CAHIER DE RECHERCHE
2010-07
L
ES INDICATEURS DE LA
R&D
ET L
’
INNOVATION
Emilie‐Pauline Gallié, IMRI
Anne‐Laure Farjaudon, Dauphine Recherches en Management
Catherine Kuszla, Dauphine Recherches en Management
IMRI, Université Paris Dauphine, 75775 PARIS CEDEX 16 / Tel : 33.(0)1.44.05.42.92 - Fax : 33(0)1.44.05.48.49 site internet : http://www.imri.dauphine.fr
Les indicateurs de la R&D et l’innovation
Synthèse bibliographique
16 juillet 2010
Emilie‐Pauline Gallié, IMRI Anne‐Laure Farjaudon, Dauphine Recherches en Management Catherine Kuszla, Dauphine Recherches en ManagementIntroduction
La mesure et le pilotage de la performance de la R&D sont des exercices dont plusieurs auteurs, depuis des décennies, ont souligné la difficulté, mais sans cesser néanmoins d’apporter des éléments de réponse (Anthony, 1965, Simons, 1987, Davila, 2000, David et Kuszla, 2003, Bisbe et Otley, 2004). Le processus de recherche possède des caractéristiques propres : incertitude quant aux résultats, difficulté de mesure des résultats, caractère non répétitif des processus d’innovation, modélisation imparfaite des relations entre ressources disponibles et résultats obtenus. Ces particularités conduisent à développer des modes de contrôle qualifiés d’intuitifs par Hofstede (1981), et non des modes de contrôle fondés sur la mesure de résultats indiscutables. Un auteur comme Ouchi (1979) s’appuiera même sur l’analyse d’un laboratoire de recherche pour montrer qu’un contrôle par le clan s’avère plus approprié que les systèmes d’évaluation chiffrée dans le cas de la R&D. Cooper, Hayes et Wolf (1981) expliqueront au contraire que l’usage de chiffres (les chiffres comptables dans leur cas) peut être utile pour favoriser la créativité dans des situations ambiguës, notamment parce que le chiffre, ou la mesure, permet le dialogue. Une étude plus récente (Suomala et Jämsen, 2003) portant sur les pratiques de pilotage de la performance R&D de 350 entreprises constate pourtant encore la pauvreté des indicateurs utilisés dans le management de la recherche et milite pour saisir les systèmes d’innovation comme des systèmes complexes qui articulent en fait différentes visions de la performance (Katz 2006). Et se pose alors la question suivante : faut‐il imaginer un indicateur composite de l’innovation (Hollenstein, 1996) ou faut‐il multiplier les indicateurs (Hagedoorn et Cloodt, 2003) ?
Le problème du pilotage et de l’évaluation du processus de recherche et développement reste aujourd’hui posé, parce que ce processus, par les résultats qui en découlent, conditionne la réussite globale des entreprises et des économies plus généralement, particulièrement quand les environnements deviennent de plus en plus compétitifs et les ressources plus rares. La crise financière est d’ailleurs venue renforcer l’attention portée à la maîtrise du budget en matière de R&D. Selon une étude récente menée par PricewaterhouseCoopers parue en avril 2010, 56% des entreprises affirment que la crise pourrait avoir des répercussions sur leur budget de R&D, 48% sur les effectifs de leur activité de R&D et 44% sur le nombre de projets. La mesure de la performance de la R&D est apparue comme une véritable problématique de recherche depuis les années quatre‐ vingt‐dix (Kerssens‐van Drongelen et Cook, 1997, Hauser, 1998; Driva et Pawar, 1999) justement parce que le contexte stratégique s’est tendu en raison du raccourcissement des cycles de vie des produits, d’une concurrence renforcée, ou d’avancées technologiques. L’étude des différents indicateurs de la R&D et de l’innovation utilisés dans la littérature fait apparaître que ces indicateurs peuvent être classés en trois catégories : les indicateurs de résultats du processus d’innovation, les indicateurs d’impact de l’innovation et les ressources pour innover. La question de l’identification des résultats, de leur volume et de leur pertinence est donc un des premiers points à soulever lors de la recherche d’indicateurs de pilotage de la R&D, ce que nous analyserons dans une première partie, en mettant en évidence leurs intérêts et leurs limites.
Le processus d’innovation en R&D constitue la phase amont du processus de création de valeur d’une entreprise. Ses effets sont ressentis plus en aval dans l’entreprise et auprès de différentes parties prenantes, clients, actionnaires, voire concurrents ou plus généralement le système économique, social et sociétal. Certaines innovations majeures peuvent bouleverser des
sociétés par leurs implications. Les systèmes de contrôle ou de pilotage participent à la création d’avantages compétitifs qu’il faut pouvoir identifier (Simons, 1990). Aussi développerons‐nous dans une deuxième partie les indicateurs d’impact les plus souvent attribués à la R&D.
Enfin, le processus d’obtention de résultats peut mobiliser des ressources considérables, ressources dont le montant monétaire ou le volume n’est pas nécessairement corrélé au volume de production ou à la qualité de la recherche, compte tenu de l’incertitude qui pèse sur le processus d’innovation, mais dont plusieurs auteurs s’accordent pour souligner l’importance pour la réussite du processus. Les indicateurs de ressources sont donc un élément à mettre en évidence, dans une troisième et dernière partie, d’autant plus si ces ressources deviennent rares et chères (coût du financement par exemple ou fuite des compétences). Nous conclurons sur les progrès à réaliser en matière de pilotage du processus d’innovation. L’insuffisance d’indicateurs portant sur cette étape de la recherche et le manque d’articulation entre les ressources, le processus et les résultats obtenus à court ou moyen terme (Rycroft, 2003) nous conduira à proposer un cadre d’analyse de ce processus, à discuter, à partir duquel il sera possible de construire des indicateurs.
1. La variété et l’hétérogénéité des résultats du processus de R&D ou
d’innovation : comment mesurer le visible mais aussi l’invisible ?
Il existe trois principaux indicateurs pour mesurer les résultats tangibles de la R&D et de l’innovation : les brevets, les publications et l’innovation. Certains appellent ces résultats des « immediate ouputs » et on y retrouve : les publications dans les revues à comité de lecture, les rapports techniques, les brevets (Narin et al. 1987), les « nouvelles idées » et « amélioration de la compréhension des phénomènes » avec toute la difficulté de définition que l’exercice comporte (Giesler, 1994). Chiesa et al. (2009) ou Bremser et Barsky (2004) travaillant avec une démarche Balanced Scorecard y ajoutent le nombre de produits en développement ou de projets en cours, le taux de transformation des projets de recherche en projet développement, le nombre de récompenses scientifiques, le nombre de brevets en précisant s’ils sont déjà enregistrés ou s’ils vont l’être, la longueur moyenne du cycle de vie des produits, le nombre de suggestions d’amélioration par employé, le nombre de manuels de référence livrés …
L’ensemble de ces indicateurs découlant généralement des trois principaux, nous ne présentons ici que les avantages et les limites des brevets, des publications et des innovations.
1.1. Les brevets
Le brevet traduit les résultats de l’activité d’invention. Rappelons qu’une invention devient une innovation lorsqu’elle est mise sur le marché.
Les comptages des brevets capturent un résultat, dans la mesure où le brevet montre que la recherche a abouti à une invention. De plus, les brevets tels qu’ils sont publiés par les offices nationaux et internationaux de brevets, contiennent une information extrêmement riche concernant la démarche qui a conduit à l’invention, les déposants, les inventeurs, les citations d’antériorité technologique. Il est également possible de disposer d’informations sur le type de technologie réalisée. Toutefois, si cette information est riche, le suivi systématique de l’activité d’invention de certains secteurs, concurrents… nécessite un traitement long et complexe qui a longtemps été difficilement automatisable, mais qui peut être utile dans une logique de suivi de l’activité de ses concurrents et de recherche de connaissances Le recensement des brevets en interne comme en externe peut donc permettre la constitution de base de connaissances, utile à l’utilisation dans le temps des connaissances produites, tout en luttant contre la déperdition.
Aujourd’hui, l’amélioration des capacités de traitement des logiciels et des bases de données comme QPAT, AUREKA ou TREPAREL permettent des suivis en tant réels et des traitements associés à l’analyse de brevets très pointus. Ces nouveaux outils sont utilisés aussi bien pour de la détection, du positionnement propre, des rachats, partenariats etc… Ils deviennent alors des outils d’aide à la décision stratégique pour les entreprises.
De nombreuses critiques s’élèvent contre l’utilisation des brevets comme mesure des connaissances. La principale limite réside dans le fait que les brevets ne constituent qu’une mesure partielle des connaissances créées (Griliches, 1990 ; Archibugi, 1992). En effet :
‐ Le brevet mesure les connaissances codifiables alors qu’une grande part des connaissances relève de l’incodifiable. Il serait donc nécessaire d’utiliser d’autres indicateurs afin de les prendre en compte. La mesure des connaissances tacites reste, toutefois, très problématique car par définition, ces connaissances sont non‐exprimées et donc difficile à identifier. Il n’existe pas à notre connaissance d’indicateurs pertinents à ce jour dans ce domaine. ‐ Toutes les innovations ne sont pas brevetables. Pour être brevetable, outre le fait qu'elle doit être une "invention", une invention doit répondre à trois critères essentiels (cf. Wikipédia) : o Elle doit être nouvelle, c'est‐à‐dire que rien d'identique n'a jamais été accessible à la connaissance du public, par quelque moyen que ce soit (écrit, oral, utilisation, ...), où que ce soit, quand que ce soit.
o Sa conception doit être inventive, c'est‐à‐dire qu'elle ne peut pas découler de manière évidente de l'état de la technique, pour une personne connaissant le domaine technique concerné.
o Elle doit être susceptible d'une application industrielle, c'est‐à‐dire qu'elle peut être utilisée ou fabriquée de manière industrielle (ce qui exclut les œuvres d'art ou d'artisanat, par exemple).
o Une quatrième clause retient que la description complète de l'invention et de la manière de la reproduire doit être incluse dans le brevet, de manière à ce que le contenu technique soit disponible lors de la publication de la demande, et à ce qu'à l'expiration du brevet cette technologie soit effectivement disponible dans le domaine public.
o En outre, certaines dispositions (qui peuvent différer selon les pays concernés) excluent purement et simplement de la brevetabilité certaines catégories d'inventions ou de créations intellectuelles, comme par exemple les théories scientifiques, les simples découvertes, les inventions contraires à l'ordre public et aux bonnes mœurs (par exemple un nouveau type de lettre piégée), les méthodes thérapeutiques (procédures chirurgicales, ...) ou encore (en Europe par exemple) les logiciels en tant que tels. On notera que ces exclusions sont en général justifiées par le fait que, selon la phrase consacrée, "une invention est une solution technique à un problème technique". Toutefois, il reste à définir à quoi correspond le terme "technique".
‐ Toutes les innovations ne sont pas brevetées. Les inventeurs peuvent avoir recours à des méthodes alternatives de protection comme le secret. Selon Duguet et Kabla (1998), seules 30% des innovations sont brevetées en France. Une des principales raisons de ce faible pourcentage résulte de la volonté des firmes de conserver des informations qui sont largement diffusées dès lors qu’un brevet est déposé. Toutefois, il existe de fortes variations entre les secteurs en raison des pratiques, des types de connaissances produites et des coûts d’imitation. Ainsi, si les coûts d’imitation sont faibles comme dans la pharmacie, les firmes auront davantage recours aux brevets. La part des innovations non‐brevetées peut, alors, être très différente.
‐ A l’inverse, tous les brevets ne conduisent pas à une innovation. Dans le secteur de la biopharmacie, en particulier, tout brevet ne donne pas lieu à un nouveau médicament commercialisé. En effet, le brevet porte en général sur une molécule qui doit passer l’étape des tests pré‐cliniques et cliniques, puis obtenir une autorisation de mise sur le marché. En moyenne, une molécule sur cinq mille passerait des tests pré‐cliniques aux tests cliniques et seulement une sur cinq serait ensuite approuvée par les institutions sanitaires publiques. ‐ La dimension sectorielle est centrale dans l’analyse des brevets. Certains secteurs brevètent
beaucoup, d’autres peu. De plus, chaque secteur présente de nombreuses spécificités qui peuvent modifier en profondeur l’utilisation des brevets. Par exemple, les différences de cycle de vie des innovations conduit à des délais d’usages différents. La mise sur le marché du produit issu du brevet peut fortement varier entre quelques mois dans le secteur des technologies de l’information et de la communication à une dizaine d’années en pharmacie. Le brevet peut relever d’une stratégie offensive permettant d’éviter que les concurrents ne produisent des biens et services dans des domaines trop proches de ceux des brevets déposés par la firme. Dans ce cas, la firme a pour stratégie de déposer plusieurs brevets très proches. Elle dépose de nombreuses demandes de brevets sur des variations mineures du brevet original. Cette pratique est très fréquente dans la pharmacie.
Le dépôt de brevet peut également renforcer la stratégie de visibilité de la firme en matière d’innovation afin d’apparaître comme un partenaire potentiel actif.
Enfin, le coût du dépôt de brevet peut être source de biais puisqu’il est probable que les grandes entreprises seront plus en mesure de déposer que les petites structures. Le coût de la protection intellectuelle reste de toute façon toujours une barrière financière déterminante, que les entreprises soient petites ou grandes. Ceci explique que toutes les entreprises ne brevettent pas ou pas autant qu’elles le pourraient. Il est vrai que certaines de ces limites peuvent être atténuées lorsque le dépôt de brevets est un indicateur interne de la firme puisque l’évaluateur peut connaître la stratégie propre à chaque dépôt. Il est néanmoins nécessaire de les garder à l’esprit car il n’est pas certain, selon notamment la position de l’évaluateur (audit du laboratoire, contrôle de gestion…) dans l’entreprise, qu’il ait conscience de tous ces enjeux.
Un deuxième type de critiques est relatif à la qualité et la valeur des brevets. En effet, les brevets diffèrent fortement dans leur portée économique et technique (Griliches, 1990). Ils sont donc de qualité hétérogène. Beaucoup d’entre eux ne reflètent que des améliorations mineures. Or, aucun document n’indique la valeur du brevet. Ceci conduit à biaiser les résultats puisque dans le comptage des brevets, quelle que soit leur valeur, ils ont généralement tous le même poids.
Les citations de brevets sont parfois utilisées pour établir la valeur relative de l’invention. Toutefois, la citation peut être faite tout autant par l’inventeur, que son avocat ou les responsables (citations de l’examinateur) de l’office des brevets sollicités. Le poids de la citation comme indicateur de diffusion de la connaissance est donc relatif. L’amélioration des bases de données permettrait aujourd’hui de distinguer les citations d’inventeurs et les citations de déposants, ce qui accroîtrait la fiabilité de l’indicateur. Par ailleurs, l’analyse des citations doit se faire en supprimant les autocitations, qui ne mesurent pas la valeur mais au mieux la circulation des connaissances.
Des travaux récents proposent différentes méthodes pour évaluer un brevet en distinguant principalement la valeur financière et la valeur technique. Ces méthodes sont plus ou moins sophistiquées et reposent sur des critères très différents comme les coûts, les revenus, les conditions du marché, l’incertitude ou la diminution des risques. Ainsi, selon la méthode retenue, la valeur économique du brevet est variable et peut correspondre, par exemple, aux investissements réalisés par la firme pour développer une invention et la protéger ou encore aux redevances futures que l’innovation générera (Sincholle, 2009). Toutefois, ces méthodes nécessitent généralement un recul temporel important pour pouvoir identifier les impacts réels du brevet (cf. Partie 2).
Malgré ces critiques, un certain nombre de raisons conduisent à considérer les brevets comme une mesure intéressante des connaissances puisque les grandes innovations ont toujours été brevetées (téléphone, moteur à explosion etc., à l’exception toutefois des ordinateurs). L’indicateur peut éventuellement être affiné en ne comptabilisant que les brevets réellement exploités.
1.2. Les publications
L’activité de recherche peut être mesurée par les publications des chercheurs. Cet indicateur reflète plutôt l’activité de la recherche publique, toutefois, dans certains secteurs, notamment de hautes technologies, les chercheurs privés peuvent être de plus en plus incités à publier.
Comme dans le cas des brevets, la question de la valeur de la publication est relative car le processus de publication, qui s’appuie sur des mécanismes de sélection par les pairs, n’est pas totalement transparent. Ainsi, les chances de publication, à qualité égale, peuvent être plus élevées si le chercheur connaît l’éditeur de la revue dans laquelle il souhaite publier, s’il travaille sur un thème porteur, mais pas trop éloigné du main stream. Par ailleurs, certains types d’articles, notamment en raison des méthodologies utilisées, sont plus facilement publiables que d’autres. Enfin, la qualité des revues dans lesquels les résultats de recherche sont publiés est très variable, et doit être pris en compte dans l’évaluation des publications (cf. Littérature sur le ranking des revues). Les publications mesurent donc également une partie des connaissances, les connaissances plutôt amont du processus de R&D et innovation. Les stratégies de publication se décident le plus souvent en accord avec les stratégies de dépôts de brevet. 1.3. Les innovations
L’alternative classique aux brevets comme mesure de la création de connaissances est l’identification des produits innovants, ou plus largement des innovations. Certains auteurs par exemple préconisent de retenir les annonces de nouveaux produits réalisées auprès des revues commerciales et techniques pour mesurer le degré d’innovation des sociétés, en particulier le degré d’innovation radicale (Coombs, Narandren et Richards, 1996). La mise sur le marché apparaît à plusieurs auteurs comme la caractéristique clé du « résultat » de la recherche‐développement. Pour eux, un nouveau produit n’est « nouveau » qu’une fois disponible sur le marché (Santarelli et Piergiovanni, 1996).
En théorie, il s’agit de l’indicateur le plus intéressant puisqu’il permet de mesurer exactement ce que l’on veut étudier. Toutefois, cet indicateur est confronté à un certain nombre de critiques.
- La perception de l’innovation peut être relative. Certaines entreprises considèrent qu’elles n’innovent pas car elles ne font pas de R&D alors qu’une analyse de leur portefeuille de produits souligne l’importance des produits nouveaux. Il peut être difficile de définir ce qui constitue et ce qui ne constitue pas une innovation.
- Toutefois, au sein d’une entreprise, le problème peut être limité en adoptant une définition partagée de l’innovation.
- L’innovation est confrontée à la même critique en termes de valeur que le brevet. En effet, pour que l’indicateur soit pertinent, il faut être en mesure de distinguer au moins les innovations radicales des innovations incrémentales. Mais il est en réalité nécessaire d’aller plus loin. Les indicateurs d’impacts de l’innovation visent à combler cette lacune (cf. Partie 2.).
- Les innovations de procédé sont généralement sous‐estimées ou non valorisées.
La distinction entre innovations radicales et innovations incrémentale permet d’affiner le raisonnement. Toutefois, une telle approche nécessite d’avoir le recul historique nécessaire pour identifier les produits innovants qui ont réellement influencés l’économie.
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Pour conclure, la comparaison de ces trois indicateurs montre qu’ils sont davantage complémentaires que substituables puisqu’ils ne mesurent pas l’activité d’innovation au même niveau du processus. En effet, les publications mesurent l’activité de recherche, les brevets les inventions, et les innovations, les nouveaux biens et services commercialisables. Toutefois, les données sur les innovations et celles sur les brevets lorsqu’elles sont utilisées comme indicateurs de l’innovation à un niveau agrégé pour des études économétriques, conduisent généralement à des résultats similaires. Ces données malgré leurs limites et leurs différences refléteraient donc bien un même phénomène.
Par ailleurs, la distinction entre brevet et innovation peut toutefois parfois permettre de mieux prendre en compte l’activité de R&D. En effet, dans certains secteurs, comme les biotechnologies, le choix de l’utilisation des brevets comme mesure des connaissances peut être conforté par le fait que le processus d’innovation est très long. Si les firmes déposent de nombreux brevets, relativement peu d’innovations peuvent en découler dans un horizon temporel limité.
Ces indicateurs restent cependant partiels puisqu’ils ne permettent pas d’identifier la valeur de la connaissance produite. Par ailleurs, une part importante de connaissances produites n’est pas prise en compte à travers ces indicateurs. Est identifiée la connaissance finalement exploitable économiquement (par un brevet ou par la mise sur le marché). Les indicateurs précités ne permettent pas de saisir le stock de connaissances élaboré, que ces connaissances soient vendables immédiatement ou à terme. Les indicateurs actuels ne permettent pas non plus de vérifier si les connaissances produites (les outputs) sont actives (ou inactives car laissées sur étagère depuis longtemps), voire obsolètes, ou même en surplus (réinvention).
Enfin, on notera à ce niveau, l’apparition d’un nouveau type d’indicateur autour de la notion financière de retour sur capital investi de l’innovation : le “return on innovation investment” (R2I ou ROI2) est un résultat attendu de la recherche, exprimé financièrement et calculé en comparant les profits générés par la vente de nouveaux services ou produits et les dépenses de recherche‐ développement occasionnées par ces produits ou services. Il ne s’agit pas d’un indicateur général de l’impact sur la rentabilité de l’entreprise (tous les coûts ne sont pas pris en compte, ni d’ailleurs tout le chiffre d’affaires). Cet indicateur s’inscrit dans une logique de création de valeur financière (Economic Value Added) avec toutes les limites des indicateurs de rentabilité partiels : les coûts de R&D ne préjugent pas de l’existence d’un marché, ni des efforts de commercialisation, ni des charges de fabrication.
2. Les indicateurs d’impact : impact immédiat ou à terme pour l’entreprise ou
impact sociétal ?
La question du «retour » de la R&D ou de sa création de valeur n’est pas nouvelle mais est posée de manière plus agressive depuis les années quatre‐vingt‐dix marquées par une financiarisation de l’économie. Pourtant, le seul retour financier est loin de rendre compte des impacts réels des innovations, impacts qui ne peuvent parfois se mesurer que sur le long voire le très long terme (Cozzarin, 2008, Lang, 2009).
2.1. Les indicateurs d’impact pour l’entreprise : prédominance du financier et du commercial
Les indicateurs d’impact reprennent traditionnellement dans la littérature de gestion les indicateurs généraux suivis par l’essentiel des entreprises privées. La typologie de la balanced scorecard (BSC) qui articule quatre « perspectives de performance » (apprentissage et croissance, processus, clients et finance)1 se focalise sur certains d’entre eux : d’une part les indicateurs
classiques d’impact financier (génération de cash, rentabilité des actifs, rentabilité des capitaux propres, dividendes …), c'est‐à‐dire des indicateurs de création de valeur financière à distribuer (soit pour se refinancer ‐ autofinancement, soit pour se désendetter, soit pour satisfaire ses actionnaires) et d’autre part les indicateurs relevant de la perspective « clients » qui donnent des impacts pour le marché (satisfaction des clients, fidélisation, attractivité, nouvelles parts de marché, marque …). La littérature et les pratiques mettent finalement en évidence principalement des indicateurs d’impact financier et d’impact commercial. On peut penser que le risque associé à l’activité de R&D est principalement perçu à ces deux niveaux. Parmi ces indicateurs, se trouvent quelques indicateurs spécifiquement associés à l’activité de R&D : - En termes financiers : le retour sur capital employé de la R&D, un % de profit par client, un taux de croissance du chiffre d’affaires et même plus précisément la création de valeur R&D2 à chaque étape de l’innovation. Cet indicateur est plus global que le ROI2 (qui lui est calculé par produit ou service). La principale limite à son application reste l’identification des différentes phases de recherche, des coûts et investissements associés ainsi que leurs performances.
1 Le tableau de bord de type Balanced Scorecard propose d’articuler plusieurs axes d’analyse ou
« perspectives » pour cerner la performance : une perspective « apprentissage et croissance » qui s’inquiète des ressources déterminant la performance des activités concrètes, une perspective « processus » (enchaînements d’activités) qui présente les performances des activités qui concourent à la réussite commerciale auprès des clients (perspective « clients »). Les performances des deux premiers axes (processus et ressources d’apprentissage) impactent selon le modèle de BSC la performance commerciale (clients) et la performance financière (perspective « financière »).
2 Identifier une création de valeur R&D à chaque étape de la R&D revient à confronter coûts et investissements
- En termes commerciaux et marketing : un taux de fidélisation des clients, un % des ventes de nouveaux produits, des parts de marché, la durée du cycle de vie des produits, l’acquisition de nouveaux clients (en volume et %), le taux de satisfaction des clients, time‐to‐market.
Parmi tous ces indicateurs, il nous paraît particulièrement important de revenir sur le chiffre d’affaires (ou le revenu) des produits innovants ou nouveaux. En effet, il constitue un indicateur largement répandu aussi bien dans les entreprises que dans les travaux académiques. Il mesure directement l’impact de l’innovation. Il peut prendre différentes formes comme la part du chiffre d’affaires des produits innovants sur le chiffre d’affaires total, le chiffre d’affaires des produits de moins de cinq ans… Il présente l’avantage d’être simple, relativement facile à calculer à partir des données d’ERP. Toutefois, cet indicateur mesure une performance passée et non actuelle de la R&D. Or comme nous l’avons déjà précisé, il peut exister un décalage temporel important entre la R&D et le succès du produit. De plus, bien que son calcul puisse être relativement simple, la construction de cet indicateur pose un certain nombre de problèmes parfaitement résumés par Shapiro (2006).
D’une part, comment définir ce qui est nouveau ? Comment définir la frontière entre les nouveaux et les produits existants ? Quel doit être le niveau de modification d’un produit pour le considérer comme innovant ? Un nouveau packaging doit‐il entrainer la prise en compte du produit comme nouveau ? Comment prendre en compte les différents niveaux de nouveautés, notamment dans certains secteurs où on observe des améliorations continues qui conduisent à observer une succession de nouvelles générations des produits ?
D’autre part, à partir de quel moment un nouveau produit ne doit plus être considéré comme nouveau ? Il semblerait que cela soit très variable selon les industries en fonction du cycle de vie des produits. Il est donc crucial de prendre en compte la dimension temporelle. Cette question est encore plus cruciale pour une entreprise dont les produits sont diversifiés. Il peut falloir envisager différents horizons temporels selon les produits.
Enfin, la troisième difficulté repose sur l’identification du type d’innovation mesurée. En effet, cet indicateur privilégie les innovations de produits. Or la valeur peut également provenir des innovations de processus (et même si le produit final est inchangé pour le consommateur), des innovations de marketing… De plus, un tel indicateur ne révèle pas si la variation du chiffre d’affaires provient d’une innovation radicale ou incrémentale. Dans la même lignée, il n’est pas aisé d’imputer les revenus additionnels constatés à l’innovation réalisée, notamment dans le cadre d’innovations multiples sur un même produit.
Le rapport de PricewaterhouseCoopers (2010) souligne également que l’innovation peut induire des phénomènes de cannibalisation ou de stimulation entre les nouveaux produits et les produits existants, ce qui s’approche de la problématique des produits‐joints. Or l’indicateur de revenus issus de nouveaux produits ne permet pas de prendre en compte cette dimension systémique. On doit pouvoir pourtant se demander par exemple quels sont les impacts du développement de l’iPhone sur les ventes d’iPod ?
Pour pallier les difficultés de l’utilisation d’un indicateur commercial basé sur le chiffre d’affaires des produits nouveaux, Millot (2009) propose enfin un indicateur synthétique pour cerner
l’impact commercial à terme de l’innovation : la « force de marque » associée à la valeur financière de la marque. Les marques constituent en effet une source de données aisément accessible pouvant servir en tant qu’outil statistique pour mesurer l’innovation. La force de marque peut ainsi être utilisée en tant qu’indicateur afin de refléter les innovations passées réalisées et réussies ainsi que comme indicateur sur les possibilités futures de commercialisations de nouveaux produits. Une marque vaut notamment par les innovations passées et peut voir sa valeur s’améliorer grâce aux innovations.
Les indicateurs d’impact se focalisent donc essentiellement sur les effets en termes monétaires : un chiffre d’affaires et une rentabilité. Pourtant d’autres impacts de l’innovation mériteraient d’être analysés. Un processus d’innovation n’est pas indépendant des processus existants dans l’entreprise. L’innovation amène l’entreprise à se réorganiser tant dans ses activités que dans la répartition des missions et responsabilités de chacun. Des indicateurs nous permettent‐ ils de suivre ces évolutions organisationnelles et managériales ?
2.2. Les impacts organisationnels et managériaux : des indicateurs à inventer
La question des conséquences des innovations sur la structure et le management de l’entreprise a été peu étudiée en matière d’indicateurs de pilotage de l’innovation.
Pourtant les résultats d’un projet de recherche impliquent des reconfigurations de chaînes de valeur : achats, production, distribution et marketing voire processus de recherche de financement ou systèmes d’information …
L’innovation « produit » ou « service » entraîne indirectement des transformations dans les autres activités de l’entreprise. Nous touchons ici au domaine du pilotage du changement qui échappe au champ plus circonscrit du pilotage de la R&D. Pourtant des risques non négligeables existent dès lors que des reconfigurations d’activités sont à mettre en œuvre. Les auteurs en management se sont surtout focalisés sur les démarches d’accompagnement du changement (Process reengineering par exemple ou management de projet), mais peu d’entre eux ont développé en parallèle des indicateurs de suivi des changements, sauf Lorino (2003) – cf. Chevalier‐Kuszla (1997). Intégrer un pilotage des conséquences de l’innovation nécessite un pilotage par processus (chaînes de valeur) et une adaptation à chaque entreprise.
Les impacts sont évalués financièrement ou commercialement (2.1.). Ils peuvent l’être en termes organisationnels (2.2.). Dans ces deux cas ils sont circonscrits aux frontières de l’entreprise. Pourtant, une innovation en R&D va toucher plus largement des marchés, des environnements, des usagers, des concurrents, avec, dans certains cas, des répercussions stratégiques et financières lourdes et de long terme. Quels sont les indicateurs d’impact environnemental voire sociétal ?
2.3. Au‐delà de l’entreprise : comment mesurer les impacts de la R&D ?
La littérature en sciences de gestion s’est emparée de la question environnementale et sociétale mais sans faire ressortir particulièrement les impacts des innovations.
L’impact environnemental d’une innovation est un domaine qui semble demeurer dans le champ des sciences de l’ingénieur et de la normalisation, par exemple avec la mise en œuvre d’indicateurs de nuisance (Maurin, 2006). Des indicateurs d’impact environnemental ou sociétal de l’innovation ne sont pas évoqués dans la littérature qui recense les pratiques des entreprises.
Quelques études récentes portent cette problématique. Coccia (2009) analyse l’utilité nette sociale des innovations à un niveau macro‐économique. Mais quand l’environnement ou la société sont évoqués, il s’agit en fait pour les auteurs, notamment en sociologie, d’étudier les impacts des innovations qualifiées de sociales ou environnementales plus que de qualifier l’impact environnemental ou social d’une innovation quelconque (cf. Arendel et al.,2007).
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Pour conclure cette seconde partie, retenons que les indicateurs d’impact sont essentiellement analysés en termes de conséquence financière et commerciale. Le risque perçu se situe à ce niveau. Pourtant les risques liés au lancement et au développement d’une innovation portent aujourd’hui sur d’autres éléments : l’organisation des processus, les salariés, l’environnement voire la société. Ces nouveaux champs ont donné lieu à peu de travaux à ce jour en termes de pilotage de l’innovation. L’attention semble avoir été focalisée par l’analyse de ce qui paraît plus directement mesurable, comme par exemple les ressources consommées, dont nous allons maintenant développer les principaux indicateurs.
3. Les indicateurs d’utilisation de ressources : « mesurer le mesurable » ou au‐
delà ?
Faute de mesurer les outputs, beaucoup d’auteurs et de managers se sont focalisés sur les inputs. La question des ressources a conduit à s’intéresser dans un premier temps et de manière constante aux ressources financières mobilisées, puis aux effectifs employés, voire aux compétences, qu’elles soient disponibles en interne ou à l’extérieur de l’entreprise. Nous avons donc trois grandes catégories d’indicateurs de ressources : - Les indicateurs financiers de consommation de ressources (les coûts), qui souvent occultent la question du financement d’ailleurs. - Les indicateurs de ressources humaines : volume des effectifs mobilisés, profil des effectifs (chercheurs, ingénieurs, techniciens).
- Les indicateurs relatifs aux réseaux de coopération, aux alliances et d’une manière générale, les indicateurs relatifs à l’accès aux connaissances externes (au département de R&D ou à l’entreprise)
3.1. Les indicateurs de ressources financières utilisées ou dédiées à la R&D
Les indicateurs de consommation de ressources financières se scindent traditionnellement en indicateurs de charges de fonctionnement (ou dépenses par abus de langage) et d’investissement. Les coûts peuvent être suivis globalement ou par projet, par an ou pour la totalité de la durée du projet (Chiesa et al., 2009), en coûts complets ou partiels. Certains comme Donnelly (2000) cherchent même à établir un compte de résultat de la R&D (profit and loss statement ou P&L) et font apparaître le coût de développement moyen par produit. Les coûts de R&D y sont mis en regard des ventes (Dépenses R&D en % des ventes).
La consommation de ressources financières implique une qualification de la charge : cette charge doit‐elle être simplement considérée comme une dépense de la période, de l’année ou doit‐ elle être capitalisée, voire amortie et dépréciée (Deng et Lev, 2006).
Le débat reste animé au sein de la doctrine comptable (Ding, Stolowy, Tenenhaus, 2004). Et les effets pour les entreprises ne sont pas négligeables car c’est toute l’image des bilans et comptes de résultat qui est modifiée aux yeux des investisseurs potentiels. Ding, Stolowy et Tenenhaus montrent que les sociétés qui utilisent le levier comptable de la capitalisation sont les plus risquées (haute technologie par exemple). Les principes sont les suivants : - La comptabilité française distingue les frais de développement des frais de recherche. Si ces derniers doivent être immédiatement comptabilisés en charges, les frais de développement peuvent être inscrits à l’actif du bilan dans les immobilisations incorporelles sous certaines conditions. Les projets doivent être « nettement individualisés, avoir de sérieuses chances de réussite technique et de rentabilité commerciale et un coût qui peut être distinctement établi » (CRC, 2004‐06). Lorsqu’ils sont capitalisés, les frais de développement s’amortissent sur une période maximale de cinq ans.
- Selon les normes internationales, les frais de recherche sont obligatoirement passés en charges, tandis que les frais de développement doivent être activés si les conditions de la norme IAS 38 relative aux immobilisations incorporelles sont réunies. Ainsi, une immobilisation incorporelle doit être comptabilisée si, et seulement si :
o il est probable que les avantages économiques futurs attribuables à l'actif iront à l'entité ;
o le coût de cet actif peut être évalué de façon fiable.
La norme IAS 36 relative à la dépréciation d’actifs préconise un amortissement sur la durée de vie utile du projet et la mise en œuvre d’un test de dépréciation en cas d’indices ou supposition de perte de valeur. En pratique, les frais de R&D (développement) sont selon une règle tacite, rapidement amortis sur 3 ans (Bouden, 2010). Ceci revient à considérer que
seuls les frais de développement constituent un stock de connaissances ayant une valeur et que cette connaissance doit donner lieu à un produit vendable en moins de 3 ans. - Les normes américaines préconisent d’enregistrer en charges tous les frais de recherche et de développement lors de l’exercice au cours duquel ils ont été engagés. Dans les modèles économétriques, les dépenses de R&D sont utilisées comme une proxi du stock de connaissances de l’entreprise. On suppose alors que ce stock se déprécie de 15% par an. Ce taux est fixé arbitrairement et rien ne prouve sa stabilité dans le temps. Néanmoins, on ne peut pas non plus supposer que ce stock ne se déprécie pas, puisque si la connaissance est cumulative, elle est également parfois rendue obsolète par les nouvelles connaissances selon le principe de destruction créatrice. De plus, cette dépréciation permet de prendre en compte les départs d’employés non remplacés (ou du moins en ce qui concerne leurs compétences tacites) dans le temps ainsi que des difficultés à stocker les connaissances produites. Les indicateurs de ressources financières correspondent souvent aux ressources consacrées à la R&D. Ils peuvent apparaître insuffisants car ils rencontrent quelques limites : - Les dépenses de R&D constituent une mesure des inputs de l’innovation. La R&D mesure un effort, une ressource allouée à une certaine activité mais elle ne mesure pas les résultats de cette activité. Or ces ressources peuvent être utilisées plus ou moins efficacement. Les dépenses de R&D ne conduisent pas nécessairement à une innovation. Dit autrement, la relation R&D‐innovation n’est pas systématique et unique. Les nombreux travaux économétriques soulignent qu’il n’existe pas de lien stable entre le niveau de R&D et le nombre d’innovations (ou les performances de l’entreprise).
On peut signaler également que les ressources de R&D consommées sont évaluées et comptabilisées, mais que le coût de financement de ces ressources apparaît rarement alors que les montants à mobiliser avant tout retour financier sont très importants et que le coût du financement peut être lui aussi conséquent.
- Un grand nombre d’innovations ne proviennent pas de la R&D, et ce aussi bien dans les services que dans l’industrie manufacturière. En se focalisant sur cet indicateur, on sous‐ estime les activités d’innovation issues des autres départements de l’entreprise.
- Les dépenses de R&D passées sont souvent considérées comme une mesure du stock de connaissances des entreprises. Toutefois, cela pose la question de l’évaluation du stock et de sa dépréciation (quid du taux de dépréciation des connaissances).
- Au niveau même de la gestion financière, la question de la prise en compte en flux ou en stock des dépenses de R&D est rarement évoquée.
- La R&D n’est qu’un des nombreux inputs de l’innovation. Brouwer and Kleinknecht (1997) montrent que les produits issus de la R&D ne représentent qu’un quart des dépenses totales d’innovation dans l’industrie et les services hollandais en 1992.
Le montant de dépenses consacrées à la R&D est ainsi un indicateur essentiel pour mesurer l’activité de recherche mais analysé isolément, il reflète une double vision simpliste du processus d’innovation :
- la conception linéaire du processus d’innovation, qui considère que le niveau de R&D explique le niveau d’innovation. Cette conception est largement remise en cause aujourd’hui. - La R&D constitue l’unique source de connaissances dans le processus d’innovation. Pour finir, derrière les indicateurs de consommation de ressources apparaissent rapidement les indicateurs dits d’efficience : nombre d’heures travaillées par projet ou globalement, disponibilité d’outils de management de projet, disponibilité de systèmes d’information fiables, développement de connaissances pour des projets similaires (répartition des coûts financiers lorsque des connaissances développées sont utiles à plusieurs projets) …
3.2. Les indicateurs de ressources humaines
L’indicateur le plus classique reste le nombre d’employés de la R&D (Chiesa et al, 2009) ou la variation des effectifs de R&D (Donnelly, 2000), alors même que le caractère transversal de l’exercice d’innovation inclut souvent d’autres parties prenantes dans le processus. On relève également le nombre ou le % d’employés ayant une expérience managériale (pour le management de projet). Les employés sont également cernés par profil ou qualification initiale ou expérience. En effet, de plus en plus, on considère que la diversité des profils des chercheurs peut être une source de créativité. Gallié et Legros (2009) montrent également que les dépenses de formation continue peuvent avoir un impact sur la production de connaissance. On trouve dans cette catégorie les indicateurs de la perspective « apprentissage et croissance» de la balanced scorecard appliquée à la R&D (Bremser et Barsky, 2004) : turnover des employés, nombre de brevets primés, comme indicateur de qualité de l’équipe de R&D , amélioration des qualifications, % de compétences stratégiques par nombre d’employés et par catégorie de compétence (« connaissance ou expertise » ou « management »), nombre d’heures de formation, et compétences par rapport aux concurrents pour mesurer un « niveau d’innovation » dans une logique de benchmarking.
Enfin, on observe depuis quelques temps, la prise en compte d’une catégorie de salariés particulière, les experts. Toutefois, l’identification et la quantification de leur rôle et de leur impact sur le processus d’innovation reste encore limitées.
Derrière la notion de ressources humaines est apparu le concept de capital social qui est aujourd’hui un des facteurs mis en avant pour expliquer le développement de l’innovation (Kaasa, 2009, Carmona‐Lavado et al., 2010), du fait de l’émergence des analyses stratégiques par les ressources ‐ resource‐based‐view (Del Canto et Suarez Gonzales, 1999), et de la mise en œuvre en partie des démarches balanced scorecard.
La question de la mesure se pose néanmoins, même sur les inputs qui déterminent les processus d’innovation (Nixon, 1998). Dénombrer des effectifs est encore possible, qualifier leur effort ou leur compétence semble en revanche plus difficile.
3.3. Les indicateurs d’interactions en interne et avec son environnement Dans cette catégorie, nous pouvons distinguer trois types d’indicateurs. - les indicateurs de coopération et de réseaux - les indicateurs d’externalités de connaissance - les indicateurs des activités d’innovation au‐delà du département R&D et Innovation Les indicateurs de réseaux L’utilité des réseaux de coopération ou consortiums de R&D a été mise en évidence par les auteurs en économie et en gestion (Mothe, 2001, Belderbos et al. 2004, Mowery, 1998 ; Negassi, 2004 ; Powell et al. 2009). Ce phénomène s’accroit dans un monde où la logique d’open innovation commence à se généraliser. Un suivi des partenariats s’impose donc maintenant pour le pilotage de l’innovation. Les indicateurs les plus classiques sont le nombre de contrats de collaboration. Toutefois, ce comptage n’est pas simple puisqu’il existe une diversité de contrats allant du simple contrat de sous‐ traitance au laboratoire commun. Par ailleurs, ces relations peuvent formelles ou informelles. Cette complexité souligne la nécessité de dépasser cet indicateur. En effet, la prise en compte des participations et des apports de ces relations est complexe car il s’agit d’un nécessaire arbitrage entre compétences données/compétences reçues difficile à quantifier. De telles relations, si elles sont de plus en plus nécessaires, posent la question cruciale du partage des résultats des recherches. Par ailleurs, si la centralité au sein d’un réseau est généralement considérée comme source de connaissances, il existe des coûts non négligeables à l’entretien des réseaux (notamment en termes de temps consacré à cette activité).
Ainsi, la participation à des coopérations ou l’inscription dans un réseau ne peut constituer le seul indicateur pour mesurer l’accès aux connaissances externes. Il est notamment nécessaire de prendre en compte les coûts d’entretien (notamment en comptabilisant le temps passé en ETP/an) ainsi que la nature et l’apport des partenaires. Des indicateurs généralement utilisés reposent sur la diversité des partenaires, susceptibles d’apporter ainsi des connaissances diversifiées ou sur l’intensité des relations et leur historique. Néanmoins, si des relations historiques assurent une certaine stabilité et fiabilité, notamment grâce à la confiance développée entre les équipes, elles peuvent générer des effets de lock‐in technologiques si les compétences des équipes ne se renouvellent pas suffisamment.
Les indicateurs d’externalités de connaissances
La littérature souligne le rôle des externalités de connaissances dans le processus d’innovation. Elles résultent de mécanismes de transmission hors marché, technologiques et institutionnels notamment. Elles peuvent se définir comme le bénéfice de connaissances perçu, sans compensation financière, par un agent qui n’est pas responsable de l’investissement lié à la création
de ces connaissances. On perçoit tout l’enjeu de maximiser pour l’entreprise l’entrée d’externalités de connaissances (incoming spillovers) tout en limitant ses propres externalités (outcoming spillovers). Généralement considérées comme localisées, les externalités constituent un des arguments pour l’élaboration des pôles de compétitivité. Gallié (2009) montre néanmoins qu’elles sont localisées dans les réseaux, et donc que la distance ne compte que partiellement. La participation à une conférence ou à un colloque, les travaux de veille sur les brevets et les publications, disponibles dans le domaine public, constituent des indicateurs d’externalités pour les entreprises.
On pourrait considérer que comme certaines relations sont difficilement quantifiables financièrement au sein même des entreprises, elles résultent de mécanismes hors marché. Il existerait alors des externalités « en interne » qui pourraient être des connaissances issues de la recherche et exploitées, sans coût, dans les différentes filiales de l’organisation ou inversement des connaissances d’autres départements qui viendraient enrichir le processus d’innovation. On pense dans ce cas là à des indicateurs comme la mobilité d’ingénieurs de Business units (BU) vers le centre de R&D ou bien à des séminaires internes entre BU et centre de recherche pour favoriser la fertilisation croisée. Si quelques entreprises ont déjà pris conscience de ce phénomène, la réflexion sur la manière de quantifier ces différents aspects doit se généraliser.
Les indicateurs des activités d’innovation au‐delà la fonction R&D et Innovation
Parallèlement à la prise en compte des activités de coopération et des apports externes à l’entreprise, les relations avec les autres activités de l’entreprise apparaissent cruciales pour garantir le succès de l’innovation et réduire les délais de mise sur le marché. Chiesa et al. (2009) mettent en avant dans ce cadre les indicateurs qui démontrent une orientation marché des différents projets de R&D : le montant des dépenses promotionnelles, le % de projets lancés pour répondre à une demande du marché, la précision et la qualité de l’interprétation des demandes des clients (nombre de clients inclus dans l’équipe projet, % du budget dédié à l’analyse des besoins des clients). Il manque encore néanmoins, des indicateurs plus contextuels à chaque projet relatifs aux conditions d’environnement du projet (comme des indicateurs « d’interaction » montrant l’existence ou non de relation et donc d’échanges avec d’autres départements, services R&D ou projets par exemple).
Morand et Manceau (2009) ont souligné par exemple l’importance de « construire une véritable interaction entre la R&D et le marketing » pour innover efficacement. En effet, le seul processus de R&D ne conduit pas nécessairement à la réalisation d’une innovation, mais il doit s’intégrer au sein d’une démarche organisationnelle globale.
Ces auteurs précisent que la capacité d’innovation est liée à la taille de l’entreprise : une entreprise qui vient de se créer dépend essentiellement de la créativité de ses fondateurs, les entreprises de taille moyenne s’appuient principalement sur le marketing dans le but d’assurer le succès des innovations, et dans le cas des grandes entreprises, le principal enjeu consiste à favoriser la transversalité. La transversalité dans l’entreprise consiste principalement à faire travailler ensemble des professionnels d’horizon différent par la création d’équipes inter‐fonctionnelles, incluant généralement la R&D, le marketing et les services techniques. Un indicateur de transversalité est‐il envisageable ?