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"Un camp de la liberté" : l'idéologie contre-hégémonique des centrales syndicales québécoises (1966-1977)

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(1)

«UN CAMP DE LA LIBERTÉ»

L'IDÉOLOGIE CONTRE-HÉGÉMONIQUE DES CENTRALES SYNDICALES QUÉBÉCOISES (1966-1977)

MÉMOIRE PRÉSENTÉ

COMME EXIGENCE PARTIELLE DE LA MAÎTRISE EN HISTOIRE

PAR

MATHIEU MELANÇON

(2)

UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL Service des bibliothèques

Avertissement

La diffusion de ce mémoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles supérieurs (SDU-522 - Rév.1 0-2015). Cette autorisation stipule que «conformément à · l'article 11 du Règlement no 8 des études de cycles supérieurs, [l'auteur] concède à l'Université du Québec à Montréal une licence non exclusive d'utilisation et de publication de la totalité ou d'une partie importante de [son] travail de recherche pour des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, [l'auteur] autorise l'Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des copies de [son] travail de recherche à des fins non commerciales sur quelque support que ce soit, y compris l'Internet. Cette licence et cette autorisation n'entraînent pas une renonciation de [la] part [de l'auteur] à [ses] droits moraux ni à [ses] droits de propriété intellectuelle. Sauf entente contraire, [l'auteur] conserve la liberté de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»

(3)

dans ce cheminement qui fut parfois tortueux, tiraillé que j'ai pu 1' être entre cette entreprise et d'autres engagements. Merci d'avoir poursuivi cette route avec moi, mais aussi de m'avoir aiguillé vers un propos, que j'espère plus cohérent. Merci aussi de ne pas avoir hésité à mettre les points sur les i lorsque c'était nécessaire.

Merci à mon amoureuse et compagne Emmélia qui, en plus de me faire le plaisir de partager ma vie, aura su non seulement calmer mes angoisses par son empathie, mais aussi me motiver à aller toujours un peu plus loin par sa vive intelligence. Merci aussi à tous mes ami-e-s qui m'ont fourni l'évasion nécessaire pendant des mois de rédaction qui devenaient· plus longs à mesure que les journées devenaient plus courtes. Merci à Catherine Lucier des archives de la CSQ pour son aide précieuse, et combien efficace, et à Alexandre Leduc qui m'a ouvert les portes de celles de la FTQ. Merci aussi à mes parents dont le support m'a toujours été précieux et dont l'exemple aura inspiré mes projets académiques.

Merci aux militant-e-s d'hier dont les luttes m'ont inspiré autant qu'elles ont inspiré ce mémoire. Merci aux militant-e-s qui ont marqué mon parcours au cours de la dernière décennie. Une pensée particulière à ceux et celles du Syndicat des employé-e-s étudiant-e-s de l'UQAM, avec lesquels j'ai vécu quatre mois de grève pour le respect (décembre 2015-avril 2016). Finalement, merci aux militant-e-s d'aujourd'hui et de demain de ne rien lâcher et surtout de continuer à rêver d'un monde remis à 1' endroit.

(4)

TABLE DES MATIÈRES

REMERCIEMENTS · ...

ii

LISTE DES ABRÉVIATIONS, SIGLES ET ACRONYMES ...

v

RÉSUMÉ ...

vi

INTRODUCTION ...

1

CHAPITRE!

MÉTHOD.OLOGIE

ET BILAN HISTORIOGRAPHIQUE ...

10

1.1

Bilan historiographique ... ... : .. ... 11 1.1.1 Questions de causes ... · ... 11 1.1.2 Questions d'hégémonie ... 17 1.1.3 Question de fin ... 22

1.2

Sources et méthodologie ... 26

CHAPITRE II

«UNE SOCIÉTÉ NOUVELLE ... ÇA TOMBERA PAS DU CIEL!»:

NOUVEAU RÔLE, ESSOR DE LA CRITIQUE ET ESQUISSE DE

SOLUTIONS (1966-1970) ...

31

2.1

Une redéfinition de soi ... 32

. 2.1.1 Sortir du cadre corporatif ... 32

2.1.2 Vers le contre-pouvoir? ... 3 7 2.1.3 Atttonomie ott parti? ... 41

2.2 Planification ... 44

2.2.1 Civiliser la société: les centrales, parti de 1' Ordre? ... 45

2.2.2 Pour un développement à la hauteur des attentes modernes ... 4 7 2.3 Participation ... 51

(5)

2.3.1 Technocratie et crise de légitimité ... 52

2.3.2 La planification démocratique ... 56

2.4 Contestation ... 62

2.4.1 L'étincelle ... 63

2.4.2 Face à une fausse démocratie ... 65

2.5 Conclusion ... 70

CHAPITRE III

«IL N'Y A PLUS D'AVENIR POUR LE QUÉBEC DANS LE

SYSTÈME ÉCONOMIQUE ACTUEL»: GUERRE

À

OUTRANCE,

SOCIALISME

E~

HÉSITATIONS (De la crise d'Octobre à l'élection du

Parti québécois) ...

72

3.1 De conflits en conflits ... ~ ... 73

3 .1.1 Affrontements avec 1' État ... 73

3 .1.2 Explosion des conflits de travail ... 78

3.2 Un syndicalisme de combat ... 81

3 .2.1 Expérience et histoire ... 82

3 .2.2 Recentrage ouvrier ... 85

3.3 Une idéologie syndicale socialiste ... 89

3.3.1 Une critique systémique: sus à l'État capitaliste ... 89

3.3.2 Projet de société: socialisme progressif et coopératif ... 98

3.3.3 Comment s'y prendre? Un Parti? Ouvrier ou Québécois? . ." ... 104

3.4 La fin d'ttne époqtte ... 112

3.5 Quelle place pour un discours féministe? ... : ... 116

3.6 Conclusion ... 121

CONCLUSION ... 123

(6)

CAP CSN CEQ CEQ CIC CSD FRAP FTQ M-L PLQ PQ UQAM

Liste des abréviations et acronymes

Comité d'actions politique Centrale des syndicats nationaux Corporation des enseignants du Québec

Centrale de l'enseignement du Québec (À partir de 1974) Corporation générale des instituteurs et institutrices catholiques Centrale des syndicats démocratiques

Front d'action politique

Fédération des travailleurs (et travailleuses) du Québec Marxistes-léninistes

Parti Libéral du Québec Parti Québécois

(7)

ralentissement des réformes de la Révolution tranquille, associé à la montée de mouvements nationalistes et de gauche, va pousser les centrales syndicales à repenser leur rôle social, à travers une politisation de leur pratique et discours, mais aussi dans une volonté de se présenter comme un contre-pouvoir dans une perspective de lutte hégémonique. Entre 1966 et la crise d'Octobre, les centrales syndicales vont progressivement dépasser leurs divisions dans le cadre d'une unification idéologique autour d'un projet de société visant une planification et une intervention étatique de grande envergure, mais aussi autour du développement d'un projet de démocratisation, de l'État jusqu'à l'usine.

Suite à un grand nombre de confrontations avec 1 'État, -et alors que le nombre des conflits de travail explose, les centrales vont redéfinir leur pratique comme étant fondamentalement confrontationnelle. Suite à leurs analyses, elles vont développer une critique systémique de classe de la société et présenteront les gouvernements comme de simples marionnettes du grand capital. L'association du syndicalisme avec le mouvement nationaliste ascendant, s'il a permis d.' élargir la portée du discours syndical, le liera toutefois au Parti québécois. Lors de 1' arrivée au pouvoir de ce dernier, le mouvement ouvrier, frappé par la crise économique et le tournant néolibéral, abandonnera progressivement ses critiques et son discours radical et favorisera la concertation.

MOTS-CLÉS: 1966-1977, Centrale des syndicats nationaux (CSN), Fédération des travailleurs du Québec (FTQ), Centrale de l'enseignement du Québec (CEQ), Révolution tranquille, syndicalisme, Idéologie, Hégémonie, Socialisme, Démocratie, Grèves, Planification, Participation, Mouvement syndical, Québec.

(8)

INTRODUCTION

À partir des années 1960, le Québec vit une période d'effervescence politique. La société québécoise est agitée par un mouvement nationaliste de la majorité francophone qui en vient à espérer atteindre 1' émancipation sociale, économique et politique avec l'indépendance de la province. Une vague de nouveaux mouvements progressistes vient bouleverser la paix sociale et la question de 1' avenir du Québec se pose avec force, alors que le système capitaliste est décrié comme étant contraire aux intérêts de la majorité. Le statu quo paraît de plus en plus intenable pour plusieurs, et des propositions de transformations sociales sont formulées. Les centrales syndicales québécoises sont au cœur de ces propositions. Elles développent une critique systémique ainsi qu'un projet de société qui les posent de plus en plus éomme un contre-pouvoir. À ce moment, le nombre et la radicalité des conflits syndicaux mènent l'historien Bryan Palmer à identifier le Québec comme «le centre syndical de l'action directe en Amérique du Nord» pour la période 1960-19701

• Ce mémoire

tentera de contribuer à 1' état des lieux des formations de gauche qui vont marquer le Québec à travers Pétude du discours syndical pendant sa période radicale. Il s'agira donc d'analyser le propos des centrales syndicales pour en dégager leurs visions du monde, leurs projets et la ou les manières par lesquels elles entendent en faire une réalité. En d'autres mots, comprendre, comme le dit lan Mckay:

1 Bryan. D. Palmer, Working-Class Experience: Rethinking the History of Canadian Labour :

(9)

How does one bring into the mainstream a movement requiring a radical disengagement from, indeed, a scathing and damning critique ôf the surrounding socio political order? How do you convert the events of everyday life into a cumulative struggle for a world that is truly otherwise2

À partir de 1965, les centrales syndicales vont devenir plus sensibles aux pressions des mouvements socio-communautaires, étudiants et nationalistes qui se développent alors, sans oublier celles provenant de leurs propres membres. Les centrales syndicales ne souhaitent pas être à la remorque et vont entreprendre un enrichissement rapide de leurs réflexions et demandes, allant jusqu'à développer une critique systémique et un projet de transformation sociale centré sur l'intervention massive d'un État démocratisé. Portées par l'effervescence politique et sociale au Québec et dans le monde, les réflexions syndicales vont mener à une critique de plus en plus acerbe de la société capitaliste. Les réformes et le début de la planification économique (syndicalisation et droit de grève du secteur public, programmes sociaux et prospérité économique) créent les conditions favorables à la combativité syndicale et à la formulation d'attentes et d'espoirs qui, ne pouvant qu'être déçus, attiseront les braises de la révolte. L'essoufflement des réformes de la Révolution tranquille, la crise d'octobre 1970, la lutte contre l'État-employeur, et, plus largement, les nombreux conflits de travail vont confirmer le processus de radicalisation. Le syndicalisme en viendra à présenter le patronat et l'État comme une classe dominante dont les intérêts sont fondamentalement opposés à ceux de la population. Cette nouvelle grille d'analyse mènera les centrales

a

critiquer systématiquement la légitimité démocratique des gouvernements et à élaborer un projet socialiste de réalisation d'une démocratie véritable.

2 lan Mckay. Reasoning Otherwise: Lefiists and the People's Enlightenment in Canada, 1890-1920, Toronto, Between the Lines, 2008, p. 7.

(10)

3

Problématique

Nous entreprenons cette démarche dans l'objectif d'enrichir la compréhension de 1 'histoire du syndicalisme et, plus largement, des mouvements de masse visant une transformation sociale radicale. En ce sens, nous orienterons notre travail vers 1' analyse de 1' idéologie socialiste du mouvement syndical. La thèse centrale de ce mémoire est que les centrales syndicales ont non seulement adopté, à travers leurs discours, une critique systémique de la société, mais ont aussi esquissé un projet de transformation socialiste visant à réaliser les promesses démocratiques en libérant la population des multiples restrictions imposées par le régime capitaliste. Nous verrons toutefois que les centrales n'ont que peu élaboré sur les moyens de réaliser ce projet de société. Cela s'explique par le fait que la durée du moment radical syndical a été très brève. Il est logique que, dans le cadre du développement d'une idéologie, la critique précède la solution, et que cette dernière devance le plan d'action.

Nous croyons donc que le discours des centrales à l'endroit de leurs membres et du public en général ne doit pas être pris à la légère. Au fil de ce mémoire, nous allons d'ailleurs tenter de répondre à l'invitation de Mckay, qui appelle à s'intéresser à l'histoire des formations de gauche. Mckay définit une formation comme un outil anal)tique décrivant:

a historie bloc in emergence - an attempt ta transcend the iron !agie of economie and social determinism [ ... ] by the formation of a neH· historical agent, a camp/ex unity made up of unique individuals ami dst contrasting and even contradictory social forces but united by its 01-1m distinctive

(11)

living otherwise. Each formation is, in ifs period of dominance ''that section that pushes forward al! others '' on the left3•

Pierre Beaudet affirme l'importance du processus de radicalisation des syndicats dans la mesure où ceux-ci, contrairement aux autres mouvements populaires, disposent d'un «appareil sophistiqué, des ressources» et d'un «membrariat établi et relativement" stable»4• Cela implique une capacité d'influence bien plus

importante que la plupart des groupes de gauche. Durant cette période, les centrales syndicales québécoises sont indéniablement les institutions les plus influentes au sein de la formation de gauche de la société québécoise. Cela nous pousse à nous questionner sur la manière dont la société a pu être influencée par les centrales, mais aussi sur la façon dont la société, par un phénomène d'interpénétration, a transformer les centrales. Ainsi, à travers l'étude du discours des centrales, c'est finalement la société québécoise que nous souhaitons contribuer à découvrir, comme 1 'historien anglais Christopher Hill 1' avance, «Historians are interested in ideas not only because they influence societies, but because they reveal the societies which give rise to them»5•

Cette formation suppose un schème narratif et une pratique qui rompent avec ce qui est considéré comme légitime par l'hégémonie libérale canadienne. Pour étudier ces phénomènes, nous nous attèlerons donc à dégager un discours commun aux centrales syndicales québécoises du Front commun en tant que formation de gauche dominante de la période. Ce chemin que nous empruntons sur la voie de l'histoire des idées, c'est dans le sillage d'une histoire sociale culturelle, notamment

3 lan Mckay, Rebels, Reds, Radicals: Rethinking Canada's Left History, Toronto, Between the Lines, 2005, p. 112.

4

Pierre Beaudet, «La radicalisation des mouvements sociaux dans les années 1970», Bulletin

d'histoire politique, vol 19, no 2, Hiver 2011, p. 99.

(12)

5

tracée par Yvan Lamonde6

, qui reconnaît- avec Fernand Dumont- que «les valeurs

ne sont pas des idéaux abstraits qui rôderaient comme des feux follets au-dessus des sociétés»7, mais qu'elles s'inscrivent dans la société, et les luttes, qui les voit naître. Nous nous rallierons de plus à McKay, qui réaffirme l'importance des idées comme éléments actifs de 1' ordre social et politique, et qui suggère de s'intéresser au langage constitutif d'une formation, et pas seulement aux discours et actes des chefs et autres «grands hommes» 8.

· McKay affirme qu'au-delà de l'analyse du discours, «the research is even more interested in the general rules and assumptions, the grammar and the syntax, underlying those statements»9, soit son langage constitutif. Plutôt que de porter un

jugement ou de se limiter à en recenser les positions10, il s'agit d'appréhender l'univers de sens créé par l'agent historique que sont les centrales syndicales, et comprendre comment celui-ci a structuré son militantisme et sa participation dans la lutte culturelle qui définit les contours de l'hégémonie. Cette approche a 1' avantage de permettre une réflexion plus globale sur l'expérience du syndicalisme politique sans nier ou gommer les différences majeures entre les centrales. C'est donc cette tentative d'établir une nouvelle hégémonie culturelle que nous nous proposons d'étudier. Cette tâche pourra s'accomplir, d'une part, par le développement rapide des moyens de communication des centrales 11

, mais aussi à travers le niveau de langage - plutôt

6 Yvan Lamonde, «L'histoire sociale des idées comme histoire intellectuelle», Afens. Revue d'histoire

intellectuelle de 1 'Amérique française, vol. 1 ,no 2, 2001, p. 87-96.

7 Fernand Dumont, La société québécoise après 30 ans de changements, Québec, L'Institut québécois

de recherche sur la culture, 1990, p. 20.

8 1. Mckay. Reasoning Othenvise: Lefiists and the People 's Enlightenment in Canada, 1890-1920,

op.cit., p. 6.

9 lan Mckay, Reasoning Othervv·ise: Lefiists and the People's Enlightenment in Canada, 1890-1920,

op.cit., p. 6.

10 lan Mckay. Rebets, Reds, Radicals: Rethinking Canada's Lefi History. op.cit., p. 130.

11 «Tenter de dépasser la convention collective», Le Travail, vol. 43, no 9, décembre 1967, p. 6.; Éditorial, «On est bon à la FTQJ>, Le A/onde ouvrier, 52e année, no 8, octobre 1967, p. 1.; «Les instituteurs se donnent des journaux», L'enseignement, vol. 20, no 17, 1er mai 1967, p. 11.

(13)

populaire. À terme, ce processus débouchera sur un projet de socialisme démocratique qui ne manquera pas de marquer la période, les luttes qui s'y découlent ainsi que l'horizon politique que se fixent les militant-e-s. En évitant de présenter ce moment comme un épisode bâclé et sans lendemain 12, nous pourrons mieux évaluer sa contribution au développement d'un projet contre-hégémonique cohérent ayant enthousiasmé des milliers de personnes.

En effet, lorsqu'elle présente le projet politique des centrales, l'historiographie le juge flou et inachevé, voire immature. Elle décrit un projet «sans perspectives à long terme, en miettes ou en pièces détachées, tout en étant encore dans 1' incapacité d'en faire une synthèse ou un bilan global...» et des centrales finalement «incapables d'un projet politique cohérent»13• Avec Bernard Solasse, nous postulons que «Le risque demeurerait, ce faisant, d'oublier qu'à terme ces prises de position se complètent, s'intègrent, forment un tout, une continuité intégrée, ce qui leur confère une force de persuasion qui ira s'accroissant»14• Avec Marc Angenot nous avançons que:

Plutôt que de chercher à voir ce que le mouvement ouvrier a omis d'étudier et de diffuser, il convient sans doute de chercher d'abord à comprendre ce que furent positivement le langage, la rhétorique persuasive, les images et les formules, l'«historiosophie» et les moyens d'interpréter l'actualité qui ont accompagné effectivement -et non par omission- l'histoire du socialisme15•

12 Roch Denis. Serge Denis, Le syndicalisme face au pouvoir. Syndicalisme et politique au Québec de

1960 à 1992, Ottawa, Éditions du Vermillon, 1992, p. 41. ·

13 Louis Le Borgne, La CSN et la question nationale depuis 1960, Montréal, Les éditions Albert

St-Martin, 1976, p. 35.

14 Bernard Solasse, «Les idéologies de la Fédération des travailleurs du Québec et la Confédération des syndicats nationaux, 1960-1978» dans Fernand Dumont, dir, Idéologies au Canada français,

1940-1976, Tome II, op.cit., p. 233-234.

15 Marc Angenot, La Propagande socialiste. Six essais d'analyse du discours, Paris, L'Univers des discours, 1997, p. 11.

(14)

7

L'historiographie commence à peine à adopter une lecture de cette période charnière du syndicalisme québécois qui ne se concentre pas 16 sur 1' échec du parti

ouvrier17

, sur la question nationale18 ou sur les intérêts institutionnels des centrales19.

Il nous apparaît surtout, en accord avec McKay20, que 1' idéologie syndicale doit être

analysée pour ce qu'elle prétendait être, plutôt que de l'instrumentaliser pour justifier des développement ultérieurs. Nous espérons donc, par ce mémoire, éclairer une expérience spécifique du mouvement ouvrier québécois qui a nourri la volonté de penser la société autrement. En d'autres mots, nous devons éviter de présenter le discours radical syndical comme une simple erreur ou parenthèse dans l'histoire d'un syndicalisme qui serait, dans son essence, pragmatique ou réformiste.

16

Alexis Dubois-Campagna, «Pour un syndicalisme de lutte de classe ! » : les groupes marxistes-leninistes et le mouvement syndical au Quebec, 1972-1983, mémoire de M.A. (Histoire), Université de

Sherbrooke, 2009, 186p; Hubert Forcier, La représentation du sujet ouvrier: Analyse du discours syndical québécois de 1949 à 2009, mémoire de M.A. (Sociologie), Université du Québec à Montréal, 2010, 152p; Jaouad Laaroussi, Aux origines du syndicalisme étudiant de combat: «Participer c'est se faire fourrer!» Concertation Participation et Contestation dans les CÉGEPS de Montréal et à

l'UQAJ..f (1963-1976), mémoire de M.A. (Histoire), Université du Québec à Montréal, 2016, 136p

17 Roch Denis et Serge Denis, Les syndicats face au pouvoir. Syndicalisme et politique au Québec de

1960 à 1992, Ottawa, Les éditions du Vermillon, 1992, 196p; Jacques Rouillard, «Le rendez-vous

manqué du syndicalisme québécois avec un parti des travailleurs (1966-1973)», Bulletin d'histoire politique, vol19, no 2, hiver 2011, p. 16-182.

18 Louis Le Borgne, La CSN et la question nationale depuis 1960, op.cit., p. 134.; François Cyr et Rémi Roy, Éléments d'histoire de la FTQ. La FTQ et la question nationale, Montréal, Éditions Albert

St-Martin, 1981, p. 76-77.; Richard Dean Brender, Workers of Quebec, Secede! : Quebec's Labor Unions and Canadian National Unity, 1960-1976, thèse de Ph.D, (Philosophie), New York, Université Columbia, 2001, 731 p. ; Charles Halary, «Le débat sur les relations entre conscience de classe et conscience nationale au Québec de 1960 à 1976», Anthropologie et Sociétés, vol. 2, no 1,

1978, p. 149-165.; Mathieu Lapointe, «Entre nationalisme et socialisme : Raoul Roy (1914-1996) et les origines d'un premier indépendantisme socialiste au Québec, 1935-1965», revue d'histoire intellectuelle de l'Amérique française, vol. 8, no 2, 2008, p. 281-322; P. Beaudet, Quel socialisme? Quelle démocratie, La gauche québécoise au tournant des années 1970-1980, op.cit., p. 85-123.

19 Stéphanie Poirier, Le Conseil central des syndicats nationaux de J..,fontréal (CSN) à l'heure de la

radicalisation syndicale, 1968-1980, mémoire de M.A. (Histoire), Université de Montréal, 2005, 110p;

Yvon Charbonneau, Cartes sur table. Syndicalisme, politique, diplomatie, Gatineau, Éditeur M, 2016,

461p; Jacques Rouillard, Le syndicalisme québécois. Deux siècles d'histoire, Montréal, Les Éditions

du Boréal, 2004, 335p

(15)

coopératif et nationaliste. Ce quotidien se présentait comme «la réponse populaire à la domination de la presse soit par la dictature économique, politique, culturelle, soit par les intérêts particuliers qui soutiennent cette dictature»21 et constitue donc une autre forme probante du projet contre-hégémonique de la gauche québécoise à cette époque. Nous nous concentrerons toutefois sur les contributions des centrales à cette formation idéologique, dans la mesure où elles nous semblent avoir eu un impact beaucoup plus important sur la société québécoise en tant qu'organisations de masses.

Après avoir fait l'analyse de l'historiographie pertinente et exposé nos sources et notre méthodologie, nous procéderons à 1' étude de la période de politisation des centrales syndicales qui s'étend de 1966 à 1970. Elle s'ouvre après l'arrivée d'une nouvelle garde de militant-e-s, plus critique de la Révolution tranquille, qui cherche à faire des syndicats des acteurs prépondérants dans la définition de la société désirée. De plus, elle tente de renouveler le syndicalisme à travers un engagement politique et social fort. Cette phase est marquée par la désillusion vis-à-vis des réformes en cours, mais aussi par une radicalisation et une convergence idéologique des centrales: Cette évolution est causée par le glissement de la perception de l'État, qui passe d'allié à ennemi potentiel, ce phénomène culminant avec la Crise d'octobre. Notre seconde période se déroule de 1971 à 1977, un moment de consolidation de cette radicalisation. Associée à la lutte du Front commun de 1972 et à de très durs conflits de travail, la situation convaincra les centrales que la réalisation de leurs revendications ne peut prendre place sous le capitalisme. Il s'agit dorénavant de 21 Jacques Keable, Québec-Presse: un journal libre et engagé (1969-1974), Montréal, Les Éditions Écosociété, 2015, p. 32.

(16)

9

transformer profondément la société québécoise dans la vo1e d'une véritable démocratie, économique comme politique. La période est aussi caractérisée par un retour des centrales syndicales sur la question du travail. Elle se clôt suite à 1' élection du Parti québécois en 1976 qui - en mobilisant les espoirs de vastes pans de la population québécoise - offrira une porte de sortie à un syndicalisme assailli par la crise économique et les mesures anti-inflation, neutralisant ainsi le discours socialiste. Il deviendra en effet difficile pour le mouvement syndical de peindre le pouvoir comme un ennemi de classe alors que celui-ci se targue d'avoir un préjugé favorable aux travailleurs et travailleuses et met en place des réformes longuement réclamées. Cela se produit alors que_la capacité syndicale de lutte est fortement mise à mal par la crise économique qui frappe le secteur privé, par les· mesures anti-inflation qui limitent les gains syndicaux et par une contre-attaque patronale et étatique. La situation globale mène ainsi le mouvement à un abandon relativement rapide de ses projets de transformations sociétales et de sa critique systémique.

(17)

Dans le cadre de ce premier chapitre, nous donnerons un aperçu de la production historiographique et académique pertinente à ce mémoire. Dans cette optique, nous nous intéresserons à trois approches de l'historiographie sur l'idéologie politique des centrales syndicales québécoises dans les années 1960 et 1970. Nous soulèverons d'abord les raisons expliquant l'émergence du moment radical du syndicalisme québécois qui ont été identifiées dans l'historiographie. Nous nous pencherons ensuite sur l'enjeu de l'hégémonie culturelle et sur l'importance des discours dissidents dans la constitution de l'imaginaire politique d'une société. De plus, nous observerons comment 1 'historiographie a traité la fin de la période radicale des centrales. Finalement nous présenterons le corp1:1s de sources sur lequel repose notre démarche.

(18)

11

1.1 BILAN HISTORIOGRAPHIQUE

1.1.1 Questions de causes

L'historiographie tend à expliquer l'émergence du phénomène de radicalisation syndicale de deux manières. Soit à travers les conditions politiques, sociales et économiques qui caractérisaient le Québec au début de notre période, soit par l'expérience des militant-e-s. L'historien Bryan D. Palmer, dans son Canada 's 1960s, The Irony of Jdentity in .a Rebellious Era, remarque que la population québécoise francophone se trouvait alors dans une situation de discrimination socio-économique systématique qui la confinait dans un état de pauvreté favorisant la montée d'un nationalisme lui étant propre:

The cry of 'Revolution Now!' rang out in many quart ers in the 1960s, but perhaps nowhere was it voiced more loudly and with more feeling than in Que bec. [ ... ] Que bec parti cul ar oppression meant that it was in the fore front of both socialist and contercultural ·challenges to the mainstream of the Canadian nation in the 1960s. ft did so out in a fusion of class and national aspiration1

•••

Pour Jacques Rouillard, ce sont justement les réformes de modernisation menées durant la Révolution tranquille - comme réponse de l'État québécois aux conditions socio-économiques de la majorité francophone - qui ont été au cœur de la radicalisation syndicale. 'L'arrivée massive des salarié-e-s du secteur public et les réformes sociales (droit de syndicalisation, droit de grève, programmes sociaux) vont

1 Bryan D. Palmer, Canadas 1960s: The Ironies of Jdentity in a Rebellious Era, Toronto, University of Toronto Press, 2009., p. 313.

(19)

nourrir les attentes des centrales qui seront éventuellement déçues par le refus gouvernemental d'y répondre. Selon l'historien:

Mais le changement social profond qui accompagne la Révolution tranquille aiguise en même temps les attentes du mouvement syndical au point où, au milieu des années 1960, celui-ci il ne se satisfait plus de l'idéologie de «rattrapage» qui inspire les politiques du gouvernement Lesage. Il veut pousser plus avant les réformes dans le sens d'une redéfinition fondamentale de 1' organisation économique de la société, en mettant de 1' avant un projet socialiste de société. Les résistances de 1' État

et d'autres agents socio-économiqu~s provoquent des frustrations qui

débouchent sur des affrontements majeurs, tant au niveau de l'entreprise que de la société. On peut donc parler d'une radicalisation du syndicalisme québécois qui se manifeste à la CSN dès 1966 et chez les deux autres centrales à partir de 1970. Cette radicalisation est largement le fruit des espoirs que la Révolution tranquille a fait naître pour les décevoir rapidement2•

Carla Lipsig-Mummé soutient que l'origine de la CSN (CTCC) et de la CEQ (CIC), comme parts d'un large mouvement religieux, va profondément influencer les militant-e-s de ces organisations. Lipsig-Mummé avance que cette condition première va fournir à ces centrales, lors de leurs radicalisations dans les années 1960, «with both the organizational tradition and internai structures to mobilize their members in a new, anticapitalist struggle»3. Mckay, dans le cadre de sa classification des formations de la gauche canadienne, avance également une analyse sur la spécificité du cas québécois. Il identifie la formation dominante de la Grande dépression et de

l'après-guerre comme étant celle des Radical planners and State builders, une

formation qui visait à transformer l'État canadien en État socialiste par la voix des urnes et qui, pour ce faire, entreprenait d'évacuer les thématiques plus polémiques généralement associées au socialisme, tel que la lutte des classes ou la dictature du 2 Jacques Rouillard, Le syndicalisme québécois. Deux siècles d'histoire, Montréal, Les Éditions du

Boréal, 2004, p. 140.

3 Carla Lipsig-Mummé, «Future Conditionnai: Wars of Position in the Quebec Labour Movement»,

(20)

13

prolétariat4

• Mc Ka y note que le Québec a été grandement sous-représenté dans les

formations de gauche qui ont précédé les années 1960-70. Il remarque toutefois que la province sera impliquée, avec une intensité beaucoup plus grande que le reste du pays, dans la formation de gauche des décennies 1960-70, que 1' auteur identifie comme celle de la New Le ft et du nationalisme québécois5• Il avance que la faiblesse des planificateurs radicaux au Québec peut avoir contribué à la force particulière de cette formation de gauche au Québec pendant notre période: «These earlier formations,

if

they had been stronger, might arguably have diverted New-Leftism into other channels (as was perhaps the case with the NDP in much of anglophone Canada)» 6.

Cette formation de gauche s'est développée à trayers différentes luttes et défis. Afin d'expliquer pourquoi les conditions socio-économiques préexistantes des francophones n'ont pas mené plus tôt à une radicalisation, Palmer présente les quinze années au pouvoir de Maurice Duplessis comme un catalyseur. Le règne de l'Union nationale a eu un impact profond sur la politique québécoise, de par son antisyndicalisme et sa collaboration enthousiaste à l'impérialisme économique angle-saxon. L'attitude hostile de Duplessis face au mouvement ouvrier7 et les luttes ouvrières ayant marqué la mémoire collective, telle que la grève d'Asbestos, sont déterminantes pour Palmer. Selon l'auteur, c'est donc la volonté des centrales syndicales québécois~s d'entreprendre la lutte politique contre le pouvoir duplessiste qui a véritablement transformé le syndicalisme, mais aussi la culture politique de la province: «On the eve of the 1960s, the Que bec labour movement had transformed French Canada through its lvillingness to confront one of the most viciously anti-4 lan Mckay, Rebets, Reds, Radicats: Rethinking Canada's Left History, op.cit., p. 170.

5 Section qui se trouve être particulièrement peu développée quand on la compare aux vagues précédemment décrites par McKay.

6 lan Mckay, Rebets, Reds, Radicats: Rethinking Canada's Left History, op.cit., p. 186. 7 Ibid,

(21)

.labour provincial regimes in Canada»8

Hélène David soulève que c'est l'usage des

lois spéciales, que le gouvernement québécois va utiliser de plus en plus à partir de 1967, qui va forcer le syndicalisme à emprunter une voie politique afin d'y faire face9. Cette approche à l'expérience des luttes est aussi mobilisée par Jean-François Cardin dans son mémoire La crise d'Octobre 1970 et le mouvement syndical québécois. En étudiant la réaction des centrales à ces événements, Cardin en arrive à la conclusion que, si le tournant socialiste existe déjà chez les différentes centrales avant la crise, les événements d'octobre 1970 ont toutefois confirmée la transformation idéologique syndicale, alors que le discours syndical:

se fait plus incisif, plus contestataire, tout en devenant plus insolent et plus Irreverencieux à 1' égard du pouvoir, particulièrement du gouvernement de Robert Bourassa. En effet, selon Louis Fournier, la crise d'Octobre aura eu notamment pour conséquence une certaine érosion du respect des autorités politiques et judiciaires, auprès des porte-paroles syndicaux et de la gauche québécoise. C'est ainsi que l'on doit constater que l'expérience d'Octobre 1970 aura permis au mouvement syndical d'identifier ouvertement dans son discours un nouvel ennemi. On ne craint plus d'attaquer directement l'État et son rôle d'appui à la bourgeoisie dans 1' exploitation des travailleurs 10

Sean Mills postule, quant à lui, que la radicalisation syndicale doit être comprise dans le cadre de l'essor de la tendance anti-impérialiste qui balaie Montréal à partir des années 196011

• De plus, Palmer remarque qu'un nationalisme québécois,

alors bercé par le mouvement des révolutions de libération nationale du

Tiers-8 Ibid., p. 319.

9 Hélène David, «L'état des rapports de classe au Québec de 1945 à 1967», TravazL-c et recherches sur le Québec, vol. 7, no 2, novembre 1975, pp. 33-66.

10 Jean-François Cardin, La crise d'octobre 1970 et le mouvement syndical québécois, mémoire de M.A. (Histoire), Montréal, Université de Montréal, 1985, p. 259-261.

11 Sean Mills, Contester l'Empire. Pensée postcoloniale et militantisme politique à ./1../ontréal, 1963-1972, Montréal, Hurtubise, 2011, p. 228.

(22)

15

Monde12

, pouvait s'allier avec les organisations de la classe ouvrière dans la mesure

où le grand patronat, très majoritairement anglophone, pouvait aisément être associé à

une nation occupante13• Jacques Rouillard note, lui aussi, l'importance des

mouvements de libération nationale sur la radicalisation 14, comme vont le faire Marc Angenot et Tanka Gagné Tremblay. Pour ces derniers, le socialisme s'est développé, au Québec, en tant que renouvellement de l'idéologie nationale et missionnaire de Lionel Groulx, et il est résolument axé sur « un monde global, sans doute fantasmatique, mais immense et épique, où il fraternise dans les luttes anti-impérialistes avec l'Algérie, Cuba, le Vietnam, etc.»15• Les vastes mouvements de

grèves qui agitent alors la France, l'Italie ou les États-Unis participent aussi certainement à ouvrir les horizons du mouvement ouvrier. Philippe Boudreau, qui se conèeritre sur la montée du PQ vers 1 'hégémonie sur le mouvement nationaliste, avance qu': «Ûn assiste donc entre 1968 et 197 6 à une reconfiguration du paysage à gauche sous 1 'effet de cette polarisation provoquée par 1' arrivée du PQ; la seule voie restante à gauche, en termes d'alternative politique, sera celle de la radicalisation extra-institutionnelle.» 16•

Comme l'observe Mckay, une formation de gauche est, le plus souvent, l'affaire d'une génération montante17. Pierre Beaudet observe d'ailleurs l'impact du

rajeunissement du membrariat syndical. Il explique la montée du radicalisme à

12

Bryan D. Palmer, Canadas 1960s: The Ironies of Identity in a Rebellious Era, Toronto, University

of Toronto Press, 2009, p. 325. 13 Ibid, p. 354.

14

Jacques Rouillard, Le syndicalisme québécois. Deux siècles d'histoire, Montréal, Les Éditions du

Boréal, 2004, p. 158.

15 Marc Angenot et Tanka Gagné Tremblay,« De Socialisme 64 à Socialisme québécois ou l'invention du marxisme au Québec», Globe, vol. 14, no 1, 2011, pp. 150.

16 Philippe Boudreau, La politisation comme composante active de l'évolution de la culture mouvementiste: étude du rapport à l'action politique de trois mouvements sociaux québécois, 1980-2009, thèse de Ph.D (science politique), Université d'Ottawa, 2015, pp. 66-67. ·

(23)

travers «1' éveil» d'une génération, principalement montréalaise, issue des jeunesses chrétiennes, des comités citoyens et du mouvement étudiant18• Cette nouvelle

génération, marquée par 1' effervescence politique qui remue la province à partir de la décennie 1960, s'est retrouvée attirée par le mouvement syndical. Selon Mills, suite à

la crise d'Octobre, celui-ci est perçu comme étant le seul contre-pouvoir capable de s'imposer face à la puissance d'un État qui vient d'écraser la gauche montréalaise avec le déploiement de ses forces militaires19. Cette idée de vase communicant entre

syndicats et mouvements sociaux est aussi réfléchie par Larry Isaac, Steve McDonald et Greg Lukasky, qui ont étudié les interactions entre les mouvements contre-culturels de masse et les syndicats américains dans les années 1960. Ils arrivent à la conclusion qu'une relation étroite entre ces deux groupes peut mener à une revitalisation du syndicalisme - une union dont la force, aux États-Unis, n'a jamais atteint le niveau de celle du Québec20•

Dans leur ensemble, les positions susmentionnées participent à bien expliquer la montée de l'idéologie socialiste des centrales. Comme nous l'avons vu, son émergence a été déterminée en grande partie par les conditions matérielles d'existence et par l'expérience des luttes menées par les militant-e-s. Afin d'appréhender la nature de l'évolution politique des centrales, il convient toutefois de s'intéresser à l'hégémonie culturelle pour mieux cerner son fonctionnement et les conditions d'émergence de discours dissidents.

18 Pierre Beaudet, «La radicalisation des mouvements sociaux dans les années 1970», Bulletin

d'histoire politique, vol 19, n 2, Hiver 2011), p. 98-99. mais aussi Louis Favreau et Pierre l'Heureux

qui, dans Le projet de société de la CSN de 1966 à aujourd'hui, Crise et avenir du syndicalisme au Québec, Montréal, Centre de Formation Populaire/ Vie ouvrière, 1984, 269p, adoptent une analyse

plus approfondie, mais finalement semblable à celle de Rouillard et Beaudet.

19 Sean Mills, Contester l'Empire. Pensée postcoloniale et militantisme politique à Afontréal,

1963-1972, op.cit., p. 227.

20 Larry Isaac, Steve McDonald, Greg Lukasik, «Takin' It from the Streets: How the Sixties Mass

Movement Revitalized Unionization», American Journal ofSociology, vol 112, no 1, July 2006, p.

(24)

17

1.1.2 Questions d'hégémonie

Gramsci définit la lutte hégémonique comme une guerre de positions, en opposition à une guerre de manœuvre qui, selon le modèle bolchévique, verrait une prise de pouvoir relativement rapide par un parti révolutionnaire discipliné.

The war of position means thal the party of democracy engages, over decades, in a struggle to change minds and challenge policies. ft struggles to disseminate ils different views of the social order. Often it plays the language of liberalism against itself. ft struggles on a hundred fronts. ft develops a different way of seeing the world. ft fights for the

revolution, but in slow motion21.

La guerre de positions s'inscrit dans 1' expérience tirée de chaque conflit, et ces conflits sont ensuite politisés et liés au développement de la conscience politique, plaçant cette guerre dans une perspective de transformation sociétale sur le long terme. Pour les syndicats, ce type de discours peut potentiellement déséquilibrer les fonctions doubles et contradictoires du syndicalisme identifiées par Jean-Marc Piotte et Mona-José Gagnon22 en participant à une tension politique venant contredire la

fonction d'intégration qu'il joue dans l'organisation du travail. En effet, si chaque conflit est politisé et présenté comme une bataille dans une lutte plus large, il est plus difficile pour le syndicalisme de maintenir des relations de travail apaisées - condition essentielle à sa fonction d'intégration. Comme le soulève· Jean Claude Tardif, les centrales syndicales n'ont jamais procédé à une n1pture complète d'avec leur fonction

21 Mckay. Reasoning Othenvise. Leftists and the People's Enlightenment in Canada, 1890-1920,

op.cit., p. 75.

22 Jean-Marc Piotte, Du combat au partenariat. Interventions critiques sur le syndicalisme québécois, Montréal, Éditions Nota bene, 1998, p. 29-35.; Mona-José Gagnon, «Syndicalisme et classe ouvrière. Histoire et évolution d'un malentendu», Lien social et Politiques, n 43, printemps 2003, p. 23.

(25)

d'intégration23, il nous semble pourtant que les premters pas en ce sens ont été

entrepris à partir de la deuxième moitié des années 1960. L'approche en terme d'hégémonie nous permet ainsi de mieux réfléchir à l'impact de l'expérience des luttes et du discours des centrales, mais aussi à 1' évolution de la société québécoise dans le cadre de ce conflit hégémonique.

La transformation radicale du discours syndical est particulièrement intéressante dans la mesure où elle positionne des organisations de masses, au moins pour une décennie, hors des bases idéologiques de leur société. C'est une chose qui ne va pas de soi pour Cornelius Castoriadis qui, par son concept d'hétéronomie, avance que les sociétés tendent à nier leur caractère auto-instituant en donnant à leurs fondements un caractère absolu et totalisant, hors des actions humaines. Ce phénomène conduit à ce que les schémas explicatifs des sociétés soient perçus comme ayant réponse à tout et ne puissent, ipso facto, être remis en question. Castoriadis poursuit en expliquant que cette situation mène à une clôture de l'imaginaire institué, rendant plus difficile la légitimation d'altematives24• Marc

Angenot décrit quant à lui comment le discours social, qui regroupe l'ensemble des discours ayant une destinée publique, est structuré par l'hégémonie culturelle de l'époque donnée. De plus, il souligne les difficultés d'émergence que cela sous-tend pour les idéologies concurrentes, ou contre-hégémoniques, dans la mesure où le discours social vise à être:

un espace d'interactions où des contraintes, des impositions de thèmes et de formes viennent colmater les brèches, contrecarrer les tendances centrifuges, apporter au Zeitgeist une sorte d'unification organique, fixer 23 Jean-Claude Tardif, Le mouvement syndical et l'État. Entre l'intégration et l'opposition. Le cas de

la CEQ (1960-1992), Québec, Département des relations industrielles de l'Université Laval, «coll»

Instruments de travail, 1995, p. 168.

(26)

entropiquement les limites du pensable, de l'argumentable, du narrable, du scriptible. [ ... ] La variété même des discours et des positions doxiques permises semble saturer le champ du dicible. Le discours social «a réponse à tout», il semble permettre de parler de tout, constituant du fait

même le non-dicible en impensable (absurde, infâme ou chimérique )25•

19

La prise en compte de la lutte contre-hégémonique est d'une grande importance puisqu'elle permet un regard nouveau sur le processus d'émancipation:

«The everyday ca/amities of capitalism do not in themselves make for _resistance. On/y when the oppressed place those occurences in an overall pattern - one different that provided by conventional wisdom - do the events cause widespread political upheava/»26

Mais commentee contre-discours se forme-t-il? McKay avance que des

moments de rupture et de révolte permettent à certain-e-s de prendre connaissance des contradictions et des limites sens commun qui fonde le discours hégémonique afin de mettre sur pied leur propre contre-récit. Ce nouveau discours explicatif du monde, révélant de nouveaux liens de causalité, constitue alors la première étape rendant possible la transfonnation du monde lui-même en liant moments de luttes, expériences quotidiennes et conscience politique en un tout cohérent. Herbert

Marcuse pourrait poursuivre en avançant que, durant ces moments, «the imagination

lras, for a short period, released and free to enter into the projects of a new social morality and of nelr institutions of freedom»27• Cette approche a 1' avantage de rendre

envisageable la transformation sociale28. Angenot note le caractère quasiment

religieux des communautés militantes, une fois que la source du «mal» a été identifiée et la réponse, trouvée:

25 Marc Angenot, «Hégémonie, dissidence et contre-discours. Réflexion sur les périphéries du disc_ours social en 1889», Études littéraires, vol22, no 2, Automne 1989, p. 11-12.

26 lan McKay, Rebets, Reds, Radicals: Rethinking Canada's Left History, Toronto, Between the Lines,

2005, p. 52.

27 Herbert Marcuse, An Essay on Liberation, Boston, Beacon Press, 1969, p. 37.

28 Mckay reprend notamment la vision de Marx sur la liberté humaine. La personne humaine étant déterminée par son environnement, mais, en façonnant ce dernier, parvient à appliquer sa liberté et ainsi à transformer le monde.

(27)

La souffrance des uns et l'indignation des autres prouvent, selon ce mode de pensée, qu'une solution existe, qu'un changement total est possible [ ... ] Le constat du mal pousse à rechercher le remède et le remède, une fois découvert, renforce le scandale du mal social omniprésent puisqu'il est désormais prouvé qu' «il suffirait de ... » Ces doctrines ont cherché à dissiper le scandale inhérent au monde comme il va en conférant un mandat de vie à leurs adhérents et en substituant aux anciennes espérances religieuses la promesse d'un salut collectif en ce monde terrestre29•

L'auteur insiste sur le long processus de création d'un discours anti-hégémonique, fondé sur le tâtonnement et qui s'appuie souvent, au départ, sur des postulats hégémoniques qui subiraient une crise de cohérence interne: «il résulte souvent d'une crise sous contrainte, d'une désorganisation globale d'un pan du système discursif qui déstabilise un secteur sans lui offrir d'abord aucune échappatoire, aucune nouvelle formule toute prête»30. Nous avons vu comment les

promesses déçues de la Révolution tranquille vont participer à radicaliser le syndicalisme québécois durant notre période. Ce phénomène, qui retourne contre lui les outils de légitimation du pouvoir, constitue, selon McKay, un des aspects essentiels de la formation contre-hégémonique.

Ce dernier avance que le Canada est en soi un projet libéral, développé par une petite élite britannique. Ce projet ne repose pas seulement sur les épaules des deux partis traditionnels formés par les libéraux et les conservateurs; il a aussi colonisé le langage lui-même et, donc, notre vision du monde. Toutefois, pour McKay, c'est justement à travers les interstices du projet libéral - des limitations antidémocratiques à la liberté promise - que les militant-e-s des diverses formations

29 Marc Angenot, La démocratie. c'est le mal, Québec, Les Presses de l'université Laval, 2004, p. 5.

(28)

21

de gauche construisent leurs contre-discours31. C'est plus précisément à travers un

projet de véritable démocratisation que les socialismes ont réussi à interférer et à redéfinir, ne serait-ce qu'en partie, l'hégémonie canadienne32•

Francis Dupuis-Déri mène une réflexion similaire et expose l'accaparement par les élites du terme démocratie, qui passe d'un projet de souveraineté populaire absolue décrié par les puissants à la dénomination universelle et vertueuse, mobilisée par l'ensemble des régimes allant de l'autocratie au parlementarisme33. Il soulève

toutefois que l'utilisation à toutes les sauces du terme démocratie, même si elle est partiellement parvenue à associer démocratie et régime parlementaire, risque d'entraîner des dissonances entre les promesses de souveraineté populaire et la réalité du régime. Il rejoint donc McKay sur la place centrale du projet démocratique dans les mouvements sociaux34. Une des tâches majeures des formations

contre-hégémoniques sera donc cette lutte autour de ce terme et projet pour l'ouvrir jusqu'au bout de ses promesses de liberté collective.

Ces considérations nous mènent à aborder le mouvement syndical à la fois comme la formation de gauche dominante et le véritable contre-pouvoir au cours de la période. En ce sens, nous formulons l'hypothèse que, pendant cette période, les centrales syndicales ont pris consciemment part à une lutte contre-hégémonique que nous nous proposons d'étudier. L'importance de cette approche se situe dans la question de l'autonomie des acteurs sociaux et donc la nécessité, pour l'historien-ne, 31 lan McKay, Rebels, Reds, Radicals: Rethinking Canada's Left History, op.cit., p. 56.

32 Ibid., p. 60.

33 Au sujet de l'importance de la réappropriation de certains termes, voir Michèle Riot-Sarcey Le

procès de la liberté. Une histoire souterraine du ){!Xème siècle en France, Paris, Éditions la

Découverte,2016,340p.

34 Francis Dupuis-Déri, Démocratie, Histoire politique d'un mot. Au.:r États-Unis et en France, Montréal, Lux «coll» Humanités, 20 13, 446p

(29)

de réfléchir aux idées à travers leur articulation dans les structures de pouvoir et de contre-pouvoir qui fixent 1' acceptabilité des idées dans la chose publique. Ainsi, nous considérons insatisfaisante une approche postulant qu'une autonomie des idées repose sur «l'idée que les individus ou les groupes qui les articulent sont libres d'orienter leur existence et d'influer sur leur destin»35

, en ce sens qu'elle ne prend pas en

compte que cette liberté s'inscrit dans le cadre de l'imaginaire institué par l'hégémonie ni que le processus de création d'un projet contre-hégémonique s'inscrit donc toujours en résistance et fait face à de grandes pressions36•

1.1.3 Questions de fins

Nous verrons que les centrales syndicales vont remiser leur idéologie socialiste à la fin de la décennie 1970, avant de 1' abandonner complètement au cours des années 1980. Pour expliquer comment cette page de l'histoire syndicale a été tournée, l'historiographie s'intéresse à plusieurs facteurs. Les conditions économiques, qui se dégradent au même rythme que la volonté gouvernementale d'agir dans le social, ont certainement eu leurs impacts sur les centrales. Il apparaît toutefois nécessaire de s'intéresser à l'impact de la montée du Parti québécois dans la gauche québécoise et aux conséquences de son arrivée au pouvoir en novembre 1976.

Jacques Rouillard remarque que l'économie québécoise montre les premiers signes d'essoufflement à partir de la seconde moitié de ·la décennie 1970. Cette

35 Damien-Claude Bélanger, Sophie Coupai et Michel Ducharme, Les idées en mouvement :

perspectives en histoire intellectuelle et culturelle du Canada, Sainte-Foy, Les Presses de l'Université

Laval, 2004, p. 264. _

36 M. Angenot, Hégémonie, dissidence et contre-discours. Réflexion sur les périphéries du discours social en 1889, op.cit., p. 18.

(30)

23

situation, qui nuit au rapport de force des centrales en faisant grimper le chômage, conduit les divers gouvernements à agir dans un sens contraire aux intérêts syndicaux. Qu'il s'agisse des mesures de lutte contre l'inflation, de baisse des dépenses sociales ou de privilégier les milieux d'affaires, le mouvement syndical fait non seulement face à un État plus prêt que jamais à s'opposer aux demandes syndicales37• Clara

Lipsig-Mummé va plus loin en parlant d'une stratégie gouvernementale efficace ayant pour but de «containing the impact of union gains in the public sector on private sector collective bargaining.»38, brisant ainsi la dynamique syndicale de la

décennie précédente.

Mais les difficultés économiques et les nouvelles orientations de l'État ne suffisent pas, à elles seules, à expliquer l'abandon de l'idéologie socialiste des centrales. Toujours selon Mummé, l'incapacité ou le manque de volonté des centrales à concurrencer le Parti québécois pour 1 'hégémonie sur le mouvement nationaliste les laisse dans une position de faiblesse lorsque le PQ débutera ses attaques contre les intérêts syndicaux une fois au pouvoir39. Pour Serge Denis et Roch Denis, le choix des centrales de ne pas fonder un parti ouvrier en 1966-1967 mène, dès 1968, au chant du cygne de leur projet politique autonome40

. Pour Philippe Boudreau toutefois,

la domination idéologique du PQ sur la gauche nationaliste québécoise a eu des effets plus ambigus. En effet, cette dernière repousserait les centrales hors des enjeux nationaux et les recentrerait sur les enjeux économiques. Cette situation mènerait à la fois à un possible retour aux pratiques traditionnelles et plus «gompéristes» du mouvement syndical, mais aussi à un mouvement radical et marxiste qui souhaite

37 Jacques Rouillard, Le syndicalisme. Deux siècles d'histoire, op. ct., p. 216.

38 Carla Lipsig-Mummé, «Future Conditionnai: \Vars ofPosition in the Quebec Labour Movement», Studies in Political Economy, vol. 36, Falll991, p. 89.

39

Ibid, p. 95.

(31)

faire évoluer le syndicalisme dans le sens de la lutte des classes et de l'abandon du nationalisme41.

La concertation qui s'installe graduellement après la victoire du PQ participe alors, pour Mona-Josée Gagnon, à intégrer le syndicalisme aux institutions de l'État, que ce soit en imposant des règles au syndic.alisme (lois spéciales et encadrement du droit de grève) ou en accordant certaines des revendications des centrales (notamment la loi 101)42. Cette intégration aux affaires de l'État conduit, pour Mummé, à ce qu'il

devienne difficile pour les centrales de critiquer 1 'État comme institution pour plutôt se concentrer sur une critique des bons ou mauvais gouvemements43. L'évolution de

1' attitude ne se fait pas au même ryt~e pour toutes les centrales (la CSN et la CEQ restant plus méfiantes), brisant l'unité d'action et de discours du mouvement ouvrier44. Pour Mona-Josée Gagnon, cette intégration mène à une rupture symbolique

entre les mouvements sociaux et populaires d'avec le syndicalisme45 alors même que le syndicalisme fait face à 1' émergence des nouveaux mouvements sociaux -distanciant les groupes citoyens des syndicats -, à la transformation du travail, à l'essor de l'individu comme sujet politique et à la faillite de la sociale-démocratie46. C'est que, pour l'auteure, on n'a pas tant assisté à une crise du syndicalisme durant les années 1980 qu'à une crise de la classe ouvrière «et de la capacité de cette dernière à donner un sens au syndicalisme»47•

41 Philippe Boudreau, La politisation comme composante active de l'évolution de la culture

mouvementiste: étude du rapport à l'action politique de trois mouvements sociaux québécois, 1980-2009, op. ct., pp. 86-87.

42 Mona-Josée Gagnon, «Les intellectuels critiques et le mouvement ouvrier au Québec : fractures et destin parallèle», Cahiers de recherche sociologique, n 34, pp. 166-167.

43

Carla Lipsig-Mummé, «Future Conditionnai: Wars of Position in the Quebec Labour Movement»,

op. ct., p. 93. 44 Ibid, p. 94. 45 Ibid, pp. 168-170. 46 Ibid, p. 19-22.

47 Mona-José Gagnon, «Syndicalisme et classe ouvrière. Histoire et évolution d'un malentendu», op cit.,p.18.

(32)

25

L' auteure avance aussi que les nouveaux thèmes phares du syndicalisme qui ont alors émergé étaient moins conflictuels, ce qui a entraîné un retrait progressif des salarié-e-s du débat politique48• Cette évolution a mené à ce que les représentant-e-s des syndicats passent plus de temps à frayer avec les employeurs qu'avec les employés49. Cette relation entre syndicat et employeur, si elle paraissait garantir une

plus grande influence des syndicalistes, les plaçait dans une situation difficile pour laquelle ils étaient souvent mal outillés, en plus de ne bénéficier ni d'un rapport de force ni de leviers juridiques50• Ce rapprochement avec le patronat en venait à

occuper à tel point le syndicat qu'il délaissait ses activités traditionnelles plus conflictuelles - les conflits se faisant de toute façon de plus en plus rares - minant sa visibilité et son image de combativité et contribuant en cela à accentuer leur éloignement de la base. Selon Gagnon, cela s'explique à la fois par la bonne entente entre les parties51 et par l'allégeance d'entreprise qui prenait alors de l'ampleur. Les

salarié-e-s s'identifiaient en effet à l'entreprise -leur gagne-pain- même s'ils ou elles luttaient contre 1' employeur52

• Si ce sentiment était utilisé de longue date par

l'employeur, la décennie 1980, avec ses incertitudes et difficultés économiques, a grandement renforcé le phénomène53

, au point où on peut observer le passage d'un

«nous» désignant les membres du syndicat à un «nous» englobant désormais toute 1' entreprise, y compris le patronat54

• Pour Alexis-Dubois Campagna les groupes

marxistes-léninistes, même s'ils critiquaient le syndicalisme pour son rejet du Parti55 et son manque de radicalisme56

, restaient fortement impliqués dans le mouvement

48 Mona-José Gagnon, «La "modernisation" du syndicalisme québécois ou la mise à l'épreuve d'une

logique représentative», Sociologie et sociétés, vol. 30, no 2, automne 1998, p. 14.

49 Ibid, p. 17. 50 Ibid, p. 22. 51 Ibid, p. 19. 52 Ibid, p. 10. 53 Ibid, p. 16. 54 Ibid, p. 17.

55 Alexis Dubois-Campagna, « Pour un syndicalisme de lutte de classe ! » : les groupes

marxiste;-léninistes et le mouvement syndical au Québec, 1972-1983, mémoire de M.A. (Histoire), Université de

Sherbrooke,2009,p.34 56 Ibid, p. 40

(33)

ouvrier. Il suppose que l'écroulement des groupes marxistes-léninistes au début des années 1980 est une des conséquences de cette évolution du syndicalisme: «1 'implosion des organisations m-1 témoigne de l'étiolement de la volonté de mener des débats théoriques au sein des syndicats québécois. C'est aussi 1 'effritement progressif des projets de société socialiste proposés par ces syndicats et l'évanouissement d'un syndicalisme combatif.»57•

Pour l'historiographie, c'est donc une conjoncture liant de graves difficultés économiques, des États ayant adopté une posture résolument an ti -syndicale et l'émergence de l'hégémonie du PQ sur la gauche québécoise qui mettra fin à l'idéologie socialiste autonome des centrales syndicales. Les pressions, tant externes qu'internes, favorisant des approches moins politiques et conflictuelles, donneront bientôt au discours des années 1960-70 un air d'anachronisme. L'identité ouvrière que les centrales avaient souhaité stimuler tombe alors en désuétude.

1.2 SOURCES ET MÉTHODOLOGIE

Bien que nous ayons démontré, dans notre revue de littérature, le peu d'intérêt de l'historiographie pour une analyse de l'idéologie syndicale, force est de constater que le matériel pour procéder à une telle recherche est non seulement disponible, mais aussi abondant. Le principal obstacle à la recherche est le peu de moyens que les centrales syndicales ont consacrés à 1' archivage de leur documentation dans les

(34)

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dernières années, ce qui complexifie la tâche du chercheur sans pour autant la rendre impossible58•

Dans ce mémoire, nous nous intéresserons au discours public de la Fédération des Travailleurs et Travailleuses du Québec (FTQ), de la Confédération des Syndicats Nationaux (CSN) et de la Centrale de l'Enseignement du Québec (CEQ)- ancêtre de l'actuelle Centrale des Syndicats du Québec (CSQ). Si nous excluons de notre étude la Centrale des Syndicats Démocratiques (CSD), c'est que sa création a eu lieu en opposition à l'idéologie syndicale que nous nous proposons d'étudier. Dans le cadre de ce mémoire, nous identifions fréquemment les trois principales centrales sous les vocables de mouvement syndical, de syndicalisme et de mouvement ouvrier. Il ne s'agit pas de réduire le mouvement syndical à ces seules organisations, mais tout simplement d'éviter une répétition ad nauseam d'une litanie d'acronymes.

Il convient aussi d'insister sur le fait que nous nous intéressons ici au discours commmi de ces centrales. En ce sens, sauf indications contraires, tout ce que nous avançons dans ce mémoire constitue les positions communes partagées par les centrales susnommées. Nous sommes conscients que, ce faisant, nous pourrions d'une certaine manière donner l'impression, fausse, qu'il n'existait pas de discours original à

chaque centrale. Loin de nous cette idée. Notons par exemple que la CEQ poussera presque toujours la réflexion sur le projet socialiste plus loin que la FTQ (la CSN -occupant une position médiane). Cela s'explique notamment par le membrariat plus instruit de la CEQ que de la FTQ. Nous désirons plutôt démontrer, ici, que ces centrales n'en identifiaient pas moins les mêmes problèmes, les mêmes «ennemis» et

58 Au moment du dépouillement de nos sources, seules les archives (journaux, revues, procès-verbalLx, matériel d'information, cahiers de congrès, etc.) de la CEQ avaient été numérisées dans leur grande majorité. Depuis, la CSN a elle-même bénéficié d'une telle mesure.

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les mêmes pistes de solution. Nous espérons ainsi jeter un autre éclairage sur le processus de radicalisation syndicale en faisant ressortir les points communs, nombreux et révélateurs, de ces discours.

Notre principal corpus de sources provient des archives des centrales syndicales. Les journaux et revues syndicales59 nous permettront d'étudier et de

tnesurer la nature comme l'évolution du discours syndical et de son projet contre-hégémonique. Nous avons dépouillé, de 1966 à 1983, L'Enseignement et Ligne directe pour la CEQ, Le Travail pour la CSN et le Monde Ouvrier pour la FTQ. Ces sources sont importantes dans la mesure où elles constituent le principal outil de . communication des centrales syndicales envers leurs membres et nous permettent donc de juger des éléments de discours. Sauf exception, ces journaux ont été publiés mensuellement ou bimensuellement pendant toute la période qui nous intéresse. Cette continuité nous permettra d'appuyer nos conclusions. En effet, le grand nombre de pan1tions, étendues sur une décennie, nous offre un échantillon qui nous apparaît suffisamment large pour qu'il soit possible de dégager les éléments récurrents et donc· véritablement représentatifs du discours syndical.

Soulignons que nos sources principales vont évoluer en diapason avec les centrales elles-mêmes pendant cette période, dans la mesure où, à la fin des années 1960, ces dernières vont entreprendre des transformations majeures dans leurs stratégies de communication. À la CEQ, L'Enseignement cède sa place à Ligne directe qui, après avoir pris la forme d'un bulletin hebdomadaire, va se transformer en une revue bi -hebdomadaire en 1973. On constate une radicalisation continue du discours entre les différents formats et, donc, une certaine continuité éditoriale. À la 60 Pour la CSN Le Travail puis Nouvelles CSN. Pour la CEQ Nouvelles CEQ, puis Ligne Directe,

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