métamorphosé qui serait incapable, malgré sa sagesse, de résister moralement à un sort aussi cruel que celui du poète-narrateur123.

Se présenter comme un nouveau Socrate n’est pas dénué de provocation, non seulement parce que c’est suggérer l’injustice de la condamnation subie, mais surtout parce que c’est se caractériser comme un homme puni pour la force subversive de son esprit et prêt à subir l’enfermement, puis la mort, pour ne pas renier cette force. Cette comparaison nous conduit à constater que si Ovide admet, dans ses dernières œuvres, une forme de rébellion contre le Prince — et c’est le second des éléments discordants que nous annoncions plus haut —, elle est de nature intellectuelle et non politique, ce qui ne la rend d’ailleurs pas moins provocatrice, bien au contraire. Dès la toute première élégie des Tristes et à de multiples reprises, le poète-narrateur attribue son bannissement à son ingenium124, dont il reconnaît

avoir abusé125. Mais aux provocations du passé, qu’il regrette, il ajoute une nouvelle audace, multiplicité de figures d’enfants rebelles (de la simple désobéissance au parricide en passant par la trahison) et, plus largement, de révoltés (Sisyphe, Saturne, Oreste, Alcméon, les Lemniennes, Harpalyké, Médée, Capanée, Phaéthon, Salmonée, les Telchines, Penthée, Antigone, etc.).

118 Nous faisons allusion aux v. 27-28.

119 Notamment dans l’élégie I, 1 des Tristes (plus précisément dans les v. 79-80 et 89-90) ; cf. aussi IV, 3, 65-66. 120 Tristes, V, 3, 29-30.

121 Pontiques, I, 2, 39-40.

122 Cf. Tristes, I, 1, 119-120 : His mando dicas inter mutata referri / fortunae uultum corpora posse meae, « je te

charge de leur dire qu’on peut ranger parmi ces métamorphoses celle du visage de ma fortune ». Ainsi le poète-narrateur devient-il un nouvel Actéon exilé de lui-même pour avoir vu ce qu’il ne fallait pas voir (Tristes, II, 103-108 et III, 5, 49-50 et 6, 27-28), une nouvelle Niobé figée dans le paroxysme de sa douleur (Tristes, V, 1, 57-58 et Pontiques, I, 2, 29-30 et 34), un nouveau Marsyas arraché à lui-même (Tristes, I, 3, 73-74), une nouvelle Myrrha morte et vivante à la fois (Tristes, I, 1, 19 et 3, 89 et Contre Ibis, 16) ou encore un nouveau Céyx anéanti par la tempête (Tristes, I, 2, 4 et 11 et Contre Ibis, 15-18).

123 Tristes, V, 12, 11-16.

124 Cf. par exemple I, 1, 56 (ingenio sic fuga parta meo, « mon talent est cause de mon exil ») ; mais aussi I, 7,

21, II, 1-12 et Pontiques, II, 7, 48.

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puisqu’il dit ne pas pouvoir renoncer à son amour de l’écriture126, formulant même l’espoir de

voir la poésie soigner les blessures qu’elle a provoquées127 et allant jusqu’à affirmer la force

de résistance de cette passion de toute une vie. Quoi qu’Ovide en dise, Socrate aurait bel et bien supporté d’être relégué à Tomes, de même qu’Ovide lui-même le supporte, car tous deux possèdent cet ingenium qui, nous l’avons vu dans l’épilogue des Métamorphoses, peut résister à la colère de Jupiter, à la flamme, au fer et au temps128 et qui — Ovide s’en étonne dans l’élégie I, 11 des Tristes129 — résiste aussi au malheur. Les œuvres écrites par Ovide à Tomes disent avec orgueil la certitude que, même quand un poète est brisé en tant qu’homme, le pouvoir d’un Prince ne peut rien contre la passion qui l’anime130 et que, même quand il croit n’avoir plus de mots, ceux-ci, plus forts que lui, lui reviennent et lui redonnent vie131. Rebelle, Ovide l’est ainsi, assurément132, et il l’est avec une subtilité qui se manifeste tout particulièrement dans l’élégie III, 3 des Tristes. Il y convoque en effet — et c’est quasiment la seule fois dans l’ensemble de son œuvre — la figure mythologique par excellence de la rébellion filiale dans le monde humain, celle d’Antigone, qu’il écarte pourtant aussitôt puisque, dit-il, son épouse aura, contrairement à la sœur de Polynice, le droit de rapporter ses os à Rome après sa mort133. Curieusement, la formulation choisie par Ovide établit plus un parallèle qu’une opposition entre les deux femmes ; or, le lecteur comprend, en lisant la suite du poème, que la figure d’Antigone est effectivement opérante, mais à distance et de manière détournée : ce que le poète désigne grâce à elle, et qui éclate un peu plus loin, est sa propre transgression de l’interdit formulé par Auguste. Fabia peut bien enterrer les os de son époux

126 Tristes, II, 9 (où l’on trouve le mot studium, « passion ») et 13-18 (où Ovide se compare au gladiateur blessé

qui retourne dans l’arène et au navire qui, après un naufrage, repart en mer). Cf. également III, 7, 9-10 et V, 7, 31-36, et Pontiques, IV, 2.

127 Tristes, II, 19-20. 128 Cf. supra, n. 102.

129 Nous faisons allusion aux v. 9-10 : Ipse ego nunc miror tantis animique marisque / Fluctibus ingenium non

cecidisse meum. « Je m’étonne moi-même aujourd’hui que la grande agitation de mon âme et des flots de la mer

n’ait pas abattu mon génie. »

130 Cf. en particulier Tristes, III, 7.

131 C’est à nos yeux le sens de la contiguïté des élégies III, 14 et IV, 1 des Tristes, qui fait succéder au

découragement absolu (III, 14, 45-46 : dicere saepe aliquid conanti — turpe fateri ! — / uerba mihi desunt

dedidicique loqui, « souvent je veux dire quelque chose, et — j’ai honte de l’avouer — les mots me manquent, je

ne sais plus m’exprimer ») une très belle déclaration d’amour à une poésie consolatrice et victorieuse. Cf. également l’élégie I, 5 des Pontiques (où l’on voit l’écriture se rebeller contre le malheur et continuer malgré tout, au point d’inverser magiquement romanité et barbarie) et II, 7, 75 : Omnia deficiunt. Animus tamen omnia

uincit, « tout manque, pourtant mon esprit triomphe de tout ».

132 Cf. par exemple la provocation contenue dans Tristes, III, 7, 49-52, où il dit que son malheur l’a rendu plus

célèbre, comme Capanée et Amphiaraüs, tous deux foudroyés par Jupiter ; cf. également III, 6, 17-18, où il montre Jupiter incapable d’empêcher le rétablissement de ceux qu’il a foudroyés.

133 Tristes, III, 3, 65-68 : Ossa tamen facito parua referantur in urna : / Sic ego non etiam mortuus exul ero. /

Non uetat hoc quisquam : fratrem Thebana peremptum / Supposuit tumulo rege uetante soror. « Que pourtant

par tes soins mes os soient rapportés dans une petite urne : ainsi, mort, je ne serai plus exilé. Personne ne l’interdit : une sœur thébaine, malgré la défense du roi, ensevelit son frère mort. »

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aux portes de Rome et lui donner une épitaphe qui rappelle qu’il a été perdu par son propre génie134 ; ce génie saura, lui, entrer dans Rome et offrir au poète la seule sépulture digne de

lui, une renommée immortelle135.

Fils chéri mais indocile d’un pater patriae déçu, sans doute, de n’avoir pas pu faire de lui — comme de Virgile, ce père en poésie dont l’influence se trouve constamment accueillie et détournée par l’œuvre ovidienne136 — un chantre du régime, Ovide utilise les figures mythologiques d’enfants rebelles pour construire peu à peu l’autoportrait complexe d’un poète dont la seule véritable rébellion — mais aussi la plus audacieuse — consiste à se dire, du début à la fin de sa vie, poète avant tout et à affirmer, jusque dans la souffrance de la

relegatio et par-delà cette souffrance, la puissance irrésistible d’une vocation contre laquelle

même le Prince ne peut rien. C’est, nous semble-t-il, cette affirmation qui, dans les Tristes et les Pontiques, lui permet de se présenter à son tour, pour la première fois, comme un père137 : celui, tout à la fois profondément malheureux et immensément fier, d’œuvres trop ingénieuses qui, devenues incontrôlables, ont causé sa mort symbolique — tout comme Œdipe ou Télégone ont tué leurs pères138 —, mais qui lui assurent aussi une insolente éternité.

134 III, 3, 73-76.

135 III, 77-80 : Hoc satis in titulo est ; etenim maiora libelli / Et diuturna magis sunt monumenta mihi, / Quos ego

confido, quamuis nocuere, daturos / Nomen et auctori tempora longa suo. « C’est assez pour mon épitaphe, car

mes livres sont pour moi un monument plus grand et plus durable, et je me flatte, bien qu’ils aient nui à leur auteur, qu’ils lui donneront renommée et immortalité. »

136 Il y aurait là, sans doute, une autre intéressante forme de rébellion de type filial chez Ovide ; faute de place,

nous en avons écarté ici l’étude.

137 Nous pensons en particulier à Tristes, I, 1 ; cf. également III, 1, 57, 66 et 73 ; 14, 11-16.

138 Cf. Tristes, I, 1, 113-114 (le poète-narrateur s’adresse à son livre et le met en garde à propos de ses « frères »

— parmi lesquels l’Art d’aimer —, qu’il rencontrera quand il se rendra à Rome) : Hos tu uel fugias uel, si satis

oris habebis, / Oedipodas facito Telegonosque uoces ! « Fuis-les ou, si tu oses en parler, nomme-les Œdipe et

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