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Le continuum comme modalité dans deux films de Sergueï Loznitsa 

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Academic year: 2021

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« Le continuum comme modalité dans deux films de Sergueï Loznitsa »

Par Pierre Arbus

Conférence donnée au 4e Colloque de Sorèze : Musique de film ?, organisé par le LARA en 2007, dir. Pierre Arbus.

PLAN DE L’ARTICLE

Introduction

1re proposition : Mélodie et micro-intervalles 2e proposition : la Tonique et la Dominante

3e Proposition : Poly-modalité 4e proposition : Ostinato 5e proposition : Majeur et mineur

6e proposition : Con legno

7e proposition : Le Continuum, posture universelle Conclusion

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Pour définir la notion de Continuum, je formulerai l’hypothèse selon laquelle il y aurait, de manière plus ou moins avérée, en toute création, un élément de structure, une sorte de point ou d’axe de convergence qui fonde l’intégration de tout œuvre dans le continuum temporel et spatial qui la reçoit.

En d’autres termes, ce continuum permet à l’œuvre d’exister, à la fois momentanément (le temps de sa lecture) et durablement (c’est l’horizon de sa pérennité), au-delà même des contingences historiques et géographiques qui la font naître. Il permet de se débarrasser de tout questionnement relatif à l’existence d’un objet en tant qu’œuvre, pour explorer sans rupture, l’abondance des détails par lesquels elle constitue des mondes.

Que le doute advienne, et la quête s’interrompt, s’exclue des univers de l’œuvre qu’il est si laborieux de pénétrer. Le continuum s’oppose à toute vanité d’indépendance, au pouvoir, aussi, qui me paraît, précisément, apologie de la rupture, et table rase périodique de ce qu’il désigne, à tort, comme des états momentanés de l’ordre social (d’où le terme de réforme, qui ne désigne aucune réalité durable : pas plus que le dictionnaire ne réforme une langue, l’acteur politique ne réforme la société où n’oriente son évolution, contre le continuum : moral, social, économique, etc.

Pour autant, je n’oppose pas, par exemple, le fragment au

Continuum, qui en est, précisément, l’aspiration. L’éloge du fragment

dit bien, en effet, la préférence pour l’inachèvement comme une forme d’esquive de la rupture. Les œuvres à l’état d’ébauche sont aujourd’hui reconnues comme susceptibles de prétendre au statut de l’œuvre, et leur inachèvement ne saurait passer pour une rupture dans le parcours créateur de l’artiste, ou dans la démarche exploratoire du lecteur/spectateur.

Le Continuum détermine donc un potentiel de découverte, poïétique par définition puisque la résonance de l’œuvre, dans sa découverte par le spectateur, reste susceptible d’ouvrir à l’infini des chemins nouveaux (œuvre ouverte, dirait Umberto Eco – Pour ma part, je parlerai d’une stratification à l’infini, chaque individu, selon son temps, sa culture, son expérience sensible, mettant à jour des strates nouvelles).

Le Continuum n’implique pas le continu, cette finalité de toute œuvre qui se confond avec la cohérence, avec l’équilibre, avec la rigueur d’un développement, intégrant une certaine forme de systématisme. Le continuum, c’est une modalité de la découverte et de la compréhension des œuvres, une sorte de bouclier contre la

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diversion (et concernant cette notion du divertissement, je reste très proche de la position de Pascal), contre la clôture du sens, contre l’arbitraire et l’autoritarisme du discontinu et de la rupture (chacun d’entre nous l’a expérimenté en interrompant, par exemple, une projection ou une écoute).

Certaines analogies peuvent être établies entre la notion de

Continuum, telle que je viens de la définir, et ce qu’on appelle le Continuum en musique, cette forme d’élaboration qui, aux sens

possibles de l’œuvre, ajoute ceux de son interprétation par le musicien, et ceux de son écoute par l’auditeur, sous la forme d’inventions ou d’écarts. Quel que soit le domaine de l’art concerné, les modes de pensées préalables à la création restent, en définitive, relativement analogiques. La posture du compositeur et celle du cinéaste ne diffèrent, à proprement parler qu’à partir du moment où le recours au matériau devient nécessaire. Certes, la pensée se réfère à une terminologie spécifique, une sorte de « langage propriétaire », pour reprendre le jargon des informaticiens, mais qui renvoie somme toute à des préoccupations et à des concepts communs.

Je voudrais le démontrer ici en procédant à l’envers, c’est-à-dire, en partant de l’œuvre, œuvre cinématographique, en l’occurrence, pour y déceler des analogies, des correspondances de formes avec la création musicale, de manière à révéler une pensée initiale commune, organisée autour de la figure du Continuum. J’ai choisi pour cela de m’intéresser à deux films de court et moyen métrage, d’un réalisateur russe de 41 ans, ancien élève du VGIK de Moscou, inventeur de formes et créateur de continuum, au même titre, d’ailleurs, que d’autres de ses compatriotes qui auraient tout autant leur place dans ce travail, je pense notamment à Péléchian, à Sokourov, à Serguéï Dvortsevoï… Auteurs de films rares, dans tous les sens du terme, puisque leur diffusion l’est tout autant.

J’adopterai un développement en 7 propositions, chacune ayant pour titre et argument thématique un élément de la théorie musicale, dont j’essaierai de retrouver, dans les films, des analogies. Loznitsa se réfère continuellement à la création musicale lorsqu’il explique la construction de ses films. Le parallèle ne sera donc pas vain.

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proposition : Mélodie et micro-intervalles.

La mélodie est un élément de développement horizontal comportant une voix unique (compte non tenu, évidemment des harmoniques inhérentes à chaque son, et qui en déterminent plus ou moins l’équilibre. Il s’agit donc d’une forme analytique (contrairement à l’harmonie, qui est synthétique), dont le sens se révèle progressivement dans la durée, au même titre que le sens de la phrase dans une langue non idéogrammatique et non synthétique, comme le latin.

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La mélodie n’est pas nécessairement diatonique (c’est-à-dire, comportant uniquement les notes de la gamme majeure ou mineure autour de laquelle elle se constitue – au nombre de 7), elle peut être aussi chromatique, et comprendre les 12 notes de l’échelle occidentale, divisée arbitrairement en tons et demi-tons : l’utilisation du chromatisme définit assez singulièrement le style musical de Richard Wagner, au point qu’on a pu parler de chromatisme

wagnérien (non sans rapport avec une volonté esthétique de la

totalité).

Dans le film Paysage, il y a premièrement une structure mélodique, qui propose un développement horizontal : le film est cohérent dans toute sa durée, et parfaitement analytique. Le sens se construit dans la durée, le regard reste contemplatif, c’est-à-dire qu’il semble attendre qu’adviennent les choses, et que les causes finissent par produirent leurs effets.

Pour autant, il n’y a pas de grands intervalles, de grandes tensions, bien au contraire : une belle fluidité caractérise un développement fait de micro-intervalles, lesquels s’élargissent progressivement, et donnent au film la forme d’un continuum, la structure d’un flux sans rupture. Sans doute, l’utilisation de ces micro-intervalles révèle bien une densité, un intérêt porté au détail, qui procède volontiers de l’exploration minutieuse d’une épure. Et c’est précisément l’absence de rupture qui rend possible cette exploration.

De fait, chaque intervalle plus étendu fait un événement, et, dès lors, en devient d’autant plus lisible : ainsi de la première apparition d’un homme dans le paysage, corps immobile que l’on croît volontiers photographié plutôt que filmé, suivi d’une cheminée qui fume, et contrarie l’impression d’un travelling sur une photographie. Puis un rire de femme, quelques passages rares de véhicules à moteur ; l’intrusion de la couleur rouge (un seau), dans un univers abandonné à un monochromatisme reposant…

Les micro-intervalles autorisent et valorisent ici la découverte. Ils sont donc le contraire d’une doctrine ou d’une grandiloquence (en musique, l’usage des grands intervalles systématiques est un courant de la musique contemporaine, pouvant être opposé aux expériences de Ligéti, dont nous parlerons souvent, relative aux micro-intervalles et au continuum, ou à celles de Bartok autour de la polymodalité – je reviendrai sur ces notions).

Comme l’écrit, d’ailleurs, spécialiste de l’œuvre de Ligeti, Ove Nordwal, à propos de la musique du maître hongrois, on pourrait ici dire du film : « qu’il donne l’impression de s’écouler continûment,

qu’il y a très peu de césures, que sa caractérisation formelle est d’être statique : elle donne l’impression de stagner. Ce n’est qu’une impression. À l’intérieur de cette stagnation, de ce statisme, il y e des transformations progressives. Je penserais ici à une surface d’eau sur

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laquelle une image se reflète. Cette surface se ride au fur et à mesure, et l’image disparaît, mais très progressivement. L’eau redevient lisse, et nous voyons une autre image. » [Ove Nordwal, Gyorgy Ligéti, une Monographie].

Le film n’est pas non plus très loin de la forme fuguée, avec entrées progressives, mais rares, de voix supplémentaires qui ne se constituent pas pour autant en structure harmonique. Superposition de mélodies dont chacune reste lisible, pour atteindre à ce que nous appellerons polymodalité, et que nous développerons plus loin.

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proposition : la Tonique et la Dominante.

Respectivement, il s’agit là du premier degré de la gamme, celui qui lui donne son nom, et du cinquième degré (la dominante), dont résulte un intervalle de quinte. Il faut noter également que la succession des quintes, appelée cycle de quintes, donne l’accord des instruments à cordes (sol/ré/la/mi/pour le violon).

La tonique, dans un développement mélodique, est la note implicite, sorte de référence, de repère qui, en quelque sorte, rassure l’oreille et résout les attentes créées par les aventures de la mélodie. Ici, le rapport d’analogie est sans doute plus audacieux avec le film que tout à l’heure, mais il permet de mieux appréhender l’impression de continuum. La tonique est comme une note sous-jacente, une note pédale entendue imperceptiblement (on peut penser au bourdon de la cornemuse, pour comprendre la notion de note-pédale), car elle est présente dans les harmoniques, et sert d’appui à toute la mélodie.

L’appui, dans le film Paysage, c’est, à mon sens, le mouvement de caméra présent d’un bout à l’autre du film, ce pano-travelling qu’on croirait circulaire, mais qui ne se referme jamais. C’est, en quelque sorte, une errance accompagnée, comme la note nécessaire (la Tonique, donc), précédée de ses vassaux (selon la formule imagée de Schöenberg, expliquant le rapport entre tonique-reine, et la dominante-vassale, dans son Traité d’harmonie (p. 57). Ici, le pano-travelling est l’élément fondamental qui structure le film, et témoigne, de surcroît, de la tonalité unique (pas de polytonalité, donc). Il s’agit donc d’un schéma relativement simple, qui ne ménage aucun piège, aucune fausse piste. C’est une référence, un point de repère, une piste dans le désert, ou la voie ferrée du transsibérien jouant le rôle d’un axe fédérateur vers lequel la vie converge et autour duquel tout s’agglutine. Ce motif est toujours très présent dans les films de Loznitsa (La Station, La Colonie, ou encore La Fabrique, 2e film de notre étude), comme le témoignage d’une conscience imaginaire marquée par un certain état de culture : la tonique c’est l’axe communautaire et le lien social (dans La Fabrique, c’est la machine qui joue ce rôle-là, avec le mouvement des tapis et des

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chaînes, autour desquels les ouvriers s’affairent : Loznitsa fut ingénieur avant de devenir cinéaste).

La dominante, ce sont ces visages qui pourraient sembler le sujet principal du film (la Tonique, en musique, est toujours menacée par la Dominante), mais qui n’en restent pas moins liés au pano-travelling qui les découvre, peu à peu, et forme, avec eux, la quinte. Précisément, ces gros plan de visages, s’ils confirment le dispositif tonique/dominante emportent le film dans une progression cyclique (le cycle des quintes) dont l’arrivée du bus serait une fausse résolution, faisant dévier momentanément le film vers une harmonie dissonante : la tonique tient bon, le pano-travelling continue, mais il s’enrichit désormais dans la verticalité jusqu’au Cluster (grappe sonore, agrégat de plus de trois sons composés de tons et de demi-tons. C’est un accord atonal, en quelque sorte), comme la convergence de tous les cycles de quintes.

Les Clusters sont des figures de tension, de dissonance, d’oppression et d’étouffement ; ils désignent ici le mode critique de la convergence, dans un film qui apparaît précisément comme un parcours de convergences (le point de vue vers l’arrêt du bus, les gens vers l’arrêt du bus, les conversations vers les relations familiales et vers la boisson, les gens vers le bus…).

Le retour au calme et l’affirmation définitive de la tonique sur la dominante s’opère avec cet accélérando, au moment où le bus redémarre, et où le mouvement prend le pas sur la lecture des visages, jusqu’au point d’orgue final, sorte de résolution sur la note tonique où se redit l’épure, et la pérennité du continuum : le mouvement de caméra n’a jamais failli, y compris dans les moments les plus critiques, il y est apparu comme le témoignage d’une grande maîtrise stylistique et tonale, en contradiction avec l’apparence discontinue de toute réalité envisagée comme l’expression ponctuelle et superficielle d’un espace et d’un temps donné.

En d’autres termes, si le réel nous apparaît discontinu, c’est bien à l’œuvre d’art de rétablir, non pas la continuité du réel, mais le réel comme continuum.

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Proposition : Polymodalité

« J’ai conçu la bande sonore comme une partition […]. Nous

avons conçu le texte comme une sinusoïde, avec des variations correspondant aux images. J’ai tenté d’exprimer le spectre des voix le plus large », déclare Sergueï Loznitsa à propos de Paysage, dans Images documentaires, n° 50 /51, p. 28. Cette remarque dit bien la

préoccupation du cinéaste pour la plus grande étendue des degrés disponibles, pour le chromatisme le plus riche.

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Pour autant, il ne s’agira pas d’un chromatisme à la manière de Wagner où, comme il se doit, chaque note altérée reste en attente de sa résolution par une note de la gamme tonale. Loznitsa pratique la polymodalité, c’est-à-dire, à partir d’une seule note tonique, la superposition et l’enchevêtrement raisonné de plusieurs modes : voix, visages, sens des mots, couleurs en nombre de tons limités et exploration de leurs nuances, mouvements, origine des personnages, âges, vêtements, etc.

Les modes d’une même tonalité, en musique, ce sont les différents arrangements possibles de la succession des degrés : modes grecs, mode pentatonique, gamme par ton, etc. Ici, en l’occurrence, les degrés d’une même réalité. Le chromatisme est alors obtenu par une superposition habile, donnant lieu à de subtils croisements, sans que, pour autant, chaque mode ne perde de son autonomie. C’est ce qui fait de ce film une œuvre particulièrement limpide, produisant la sensation d’une épure.

On parlera alors de chromatisme par empathie, par opposition à un chromatisme totalitaire, dans lequel, évidemment, on pourrait comprendre, à la fois Wagner, et le cinéma hollywoodien, pour aller vite. Une esthétique de l’à-plat, une superposition sans trame résultante qui, à tout moment, fait courir aux œuvres le risque de l’empilement, d’une mécanique confondant aspiration à la totalité, et prétention à l’exhaustivité par la saturation du matériau : de la saturation des couleurs (avec, à la grande époque, le technicolor), à la saturation des basses, ou à la saturation des effets.

Avec Loznitsa, pas de saturation (c’est un peu le sens que je donnerai à cette formule de Chromatisme par empathie) : chaque mode reste, par définition, incomplet, et s’enrichit de la coexistence des autres modes, dans une perspective qui ne rend pas obligatoire la logique : altérations = sensation de rupture, et donc attente de résolution.

Le continuum fait passer du divertissement que suppose le continu, à l’approfondissement, à l’exploration, à l’implication de la connaissance dans l’œuvre, voire à son appropriation. Pas d’altérations du réel, chez Loznitsa, mais simplement des modes variés, qui s’entrecroisent.

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proposition : Ostinato

Ce deuxième film — La Fabrique, 2004 — de Sergueï Loznitsa est structuré selon le principe de l’ostinato. Quoique particulièrement utilisé dans la musique contemporaine, l’ostinato trouve probablement son origine récente dans les pratiques vocales et instrumentales du Moyen Âge, comme accompagnement de la monodie. Elle disparaît au XVIIIe siècle au profit d’accompagnements plus concertants. Aujourd’hui, l’ostinato suppose la répétition, sous

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forme de fragments ou de notes tenues, dans un sens relativement large.

Selon Loznitsa, déclarant à propos de son film, La Fabrique : « Le film se développe comme une partition musicale. En écoutant les

bruits de la briqueterie, j’ai beaucoup pensé à la musique du XXe siècle » [Images documentaires, p. 35]. Les plans fixes sont

majoritaires, et, à l’intérieur, les mouvements de la chaîne, les gestes répétés et répétitifs des ouvriers : le milieu lui-même s’organise entièrement selon la figure de la répétition.

Mais plus qu’une dénonciation sociale, Loznitsa l’utilise ici comme une évidence obstinée, à l’exemple du bourdon de la cornemuse ou de l’orgue, ou des expressions musicales rituelles qui, non seulement, accompagnent une mélodie ou une incantation, mais lui constitue de surcroît un socle, une base fondamentale qui focalise les sens au détriment de l’attention et de la concentration (la sensation est particulièrement physique, quelquefois stressante : elle instaure le

continuum de l’habitude, et, en définitive, une disponibilité accrue à la

surprise et à l’étonnement).

Comme dans le film de Lars Von Trier, Dancer in the dark, c’est de la répétition saccadée des mouvements des machines, des gestes des ouvriers, de la métamorphose lente de la matière que naît le rythme et la couleur d’une forme quasi musicale. Mais la répétition, dans la mesure où, en le répétant, elle banalise le motif, permet précisément d’en faire surgir les accidents, le grain, la rugosité, en un mot, la différence. Les sens sont, dans un premier temps, comme hypnotisés par l’ostinato, et tellement mis à nu qu’ils deviennent particulièrement réceptifs à la moindre variation, au moindre écart, dans la répétition.

Il existe, par exemple, un axe central, un point de convergence : c’est la coulée permanente du métal en fusion, ou le cheminement de l’argile à travers ses déplacements dans toutes les directions de l’espace (horizontal, vertical, en diagonale), sur les rails, dans la chaîne, et sur les tapis. Cet axe organise la répétition, comme une mécanique d’apparence infaillible, voire inquiétante, qu’on ne contrôle pas : La Fabrique, ici, comme l’évocation des camps de concentration avec les ostinatos de Ligeti (Continuum pour clavecin,

2e quatuor à cordes) forme le tableau d’une industrie archaïque et

sans humanité.

Pourtant, de l’intérieur même de cette illusion fabriquée par l’œuvre d’un continuum, surgissent des variations, des singularités infimes, mais remarquables du fait de l’habitude créée par le

continuum : « comme de nombreux sons voisins sont joués en permanence et que l’ensemble des cordes est en ordre divisé à l’extrême, on assiste à de petites variations d’intonation » déclare

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de la verticalité d’un continuum obstiné, en l’occurrence, celui du réel, que le film favorise ici, donnant à lire ou à découvrir une histoire des microcosmes, la notion d’histoire n’étant pas ici à comprendre comme

récit, mais plutôt comme témoignage.

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proposition : Majeur et mineur.

La caractérisation des modes majeur et mineur de la musique occidentale procède d’une interprétation relativement arbitraire. L’échelle s’organise ainsi, du mode grec Lydien comportant un seul dièse, au mode Locrien, comportant six bémols, du majeur brillant au mineur obscur. Selon le nombre de dièses ou de bémols, le mode sera éclatant et vigoureux, ou sourd, et empreint d’une douceur mélancolique.

Il s’agit là d’une convention liée à la fois à une habitude de l’oreille, et à une impression d’irrésolution lorsqu’on multiplie les demi-tons : avec le majeur, la musique va droit au but, avec le mineur, elle privilégie l’errance. Les deux modes coexistent dans le film de Loznitsa. L’éclat de la fusion, le rayonnement d’étincelles, la focalisation dont il est l’objet placent l’acier du côté du majeur. Il est explicitement une substance magique engagée, de manière quasi autonome pourrait-on dire, dans une métamorphose lumineuse, et dont les hommes imprègnent leur bâton. L’argile, quant à elle, passe du côté du mineur descendant (on remarque, en effet, que le processus est décrit à l’envers : de la pièce ratée, revenant à la matière première, au broyage et au pourrissement de la terre, par lequel s’achève le film) : le milieu est obscur, la matière astringente, humide, sans couleur, inerte…

De là, c’est à l’intérieur des plans que le film met en évidence un certain nombre de différences, voire d’oppositions. On repère souvent, en effet, qu’à l’intérieur d’un mode dominant, se manifeste avec relief le mode opposé. Cela est particulièrement notable dans la deuxième partie : au sein de la représentation en plan fixe d’une action exécutée par des femmes assises, immobiles, tournant le dos, une femme debout, au vêtement plus coloré, opère un va-et-vient répétitif qui crée l’événement. Plus loin, deux femmes, debout, saisissent des briques sur un tapis pour les confier à deux autres ouvrières, à proximité. L’une de ces deux femmes agit avec avec de la grâce dans le geste, de la féminité dans les postures, et certaines expressions posées, le regard détaché, bref, toute la force esthétisante et aérienne du majeur, par opposition à l’autre femme, plus enracinée, plus lourde et étouffée par le poids de la tâche, en un mot, plus dramatique, et donc, plus mineure.

C’est là une manière relativement subtile d’enrichir de chromatisme cet univers anxiogène, d’uniformité et de répétition. Loznitsa s’adonne avec enthousiasme à un travail singulier du rythme de son film, à travers la répétition des tâches, la survenue d’incidents

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(le mouvement d’accordéon des durées, amené par une attente ou un repos bref : on pourrait parler quelquefois de rythme syncopé). Là encore, l’utilisation des modes se fonde sur l’enchevêtrement, la mise en relief, la singularité, et non sur une simple juxtaposition, où l’on retrouve ici ce fameux chromatisme par empathie, écart par rapport au chromatisme intégral évoqué plus haut.

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proposition : Con legno

Le jeu con legno est une technique d’archet utilisée par les instrumentistes d’instruments à cordes, qui consiste à jouer avec le bois de l’archet, ce qui permet d’obtenir des sons plus rudes, plus grinçants, et de donner plus de brutalité à un jeu martelé. Bartok a beaucoup contribué à développer cette technique dans ses quatuors à cordes.

Dans le film de Loznitsa, le con legno tonalise la bande-son : toute analogie avec un développement mélodique en est absente, et il y a là assurément un refus marqué du lyrisme facile. La métamorphose des matières reste douloureuse, rude, violente, bien loin de l’utopie et du lyrisme de la condition ouvrière, sans pour autant que ne soit dérobée à ces hommes et à ces femmes, leur dignité. Quoique très éloigné d’un témoignage de foi à l’égard de l’idéal industriel, ce regard-là n’est ni une condamnation ni une tentative de propagande.

En effet, le jeu con legno détourne momentanément l’archet de son usage traditionnel. Les limites ainsi repoussées ne résident en définitive que dans l’imagination des compositeurs et des interprètes, et non dans les outils. Ce n’est pas une révolution : simplement une proposition pour voir et pour entendre autre chose à partir d’une réalité banale. Le jeu con legno, comme le film de Loznitsa, invite au renversement des choses (à commencer par le renversement du processus industriel de fabrication de la brique). Le renversement est ainsi courant en musique, où il est souvent question de renversement d’intervalles, d’accords, de thèmes, de modes…

Tout au long du film est présente la note pédale, le bourdon, ou l’ostinato, axe autour duquel le chromatisme s’organise. C’est à proprement parler, le continuum du réel que le cinéaste documentaire enrichit de ses apports, opérant là comme une métamorphose poétique, fondée sur la force et l’ébranlement d’un imaginaire attentif à l’écoute.

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proposition : Le Continuum, posture universelle.

Au travers de ces deux films, le continuum nous est apparu comme une structure de base soutenue par un motif dominant (la Tonique dans Landscape, l’Ostinato, dans l’autre) qui appelle l’enrichissement. C’est aussi à partir de ce motif que la répétition rend possible la perception de ces microdifférences qui fondent la densité de l’œuvre et des représentations qu’elle propose. Mais, au-delà, le

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continuum est aussi un motif propre à créer des liens d’analogie entre

les arts. En tant que mode de création, pensée de l’œuvre comme un rituel, un voyage dont il faudrait conserver la tonalité, un temps à la durée sacrée, que le profane ne saurait interrompre sans dommage (voir à ce titre le film de Stanley Kubrick, Shining, dans lequel un écrivain, croyant avoir réuni toutes les conditions favorables au déroulement sans rupture du continuum de l’acte d’écrire, se trouve interrompu, et donc diverti sans cesse, par une confusion mentale de type schizophrène qui, dans ce cas précis, débouche sur une situation critique).

Car si le continuum est brisé, il y a crise. Et l’on ne doit pas considérer les changements de direction, sous-tendus par le

continuum, comme des états de crise, pas plus que ne le sont les

tensions et résolutions des formes du continu (le récit narratif traditionnel), forme factice, ou tentative d’imitation du continuum.

Dans l’art, les œuvres peuvent être analysées suivant le principe du continuum hiérarchisé : derrière l’autonomie, il y a un lien nécessaire : dans une œuvre isolée, dans l’œuvre entière d’un auteur, dans un corpus d’œuvres, dans des œuvres d’expressions et de domaines différents… C’est cette échelle des continuums qui confirme que, derrière la singularité et l’autonomie de chaque créateur, il y a un style unique, qu’on le nomme inspiration, transcendance, dieu, principe organique, matrice unique. Mais nous entrons là dans les domaines de la métaphysique ou de la génétique, peut-être une autre voie d’approche pour expliquer les œuvres ?

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