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'Beauty is your duty'. Féminité, citoyenneté et cosmétiques aux États-Unis, 1937-1946

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© Lisa-Marie Perreault, 2019

'Beauty is your duty'. Féminité, citoyenneté et

cosmétiques aux États-Unis, 1937-1946

Mémoire

Lisa-Marie Perreault

Maîtrise en histoire - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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RÉSUMÉ

Notre étude analyse les liens que l’industrie américaine des cosmétiques établit entre la beauté et la citoyenneté féminines dans les pages des magazines Vogue et Ladies’Home

Journal entre 1937 et 1946. Elle suit un plan chronologique afin de saisir l’évolution de ces

liens en fonction du contexte historique. Ainsi, de 1937 à décembre 1941, ces liens sont d’abord établis de manière relativement indirecte. Ils visent surtout à promouvoir des idéaux américains de beauté et de maternité ainsi que la consommation de cosmétiques produits aux États-Unis. De l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale en 1941 jusqu’en 1945, l’industrie des cosmétiques renforce ces liens de manière à ce que beauté et citoyenneté deviennent pratiquement synonymes. « L’acte de beauté » est alors présenté dans les deux magazines comme un véritable devoir citoyen pour les Américaines. La fin du conflit, quant à elle, reformule les termes de l’équation. Tout en articulant à nouveau les impératifs de beauté et de citoyenneté autour des rôles féminins « traditionnels » au nom du retour à la « vie normale », l’industrie des cosmétiques utilise les publicités et les articles qu’elle publie dans Vogue et dans le Ladies’Home Journal pour affirmer le « American Way of Life » dans le contexte de la guerre froide.

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ABSTRACT

Our study analyzes the links that the American cosmetics industry established between feminine beauty and female citizenship in the magazines Vogue and Ladies’ Home Journal from 1937 to 1946. It follows a chronological plan to capture the evolution of these trends according to the historical context. Thus, from 1937 until December 1941, these links were first established in an indirect way. They aimed to promote American ideals of beauty and maternity as well as the consumption of cosmetics produced in the United States. From the entry of the United States into the Second World War in 1941 until 1945, the cosmetics industry strengthened these ties so that beauty and citizenship became virtually synonymous. During this period "the act of beauty" was then presented in the pages of the two magazines as a real civic duty for the Americans. The end of the conflict, for its part, restated the terms of the equation. While disassociating the beauty and citizenship imperatives in the name of a return to "normal life" and revaluing "traditional" women's roles, the cosmetics industry used the advertisements and articles it published in Vogue and the Ladies'Home Journal to counter Communism.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... II ABSTRACT ... III LISTE DES ILLLUSTRATIONS ... VII REMERCIEMENTS ... IX INTRODUCTION ... 1 Une historiographie en développement ... 2 L’histoire des femmes et du genre ... 2 Histoire des femmes et de la guerre ... 4 Histoire de la beauté féminine ... 5 Histoire de la consommation ... 7 Histoire des magazines féminins ... 8 Un questionnement imagé : Problématique et hypothèse ... 10 Vogue et Ladies’Home Journal, reflets d’un idéal féminin : les sources ... 13 Méthodologie utilisée ... 15 Plan de la démonstration ... 16 CHAPITRE UN ... 19

Beauté et citoyenneté américaines, 1937-1941 : des liens indirects, mais réels ... 19

1.1. 1937-décembre 1941 : reprise économique, citoyenneté économique, citoyenneté féminine indirecte et prospérité de l’industrie des cosmétiques ... 20 1.1.1. Les lendemains du Black Tuesday ... 20 1.1.2. Les Américaines, des citoyennes de seconde zone ... 21 1.2. American Women : la beauté féminine, vecteur d’identité nationale selon le Ladies’ Home Journal et Vogue ... 25 1.2.1. L’idéal américain de beauté féminine, concrétisation d’une identité nationale ... 25 1.2.2. L’idéal de beauté américain, un privilège blanc ? ... 33 L’achat de cosmétiques américains : les consommatrices au service de la nation ... 35 1.3. La maternité dans le Ladies’ Home Journal : un autre pont entre beauté et citoyenneté ? ... 39 1.3.1. La maternité comme fondement d’une unité nationale ... 39 1.3.2. L’éveil du sens de la beauté chez les enfants : un devoir maternel et citoyen ... 40 1.3.3. Pour un avenir tout en beauté : le rôle citoyen des mères dans l’éducation de leurs filles à l’importance des soins de beauté ... 43 Conclusion ... 48 CHAPITRE DEUX ... 50

Pour plaire à Oncle Sam en temps de guerre, décembre 1941-1945 : quand la beauté féminine devient synonyme de citoyenneté américaine ... 50

2. 1. En plein cœur du conflit : des citoyennes engagées au service de la nation ... 51

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2.1.2. Citoyennes de seconde classe, engagez-vous ! Une citoyenneté féminine active, mais temporaire et conditionnelle ... 52 2.2. Consommer tout en beauté : l’achat de cosmétiques américains, symbole de citoyenneté ... 57 2.2.1. « Buy American, Be American » ... 57 2.2.2. Des cosmétiques aux couleurs patriotiques : symboles de liberté et de démocratie ... 64 2.3. L’idéal de beauté américain : coexistence de deux modèles de beauté ... 68 2.3.1. L’idéal de beauté physique : pierre d’assise d’un idéal national ... 68 2.3.2. « Beauté citoyenne » : un idéal moral ... 70 2.3.3. Une variante plus traditionnelle de la « beauté citoyenne » ... 74 2.4. La beauté citoyenne au secours de la nation ... 78 2.4.1. Les vertus psychologiques et patriotiques des cosmétiques ... 79 2.4.2. Les « American Beauties », véritables emblèmes américains ... 87 Conclusion ... 89 CHAPITRE TROIS ... 91

Retour vers le futur, septembre 1945-1946 : « l’acte de beauté » émissaire du « American Way of Life » ... 91

3.1. La beauté féminine au service d’un retour à la « normale » ... 92 3.1.1. « Dream Girls » : être belle pour soutenir la démobilisation ... 92 3.1.2. « We Are Family » : la beauté féminine, un ciment conjugal, familial et national ... 99 3.2. American Way of Life ... 103 3.2.1. Les « American Beauty », représentantes du « American Way of Life » ... 103 Conclusion ... 108 CONCLUSION ... 111 BIBLIOGRAPHIE ... 115

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LISTE DES ILLLUSTRATIONS

Ill. 1 - «The Happiest Time of Her Life », Vogue, 1922. __________________________ 26 Ill. 2 - « “I can help you win hearts…” says Barbara Stanwyck », Vogue, 1934. _______ 27 Ill. 3 - « American Tradition of Beauty », Ladies’ Home Journal, 1940. _____________ 29 Ill. 4 - « New "Lip-Magic" Patriotic Red », Ladies’ Home Journal, 1941. ____________ 30 Ill. 5 - « Lip-Lip Hooray for Cockade new Dorothy Gray Make-up », Vogue, 1940. ____ 31 Ill. 6 - « Attention ! Red », Vogue, 1941. ______________________________________ 32 Ill. 7 - « Young America Loves Lollipop and Butterscotch », Ladies’ Home Journal, 1941.

_______________________________________________________________________ 37

Ill. 8 - « Dorothy Gray Lipsticks », Vogue, 1940. _______________________________ 38 Ill. 9 - « "Words Fail me" don't you know that doctors advise my Ivory for your skin,

too! », Ladies’ Home Journal, 1939. _________________________________________ 42

Ill. 10 - « Don't Let it happen to you! Guard against "Middle-Age" Skin ! », Ladies’ Home

Journal, 1938. ___________________________________________________________ 45

Ill. 11 - « Guard against Cosmetic Skin the way Screen Stars do … », Ladies’ Home

Journal,1937. ___________________________________________________________ 47

Ill. 12 - « It's smart to be American to your Fingertips », Ladies’ Home Journal, 1942. _ 59 Ill. 13 - « For thorough cleansing...gentle softening », Vogue, 1942. ________________ 61 Ill. 14 - «She's Engaged! She's Lovely! She use Pond's!», Ladies’ Home Journal, 1944. _ 62 Ill. 15 - «She's Engaged! She's Lovely! She use Pond's! », Vogue, 1943. _____________ 63 Ill. 16 - « Fighting Red », Vogue, 1942. ______________________________________ 66 Ill. 17 - « Old New England Inspires an Enchanting Gown by Omar Kiam Paul Revere Red

by Avon », Ladies’ Home Journal, 1942. ______________________________________ 67

Ill. 18 - « Pan-Cake Make-Up...today's fashion for lovelier beauty! », Vogue, 1942. ____ 70 Ill. 19 - « She's Engaged! She's Lovely! She uses Pond’s ! », Vogue, 1942. ___________ 72 Ill. 20 - « Take a Beauty Short-Cut », Vogue, 1943. _____________________________ 73 Ill. 21 - « She was as Brave as She was lovely », Ladies’ Home Journal, 1944. ________ 76 Ill. 22 - « We are still the Weaker Sex », Ladies’ Home Journal, 1944. ______________ 78 Ill. 23 - « America's Valiant Women », Ladies’ Home Journal, 1943. _______________ 81 Ill. 24 - « For him…and him…and him », Ladies’ Home Journal, 1942. _____________ 85 Ill. 25 - « A Salute to the New American Beauty! », Vogue, 1942. __________________ 88 Ill. 26 -, « Create flattering new Beauty... in a few seconds », Vogue, 1943. ___________ 95 Ill. 27 - « Glamorous Today...lovelier tomorrow », Vogue, 1946. ___________________ 96 Ill. 28 - « When He Comes Back, It's a Honeymoon in Mexico », Vogue, 1945. _______ 98 Ill. 29 -, « "…it's definitely the kind of make-up that does things for you!" », Ladies’ Home

Journal, 1946. __________________________________________________________ 101

Ill. 30 -, « Beauty in the American tradition », Vogue,1946. ______________________ 106 Ill. 31 - «Greatest catch of the season! Revlon's new color "Bachelor's Carnation” »,

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REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier ma directrice, Aline Charles, pour sa confiance en mes capacités et en ce projet. Je te remercie pour tes nombreux conseils et tes réflexions qui m’ont éclairée tout au long de ce mémoire. Ton dévouement continuel et de ta générosité m’ont incitée à toujours offrir le meilleur de moi-même. Enfin, le cheminement professionnel et personnel que j’ai parcouru lors de la rédaction de ce mémoire reflète l’extraordinaire mentor que tu es. Merci pour tout.

Merci à ma famille, à ma belle-famille et à mes amis pour leur compréhension, leur écoute et leur soutien. Votre présence fut essentielle tout au long de ce parcours. Je vous suis reconnaissante pour toutes les occasions où vous m’avez permis de me détendre, de récupérer et de repartir plus énergique. Vous m’avez permis d’atteindre un équilibre de vie indispensable à la réussite de ce mémoire.

Je tiens à remercier particulièrement Hubert Ouellet pour son écoute, sa compréhension, sa patience, ses conseils et son ouverture. Merci de tes nombreux encouragements et d’avoir toujours cru en moi, même quand j’étais dans le doute. Ce mémoire n’aurait été possible sans ton soutien inconditionnel, ton aide, ta générosité et ton amour. Enfin, merci d’être toujours présent et d’être l’homme incroyable que tu es.

Finalement, je dédie ce mémoire à mes grand-mères, Marie-Paule et Rose-Aimée, qui auraient aimé poursuivre leurs études.

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La beauté se raconte encore moins que le bonheur.

Simone de Beauvoir, La force de l’âge (1960)

INTRODUCTION

En janvier 1963, la revue Internationale Situationniste1 présente un portrait-robot de

« la femme idéale » 2. L’exercice, depuis lors repris par plusieurs, consiste à assembler les caractéristiques des plus belles femmes du moment. Pourtant, le portrait final s’avère à la fois difforme et sans âme, ce qui confirme le caractère insaisissable de la beauté3. Se réinventant perpétuellement, la beauté est désirée, convoitée et source d’envie. Si elle peut nous sembler parfois superficielle et même frivole, il n’en est rien. La beauté est objet de contestation et de revendication, elle est symbole d’émancipation pour les uns ou d’oppression pour les autres. La beauté féminine reflète simultanément les attentes, les craintes, les espoirs, les interdits, les codes moraux et les croyances d’une société. Elle est aussi façonnée par les rapports de genre, les groupes sociaux, les classes sociales, et les groupes d’âge, par les interactions sociales, et les institutions, par les pratiques culturelles, le contexte politique et économique ; tant de clivages dans lesquels s’insèrent des définitions fragmentées, mouvantes, mais cohérentes. Bien que les critères de beauté puissent sembler à l’occasion contradictoires, ils répondent à un langage et une logique qui leur sont propres4. Tel un miroir, les représentations de la beauté reflètent et orientent les valeurs individuelles et sociales5. Bien que la beauté ne se « raconte » pas, son impact dans nos vies quotidiennes demeure trop important pour ne pas l’étudier. Ainsi, nous ferons la démonstration qu’une étude des critères de beauté permet de comprendre les idéaux d’une société à un moment

1 Mouvement « anti-art » apparu en France entre 1958 et 1969. Le mouvement publiait ses travaux théoriques dans sa revue Internationale Situationniste.

Guy Debord, « Internationale situationniste, intégrale des 12 numéros de la revue parue entre 1958 et 1969 », La Revue des Ressources, 2 janvier 2014, https://www.larevuedesressources.org/internationale-situationniste-integrale-des-12-numeros-de-la-revue-parus-entre-1958-et,2548.html, consulté le 16 septembre 2019.

2 Internationale Situationiste, « Beauté de la sociologie », Internationale Situationiste, 8, (janvier 1963), p. 33. 3 David Le Breton, « Au son des canons », Élizabeth AZOULAY, dir. 100 000 ans de beauté. Paris, Gallimard, 2009, vol. 4 p. 87.

4 Kathy Peiss « On Beauty… and the History of Business », Philip SCRANTON, (dir.), Beauty and Business. Commerce, Gender, and Culture in Modern America. États-Unis, Éditions Routledge, 2001, p.9.

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précis. Plus précisément, nous nous intéresserons aux liens qu’établissent les compagnies de cosmétique entre beauté féminine et citoyenneté américaine entre 1937 et 1946.

Une historiographie en développement

Ce mémoire s’inscrit donc dans une historiographie située au carrefour de deux axes principaux : d’une part l’histoire des femmes, du genre et de la beauté féminine, et d’autre part, l’histoire de la consommation de masse, de la publicité et de la presse écrite.

L’histoire des femmes et du genre

Depuis son avènement en tant que discipline « scientifique », l’histoire a longtemps évacué le récit historique des femmes6. Ce silence a cependant été rompu grâce aux revendications sociales et idéologiques qui ponctuent le mouvement des femmes des années 1960 et 1970. À partir de la fin des années 1970, plusieurs historiennes américaines, dont Natalie Zemon Davis et Bonnie Smith, tentent de développer l’histoire des femmes7. Entre 1970 et 1980, on privilégie notamment les thèmes se rapportant à la « nature féminine ». On y aborde le corps, la sexualité, la maternité ou encore la physiologie féminine. Adoptant surtout une perspective fonctionnaliste, les études analysent aussi les emplois féminins traditionnels. Ainsi, plusieurs ouvrages portent, entre autres, sur les infirmières, les sages-femmes ou encore les domestiques. Néanmoins, la production scientifique s’intéresse rapidement aux « travaux féminins » non-genrés8.

Issus de l’histoire des femmes, les gender studies se généralisent aux États-Unis et en Occident au cours des années 1980, grâce aux travaux de Joan Scott en particulier9. Celle-ci définit le genre comme étant « un élément constitutif des rapports soCelle-ciaux fondé sur des différences perçues entre les sexes, et le genre est une première façon de signifier des rapports

6Michelle Perrot, dans « Préface », Michelle Perrot (dir.) Une histoire des femmes est-elle possible ?, Paris, Rivages, 1984. p.8.

7 Françoise Thébaud, Écrire l’histoire des femmes et du genre. Lyon, ENS Éditions, 2007, p.36.

8 Arlette Farge, « Pratique et effets de l’histoire des femmes », Michelle Perrot (dir.) Une histoire des femmes est-elle possible ?, Paris, Rivages, 1984. p.20-23.

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de pouvoir10 ».Conséquemment, ce courant propose d’analyser la perception des différences entre les hommes et les femmes comme des constructions sociales. Les gender studies s’intéressent également à la hiérarchisation des sexes, aux rôles sexués qui sont attribués en vertu de la différenciation sexuelle et aux représentations culturelles qui définissent le « masculin » et le « féminin ». S’étendant à plusieurs domaines scientifiques tels que la sociologie, l’histoire et l’anthropologie, les gender studies sont marqués par différentes approches11. Plusieurs auteures, dont Françoise Thébaud12, dressent un portrait global des principales théories qui traversent l’histoire du genre. D’autres approches, dont celle prônée entre autres par Marc Bergère et Luc Capdevila, s’intéressent aux dynamiques qui subsistent entre les conflits et la conception du genre. Cetteméthode, qui demeure centrale au sein de notre réflexion, nous permet d’examiner l’impact d’événements historiques majeurs comme les guerres sur la réorganisation des rapports de pouvoir entre les sexes et sur les transformations des identités sexuées13. Sans nécessairement adopter entièrement cette théorie, elle présente néanmoins des angles d’analyse pertinents pour saisir les effets réels de l’immédiat avant-guerre, de la Seconde Guerre mondiale et de l’après-guerre sur la définition et la perception du genre féminin.

L’histoire des femmes et du genre se caractérise notamment par sa théorisation de l’intersectionnalité14. Cette approche permet d’analyser les rapports de domination entre les différentes catégories sociales, tout en recourant à une approche multidisciplinaire. Dans son article phare Théorisations féministes de l’intersectionnalité15, Sirma Bilge démontre qu’une

approche multidisciplinaire permet de mieux saisir les inégalités sociales qui subsistent dans l’histoire des femmes.Cette méthode s’intéresse aux réalités sociales vécues autant par les femmes que par les hommes ainsi qu’aux dynamiques sociales, culturelles, économiques et politiques qui en découlent. En nous inspirant de cette approche sans toutefois nous

10Ibid.

11 Sonya O. Rose, What is Gender History?, Cambridge and Malden, Polity Press, 2010, p. 3 -12. 12 Thébaud, op.cit., 312 p.

13 Ibid., p.220.

14 Sue Morgan, « Introduction », Sue Morgan, dir. The Feminist History Reader, London, New York, Routledge, 2006, p. 4.

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restreindre à ce seul cadre d’analyse, nous sommes en mesure de considérer l’ensemble des structures qui ont influencé les réalités vécues par les femmes.

Histoire des femmes et de la guerre

L’histoire des femmes et du genre s’est rapidement et massivement intéressée aux guerres mondiales, tout particulièrement à la Seconde Guerre mondiale (1939-1945). Cet intérêt peut s’expliquer d’une part, par la durée de ce conflit et d’autre part, par son impact sur l’avancement social et politique des femmes. Toutefois, depuis les années 1980, les effets de la Seconde Guerre mondiale sur la conception des rôles féminins aux États-Unis font l’objet d’évaluations contradictoires. Anderson, Hartmann et Chafe16 soutiennent qu’un événement majeur qui impose des pratiques inhabituelles est susceptible d’entraîner des changements sociaux. Ainsi, la Seconde Guerre mondiale, en provoquant une cassure dans les rapports sociaux établis, constitue pour ces auteurs un catalyseur de changements sociaux majeurs pour les femmes. En plus d’élargir la conception de la féminité, du moins provisoirement, le conflit mondial aurait permis aux Américaines d’assumer un nouveau rôle économique et de nouvelles responsabilités. Bien que la fin du conflit soit synonyme pour plusieurs d’entre elles de retour au foyer, leur participation à l’effort de guerre aurait favorisé des changements à long terme ; Chafe, lui attribue l’accélération de l’entrée des femmes mariées sur le marché du travail17, alors qu’Hartmann lui associe le développement et les revendications du mouvement féministe.

S’il demeure pour ainsi dire indéniable que le conflit mondial a modifié temporairement la conception du genre féminin et de la féminité, les historiennes Rupp18 et Yesil19 reconsidèrent ses impacts à long terme. Elles affirment que le conflit mondial n’a eu

16 Karen Anderson, Wartime Women: Sex roles, family relations, and the status of women during World War II. Connecticut, Greenwood Press, 1981. 198 p; Susan M. Hartmann, The Home Front and Beyond: American Women in the 1940s, Boston, Twayne Publishers, 1982, 235 p.; William H. Chafe, The Paradoxe of Change, New York, Oxford University Press, 1991, p. 133-134.

17Ibid., p. 166-172.

18 Leila Rupp, Mobilizing Women for War : German and American Propaganda, 1939-1945, Princeton, Princeton University Press, p. 176-181.

19 Bilge Yesil, « 'Who said this is a Man's War?' : propaganda, advertising discourse and the representation of war worker women during the Second World War », Media History, 10, 2, 2004, p.103-117.

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qu’un impact limité et provisoire sur la place des femmes dans la société et que l’effort de guerre n’a eu comme effet qu’une perpétuation des normes traditionnelles relatives au genre20. Rupp soutient que les changements sociaux visant l’insertion des femmes sur le marché du travail qui s’opèrent entre 1960 et 1970 ne découlent pas de l’expérience du front domestique durant la Seconde Guerre mondiale. Selon elle, la guerre a été considérée par les Américains comme une période de crise qui nécessitait le recours à des moyens extraordinaires et temporaires qui ne pouvaient être tolérés en temps de paix21. De son côté, Yesil s’aligne sur l’argumentation soulevée par Rupp. Elle avance que la propagande gouvernementale et les médias de masse ont fortement insisté sur le côté temporaire de la situation. Au plus fort du conflit, l’État et les médias dépeignaient les femmes à la fois comme des travailleuses, des épouses et des mères aptes à s’acquitter d’une charge de travail et de responsabilités considérées comme « masculines ». Dès la fin du conflit cependant, ils incitaient fortement les Américaines à retourner à la maison, là où elles « devaient vraiment être22 ».Tant les études d’Anderson, d’Hartmann et de Chafe, que celles de Rupp et Yesil alimenteront notre problématique pour dresser un panorama encore plus complet du rôle joué par les médias de masse dans la mobilisation et la démobilisation des femmes aux États-Unis.

Histoire de la beauté féminine

Depuis une dizaine d’années, l’histoire de la beauté féminine tient une place grandissante au sein de l’historiographie. Malgré la corrélation qui subsiste entre l’histoire du corps et l’histoire de la beauté, la réflexion scientifique concernant la beauté a surtout adopté une perspective artistique, relevant davantage du domaine des arts23. Néanmoins, un pan assez récent de l’historiographie s’intéresse à l’évolution des canons de beauté et des conceptions de la beauté féminine. Ainsi, une majorité des auteurs, dont Downing, Chahine, Mulvey et Richards et Banner24, dressent un portrait relativement précis de l’évolution des

20 Rupp, loc. cit., 21 Ibid., p. 176-181. 22 Yesil, loc. cit.

23 Umberto Eco, Histoire de la beauté, Montréal, Flammarion Québec, 2004, p. 425.

24 Sarah Jane Downing, Beauty and cosmetics 1550-1950, Grande-Bretagne, Shire Library, 2012, p.64. Nathalie Chahine, Beauté du siècle, Paris, Assouline, 2000, 399 p. Kate Mulvey et Melissa Richards, Féminin : l’image

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canons de beauté et de la manière dont ceux-ci ont été influencés par la Seconde Guerre mondiale. Leurs travaux n’explorent pourtant que très sommairement les modèles de citoyenneté véhiculés par les standards féminins de beauté. Nous nous inspirerons donc davantage du concept de beauté citoyenne proposé par Peg Zeglin Brand. Son concept de « beauté émancipée », explicite que la beauté peut s’affranchir de son simple aspect physique pour revêtir une dimension morale qui réside dans les actes25. Ce concept s’avère particulièrement pertinent pour notre analyse.

Par ailleurs, une fraction grandissante de l’historiographie s’attarde aux répercussions sociales, souvent néfastes, qui résultent de la promotion des idéaux de beauté. Ainsi, l’auteure Debra Gimlin26 soutient que l’affirmation d’un idéal de beauté pousse nombre de femmes à entretenir une relation conflictuelle avec leur propre corps (diète excessive, mauvaise image de soi, etc.). Parallèlement, comme la perception et la conception de l’identité sont intimement liées au corps, l’industrie des cosmétiques, en incitant les femmes à acquérir différents produits susceptibles de souligner leur individualité, influence elle aussi le rapport que les femmes entretiennent avec leur corps. Gimlin soutient que les femmes participent à ce processus en associant leur apparence corporelle à la « valeur » de leur identité. Dans cette même perspective, David Le Breton27 dévoile les nombreux problèmes sociaux que génèrent les efforts déployés pour respecter les standards de beauté (manque d’estime de soi, troubles alimentaires, recours excessif à la chirurgie esthétique, etc.). Il se penche aussi sur le rôle de l’industrie des cosmétiques et des magazines féminins dans la promotion d’un idéal de beauté inatteignable ainsi que sur l’ascendant qu’ils exercent tant sur les hommes que sur les femmes. Bien que les troubles physiques et psychologiques associés aux standards de beauté n’occupent pas une place centrale dans notre étude,

de la femme : 1890-1990, Paris, Celiv, 1998, 205 p. Lois W. Banner, American Beauty, New York, Alfred A. Knopf, 1983, p. 272.

25 Peg Zeglin Brand, « Sois belle et bats-toi ! », Élizabeth AZOULAY, (dir.) 100 000 ans de beauté. Paris, Gallimard, 2009, vol. 4 p. 140-142.

26 Debra L. Gimlin, Body Work. Beauty and Self-Image in American Culture, États-Unis, University of California Press, 2002, 171p.

27 David Le Breton, « De la beauté comme mystère à la beauté globale », Gilles Boëtsch, (dir.) La Belle apparence, Paris, CNRS éditions, 2010, p.25-35.

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l’évaluation de l’impact des publicités et des magazines féminins sur la perception qu’ont les femmes d’elles-mêmes demeure néanmoins très utile.

Histoire de la consommation

L’histoire de la consommation, qui débute à partir des années 1980, s’est rapidement penchée sur la consommation des femmes, et plus particulièrement sur le rôle de consommatrice.Cette dernière, à titre de principale responsable des achats de toute la famille, devient de plus en plus la cible des entreprises et des publicités, et ce, dès les années 192028. Il n’est donc pas étonnant qu’une majorité des productions scientifiques, et plus particulièrement celles produites aux États-Unis, s’attardent sur les stratégies économiques et publicitaires mises de l’avant par les entreprises à l’attention des consommatrices29. Dès lors, on constate un intérêt grandissant chez les historiens des entreprises ou des affaires (business historians) pour l’industrie des cosmétiques, en raison de son importance économique, mais également de son influence sur le développement culturel et social. Ces spécialistes ont surtout analysé l’évolution de l’industrie des cosmétiques, de ses stratégies économiques, des publicités et de ses rapports avec les annonceurs. À l’exception de Remauray30, Jones31 et Peiss32, on remarque qu’ils se sont peu intéressés aux répercussions politiques, sociales et culturelles de l’industrie des cosmétiques33.

À partir du 20e siècle, la confection des cosmétiques, qui jusqu’alors constituait une pratique artisanale, devient rapidement un important secteur industriel et financier grâce à l’évolution technologique due aux progrès de la chimie (parfum de synthèse, paraffine, gelée

28Lizabeth Cohen, A consumers' republic : the politics of mass consumption in postwar America, New York, Vintage Books, 2004, p. 278.

29Alain Chatriot, (dir.), Au nom du consommateur: consommation et politique en Europe et aux États-Unis au XXe siècle, Paris, Découverte, 2004, p.12.

30 Bruno Remaury, « Le big bang de la cosmétique ». Élizabeth AZOULAY, (dir.) 100 000 ans de beauté. Paris, Gallimard, 2009, vol. 4 p. 37-38.

31 Geoffrey Jones, Beauty imagined : a history of the global beauty industry, Oxford, Oxford University Press, 2010, 412 p.

32 Kathy Lee Peiss, Hope in a jar : the making of America’s beauty, New York, Metropolitan Books, 1998, 334 p.

33 Kathy Peiss, « On Beauty… and the History of Business », Philip SCRANTON, (dir.), Beauty and Business. Commerce, Gender, and Culture in Modern America. États-Unis, Éditions Routledge, 2001, p. 7-8.

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de pétrole, etc.) 34. D’autres facteurs sociologiques, notamment la visibilité octroyée aux cosmétiques par l’entremise du cinéma, ont aussi contribué à accélérer la démocratisation des produits de beauté. De même, la multiplication des compagnies de cosmétiques, particulièrement aux États-Unis entre 1902 et 1946, favorise l’accès à un éventail de produits de beauté à des prix variés. Toutefois, la démocratisation de ces produits entraine un « devoir de beauté ». L’idéal de beauté étant désormais présenté comme accessible à toutes, les femmes sont d’autant plus incitées à s’y conformer. Dans cette même perspective, l’ouvrage collectif dirigé par Philip Scranton35 révèle les pratiques commerciales de l’industrie américaine des cosmétiques qui façonne les modèles de beauté féminins et masculins, les idéaux culturels et les identités sociales au fil des 19e et 20e siècles. L’article de Vicki Howard36 montre en particulier comment cette industrie a accompagné la généralisation de l’emploi féminin, présentant aux travailleuses les cosmétiques comme des moyens d’atténuer les aléas du travail rémunéré, de réaffirmer leur féminité et de respecter les critères de beauté féminine, tout en fournissant un sujet d’échange et de socialisation. Bien que nous n’ayons pas l’intention de dresser une évolution de l’industrie des cosmétiques, la démocratisation des produits de beauté et le concept du « devoir de beauté » demeurent au centre de notre réflexion.

Histoire des magazines féminins

Au cours de nos recherches, nous avons observé que l’analyse des magazines féminins fait l’objet d’un engouement grandissant. Offrant un espace dans lequel le sens de la féminité peut être défini et redéfini, les magazines féminins exercent une influence non négligeable sur la vie de leurs lectrices. Diffusant des conseils sur une variété de sujets inhérents à leur quotidien tels que l’éducation des enfants, la mode, la vie de couple ou la décoration intérieure, ils valorisent en outre des conceptions précises de la féminité37. La thèse de Marie-Josée Des Rivières analyse la représentation des femmes et de leurs rôles

34 Remaury, loc. cit.

35 Philip Scranton, Beauty and Business : Commerce, Gender, and Culture in Modern America, États-Unis, Éditions Routledge, 2001, 340 p.

36 Vicki Howard, « At the Curve Exchange », Philip Scranton, (dir.), Beauty and Business. Commerce, Gender, and Culture in Modern America. États-Unis, Éditions Routledge, 2001, p.195-216.

37 Tawnya J. Adkins Covert, Manipulating images: World War II Mobilization of Women through Magazine Advertising, Lanham, Lexington Books, 2012, p. 23.

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sociaux dans le magazine québécois Châtelaine des années 1960 et 197038. Elle soutient que de manière générale, celui-ci présente un idéal féminin qui ne remet pas en question les valeurs et les rôles traditionnels associés à leur genre.

Nous observons également qu’une part considérable de la production scientifique se concentre sur le rôle des magazines féminins américains lors de la Seconde Guerre mondiale et de l’après-guerre. Ainsi, l’ouvrage de Nancy A. Walker39 examine comment ces magazines font la promotion d’une vie domestique idéale qui se conforme aux impératifs de guerre, tel que prescrit par le gouvernement américain. Dans l’après-guerre, ces mêmes magazines valorisent plutôt un style de vie intimement associé aux biens de consommation, en présentant le confort matériel comme l’incarnation des valeurs démocratiques américaines40. On peut d’ailleurs se demander si la démonstration de Walker s’applique aux articles de beauté.

En outre, un pan assez récent de l’historiographie, dont fait partie l’ouvrage de la sociologue Tawnya J. Adkins Covert41, s’intéresse à la propagande gouvernementale et à l’aspect propagandiste des publicités que l’on retrouve dans les magazines féminins pendant la Seconde Guerre mondiale. L’auteure dépeint l’importance des médias de masse en tant qu’indicateurs des normes sociales dominantes qui définissent les rôles sociaux des femmes. Dans la même perspective, Melissa McEuen42 s’intéresse à la conception de la féminité et à la représentation de la beauté féminine dans la propagande gouvernementale et, dans une moindre mesure, dans les publicités des cosmétiques Pond’s. Elle démontre comment tant la propagande gouvernementale que les publicités commerciales font la promotion d’un idéal de beauté qui coïncide avec les besoins de la nation : elles tentent de faire accepter l’emploi féminin en affirmant que les travailleuses ne perdent rien de leur féminité. Nous nous appuierons sur ces travaux pour évaluer dans quelle mesure les articles et les publicités de

38 Marie-Josée Des Rivières, « Châtelaine et la littérature (1960-1975) », Thèse de doctorat, Québec, Université Laval, 1988, 452 p.

39 Nancy A. Walker, Shaping Our Mother’s World : American Women’s Magazines, Jackson, University Press of Mississippi, 2000, p. vii.

40 Ibid., p. xiv.

41 Adkins Covert, op. cit.

42 Melissa A. McEuen, Making War, Making Women. Feminity and Duty on the American home front 1941-1945. 1e édition. Athens, University of Georgia Press, 2011, p.270 p.

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produits de beauté publiés dans les magazines féminins présentent l’utilisation des cosmétiques comme un acte à caractère patriotique.

Un questionnement imagé : Problématique et hypothèse

Au regard de l’historiographie exposée, nous nous inspirerons des différentes théories en histoire des femmes et du genre afin d’examiner les constructions sociales qui définissent et surtout redéfinissent la féminité dans un contexte d’urgence nationale. Nous nous intéresserons aux dimensions citoyennes des représentations de la beauté féminine que l’industrie américaine des cosmétiques véhicule via certains médias de masse avant, pendant et après la guerre, soit de 1937 à 1946. Il semble fondamental, dans le cadre de cette étude, d’approfondir les liens entre les conceptions de la féminité et les définitions de la citoyenneté féminine. Si l’historiographie a mis en lumière certaines facettes du « devoir de beauté » formulé durant la Seconde Guerre mondiale, elle s’est surtout limitée à la période du conflit. En incluant à l’analyse les moments qui ont précédé et suivi la participation des États-Unis aux hostilités, nous devrions être en mesure de mieux éclairer la diversité et l’évolution des liens établis entre beauté et citoyenneté féminines.

Ainsi, nous avançons l’hypothèse que les publicités de cosmétiques et les conseils publiés dans les magazines Vogue et Ladies’Home Journal font de la beauté un « devoir » citoyen pour les Américaines tout au long de la période 1937-1946. Les standards qu’ils diffusent ont d’ailleurs pour effet de transcender les dimensions purement physiques de la beauté pour revêtir une portée politique, voire patriotique et morale. Dès lors, « l’acte de beauté » constitue un symbole de l’engagement citoyen des Américaines. En guise de seconde hypothèse, nous pensons que ces liens entre citoyenneté et standards de beauté féminins sont établis de manière différente dans les deux magazines considérés puisqu’ils visent des publics féminins assez différents : l’un issus de la classe moyenne et l’autre de la haute bourgeoisie.

En lien avec la problématique et les hypothèses précédemment soulevées, il convient de définir les trois concepts centraux qui orienteront notre approche, soit la citoyenneté, la

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féminité et la beauté féminine. De prime abord, la citoyenneté est un concept qui détermine la relation entre un État et les individus gouvernés par celui-ci43. La conception de la citoyenneté, telle que comprise aux États-Unis, revêt des dimensions légales, politiques et morales. Ces dernières s’imbriquent l’une dans l’autre à la manière de poupées russes, la citoyenneté légale constituant l’assise des deux autres. La citoyenneté légale passe notamment par l’obtention d’un statut légal44, par le respect des lois en vigueur et par l’accomplissement du devoir citoyen, par exemple siéger sur un jury, prendre les armes pour défendre la nation, etc.45. La citoyenneté politique, quant à elle, renvoie à la nature de la participation à la vie politique du pays. Ainsi, il ne suffit pas de respecter les lois, mais il faut également participer à leur élaboration en exerçant, entre autres, le droit de vote. Enfin, la citoyenneté morale requiert un comportement « vertueux ». Elle appelle les citoyens à user de leurs ressources politiques ou sociales pour maintenir un État sain et fort46. Dans le cadre de ce mémoire, nous nous attarderons aux différentes dimensions de la citoyenneté en portant une attention particulière au concept de citoyenneté morale.

Nous nous intéresserons également à l’expérience de la citoyenneté américaine. Celle-ci comprend les aspects juridiques, territoriaux, linguistiques, génétiques et expérientiels. Les traditions, les récits ou les symboles nationauxparticipent à l’expérience de la citoyenneté et à sa diffusion47, une expérience qui peut notamment s’exprimer dans l’acte de consommation. L’ensemble renvoie au « symbolisme national » qui uniformise les aspirations, les désirs et les ambitions des citoyens pour les lier à « l’illusion nationale », par l’entremise d’images ou de monuments48. Si le symbolisme national appelle une action qui permet de se conformer à l’expérience américaine, l’illusion nationale codifie le fait d’être américain49.

43 Emilie Stoltzgus, Worker : Debating public responsibility for child care after the Second World War, 2003, p.2.

44 Le statut légal fait référence à l’obtention d’une autorisation officielle émise par le gouvernement de résider dans un pays. David M. Ricci, Good Citizenship in America, 1e édition, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 6-8.

45 Ibid. 46 Ibid.

47 Lauren Gail Berlant, The Anatomy of National Fantasy : Hawtorne, utopia, and everyday life, Chicago, University of Chicago Press, 1991, p. 4

48Ibid., p. 5. 49Ibid.

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De leur côté, les conceptions de la féminité s’expriment à travers une série de codes et de conduites qui varient selon les cadres spatiotemporels. Une multitude de comportements, de gestes, d’émotions et d’attitudes sont considérés comme étant féminins ou masculins. Confrontés à ces modèles intellectualisés et acceptés, les femmes et les hommes subissent des pressions sociales qui les poussent à respecter ces archétypes50. Certains contextes, comme celui étudié dans le cadre de ce mémoire, peuvent cependant générer des impératifs contradictoires. Ainsi, des femmes respectant les critères physiques et psychologiques associés à la féminité peuvent être tout de même considérées comme masculines si, en répondant à l’effort de guerre, elles exercent un métier habituellement attribué aux hommes. De même, la conception de la féminité demeure liée aux normes esthétiques qui régissent la beauté féminine51.

À l’instar de la féminité, la beauté féminine ne peut être définie comme un ensemble de caractéristiques uniques et universelles en raison de son caractère essentiellement subjectif et du fait qu’elle correspond à des constructions culturelles et sociales. Les canons de beauté, à la manière d’une « ligne de conduite », guident la perception de la beauté féminine et influencent considérablement la relation qu’entretiennent les femmes avec leur corps52. Nous verrons ainsi qu’un idéal de blancheur, de jeunesse et de minceur imprègne l’ensemble de la période traitée. Ces standards se transforment néanmoins selon l’évolution du statut des femmes et de leurs rôles sociaux53. Nous analyserons plus en détail leur évolution au cours de ce mémoire.

50 Janet Saltzman Chafetz, Masculine /Feminine or Human? An Overview of the Sociology of Sex Roles, Illinois, F.E. Peacock Publishers, 1974, p. 2 - 3

51 Gilles Boëtsch et al, La belle apparence, Paris, CNRS éditions, 2010, p. 8.

52 Gilles Boëtsch, « Anthropologies et beautés », Gilles Boëtsch, (dir.) La belle apparence, Paris, CNRS éditions, 2010, p. 35-36

53 Georges Vigarello, «Une beauté à soi», Élisabeth Azoulay (dir.) 100 000 ans de beauté. Paris, Gallimard, 2009, p. 36

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Vogue et Ladies’Home Journal, reflets d’un idéal féminin : les sources

Le corpus de sources retenu est composé des publicités de cosmétiques ainsi que des articles offrant des conseils de beauté qui sont parus dans les magazines américains

Ladies’Home Journal (LHJ) et Vogue entre 1937 et 1946.

Comme nous l’avons souligné précédemment, les magazines féminins ont une influence significative sur la manière dont les femmes façonnent leur vie. À travers leurs pages et leurs articles, ils conseillent leurs lectrices sur leurs choix vestimentaires, leurs menus, leurs passe-temps, sur l’attitude appropriée à adopter à l’égard de leur rôle de ménagères, de mères et d’épouses. Ils contribuent aussi à modeler les attentes et les rôles attendus des femmes, à la fois dans leur propre foyer et dans la société54. Par ailleurs, les publicités portent des préoccupations sociales et des symboles culturels de la société dont elles émanent55. Elles modèlent ou « éduquent » l’opinion publique et véhiculent une conception souvent stéréotypée de la beauté féminine56. Néanmoins, elles demandent une analyse critique rigoureuse : l’argumentaire ainsi que les techniques publicitaires déployées peuvent être en porte-à-faux avec la réalité sociale, politique et économique de certains groupes. Ainsi, il est essentiel de présenter dans un premier temps les caractéristiques du

Ladies’Home Journal et de Vogue pour bien saisir les réalités qu’ils dépeignent tout en les

transformant.

Profitant d’un tirage imposant, le Ladies’Home Journal (LHJ) s’est taillé une place au sein du « Big Six » qui regroupe les magazines féminins les plus populaires des États-Unis. D’abord publié sous forme d’un feuillet de quatre pages inséré dans le magazine

Tribune & Farmer en 1879, il est par la suite publié indépendamment à partir de 188357. Son tirage s’accroit rapidement et atteint, dès 1885, plus de 100 000 exemplaires. Dix-neuf ans plus tard, en 1904, Ladies’Home Journal devient le premier magazine à vendre un million

54 Adkins Covert, op. cit., p. 23.

55 Roland Marchand, Advertising the American Dream: Making Way for Modernity, 1920- 1940, Berkeley, University of California Press, 1985, p. XVI-XIX

56 Adkins Covert, op. cit., p. 31. 57Adkins Covert, op. cit,, p.27.

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de copies pour un même numéro58. Son tirage, qui se chiffre à 2 981 000 exemplaires en 1938, fait du LHJ le magazine de classe moyenne le plus vendu en Amérique. Il s’inscrit dans la lignée des magazines de services et s’adresse principalement aux femmes au foyer de la classe moyenne. Par ailleurs, sa ligne éditoriale véhicule une conception conservatrice, voire traditionaliste, de la place et du rôle des Américaines en tant que mères et épouses59 Publié mensuellement pendant 131 ans, son mode de parution change en 2014 alors qu’il devient un magazine trimestriel60.

Vogue est sans conteste une icône médiatique incontournable en matière de mode et

de beauté féminine, et ce, depuis fondation en 189261. En 1909, Vogue, qui n’est alors qu’une gazette mondaine, est acquis par Condé Montrose Nast. Ce dernier transforme cette modeste revue en un magazine dont la respectabilité et la visibilité sont incontestables62. Dans les années 1930, Vogue devient, avec Harper’s Bazzar, l’un des deux magazines de mode les plus importants et influents aux États-Unis63. Bien qu’imposant, son tirage d’environ 400 000 exemplaires dans les années 1930 peut sembler limité en comparaison à d’autres magazines, dont le LHJ. Ceci s’explique par le fait que Vogue, en s’adressant aux femmes issues des classes les plus aisées de la société, convoite une niche de lectorat nécessairement plus restreinte que ses compétiteurs. De plus, il promeut un mode de vie qui demeure inaccessible à la majorité de la population féminine. Il ne s’intéresse ainsi que très rarement aux tâches domestiques quotidiennes, contrairement aux magazines de service comme le

LHJ. Loin de cacher leurs intentions, l’éditrice en chef Edna Woolman Chase (1914-1951)

et Condé Nast veulent sensibiliser le public américain aux impératifs de la guerre et démontrer « comment le patriotisme peut être chic, et le chic, patriotique64 » en publiant des photos et des reportages de mode.

58 Noam Cohen, « Ladies’Home Journal to Become a Quarterly », New York Times, 24 avril 2014, p.B2.

https://www.nytimes.com/2014/04/25/business/media/ladies-home-journal-to-become-a-quarterly.html?_r=0, consulté le 11 septembre 2018.

59 Adkins Covert, op. cit, p.26. 60 Noam Cohen, loc. cit.

61 Noberto Angeletti, En Vogue. L’histoire illustrée du plus célèbre magazine de mode, Paris, Édition White Star, 2007, p. xvi-xix

62 Ibid. p. xix

63 Adkins Covert, op. cit., p. 27. 64 Angeletti, op., cit. p. 115.

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Méthodologie utilisée

Afin d’établir une analyse représentative pour la période 1937-1946, nous avons retenu, pour chaque magazine, quatre numéros par année selon le rythme des saisons qui structure la diffusion des nouvelles tendances en matière de mode et de beauté. Nous avons donc sélectionné les mois de septembre pour représenter les tendances automnales, novembre pour celles de l’hiver, mars pour celles du printemps et juin pour celles d’été. Comme le magazine Vogue est publié bimensuellement entre 1937 et 1946, nous n’avons retenu que le premier numéro de chaque mois retenu. Ainsi, notre corpus de sources totalise 40 numéros de Vogue et du LHJ.

Par ailleurs, nous nous sommes concentrés sur les publicités de cosmétiques qui concernent les soins pour le visage, les soins pour le corps, le maquillage, les vernis à ongles et les articles de beauté présentant des conseils en matière de beauté, des critiques de nouveaux cosmétiques, etc. Afin de limiter l’amplitude de notre corpus, nous avons volontairement écarté toutes les publicités de parfums, de déodorants, d’antisudorifiques, de soins et colorations capillaires, les soins dépilatoires et accessoires (rasoirs, pinceaux, brosse et accessoires pour cheveux, fer à friser, etc.). Ce choix se justifie d’autant mieux que les cosmétiques et les produits de beauté jouissent d’une popularité nettement supérieure à celle des parfums, des produits capillaires et des accessoires de beauté65.

Au total, pour l’ensemble de la période étudiée, nous avons retenu 215 articles et 307 publicités chez Vogue, 22 articles et 789 publicités pour le Ladies’Home Journal. Le tout représente un corpus de 1 333 articles et publicités.

L’approche méthodologique privilégiée dans le cadre de ce mémoire consiste à l’analyse de contenu de type qualitatif. Grâce à une succession d’opérations techniques et intellectuelles, cette méthode permet de faire émerger les significations implicites d’un objet

65 Angeletti, op. cit.,p. 140.

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ou d’un phénomène66. L’analyse qualitative de contenu s’opère en quatre étapes : la pré-analyse, la catégorisation, le codage et l’interprétation des résultats. La pré-analyse constitue une étape surtout intuitive qui consiste à organiser l’information et à identifier un corpus de sources qui sera soumis à l’analyse67. Ainsi lors du dépouillement des sources, une première classification des publicités et des articles jugés pertinents a été effectuée. Une base de données fut par la suite réalisée à l’aide du logiciel FileMaker Pro afin de classer et d’analyser les publicités et les articles selon des critères préalablement établis, tels que le locuteur, le type de produit représenté, les liens entre beauté et citoyenneté, le groupe social visé, les caractéristiques féminines mises de l’avant, l’angle sous lequel la beauté féminine est présentée (séduction, patriotisme, hygiène, obligation, etc.).

Plan de la démonstration

Afin de démontrer comment la beauté féminine constitue un devoir pour les citoyennes américaines de 1937 à 1946, nous développerons notre analyse selon un plan chronologique.

Le premier chapitre se concentre sur la période comprise entre 1937 et décembre 1941, soit avant l’entrée en guerre des États-Unis. D’abord, nous contextualiserons puis définirons l’expérience de la citoyenneté féminine vécue aux États-Unis durant cette période. Par la suite, nous montrerons comment Vogue et le LHJ présentent l’idéal de beauté féminin comme un moyen pour les femmes de démontrer leur appartenance à la nation américaine. Nous verrons aussi que le lien entre beauté et nation se trouve renforcé par le contexte de préparation à la guerre. Nous expliciterons ensuite le lien qui s’établit – quoique de manière indirecte – entre la consommation de cosmétiques et la citoyenneté américaine, et de quelle manière le contexte de guerre imminente influe sur cette dynamique. Enfin, nous analyserons la corrélation que le LJH établit lors de l’avant-guerre entre beauté, maternité et citoyenneté féminines. L’absence de ce lien dans Vogue s’explique par la nature de son contenu qui s’oriente principalement sur l’univers de la mode plutôt que sur le style de vie.

66 Alex Mucchielli, Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, Paris, Armand Colin, 1996, p. 183

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Le deuxième chapitre, qui s’échelonne de décembre 1941 à septembre 1945, nous plonge au cœur du conflit. Nous démontrerons, de prime abord, de quelle manière la conception de la citoyenneté féminine américaine est en partie modifiée par le contexte d’urgence nationale, les réalités du conflit et les besoins de la nation. Puis, nous montrerons comment l’intensification du lien entre consommation et nation américaine permet aux femmes d’exprimer leur citoyenneté et leur patriotisme. Ensuite, nous analyserons de quelle manière l’implication citoyenne des Américaines devient un élément constitutif de l’idéal de beauté américain alors que se développe, simultanément et paradoxalement, un discours sur la beauté féminine qui réaffirme la place et les rôles traditionnels des Américaines. Par la suite, nous examinerons les allégations sur l’impact que la beauté féminine aurait sur le moral des Américaines et des soldats. Finalement, nous analyserons l’aspect symbolique de la beauté féminine et le caractère essentiel et prioritaire qui lui est attribué.

Enfin, le troisième chapitre examine les quatorze mois qui suivent la fin du conflit, soit de novembre 1945 à décembre 1946. Dans un premier temps, nous analyserons de quelle manière le LHJ et Vogue présentent la beauté féminine comme un devoir citoyen, dont l’accomplissement demeure essentiel à la restauration d’un climat social familier, similaire à celui expérimenté entre 1937 et 1941. Dans un deuxième temps, nous explorerons l’impact de la sortie de guerre et du baby-boom sur la conception de la maternité dès lors considérée comme l’ultime devoir citoyen pour les Américaines. Présentée par le LHJ et Vogue comme intimement liée au rôle d’épouse et de mère, la beauté féminine apparait à la fois comme la clé de relations familiales harmonieuses et l’outil adéquat pour préparer la prochaine génération de citoyennes. Dans un troisième temps, nous examinerons comment les débuts de la guerre froide convertissent l’idéal de beauté américain en porte-étendard de l’« American Way of Life ». Dans un tel contexte, le respect de l’idéal de beauté apparait, autant chez Vogue que dans le LHJ, comme un devoir citoyen supplémentaire pour les femmes.

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Il n’y a pas de femmes laides, il n’y a que des femmes paresseuses.

Helena Rubenstein68

CHAPITRE UN

Beauté et citoyenneté américaines, 1937-1941 : des liens indirects, mais

réels

En mettant fin de manière abrupte aux années folles, le Black Tuesday69 plonge les

États-Unis, et le reste du monde, dans une sévère crise économique dont les répercussions marqueront les années 1930 et le début des années 1940. La période comprise entre 1937 et décembre 1941 constitue une importante étape de transition entre deux crises charnières de l’histoire américaine, soit la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale. Ce contexte politique et socio-économique confère un cadre unique pour analyser les liens entre beauté et citoyenneté féminines. Dans le Ladies’Home Journal (LHJ) et Vogue, ces liens sont cependant établis d’une manière plus indirecte que durant la période de guerre qui suivra. L’idéal de beauté féminin américain est ainsi présenté comme un moyen pour les Américaines d’exprimer leur identité nationale et leur citoyenneté. Ils avancent également que la participation des femmes à l’essor de la consommation, en général, et à l’achat de cosmétiques américains, en particulier, constitue une dimension importante de l’expérience citoyenne féminine. Si les deux magazines véhiculent sensiblement les mêmes messages, le

LHJ se distingue en présentant la beauté féminine comme un atout supplémentaire à la

réalisation du rôle de mère citoyenne. Les liens indirects entre beauté et citoyenneté féminines reflètent la complexité du contexte sociopolitique propre à cette période.

68 Bruno Remaury, « Le big bang de la cosmétique ». Élizabeth AZOULAY, (dir.) 100 000 ans de beauté. Paris, Gallimard, 2009, vol. 4 p. 37-38.

69 Julia Kirk Blackwelder, Now Hiring : The Feminization of Work in the United States, 1900-1995, États-Unis, Texas A&M University Press, 1997, p. 96.

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1.1. 1937-décembre 1941 : reprise économique, citoyenneté économique, citoyenneté féminine indirecte et prospérité de l’industrie des cosmétiques

1.1.1. Les lendemains du Black Tuesday

Même si près d’une dizaine d’années ont passé depuis le krach boursier de 1929, les États-Unis de 1937 essuient encore les contrecoups de cette crise économique et sociale sans précédent. Certaines mesures, dont les politiques économiques du New Deal, mises en place à l’été 1933 par le Président Roosevelt, permettent au pays de sortir lentement de son marasme économique et de venir en aide aux plus touchés par la crise, dont les chômeurs. Ceux-ci ne représentent plus, en 1937, que 9,2% à 14,3% de la population active, alors qu’ils atteignaient en 1932, des pourcentages oscillant entre 22,9% et 24,1%70. De même, les salaires sont relevés, accroissant par le fait même le pouvoir d’achat des citoyens. Malgré les effets positifs du New Deal sur l’économie et le moral des Américains, la situation demeure tout de même fragile. Une nouvelle récession survient entre 1937 et 1938 à cause de la spéculation boursière, de l’émission excessive d’actions par certaines industries et de la baisse des investissements privés71. Cette récession se traduit par une nouvelle hausse du taux de chômage qui se situe, en 1938, entre 12,5% et 19,1%, soit une augmentation de près de 5%72.

En plus d’un contexte économique difficile, le climat politique européen occupe une place centrale dans les préoccupations de l’administration Roosevelt. Lors de son discours sur l’état de l’Union de 1938, Roosevelt annonce l’établissement d’un programme naval et militaire, ce qui laisse présager le réarmement imminent des États-Unis, une relance économique et, éventuellement, une entrée en guerre. À partir de 1939 d’ailleurs, les dépenses consacrées à la défense augmentent de manière exponentielle. Ils consacrent, en 1939 seulement, 14% de leur budget à la défense, soit près de 10 milliards de dollars73. Par la suite, en 1940, ils lancent leur programme d’aide économique aux Britanniques en dépit

70 L’auteur précise que les statistiques concernant le nombre de chômeurs varient d’une source à l’autre. Jean-Michel Lacroix, Histoire des États-Unis, 4e édition, Paris, Presses Universitaires de France, 2010 (1996), p. 376.

71 Ibid., p. 370-388. 72 Ibid., p. 376.

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de l’ambivalence des Américains concernant l’implication des États-Unis dans ce conflit. Puis, le Congrès instaure au mois de septembre un service militaire sélectif, en plus de débloquer 4 milliards pour la défense navale 74. L’année 1941 est marquée par l’intensification du programme d’aide accordée à l’Angleterre et par l’adoption de la Loi du prêt-bail (Lend-Lease Act) qui autorise le président à augmenter significativement l’aide économique apportée aux Alliés. Cette aide, qui se chiffre à 7 milliards de dollars entre mars et septembre 1941, s’élèvera par la suite à 6 milliards de dollars seulement pour le mois d’octobre 1941. La Loi du prêt-bail fait des États-Unis le pourvoyeur économique officiel des Alliés, sans toutefois les obliger à une intervention directe75. Ainsi, entre 1939 et 1941, l’économie américaine est galvanisée par l’investissement affecté au réarmement. Cette relance se traduit par la baisse significative du pourcentage de chômeurs qui diminue de 11% ou 17% en 1939 à 6% ou 9% en 194176.

1.1.2. Les Américaines, des citoyennes de seconde zone

Si l’une des préoccupations centrales demeure les chômeurs, les femmes sont elles aussi victimes des effets néfastes de la crise. L’expérience vécue par les Américaines à la suite du krach boursier les consacre simultanément grandes gagnantes et grandes perdantes sur le marché de l’emploi. Confrontées à des contraintes financières majeures, plusieurs femmes mariées et célibataires entrent pour la première fois sur le marché du travail afin d’augmenter le revenu familial77. Elles gonflent ainsi les rangs d’une main-d’œuvre féminine qui représentait 23,3% de la main-d’œuvre américainedans les années 192078. Le contexte socio-économique particulier des années 1930 engendre une discrimination généralisée et institutionnalisée à l’égard des travailleuses79. Celles qui occupent un emploi — et plus

74 Ibid., p. 387. 75 Ibid., p. 387-388. 76 Ibid., p. 376.

77 Jane Gerhard, Teresa Murphy et Mari Jo Buhle, dir. Women and the making of America, Upper Saddle River, N.J, Pearson Prentice Hall, 2008, p. 548.

78 Susan Ware, Holding Their Own. American Women in the 1930s, Boston, Twayne Publishers, 1982, p. 22. 79 Plusieurs organisations et compagnies, dont les écoles, les banques et les compagnies de téléphone, vont émettre des règlements pour limiter l’emploi des femmes mariées. Le gouvernement fédéral lance également une politique semblable. L’article 213 de l’Economy Act de 1932 interdit à plus d'un membre d’une même famille de travailler pour la fonction publique. Cette politique désavantage les femmes qui ont été les plus souvent renvoyées.

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encore si elles sont mariées — sont considérées comme prenant la place des pères de famille, seuls pourvoyeurs « légitimes ». Contrairement à cette présomption, une majorité de la main-d’œuvre féminine est concentrée dans des secteurs d’activités traditionnellement considérés comme féminins, ce qui ne leur permet guère, à grande échelle, d’occuper la place des hommes80. En fait, la crise ébranle principalement des secteurs économiques « masculins » comme l’industrie lourde, provoquant ainsi une marée de mises à pied masculines81. Ironiquement, c’est justement la division sexuée du travail qui a permis à certaines femmes d’obtenir un emploi durant cette période82. En dépit de la crise et des résistances à l’emploi féminin, la main-d’œuvre féminine augmente légèrement dans les années 1930 jusqu’à constituer 24,3% de la main-d’œuvre totale américaine83 pour ensuite atteindre 25,4% en 1941. 84. Brossée à grands traits, l’évolution présentée ici doit cependant être nuancée. Si 41% des Afro-Américaines occupaient un emploi en 1900, elles ne sont plus que 33,5% à le faire en 1940. Entre 1930 et 1940 plus précisément, dans un contexte de crise et d’augmentation de la discrimination raciale, leur participation à la main-d’œuvre chute de 5%. Par ailleurs, les pertes d’emplois massives dans le secteur agricole, durant la décennie 1930, poussent une majorité d’Afro-Américaines à investir d’autres secteurs d’activité, dont le secteur tertiaire. Ainsi, en 1940 près de 70% des Afro-Américaines travaillent à titre de domestiques et sont généralement très mal rémunérées85.

Nombre d’Américaines se heurtent pourtant au refus, parfois insidieux et parfois affiché, de l’emploi féminin. Devant la difficulté de se trouver un emploi, ces dernières sont bien souvent vouées au chômage et à la pauvreté. Contrairement aux chômeurs, les chômeuses attirent moins l’attention de la population et constituent un groupe marginal et

80 Ainsi, pour les années 1930, 29,7% des travailleuses œuvrent comme employées de maison ou dans le secteur des services. Lors de cette période, la gestion de l’appareil gouvernemental requiert de plus en plus une main-d’œuvre qualifiée pour le travail de bureau, ce qui a pour effet de favoriser l’entrée des Américaines dans la fonction publique. Dès lors, on y retrouve 18,9% de la main-d’œuvre féminine qui y occupe des emplois de secrétaires, sténographes ou dactylographes. De même, parmi les 14,5% des femmes ayant une profession, les trois quarts travaillent comme enseignantes et infirmières.

Ware, op. cit., p. 25.

81 Gerhard, Murphy et Buhle, op. cit., p. 548. 82 Ibid.

83 Ware, op. cit., p. 22. 84 Ibid.

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marginalisé. Bien que des agences gouvernementales ayant pour objectif la subvention et la création d’emplois, comme la Federal Emergency Relief Administration (FERA) et la Works

Progress Administration (WPA), développent des programmes spécialement conçus pour les

femmes, leurs politiques sont encore insuffisantes. En 1938, on dénombre encore trois millions d’Américaines sans emploi et deux millions qui, même en ayant un emploi à temps partiel, n’arrivent pas à subvenir à leurs besoins86.

Pour plusieurs Américaines, par ailleurs, cette période a été synonyme de repli sur le foyer familial. En devant conjuguer avec un budget drastiquement réduit, la survie de plusieurs maisonnées dépend désormais du savoir-faire des mémagères87. La nature indispensable de leur travail et leur impact au sein de la famille renforcent l’idée selon laquelle la place et le rôle des femmes est avant tout au foyer88.

La complexité du climat économique et social incite également certaines Américaines à investir la sphère publique, que ce soit dans des œuvres caritatives ou dans des mouvements d’entraide communautaires ou religieux89. Certaines travailleuses prennent également part aux luttes syndicales afin d’améliorer leurs conditions de travail, aux côtés de leurs confrères masculins. De même, un réseau plus restreint de femmes, comprenant des professionnelles, travaillant notamment à titre de travailleuses sociales, et des militantes, travaille pour faire adopter diverses politiques sociales du New Deal90. Si certaines sont politiquement actives durant cette période, leur implication ne leur vaut pas pour autant un statut de citoyennes à part entière91.

Le contexte particulier de cette période influe sur la conception et la perception de la citoyenneté féminine. Comme nous l’avons démontré dans l’introduction de ce mémoire, la

86Gerhard, Murphy et Buhle, op. cit., p. 560.

87Les ménagères pratiquent une économie de moyens et usent d’imagination afin d’assurer l’essentiel à leur famille. Elles rapiècent des morceaux de vêtement avec des couvertures, font leurs propres conserves de fruits et légumes, taillent des vêtements d’adultes pour habiller les enfants et recyclent tout ce qu’elles peuvent. Ibid.p. 548

88 Sara M. Evans, Les Américaines : Histoire des femmes aux États-Unis, Paris, Bellin, 1991, p. 345. 89 Ibid.

90Ibid., p. 342-374. 91 Ibid.

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