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Expériences du Nouveau Monde : étude de la relation entre essai et narrativité dans les recueils Intérieurs du nouveau monde de Pierre Nepveu et El insomnio de Bolívar de Jorge Volpi

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Expériences du Nouveau Monde

Étude de la relation entre essai et narrativité dans les recueils Intérieurs du Nouveau Monde de Pierre Nepveu et El insomnio de Bolívar de Jorge Volpi

Mémoire

Stéphanie Desrochers

Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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iii

Résumé

Dans les années 1980, lřessayiste québécois André Belleau émet lřhypothèse que lřessai, fruit dřun « artiste de la narrativité des idées », nřest autre chose quřun « récit idéel » dans lequel le contenu idéel et la tension argumentative se substituent respectivement aux personnages et à lřaction dřune œuvre narrative. Lřidée que lřessai puisse être rapproché du genre narratif est lancée, mais elle reste peu approfondie.

Prenant le relais de la réflexion menée par Belleau, ce mémoire propose dřexplorer la dimension narrative de lřessai et du recueil dřessais à partir dřIntérieurs du Nouveau

Monde, de Pierre Nepveu, et de El insomnio de Bolívar, de Jorge Volpi. Ces deux recueils

ont en commun dřopposer lřexpérience personnelle des auteurs à un récit collectif ayant structuré le devenir identitaire américain et latino-américain. Mais, plus que cette commune volonté quřelles ont de questionner un imaginaire construit de lřAmérique et de lřAmérique latine, les œuvres de Pierre Nepveu et Jorge Volpi partagent une semblable ambition : celle de proposer un récit alternatif, qui prête au recueil une progression linéaire, voire narrative. Deux approches théoriques sont convoquées pour mener à bien lřanalyse : la sociocritique, dans un premier temps, et la poétique narrative, dans un deuxième temps.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Remerciements ... vii

Introduction ... 1

Essai, fiction et narrativité : intérêt du sujet ... 1

Corpus, hypothèse et visée ... 7

État de la question ... 8

Méthodologie et progression du travail ... 10

Chapitre 1 : des récits du Nouveau Monde ... 15

1.1 Le rôle de la littérature dans la création dřune référence commune ... 15

1.2 Le mythe américain et ses sources : conversion dřune utopie ... 18

1.3 Faire jouer lřanecdote contre le mythe ... 25

Chapitre 2 : L’essai et le récit, la narrativité et l’essai ... 33

2.1 Retour à la position dřAndré Belleau : lřessai peut-il être un « récit idéel »? ... 33

2.2. De la structure du récit à la structure de lřessai : un impossible passage ... 36

2.3 Du récit à la narrativité : lřessai narrativisé ... 42

2.4 La narrativité des essais dřIntérieurs du Nouveau Monde ... 48

2.5 El insomnio de Bolívar : un recueil dřessais? ... 56

2.6 La narrativité des essais de El insomnio de Bolívar ... 58

Chapitre 3 : de la narrativité du recueil d’essais ... 67

3.1 Réflexion préliminaire sur le recueil ... 67

3.2 Le recueil : de lřobjet dřassemblage à lřobjet livre... 69

3.3 La narrativité à lřéchelle du recueil ... 72

3.3.1 Temporalité et configuration... 73

3.3.2 Une relation de nature hypotaxique ... 74

3.4 Construction narrative du recueil Intérieurs du Nouveau Monde ... 77

Péritexte ... 77

Configuration et temporalité ... 80

Historiciser ... 82

Métaphore structurante ... 91

3.5 Construction narrative du recueil El insomnio de Bolívar... 95

Péritexte ... 95

Configuration et temporalité ... 98

Historiciser ... 100

Métaphore structurante ... 104

Conclusion ... 107

1. Des recueils tenant un discours sur les mythes de lřAmérique ... 108

2. Des « récits idéels » ou des essais narratifs? ... 109

3. Le recueil, lieu dřun déploiement narratif? ... 111

Bibliographie ... 117

Annexe I : tableau résumé d’Intérieurs du Nouveau Monde ... 127

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Remerciements

Je remercie chaleureusement ma directrice de maîtrise, Andrée Mercier, qui mřa accompagnée à chaque étape de ce travail de long cours et a su, par son ouverture, son érudition et sa rigueur, faire de ce projet une réalisation. Merci.

Merci également à Louis Jolicœur dřavoir accepté sans réserve de codiriger ce projet, qui était encore parcellaire au moment où il lui a été présenté. Ses lectures senties et attentives ont été éclairantes à tous égards.

Merci à Madame Laura López-Morales de lřUniversité Nationale Autonome de Mexico et au Bureau international de lřUniversité Laval, qui mřont conjointement permis de séjourner dans la ville de Mexico et de compléter la recherche documentaire préalable à la rédaction de ce mémoire.

Le CRILCQ a été à la fois un lieu dřinitiation à la recherche et dřamitié. Je me considère privilégiée dřavoir pu y appartenir au cours des deux dernières années. Merci à Annie Cantin de garder le fort (à coup de petits chocolats).

Aux copains, aux copines et aux collègues : merci pour les anecdotes, les cafés et les rires. Un merci tout particulier à Mylène pour ses conseils avisés, à Julien, Julia, Pascale et Pierre-Olivier.

Merci à Louis-Simon Corriveau pour la relecture du premier chapitre.

Merci à ma grande sœur, Marie-Julie, toujours présente, ainsi quřà mes parents pour leur soutien indéfectible.

Merci à Guillaume, pour les haïkus, le calendrier de lřavent et les autobus. Aussi bien dire merci pour tout.

À lřorigine de ce projet se trouve une recommandation de lecture passionnée : merci, Claire.

Je suis reconnaissante envers le Conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada (CRSH) et le Fonds de Recherche pour la Société et la Culture du Québec (FQRSC) pour leur appui financier.

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Introduction

Quelque trente années se sont écoulées depuis la parution de la « Petite essayistique » dřAndré Belleau, texte qui visait à situer lřessai au cœur du système des genres en le rapprochant, par analogie de structure et de contenu, du roman. Puisant tour à tour dans la pensée de Roland Barthes et de Jean Marcel, qui qualifient respectivement lřessai de « roman sans noms propres1 » Ŕ faisant ainsi valoir le potentiel fictif de lřessai Ŕ et de « biographie […] sans événements2 » Ŕ insistant cette fois-ci sur la nature non contingente et narrative de lřessai Ŕ, Belleau propose alors de lire lřessai comme un « récit idéel3 ». Œuvrant dans le grand champ des signes culturels, lřessayiste serait selon cette conception un « artiste de la narrativité des idées4 », capable de transformer les enjeux de la pensée en sujets et fonctions dřun récit. « Il y a dans lřessai une histoire, je dirais même une intrigue, au sens que lřon donne à ces mots quand on parle de lřhistoire ou de lřintrigue dřun roman et dřune nouvelle5 », poursuit sans hésitation Belleau, visiblement indifférent à la distinction quřil convient dřopérer entre fiction et narrativité, et par là cohérent avec lřesprit qui anime son projet initial, faire de lřessai un genre littéraire consacré de facto en lui reconnaissant la littérarité constitutive6 de la production romanesque.

Essai, fiction et narrativité : intérêt du sujet

Les propositions de Belleau, originales en ce quřelles contestent le régime actuel des genres en confondant une pratique générique à visée téléologique, le récit, et une autre plus

1 Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil (Écrivains de toujours), 1975, p. 124, cité dans Robert

Vigneault, L’écriture de l’essai, Montréal, LřHexagone (Essais littéraires), 1994, p. 36.

2 Jean Marcel, « Formes et fonction de lřessai dans la littérature espagnole », Études littéraires, vol. V, n 1

(1972), p. 81.

3 André Belleau, « Approches et situation de lřessai », Voix et images, vol. V, n° 3 (1980), p. 537. 4 André Belleau, « Petite essayistique », dans Liberté, vol. XXV, n° 6 (1983), p. 8.

5 Id.

6 Lřidée que la fiction dřun texte garantit son appartenance à la littérature doit beaucoup à lřouvrage Fiction et diction, de Gérard Genette. Dans cet ouvrage, Genette avance que deux critères permettent de définir lřappartenance dřune œuvre à la littérature : sa fictionnalité, dřune part, et ses qualités discursives et esthétiques, dřautre part. Le premier critère relèverait dřune poétique essentialiste Ŕ en étant fictif, un texte est de facto littéraire Ŕ , alors que le second relèverait dřune poétique conditionnaliste Ŕ un texte est littéraire seulement dans la mesure où ses qualités discursives sont reconnues. Suivant cette logique, le roman appartient nécessairement à la littérature, alors que lřessai doit manifester certaines qualités esthétiques pour que sa littérarité soit reconnue. Cette vision des genres est au fondement de la position que défend Belleau. Voir Gérard Genette, Fiction et diction, précédé de Introduction à l’architexte, Paris, Seuil (Points / Essais), 2004 [1991], 236 p.

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erratique et heuristique, lřessai, sont loin dřêtre restées sans résonance. On connaît dřailleurs la fortune quřelles ont eue au Québec en ce qui a trait à la nature fictive de la parole énonciatrice de lřessai ; pour Belleau, lřinadéquation entre le je du réel et le je de lřécriture, qui revient au décalage irréductible entre le langage et le réel introduit par la linguistique saussurienne, permettrait sans autre préambule dřassimiler le genre essayistique à un régime de lecture fictionnel. Cette posture de lecture et, dans une certaine mesure, de validation de lřessai comme genre littéraire, a été reprise et étudiée par plusieurs chercheurs, et notamment par François Ricard, Jean Marcel et Robert Vigneault7. La prospérité de lřidée lancée par Belleau a fait du critère de fictionnalité de lřessai lřun des enjeux importants de la constitution du genre au Québec et, surtout, de la reconnaissance de sa littérarité. Cette mise en valeur dřun je fictif énonciateur de lřessai a toutefois donné lieu à une certaine contradiction dans le discours théorique sur le genre essayistique, que René Audet résume fort bien dans un article intitulé « La fiction à lřessai » :

Étonnamment, alors que tous [les théoriciens] sřentendent sur le caractère non fictionnel de lřessai [en le rangeant dans la catégorie plus vaste de la prose dřidées non fictionnelle], chacun signale à sa façon comment le genre Ŕ dřabord présenté comme réfractaire, du moins perméable à la fiction, se caractérise par une certaine fictionnalité. […] Dans toutes ces thèses, qui refusent dřabord à lřessai un caractère fictionnel pour ensuite le lui reconnaître, ce nřest pas tant le flottement argumentatif qui étonne le plus que la conception approximative et restrictive du phénomène fictionnel, perçu comme biais de la représentation causé par la médiation langagière8.

Audet termine en ajoutant que « de ces affirmations sur la fictionnalité de lřénonciation à lřassociation abusive de la narrativité à la fiction, plusieurs discours tentent ainsi de justifier la littérarité de lřessai par la présence dřune fiction, injustement restée indéterminée9 ». Cette judicieuse remarque a le double mérite de mettre en évidence lřexistence de différents niveaux de fiction et de désarticuler lřassociation souvent opérée mécaniquement entre fiction et narrativité. Cřest à cette distinction que je mřattarderai dans les prochaines lignes, pour me concentrer sur la narrativité par la suite.

7 Le mémoire La lecture à l’œuvre dřÉlise Boisvert-Dufresne explore plus amplement la relation entre cette

théorisation du je fictionnel et la valorisation du genre essayistique dans le contexte québécois. Voir Élise Boisvert-Dufresne, « La lecture à lřœuvre. Lřattribution dřun statut littéraire aux textes essayistiques dřAndré Belleau et de Pierre Foglia ou Conditions et présupposés dřune lecture de lřessai au service de la littérarité », mémoire de maîtrise en études littéraires, Québec, Université Laval, 2012, 149 f.

8 René Audet, « La fiction à lřessai » dans Frontières de la fiction. Actes du colloque Fabula tenu en ligne du 15 décembre 1999 au 28 février 2000, [en ligne]. http://www.fabula.org/colloques/frontieres/215.php, [site consulté le 10 décembre 2012].

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Les écrits dřAndré Belleau ne sont pas de toute première jeunesse. Depuis leur arrivée au sein du discours sur lřessai, la distinction entre la fictionnalité et la narrativité a occupé avec profit les théoriciens des genres autant au Québec quřailleurs dans le monde, et elle a permis de mettre en évidence les critères de référentialité, de régime énonciatif et de structuration du discours dans lřévaluation de ce qui caractérise lřune et lřautre. Il semble communément admis parmi les théoriciens que la fiction renvoie à lřorigine du contenu et de lřénonciateur, et quřelle engage le lecteur dans un univers qui se situe hors des contraintes de concordance entre le réel et le raconté. Sans être assujettie au vrai, la fiction nřa pas pour intention de tromper, de duper ; ainsi, contrairement au mensonge, qui dissimule la vérité, connue par lřénonciateur, au récepteur de lřinformation, la fiction apparaît dans un contexte Ŕ que Jean-Marie Schaeffer appelle le « cadre pragmatique » de lecture Ŕ où elle est dřemblée reconnue comme telle par le récepteur (ou lecteur)10. Mais la fiction de lřénonciation a-t-elle la même valeur que la fiction du contenu ? En dřautres mots, est-il vrai que postuler lřexistence dřun énonciateur fictif en vertu de la fiction inhérente au langage dégage le discours essayistique de toute concordance avec le réel ? Intégrant à son argumentation la position de Yolaine Tremblay, Élise Boisvert-Dufresne répond à cette question en soutenant que la pragmatique de la lecture de lřessai se trouve plus proche du « pacte de lecture décrit par Yolaine Tremblay, selon lequel le genre serait plutôt caractérisé par la prise de responsabilité de lřauteur par rapport à un discours portant sur lřunivers culturel ou social quřil partage avec son lecteur11 ». Cřest dire autrement quřune forme dřengagement éthique sřétablit dans lřessai entre lřauteur et le contenu idéel transmis, lesquels semblent difficilement assimilables à la plus stricte fiction.

Cette position sřarrime bien à la typologie tripartite de la fiction de Roger Odin, laquelle parvient à mon sens à mettre de lřordre dans la « conception approximative et restrictive du phénomène fictionnel, perçu comme biais de la représentation causé par la médiation langagière » que René Audet dénonce, et à freiner le glissement qui sřeffectue entre le je linguistique et la fiction du contenu dřun texte. Odin distingue en réalité trois

10 Roger Odin, De la fiction, Bruxelles, Éditions De Boeck Université, 2000, p. 49-51.

11 Yolaine Tremblay, Du Refus global à la responsabilité entière, Sainte-Foy, Éditions Le Griffon dřargile

(coll. La lignée), 2000, 170 p., repris dans Élise Boisvert-Dufresne, « La lecture à lřœuvre. […] », op. cit., f. 76.

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niveaux de fictivisation (terme quřil préfère à celui de fiction mais que je considérerai ici comme son égal, puisque les nuances entre les deux termes nřaffectent pas la démonstration qui mřintéresse) : un premier, très général, qui « est lié au statut du signifiant du langage qui sert de véhicule à la communication12 » et qui permet de conclure quř« à partir du moment où lřon est dans le langage (et non dans le réel), il y a fictivisation13 » ; un second qui se « laisse caractériser comme la production de fictivité liée à lřutilisation de certains modes discursifs : faire narratif, descriptif, interprétatif, modélisateur, etc14. » et un dernier qui porte sur « le problème du statut du contenu et de Ŗlřimaginaire15ŗ » qui peut être représenté. Lřessai nřatteindrait le plus souvent que le premier niveau de fiction, soit celui lié à la fictionnalité du langage lui-même, puisque cřest lřénonciation, et non le statut du contenu Ŕ généralement idéel et en conformité avec le réel Ŕ qui serait problématisé de la sorte. Je nuancerai ici cette position puisquřil mřapparaît que certains auteurs sřinscrivent en faux par rapport à une stratification aussi nette. Jorge Luis Borges, auquel songe également René Audet dans « La fiction à lřessai », est sans doute, avec Roland Barthes, lřauteur le plus emblématique dřune pratique active de la confusion entre la fiction du contenu et la fiction de lřénonciation. Dans son recueil dřessais Enquêtes, par exemple, il joue manifestement avec cette ambiguïté du je énonciateur en recourant à de multiples jeux dřusurpation dřidentité, ce qui a pour effet de fondre lřénonciateur et lřobjet du texte, créant du coup un jeu sur lřimaginaire du double et du personnage. Mais Borges est, à lřéchelle des différentes traditions auxquelles il appartient (de la littérature argentine au canon « universel »), un cas particulier, et force est dřadmettre que lřénonciation de lřessai demeure le plus souvent attachée au réel et quřil nřest pas abusif dřassocier le je énonciateur à lřécrivain, à sa personnalité scripturale.

Belleau, pourtant, ne se réfère pas à des cas uniques comme ceux de Barthes ou de Borges lorsquřil entrevoit le texte essayistique comme lieu dřune intrigue idéelle, menée par un je capable de convertir lřenthymème16 en schéma tensif. Ses propos se veulent

12 Roger Odin, « Fictiviser », dans De la fiction, op. cit., p. 48. 13 Id.

14 Ibid., p. 50. 15 Id.

16Il me semble préférable de clarifier dřemblée ce qui est entendu, dans ce mémoire, par « enthymème ».

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généralisables à lřensemble de la pratique de lřessai. Bien quřil nřeffectue pas de distinction entre fiction et narrativité, il semble en effet considérer que ce je, en position analogue à celle du narrateur dřun roman, est investi de la capacité dřorganiser le discours selon une certaine narrativité. Dans la perspective de Belleau, narrativité et récit sont équivalents, et le je de lřessai tiendrait donc entre ses mains les rennes dřun « récit idéel », expression qui fait référence au récit tel quřil a été décrit et schématisé par les structuralistes, définition à laquelle je reviendrai au chapitre deux. Pour lřheure, je souhaite davantage faire voir quřau-delà du potentiel fictif du je, cřest sa capacité à organiser un discours en liant certains événements dans le temps, en dřautres mots sa narrativité, qui semble féconde au moment de penser lřessai. Ce mémoire, laissant de côté la question de la fictionnalité, sřintéressera donc à celle de la narrativité et des liens quřelle entretient avec lřessai.

La question de la narrativité, qui occupe pourtant dans « Petite essayistique » une place dřimportance, nřa pas distillé une réflexion critique aussi abondante et convaincue que celle qui porte sur la fiction17. René Audet remarque ainsi à juste titre que lřargumentation de Belleau, sa défense de « lřidée de causalité, dřenchaînement, de temporalité dans lřappréhension des événements essayistiques18 » nřa pas suffi à dissiper « lřinconfort [qui apparaît] au moment de décrire lřessai par sa narrativité19 ». Les positions catégoriques des théoriciens de lřessai, appariées à la division en catégories de la poétique des genres actuelle, entretiennent soigneusement cet inconfort. Jřen prends à preuve la

rhétorique, lřenthymème est présenté comme une « sorte de syllogisme » et il servirait, dans lřart oratoire, comme « preuve par excellence ». En tant que « preuve », mais aussi en tant que syllogisme privé dřune de ses prémisses, lřenthymème se range donc davantage du côté du raisonnement argumentatif que de celui du raisonnement logique. Cřest sur la base de cette approche rhétorique que Marc Angenot oppose le discours enthymématique au discours narratif. Lřessai, comme le pamphlet, appartiendrait à la première de ces catégories discursives. Voir à ce sujet Aristote, La rhétorique, Paris, Pocket (Agora), 2007, 285 p. et Marc Angenot, La parole pamphlétaire : contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot (Langages et sociétés), 425 p.

17 Cette absence est remarquable au Québec, lorsque lřon considère la quantité dřécrits consacrés au potentiel

fictif de lřessai ; cependant, la tradition anglo-saxonne, qui ne constitue pas ici mon cadre théorique principal mais à laquelle je puiserai pour avancer certaines idées, sřest montrée plus ouverte à une catégorie dřessais dits « narratifs ».

18 René Audet, « Tectonique essayistique : raconter le lieu dans lřessai contemporain », dans Études littéraires, vol. XXXVII, n° 1 (automne 2005), p. 120.

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position de Marc Angenot, versée au compte de nombreuses études20 sur le potentiel narratif des essais :

Le discours enthymématique est composé dřénoncés lacunaires qui mettent en rapport le particulier et lřuniversel et supposent une cohérence relationnelle de lřunivers du discours. Si des éléments narratifs y apparaissent, ceux-ci ne sont pas directement fonctionnels dans lřensemble textuel. Ils sont subordonnés à la production dřun enthymème et à travers lui dřune séquence enthymématique vectorielle[…]21.

Lřautorité de cette affirmation selon laquelle le discours matriciel de lřessai serait enthymématique et ne ferait place à la narrativité que comme mode discursif secondaire semble faire consensus dans la réflexion théorique sur le genre; du moins, elle nřest à ma connaissance pas contestée dans les études québécoises. Pascal Riendeau Ŕ pourtant sensible à la question de la narrativité de lřessai Ŕ, dans une réponse explicite aux idées dřAndré Belleau, la cautionne en soutenant que « [s]i lřessayiste était véritablement un artiste de la narrativité des idées, cela laisserait entendre que la narrativité sřimpose en tant que mode dominant de lřessai ou que les idées de lřessai sont forcément intégrées à une forme de récit. Ces deux suppositions ne sont quřà moitié concevables, car lřenthymématique demeure le mode privilégié (ou principal) de lřessai22. » Ainsi, si Riendeau admet que lřessai peut être habité par le narratif par moments choisis, il nřadmet en revanche pas que celui-ci puisse en être le mode prépondérant. Sans faire directement référence à la position dřAngenot, un article de René Audet paru en 2005 et portant sur

Lectures des lieux, de Pierre Nepveu, en déjoue toutefois la rigidité en renouant avec la

nature du propos de Belleau et en faisant valoir le potentiel narratif des lieux dans le déploiement du recueil dřessais. « Lřessai, soutient Audet, ne se définit pas ici [chez Belleau] en opposition avec le roman et autres pratiques narratives (ce qui exclurait tout recours possible à la narrativité), mais bien parallèlement, seuls leur projet, leur démonstration étant distincts Ŕ et non leurs moyens23. » Cřest à partir de ce point de vue quřil explore la lecture des lieux que fait Nepveu, laquelle se révèle narrative et

20 Je pense ici à Marie-Pascale Huglo, Métamorphoses de l’insignifiant, à Pascal Riendeau, « Incursions et

inflexions du narratif dans lřessai (Brault, Bourneuf, Jacob, Yergeau) », à Liliana Weinberg, Pensar el ensayo. Cette liste nřest toutefois pas exhaustive.

21 Marc Angenot, La parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, op.cit., p. 31. 22 Pascal Riendeau, « Incursions et inflexions du narratif dans lřessai (Brault, Bourneuf, Jacob, Yergeau) »,

dans René Audet et Andrée Mercier [dir.], avec la collaboration de Denise Cliche, La narrativité contemporaine au Québec. Vol. 1. La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, Presses de lřUniversité Laval, 2004, p. 259.

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narrativisante par les liens quřelle tisse entre les œuvres étudiées et les lieux saisis dans les divers essais.

Corpus, hypothèse et visée

La brèche quřouvre René Audet dans le discours critique sur lřessai permet de supposer que celui-ci puisse, par les moyens quřil emprunte, se rapprocher du discours narratif, en plantant les idées qui le traversent dans une subjectivité apte à les articuler sous forme de récit. Cřest cette hypothèse que je souhaite mettre à lřépreuve par lřétude de deux recueils dřessais, Intérieurs du Nouveau Monde24, de lřécrivain québécois Pierre Nepveu, et

El insomnio de Bolívar25, de lřécrivain mexicain Jorge Volpi. Ces deux recueils partagent la particularité dřêtre amorcés par une anecdote dont la force narrative entraîne dans son élan lřensemble de la structure du recueil. Ni insert ni passage isolé, lřanecdote se révèle dans ces œuvres le lieu initial de la dramatisation idéelle des enjeux culturels qui sřaffronteront tout au long du texte. Un second point commun aux recueils de Nepveu et de Volpi est dřailleurs la teneur de ces enjeux culturels : chez les deux auteurs, le discours porte sur un objet culturel traversant lřespace du recueil, les mythes américain et bolivarien. Bien que leurs perspectives reposent sur des prémisses endogènes et sur une conception du mythe américain différente à certains égards Ŕ Nepveu sřen prend à la conception de lřAmérique qui en fait un synonyme de nature sauvage et dřinstincts primitifs, dřespace impropre à la culture, alors que Volpi critique davantage la perception unifiée de lřAmérique latine, héritée de lřaspiration bolivarienne à faire du sous-continent américain un espace sans frontières Ŕ, le cœur de leur entreprise, qui consiste à désarticuler un mythe identitaire dominant ayant dessiné le visage de lřAmérique, nřen demeure pas moins analogue. Ainsi, à partir de ces deux cas de figure dont je détaillerai les similitudes au premier chapitre, je me demanderai comment lřessai et le recueil dřessais peuvent être travaillés par la

24 Pierre Nepveu, Intérieurs du Nouveau Monde, essais sur les littératures du Québec et des Amériques,

Montréal, Éditions du Boréal (coll. Papiers collés), 1998, 378 p. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention INM- suivie du numéro de la page.

25 Jorge Volpi, El insomnio de Bolívar. Cuatro consideraciones intempestivas sobre América Latina en el siglo XXI, México, Random House Mondadori (Debate), 2009, 259 p. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention IB- suivie du numéro de la page. À ce jour, il nřexiste pas de traduction française de lřouvrage de Jorge Volpi, cřest pourquoi les passages cités apparaissent, dans le corps du texte, en traduction libre. Les notes de bas de page donnent accès au texte original.

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narrativité. En conformité avec les propositions de René Audet, je me consacrerai donc à répondre à ce comment par lřidentification des moyens narratifs perceptibles dans lřessai.

État de la question

Les deux essais qui constituent le corpus de ce mémoire nřont jamais été rapprochés et chacun dřeux a été peu étudié dans sa singularité. En effet, en dépit de son importance majeure dans la littérature québécoise contemporaine, lřœuvre entière de Pierre Nepveu a été lřobjet de peu de travaux de nature scientifique. Deux mémoires de maîtrise portant sur son travail, lřun consacré au recueil de poésie Lignes aériennes et lřautre aux écritures transculturelles et migrantes, ont été déposés dans les dernières années, mais ils ne font pas référence à lřœuvre de Nepveu dans son ensemble. En 2008, la revue Voix et images a dédié un numéro complet à Pierre Nepveu. Lřensemble de lřœuvre de lřauteur, tant poétique quřessayistique, est étudiée dans les cinq articles scientifiques que compte le dossier ; toutefois, lřarticle de François Paré intitulé « Intérieurs et extérieurs de lřAmérique chez Pierre Nepveu26 » est le seul des cinq qui soit entièrement consacré au recueil

Intérieurs du Nouveau Monde. Dans cet article, Paré fait dialoguer le projet dřIntérieurs du Nouveau Monde avec celui du recueil qui lřa précédé, L’écologie du réel, et montre que les

deux ouvrages sřinscrivent dans une démarche de « dépaysement » de la littérature québécoise. Ce dépaysement est décrit comme la volonté, perceptible dans tout lřœuvre de Pierre Nepveu, dřaborder la littérature québécoise à partir dřune perspective inédite, en rupture avec les lectures stéréotypées sur lesquelles se fonde la tradition littéraire et critique québécoise. Ainsi, si L’écologie du réel remettait fortement en question lřeuphorie entraînée par la Révolution tranquille, Intérieurs du Nouveau Monde met à mal la notion dřaméricanité telle quřelle a été convoquée pour aborder le continent dans les œuvres dřAmérique. Cet article sera un point de repère important lors des premier et troisième chapitres de ce mémoire.

Bien quřil soit commenté dans quelques articles scientifiques et convoqué par différentes études, le recueil Intérieurs du Nouveau Monde nřa pas été lřobjet principal

26 François Paré, « Intérieurs et extérieurs de lřAmérique chez Pierre Nepveu », dans Voix et images,

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dřune étude scientifique, quřil sřagisse dřun mémoire, dřune thèse ou dřune monographie complète. Il est par ailleurs rarement envisagé dans sa dimension recueillistique, puisque la majorité des chercheurs limitent leur étude au discours critique que porte lřune ou lřautre de ses parties27. Un ouvrage collectif paru en 2010 et intitulé Le marcheur des Amériques28 aborde Intérieurs du Nouveau Monde sous différents angles. Lřarticle de Gilles Marcotte intitulé « Pierre Nepveu et lřautre Amérique29 » est lřune des trois études du collectif qui plongent dans lřunivers du recueil de Pierre Nepveu, mais il le tient dřemblée comme un ouvrage à vocation critique. Celui de Ginette Michaud, intitulé « Les Amériques intérieures de Pierre Nepveu30 », adopte quant à lui une posture à mi-chemin entre lřessai-hommage et lřétude, et, glanant ses exemples dans divers textes de Nepveu, il se consacre autant à la question du voyage telle quřelle apparaît dans lřœuvre de lřauteur quřau recueil lui-même. Enfin, le texte de Jean Morency, « Les lectures acadiennes (et américaines) de Pierre Nepveu31 », explore les ressorts du recueil dans une perspective précise, qui est celle de lřexpérience américaine vue par le prisme du fait acadien. De ces trois articles portant sur le recueil Intérieurs du Nouveau Monde, aucun, en somme, ne se penche sur la question de la part narrative de lřécriture essayistique de Pierre Nepveu. René Audet demeure le seul à ce jour à lřavoir fait, dans lřarticle susmentionné intitulé « Tectonique essayistique : raconter le lieu dans lřessai contemporain ». Il sřest toutefois limité à étudier ce quřil appelle le « récit des lieux32 », cřest-à-dire lřinscription dřune représentation narrative du monde dans les lieux. Les rapports entre lřessai et la narrativité comme modes de discours ne constituent pas le point focal de son analyse.

27 La dimension critique des essais de Nepveu, tant dans L’écologie du réel que dans Intérieurs du Nouveau Monde, invite à une telle extraction de passages significatifs des recueils, quřil est dès lors possible de verser au compte dřune étude sur un sujet donné.

28 Marie-Andrée Beaudet et Karim Larose [dir.], Le marcheur des Amériques : mélanges offerts à Pierre Nepveu, Montréal, Département des littératures de langue française. Université de Montréal (coll. Paragraphes), 2010, 259 p.

29 Gilles Marcotte, « Pierre Nepveu et lřautre Amérique », dans Le marcheur des Amériques : mélanges offerts à Pierre Nepveu, op. cit., p. 17-22.

30 Ginette Michaud, « Les Amériques intérieures de Pierre Nepveu », dans Le marcheur des Amériques : mélanges offerts à Pierre Nepveu, op.cit., p. 23-44.

31 Jean Morency, « Les lectures acadiennes (et américaines) de Pierre Nepveu », dans Le marcheur des Amériques : mélanges offerts à Pierre Nepveu, op.cit., p. 63-74.

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De son côté, lřœuvre de Jorge Volpi a été plus amplement sondée ; cřest toutefois la production romanesque de lřauteur qui a retenu lřattention des chercheurs dans les six thèses de doctorat qui ont été à ce jour publiées. Bien quřaucune dřentre elles ne soit consacrée aux essais de Volpi, celle de Marie-Pierre Ramouche, intitulée « Savoir et pouvoir dans la ŖTrilogía del siglo XXŗ de Jorge Volpi33 » sřattarde à plusieurs reprises à la concomitance entre lřécriture essayistique et lřécriture romanesque de lřauteur. Mais, exception faite des analyses brèves et obliques de Ramouche, les recueils dřessais de lřauteur nřont pas, à ma connaissance, constitué de corpus dřétude de nature scientifique et ce, en dépit de leur importance dans la production de Volpi.

Méthodologie et progression du travail

Lřapproche que je privilégierai pour cette étude empruntera dans un premier temps à la sociocritique, puisquřil me faudra, avant dřaller plus avant dans lřanalyse, situer les œuvres et le discours quřelles tiennent sur lřAmérique dans leurs contextes respectifs. Le premier chapitre de lřouvrage Genèse de la société québécoise34, dans lequel Fernand Dumont pose les bases dřune réflexion sur la notion de référence dřun groupe social, servira de socle à lřanalyse que je mènerai de lřaméricanité telle quřelle est envisagée par Nepveu et Volpi. Les conclusions auxquelles je souhaite arriver au terme de ce mémoire sont toutefois de nature poétique, et cřest pourquoi, dans un second temps, je mettrai à profit des travaux théoriques portant sur la narrativité et sur la pratique recueillistique afin de rendre compte du mouvement narratif général qui traverse les recueils étudiés. Dřabord centrée sur les œuvres elles-mêmes et sur les liens quřil convient de tisser entre les deux recueils quřelle réunit et compare, ma recherche se développera en trois chapitres et aboutira à une réflexion dřordre plus général sur les relations entre narrativité et genre essayistique.

Conformément à la procédure théorique en deux temps que je me suis proposé de suivre, jřaborderai dans le premier chapitre les dénominateurs communs dřIntérieurs du

33 Marie-Pierre Ramouche, « Savoir et pouvoir dans la ŖTrilogía del siglo XXŗ de Jorge Volpi », thèse de

doctorat en études hispaniques, Paris, Université Paris 8, 2009, 425 f.

34 Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, 393 p. Désormais, les renvois à

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Nouveau Monde et de El insomnio de Bolívar. Je mřattacherai à faire voir quřau-delà des

différences de ton, de propos, dřénonciation qui séparent les recueils et qui en font des objets poétiques singulièrement différents, ceux-ci ont en partage la désarticulation dřun mythe identitaire américain. Si Pierre Nepveu embrasse lřentièreté du continent dans sa réflexion, Jorge Volpi concentre son attention sur lřAmérique dite latine, épithète promettant une unité subcontinentale dont il cherche à comprendre la valeur réelle. Dans les deux cas, lřexpérience personnelle de lřauteur, mise en scène sous la forme dřune anecdote initiale, dément la référence identitaire américaine dominante. Aussi les auteurs, témoignant de lřinadéquation entre leur expérience et lřexpression commune de lřexpérience américaine, proposent-ils une nouvelle lecture du continent et tentent-ils le renversement de la tradition de lecture prévalant jusquřici. Une dimension partagée par les deux recueils se profile : celle de sřopposer à un récit collectif par un récit personnel, mobilisant à la fois les ressources de lřénonciation essayistique et de la narration, et se déployant dans lřespace du recueil.

La présence dřun récit initial permet-elle de conclure à la présence dřessais essentiellement narratifs, ou dřun recueil traversé par la narrativité? Cette interrogation et les nuances théoriques quřelle appelle feront lřobjet des deuxième et troisième chapitres de ce mémoire. Dans le deuxième chapitre, je commencerai par tirer au clair la différence entre récit et narrativité, pour mieux engager la réflexion sur les liens entre lřessai et le narratif. Revenant à Belleau, qui affirme que lřessai est le lieu textuel de déploiement dřune

diégèse idéelle, je mřintéresserai aux critères définitoires que sont ceux dřintrigue et de transformation. Je formule déjà lřhypothèse que lřessai peut difficilement correspondre à la

définition du récit héritée des structuralistes, que résume bien Roger Odin. Sa définition étant toutefois succincte, je la compléterai en recourant à certains paramètres minimaux identifiés par René Audet pour définir le récit, auxquels sřajoutera en dernier lieu la définition proposée par Jean-Michel Adam, laquelle place lřintrigue au cœur du récit. Revenant à la position de Roger Odin, qui prétend quřil est possible dřobserver de la « narrativité sans récit », je me pencherai par la suite sur la narrativité et sur sa présence dans les essais des deux recueils à lřétude. La définition dřAndrée Mercier et de René Audet,

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issue de lřintroduction de lřouvrage La narrativité contemporaine au Québec35 me

permettra de compléter celle dřOdin.

Comme la poésie et la nouvelle, lřessai est rarement publié seul, de façon unitaire ; ses conditions dřexistence sont liées à celle du recueil, ce qui implique une étude différenciée de lřessai comme tout, pris dans sa singularité, ou de lřessai comme partie dřun ensemble plus vaste, le recueil. Je tiendrai compte de cette deuxième échelle dřanalyse dans le chapitre 3, en reprenant certains éléments de définition de la narrativité permettant dřévaluer comment celle-ci opère à lřéchelle du recueil. En accord avec René Audet, qui affirme que « lřextension des traits génériques des textes vers le recueil apparaît […] abusive dans plusieurs cas, les propriétés identifiées nřétant pas strictement associées aux poétiques des genres brefs mais caractérisant plutôt la forme du recueil36 », je considérerai le recueil comme un objet littéraire à part entière, certes lié sémantiquement aux textes quřil réunit mais dont la portée significative nřest pas redevable à la seule addition ou collection dřessais. Je me demanderai précisément si lřagencement, la mise en séquence des textes peut être envisagée comme une structure narrative. Certains recueils comportent une forte unité sans que les textes quřils réunissent soient liés les uns aux autres sur un axe syntagmatique37. Dans ces cas précis, lřunité repose alors sur des équivalences paradigmatiques comme la reprise dřun même thème dřun essai à un autre, ou encore lřadoption dřune forme commune pour tous les textes du recueil. Je compte ici vérifier que cřest lřaxe syntagmatique, lřeffet dřenchaînement dřun texte à lřautre Ŕ et encore davantage la narrativité, qui assure la cohésion dřensemble dans les deux recueils. Ce chapitre sřarrimera ainsi aux conclusions du premier chapitre et se demandera si lřanecdote initiale résonne dans la structure dřensemble du recueil, si le je est le lieu dřun mouvement de transformation entre le début et la fin du recueil.

35 René Audet et Andrée Mercier [dir.], avec la collaboration de Denise Cliche, La narrativité contemporaine au Québec. Vol. 1. La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, Presses de lřUniversité Laval, 2004, 314 p. 36 René Audet, « Le recueil : enjeux poétiques et génériques », Thèse de doctorat en études littéraires,

Université Laval, 2003, f. 17.

37 Jřemprunte cette terminologie à Sophie Montreuil, dont le mémoire de maîtrise porte sur lřeffet que produit

le recueil sur la lecture dřessais publiés antérieurement. Voir Sophie Montreuil, « Nature et fonctionnement du recueil d'essais au Québec. Les cas d'André Belleau et de Jean Larose », mémoire de maîtrise en études littéraires, Montréal, Université de Montréal, Faculté des arts et des sciences, Département d'études françaises, 1996, 213 f.

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Ce mémoire vise donc à interroger la dimension narrative de lřessai et du recueil dřessais par lřétude de deux cas, ceux dřIntérieurs du Nouveau Monde, de Pierre Nepveu, et de El insomnio de Bolívar, de Jorge Volpi. Lřapproche comparatiste privilégiée se justifie principalement par la proximité poétique des objets littéraires mis en relation, mais sa pertinence se trouve redoublée par la similarité de la conception de lřAmérique des essayistes étudiés. Deux corpus théoriques seront convoqués pour mener à bien lřanalyse : la poétique (de la narrativité et du recueil) pour le second volet du travail, et la sociocritique

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Ne serait-ce pas avant tout la poésie qui garde vivante la présence de l’origine ? […] Les récits de Cartier, de Champlain, de Sagard, les Relations des jésuites ne sont pas d’abord des documents historiques, mais le premier langage français qui nomme ce pays.

Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise

Nous habitons l’Amérique, et nous n’avons pas la moindre idée de l’Amérique.

Arthur Buies, La Lanterne

Chapitre 1 : des récits du Nouveau Monde

1.1 Le rôle de la littérature dans la création d’une référence commune

Dans lřarticle « Intérieurs et extérieurs de lřAmérique chez Pierre Nepveu38 » quřil consacre entièrement à Intérieurs du Nouveau Monde, François Paré soutient fort justement que « la littérature, telle que lřentrevoit Nepveu, modifie les lois qui permettent au sujet de sřexécuter dans le monde. Cřest pourquoi, continue-t-il, à divers moments, lřessai prend le relais de la poésie pour retracer la part dřhabitabilité et la centralité des figures de lřorigine au cœur dřun imaginaire singulier voué autrement à la migration et au déplacement39 ». Son propos met en évidence lřun des éléments-clé dřIntérieurs du Nouveau Monde : lřimportance accordée à lřorigine dans le discours sur lřaméricanité. En creux se révèle le rôle de la littérature comme relais de ce discours. Dans la première partie de ce chapitre, je mřattacherai à montrer que ce discours sur lřorigine est lié à un mythe structurant pour lřAmérique et pour lřAmérique latine, et que la tradition littéraire est en partie responsable de la cristallisation du sens à accorder à ce mythe. Si « la poésie garde vivante la présence de lřorigine », lřessai tend, pour sa part, à la questionner.

Les propos de Fernand Dumont cités en exergue de ce chapitre signent la fin de la première partie de Genèse de la société québécoise, ouvrage dont le projet dřensemble est de définir ce qui fait de la société québécoise un groupe élargi reposant sur une référence

38 François Paré, « Intérieurs et extérieurs de lřAmérique chez Pierre Nepveu », op.cit., p. 81-90. 39 Ibid., p. 84.

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commune40. Cette référence, que Dumont sřastreint à définir, reposerait sur un ensemble de signes et de symboles devenus des repères collectifs par le travail du discours social. Le discours social, lui, consiste en le résultat de la combinaison dialectique de trois discours, aussi désignés par le terme dřinstances : lřidéologie, lřhistoriographie et la littérature41 (GSQ-348).

Ces trois éléments constitutifs du discours sont pour le sociologue le ferment même de lřimaginaire collectif et de ce qui préside à lřélaboration dřune référence pour tout groupe social étendu ; leur force réside dans le fait dřorganiser en une image cohérente les faits sociaux, les fragments de réel. Pour être significatifs, ces fragments de réel doivent être organisés et interprétés ; cřest dire autrement que Dumont insiste sur le fait que lřunivers du discours est un univers dřinterprétation et non de transcription du réel. « Puisque lřidéologie, lřhistoriographie et la littérature ne reflètent pas la société globale, elles forment une société imaginaire parallèle à lřautre » (GSQ-349) ; aussi, cřest ce quřinspire cette société imaginaire à la collectivité qui la reçoit, la transcendance quřelle exerce, qui peut orienter lřaction dřun groupe social. Pour clarifier la notion de société

imaginaire, Dumont en parle comme dřun dédoublement : dřabord inspirés des faits et des

événements, lřidéologie, lřhistoriographie et la littérature sřen détachent pour les interpréter et en faire des vecteurs de sens pour un groupe social 42.

Des trois instances du discours social nommées précédemment, la littérature serait celle qui sřémanciperait le plus de la nécessité des faits, parce quřelle nřest pas soumise à lřexamen de la vérité Ŕ comme le sont lřhistoriographie et lřidéologie Ŕ mais plutôt à une exigence de vraisemblance. Paradoxalement, cřest par la qualité de lřillusion quřelle génère, par la justesse de la vraisemblance à laquelle elle atteint, que la littérature se donne à lire comme une vérité : « Le romancier, le dramaturge, le cinéaste nous persuadent que la

40 Il distingue les groupements élargis des groupes dřappartenance (par exemple, une famille) et des

organisations (par exemple, une entreprise), dans lesquels les individus sont liés par des relations concrètes. Dans un groupement élargi, les individus « se reconnaissent une identité commune à certains signes et symboles. » (GSQ-16)

41 Le cinéma, le théâtre, les contes et la mythologie populaire, pour ne nommer que ceux-là, font tous partie

de ce que Dumont nomme la littérature. Le terme est à considérer au sens large.

42 La terminologie retranscrite ici en italique est celle quřutilise Fernand Dumont dans lřappendice de Genèse de la société québécoise.

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société imaginée est aussi vraie que cette autre que nous avons lřillusion de tenir sous le regard. Le poète nous remémore quřaucun symbole nřest acquis, que rien nřest encore vraiment nommé […]. Dřoù le travail de celui qui, sans se délier des communes références, tente de les muer en une parole nouvelle » (GSQ-347). Cette dernière phrase résume bien le projet dřIntérieurs du Nouveau Monde comme celui de El insomnio de Bolívar, textes qui sřemparent tous les deux dřune référence commune pour lui attribuer un sens nouveau et cohérent avec la réalité que perçoivent les essayistes.

Sans que les recueils se présentent, de part et dřautre, comme une charge en règle contre des discours dominants véhiculant le mythe américain et le mythe bolivarien, il apparaît dès lřhorizon du texte que les essais réunis sřengagent à ne pas constituer une couche additionnelle de la sédimentation du discours sur lř« américanité », entendue dans son sens le plus commun, et quřils interrogeront la validité de cette référence. Le propos, polémique en son essence, se tient toutefois au plus loin de la parole pamphlétaire et « au plus près de lřexpérience » du continent dont témoignent les auteurs. Jřemprunte la deuxième moitié de cette formule à Marie-Andrée Beaudet et Karim Larose, dont le juste commentaire portant sur lřœuvre de Pierre Nepveu, adapté au contexte socioculturel dont il est question, pourrait servir, du moins en partie, à qualifier celle de Jorge Volpi :

Quřelle sřintéresse à la poésie québécoise, aux écrivains juifs du Québec, à la littérature des femmes, aux imaginaires montréalais, à lřaventure états-unienne ou canadienne-française, cette œuvre déjoue avec patience lieux communs et traditions interprétatives : la littérature, dans la pensée de Nepveu, ne se résume en effet jamais aux lignes de force ou aux assignations des lectures antérieures, mais se joue au présent, au plus près des mots et de lřexpérience43.

Il serait malhonnête de prétendre que le ton de Volpi, empreint dřune forte ironie et dřune exaspération manifeste par moment, exprime la même « patience » que celui de Pierre Nepveu. Cřest plutôt la sensibilité des auteurs à lřendroit du pouvoir quřa la littérature de « déjouer les lieux communs » qui autorise lřanalogie entre leurs pratiques essayistiques. Cřest pourquoi dans les paragraphes qui suivent, je montrerai, toujours à lřaide de Genèse

de la société québécoise, quelles conceptions du mythe se trouvent au fondement de lřun et

lřautre essais et comment ces conceptions, « lieux communs » sřil en est, sont déboulonnées par le témoignage de lřexpérience du je. Sans entrer dans une analyse

43 Marie-Andrée Beaudet et Karim Larose [dir.], « Introduction », dans Le marcheur des Amériques : mélanges offerts à Pierre Nepveu, op.cit., p.17. Je souligne.

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détaillée de la structure recueillistique, qui occupera lřespace du troisième chapitre, je mřintéresserai subséquemment au rôle déterminant de lřanecdote initiant chacun des recueils.

1.2 Le mythe américain et ses sources : conversion d’une utopie

Les propos de Genèse de la société québécoise utilisés en guise dřintroduction à ce chapitre permettent de faire voir le rôle que joue la littérature dans la reconduction dřun symbole ou dřun mythe identitaire. Il convient peut-être de distinguer littérature et tradition littéraire : la première est une force vive, qui existe de façon disparate et désordonnée par les œuvres publiées dans une culture donnée, alors que la seconde forme un héritage reçu, un ensemble de textes qui se superposent les uns aux autres et acquièrent, par leur agencement, un sens. Si la tradition sřoppose normalement à lřidéologie en ce que la première est le résultat dřune transmission naturelle et la seconde une orientation volontaire des pratiques sociales, en littérature, il est clair que la tradition est le résultat dřun processus de sélection qui sřopère par le travail conjoint du temps et de lřidéologie. Cela nřéchappe pas à Dumont : « Dans nřimporte quelle collectivité, la littérature est soumise à des conditions sociales ; elle le trahit dans son effort pour sřen défaire. Rien ne servirait de vouloir la délivrer de ce qui alimente justement sa ferveur transcendante. Elle prend la suite de lřidéologue qui invente des définitions de situations et des utopies […]. » (GSQ-347) Ce relais de lřidéologie, qui prend la forme dřun processus de sélection des textes constituant lřhistoire littéraire dřune collectivité, Volpi et Nepveu le mettent en évidence en critiquant de façon implicite lřidéologie qui a cristallisé la tradition littéraire quřils questionnent. Leur critique, cependant, prend moins la forme dřune dévalorisation du corpus canonique de lřaméricanité ou de la latinité Ŕ Volpi, tout particulièrement, se défend bien de discréditer les auteurs du Boom Ŕ que celle dřune sélection particulière, faite quant à elle sur la base de leur expérience et non sur celle dřun discours reçu et intégré.

Ainsi, dans Intérieurs du Nouveau Monde, Pierre Nepveu approche la question de lřaméricanité en sřintéressant à la tradition de lecture qui a figé à outrance « cette conception dřune Amérique faite essentiellement de sauvagerie et dřinstinct, dřun continent qui trouverait naturellement son génie dans son espace et ses paysages. » (INM-72) Il fait

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valoir que lřAmérique, du moins telle quřil lřa vécue, est autant, sinon plus, le lieu dřexploration dřune intériorité que celui du déploiement dřhorizons infinis. Pour avancer son propos, il puise aux sources des littératures états-unienne et québécoise, mais aussi franco-ontarienne, brésilienne et mexicaine, lectures qui lui permettent de mettre en perspective et dřélargir la définition de lřAmérique. Il rappelle également par là le dénominateur commun des identités culturelles américaines, celui dřavoir été, par leur statut de colonie, cette promesse dřune utopie, dřun nouveau monde ouvert à tous les possibles aux yeux des Européens. Dans El insomnio de Bolívar, Jorge Volpi prend lui aussi dřassaut la question des espoirs fondés en lřAmérique, mais il sřagit chez lui dřaborder la question par le prisme dřun autre mythe structurant, le mythe bolivarien, qui est à lřorigine de la conception unifiée de lřAmérique dite latine. Sa réflexion le mène à interroger les bases fragiles et arbitraires sur lesquelles les œuvres des différents pays de langue espagnole des Amériques sont lues dans leur appartenance à la « tradition » latino-américaine.

Américanité, latinité : au confluent de ces deux mythes continentaux considérés par les auteurs comme injustement définitoires se trouve la récupération dřune idéologie européenne que Fernand Dumont définit avec acuité. Dans Genèse de la société

québécoise, le sociologue montre que la conception de lřAmérique comme espace ouvert à

tous les possibles, conception commune à lřensemble des peuples du continent, est la conversion en mythe dřune utopie quřavait construite lřEurope au moment dřétablir ses colonies dans le Nouveau Monde. La découverte de lřAmérique se serait en effet présentée aux Européens comme lřoccasion de repartir à neuf, de recommencer lřhistoire :

[a]insi, les peuples nés de la colonisation sont des résidus dřune vision du monde. Dřune certaine façon, leur origine ne leur appartient pas ; enfants de lřEurope, ils devront sřémanciper non seulement dřune tutelle politique, mais dřune référence qui nřa eu dřabord de sens que dans un autre contexte que le leur. (GSQ-23)

Ce que dit Dumont, cřest bien que le projet dřavenir des Européens, lřutopie44 qui faisait office de projet initial, ne sřest pas réalisée, ce qui ne lřa pas empêchée dřêtre à lřorigine du

44 Lřutopie dont parle Dumont comporte plusieurs dimensions, dont la plus importante est la dimension

religieuse. Cependant, dans le cadre de ce mémoire, nous nřaborderons pas cette question, bien que Nepveu en traite tout au long de son recueil. Ce choix sřexplique notamment en raison de la démarche comparatiste qui mřoccupe ; la dimension religieuse étant moins présente chez Volpi, elle offre moins de prise à lřanalyse

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projet américain et, pour autant, de sřériger en lřun des mythes structurant le devenir des habitants du Nouveau Monde. Mais si les mythes sont en règle générale autochtones, cřest-à-dire quřils se développent sur le territoire dont ils projettent la structure, les mythes américains se seraient, eux, forgés à partir dřune vision du monde qui leur était extérieure, la vision européenne. Dumont en conclut que « [n]ous sommes ici devant une inversion : les utopies présentes à lřorigine ont retrouvé plus tard le statut de mythe » (GSQ-57).

Dans leurs recueils dřessais respectifs, Nepveu et Volpi identifient cette vision du monde dont ils seraient les dépositaires et qui a contribué à fonder une image référentielle de lřAmérique. Les titres de leurs œuvres, Intérieurs du Nouveau Monde et lřInsomnie de

Bolívar, en témoignent bien ; lřutilisation de lřappellation « Nouveau Monde » nřa rien

dřingénue, puisquřelle montre que le regard posé sur lřAmérique que Nepveu cherchera dans ses essais à modifier est une construction héritée des Européens, pour qui lřAmérique est précisément une terre nouvelle. De même, la mention explicite de Bolívar et la substitution du terme « rêve » par celui dř« insomnie » indiquent chez Volpi la volonté de tourner en dérision ce mythe bolivarien, qui « se caractérise par une part non négligeable dřarbitraire, Ŗdu rêvé plus que du vécu45ŗ ». Bolívar nřest pas européen ; il est né en Amérique, mais sa pensée politique a fortement été influencée par la philosophie des Lumières. Sa vision est ce faisant un legs européen, quřil exprime principalement dans sa

Lettre de Jamaïque, citée en exergue du recueil. Hector Jaimes laisse voir, dans son étude

sur lřessai hispano-américain, comment lřhistoriographie a permis de consolider un canon littéraire à partir du mythe bolivarien :

Dans la Lettre de Jamaïque (1815), Bolívar exprime la nécessité de protéger lřunité hispano-américaine par la création dřun espace culturel défini. […] Nous voyons, alors, que lřunité hispano-américaine a été tenue pour acquise dřune façon acritique, comme si elle possédait en soi une valeur universelle et indiscutable. De cette façon, les textes qui eussent pu posséder directement ou indirectement des traits américanistes ont donné forme à une petite tradition, et maintenant nous les étudions de manière canonique : cependant, la vraie émancipation culturelle ne devrait pas consister en la simple mention de lř« Amérique », mais dans le fait de trouver dans ces textes un véritable universalisme artistique, qui, bien quřil ait ses racines dans le passé, parvienne à le dépasser46.

conjointe des deux recueils. Par ailleurs, la dimension spatiale du mythe est celle qui se prête le plus aisément à une lecture croisée des deux œuvres.

45 Roger Bastide, « Les mythes politiques nationaux de lřAmérique Latine », Cahiers internationaux de sociologie, vol. XXXIII (1962), p. 75.

46 Hector Jaimes, La reescritura de la historia en el ensayo hispanoamericano, Madrid, Editorial

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Pour Volpi, il ne sřagit pas simplement de rompre avec lřutopie politique pensée par Bolívar, qui persiste à faire de lřAmérique latine un continuum identitaire, mais bien de comprendre pourquoi cette utopie, manifestement demeurée irréalisée sur le plan politique si lřon en croit la présence dřÉtats indépendants en Amérique latine, agit toujours comme structure définitoire et ce, jusque dans le canon littéraire. Afin de faire voir comment la fossilisation des ambitions européennes sřest opérée dans lřimaginaire collectif, Volpi sřen prend dřabord à lřappellation même dřAmérique latine, qui a été substituée à celle dřHispano-Amérique par les Français, selon lui dans le seul but de diminuer symboliquement lřimportance de la mainmise espagnole en Amérique. En plus de désigner un ensemble aux contours douteux Ŕ le Québec, fait remarquer Volpi, nřest par exemple jamais considéré comme partie intégrante de lřAmérique latine et ce, en dépit de ses origines latines Ŕ lřexpression serait un reliquat de la colonisation.

Mais dans tous les cas, [ajoute-t-il], plus quřà la dénomination de cette partie du monde, il convient de sřattarder à lřémergence de lřAmérique latine comme construction politique. Comme lřa signalé Walter D. Mignolo dans The Idea of Latin America (2005), la région nřa jamais cessé dřêtre soumise à lřimage que les Européens lui ont imposée, en vertu dřune logique qui lřa convertie en lřobjet dřun processus simultané de colonialisme et de modernisation. LřAmérique latine nřest pas, évidemment, une réalité ontologique, sinon une invention géopolitique dont le contenu ne peut signifier la même chose pour la BID, la OEA ou dřautres organismes internationaux que pour les Noirs et les Autochtones qui lřhabitent et qui nřont jamais participé à son invention. LřAmérique latine a été vue à la fois comme une portion indispensable de lřOccident Ŕ le lieu où son imagination fut mise en pratique Ŕ et comme un territoire perdu pour lřOccident47. (IB-54, je souligne).

Le mythe bolivarien est, dans ses fondements, proprement politique, et lřentreprise de Volpi ne fait pas abstraction de cette dimension, bien quřelle se concentre sur lřintégration du mythe et de ses ramifications Ŕ notamment lřappellation Amérique latine Ŕ dans unidad hispanoamericana mediante la creación de un espacio cultural definido. [...] Vemos entonces que la temática americana se asumió de una manera acrítica, dándose por sentado que poseía en sí un valor universal e incuestionable. De tal modo, aquellos textos que poseyeran directa o indirectamente rasgos americanistas pasaron a formar parte de una pequeña tradición y ahora los estudiamos de manera canónica; sin embargo, la verdadera emancipaciñn cultural no debería consistir en la simple menciñn de ŖAméricaŗ, sino en encontrar el universalismo artístico que, aunque tenga su base en el pasado, lo supere. » En lřabsence dřindication contraire, toutes les traductions de ce mémoire sont de moi.

47 « En cualquier caso, más que en la denominación de esta parte del mundo conviene detenerse en el

surgimiento de América Latina como construcción política. Como ha señalado Walter D. Mignolo en The Idea of Latin America (2005), la región nunca ha dejado de estar sometida a la imagen que los europeos le han impuesto, en una lógica que la convirtió en objeto de un proceso simultáneo de colonialismo y modernización. América latina no es, evidentemente, una realidad ontológica, sino una invención geopolítica cuyo contenido no puede significar lo mismo para el BID, la OEA u otros organismos internacionales que para los negros e indígenas que la habitan y que nunca participaron en su invención. América Latina ha sido vista al mismo tiempo como una porción indispensable de Occidente Ŕ el lugar en donde su imaginación fue puesta en práctica Ŕ y como un territorio perdido para Occidente. »

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lřimaginaire et dans la tradition littéraire. Pour Volpi, il est clair quřil nřest plus possible de lire les œuvres dans leur appartenance à une « tradition » latino-américaine sans les réduire à des symboles48 convenus et surutilisés, autour desquels sřest forgée une identité qui est plus que jamais sans fondement. Tournant en dérision ce symbole, il appose dřailleurs le symbole © à côté de lřexpression « Amérique latine », sous-entendant que lřappellation subsiste notamment parce quřelle comporte des avantages sur le plan commercial en se portant garante dřune « couleur » postcoloniale.

Un autre des symboles forts de cette validation de la tradition latino-américaine auquel sřen prend lřessayiste est lřhéritage du Boom et lřadulation excessive du réalisme magique. Lřidée nřest bien entendu pas de déprécier lřapport esthétique et la qualité de la production littéraire de la génération du Boom, formée dřauteurs de divers pays dřAmérique du Sud, dont les plus connus sont García Marquez, Cortázar, Fuentes et Vargas Llosa Ŕ mais plutôt de montrer que leur succès international, la reconnaissance dont ils ont bénéficié synchroniquement a suffi à figer ce qui serait désormais considéré comme le modèle canonique de littérature latino-américaine. Les recours esthétiques et le régime fictionnel des œuvres de ces auteurs, qui intègrent pour la plupart le merveilleux dans un cadre réaliste, a créé, selon Volpi, une exigence dřexotisme, de réalisme magique envers la production des auteurs dřAmérique du Sud. Ainsi la qualité dřune œuvre écrite au Mexique ou au Paraguay ne pourrait se mesurer quřà lřaune de sa capacité à sřinscrire dans ce modèle littéraire ; il devient dès lors impossible pour les auteurs de prétendre à une reconnaissance de leur travail sřils ne contribuent pas à nourrir cette esthétique « proprement latine ». Cherchant à voir ce qui autorise à faire loger à la même enseigne lřensemble des auteurs américains de langue espagnole de sa génération, Volpi propose avec un brin dřarrogance et dřironie que cřest, contrairement à ce qui est attendu,

peut-être une relation avec le Boom qui nřait rien de traumatique, et que lřon pourrait qualifier de naturelle : tous admirent García Marquez et Cortázar et, en groupes antagoniques, Vargas Llosa ou Fuentes, mais de la même façon quřils sřinclinent devant des écrivains dřautres langues, Sebald ou McEwan, Lobo Antunes ou Tabucchi ; aucun ne sent lřobligation de se mesurer avec ses pères et grands-pères latino-américains ou, à tout le moins, pas seulement avec eux ; aucun nřassume être lié à une littérature nationale Ŕ [Rodrigo] Fresán dit à ce sujet :

48 La tradition littéraire a par exemple cristallisé lřimportance du village imaginaire de Macondo ou le

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« Ma patrie est ma bibliothèque » Ŕ, et aucun ne croit quřun écrivain latino-américain ne doive paraître, aïe, latino-américain49 (IB-156).

Il apparaît, à la lumière de ce commentaire, que les écrivains ne se reconnaissent pas dřemblée dans le construit latino-américain, dont la structure sous-jacente à cette tradition de lecture remonte à Bolívar.

Ainsi intériorisé par la littérature, le mythe est devenu, au sens où lřentend Fernand Dumont, une référence, qui est passée par le filtre de la tradition littéraire, et cřest pourquoi Volpi revient à Bolívar lui-même pour désarticuler ce mécanisme identitaire. « Lřenfant, [nous dit Dumont], est marqué par les rêves, les projets du milieu adulte dont il est issu ; il en va de même des colonies. Elles dépendent du colonisateur, de son économie, de ses politiques, mais aussi de ses imageries. » (GSQ-24) Sortir du rêve, être à lřorigine de lř« insomnie » de Bolívar est la tâche que sřassigne Volpi dans ses essais et qui nřest réalisable que par une compréhension de lřaction des forces qui ont créé la tradition interprétative.

De façon analogue, Nepveu se penche dans Intérieurs du Nouveau Monde sur certains des textes qui ont généré lřimage dřune Amérique faite de grandes étendues et dřinstincts sauvages, dřun état de nature qui sřopposerait à un état de culture. Mais il ne le fait pas en identifiant stricto sensu des auteurs tenant une position antagoniste à la sienne ; cřest plutôt par lřentremise des textes quřil étudie, et qui eux-mêmes se posent à leur façon contre lřillusion de la seule extériorité américaine, que Nepveu identifie deux lectures du continent qui ont figé le mythe américain : celle des premiers arrivants, Jacques Cartier au premier chef, et celle des Lumières et des romantiques. Les récits de voyage, premiers écrits du continent, rendent compte des épreuves consubstantielles à la découverte de lřAmérique, de même quřils décrivent les paysages et les mœurs des Premières Nations ; la critique reconnaît aux récits de Jacques Cartier un enthousiasme pour le territoire qui prend

49 « Quizás una relación con el Boom nada traumática, casi diríamos natural: todos admiran a García Marquez

y a Cortázar y, en bandos antagónicos, a Vargas Llosa o a Fuentes, pero del mismo modo en que se rinden ante escritores de otras lenguas, Sebal o Mc Ewan, Lobo Antunes o Tabucchi; ninguno siente la obligación de medirse con sus padres y abuelos latinoamericanos o al menos no sólo con ellos; ninguno se asume ligado a una literatura nacional Ŕ Fresán define: mi patria es mi biblioteca Ŕ, y ninguno cree que un escritor latinoamericano deba parecer, ay, latinoamericano. »

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