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Les maîtres du soupçon et la mort de Dieu

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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DOMINIQUE GAGNÉ

Zô.S

υι λοο/

Q/3Sï-LES MAÎTRES DU SOUPÇON ET LA MORT DE DIEU

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de !’Université Laval

pour l’obtention

du grade de maître es arts (M. A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

JUILLET 2001

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La pensée des Maîtres du soupçon concernant Γ origine de la religion nous permet de constater la part d’anthropomorphisme et de besoins humains dont elle peut être constituée. La critique marxiste de la religion rend compte de la fonction idéologique qu’elle peut remplir par rapport à un état donné de la société, l’analyse nietzschéenne de notre représentation du réel tente une explication de ce qui en l’homme veut la religion, et la psychanalyse freudienne tend à démontrer que notre langage sur Dieu peut s’enraciner dans certains processus inconscients. Cependant, même si l’athéisme qu’ils proposent peut permettre à l’homme de prendre conscience de l’état de minorité dans lequel il est maintenu par le biais de ses croyances religieuses, la réappropriation de l’homme ne peut être réalisable que par lui-même.

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Nous sommes responsables de la réalisation de nos rêves, mais redevables à ceux qui nous soutiennent et croient en nos possibilités. Je voudrais d’abord remercier mon directeur de recherche, Monsieur Thomàs De Koninck, pour m’avoir permis de m’engager plus à fond dans un questionnement qui suscite mon intérêt depuis fort longtemps, ainsi que Messieurs Henri-Paul Cunningham et Lionel Ponton qui ont été les examinateurs de l’original de ce manuscrit.

Je désire également adresser un merci particulier à mes parents qui nous ont appris très tôt à aimer les livres et à nourrir notre curiosité, et qui m’ont accordé un soutien constant pour que je puisse enfin pouvoir dire à mon père que j’ai étudié plus longtemps que lui! Un gros merci à ma soeur Mireil qui prend bien soin de moi, à Nadia qui est toujours présente malgré la distance, et à tous ceux qui, de près ou de loin, ont fait en sorte que je devienne ce que je suis.

La réalisation d’un mémoire requiert un long travail, et je voudrais le dédier à mon frère Luc, en gage de quoi la persévérance peut nous conduire au bout de nos rêves...

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Résumé... II Avant-propos... III Table des matières... IV

Introduction... 1

Chapitre I: Situation historique... 8

Chapitre II: Marx... 16

Chapitre III: Nietzsche... 38

Chapitre IV: Freud... 68

Conclusion... 89

Bibliographie... ... 99

Liste des ouvrages cités... 99

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Une analyse élaborée de la société actuelle n’est pas nécessaire pour constater qu’elle est bien différente de celle d’hier. Les valeurs ne sont plus les mêmes, les modes de vie ont changé, la consommation et la performance sont valorisées au détriment de l’individu, !’information et les moyens de communication sont accessibles à un plus grand nombre, les hommes sont de plus en plus individualistes, mais malgré le fait que leur horizon se soit passablement élargi, la vie paraît souvent vide de sens. Les valeurs qui étaient autrefois hiérarchisées se retrouvent bien souvent sur le même pied d’égalité, plus rien ne semble avoir d’importance, les hommes s’en remettent plus souvent qu’autrement à des solutions de facilité plutôt que d’avoir à fournir les efforts nécessaires. La ligne d’horizon s’efface pour laisser la place au vide, et ce qui avait autrefois de la valeur est bien souvent mis de côté, que ce soit à tord ou à raison. La religion, qui désigne l’ensemble de textes, de rites, d’organisations sociales et de coutumes par lesquels la relation de l’homme à Dieu se donne présence, célébration et rayonnement dans la vie, la société et l’histoire', occupe désormais une place moins importante qu’auparavant et ne correspond plus nécessairement aux aspirations de l’homme. La conception occidentale de Dieu est 1

1 François Varone, Ce dieu absent qui fait problème. Religion, athéisme et foi: trois regards sur le Mystère,

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fortement influencée par le christianisme qui le considère comme le créateur, le protecteur, et le sauveur; cette conception peut permettre à l’homme d’expliquer le monde et son origine, et le sens de la vie, tout en alimentant l’espérance et en réduisant l’angoisse et la peur que peut ressentir l’homme face à un monde hostile puisque Dieu le protège et l’accompagne à chaque instant, mais un tel Dieu ne pourrait-il pas être, en quelque sorte, qu’un échappatoire pour l’homme? Le déclin de la religion est souvent considéré comme étant responsable du déclin des valeurs, mais il est également possible de penser que cela soit redevable à un certain manque de volonté de la part des hommes, ou d’y voir le signe qu’une étape nécessaire à la réappropriation de l’homme est en train d’être franchie. Dieu a longtemps été considéré comme une réalité immuable, mais à partir du moment où les hommes constatent la présence du mal dans le monde, de la torture et de la famine, qu’ils prennent conscience du pouvoir que ce sont attribués les hommes d’Église, ou encore qu’ils démystifient le monde et son origine par le biais du développement de la science, de nombreuses certitudes, dont l’idée de Dieu, sont remises en question. De façon générale, celui qui croit en l’existence de Dieu considère qu’en dépit des aberrations qui y sont contenues, cette idée religieuse contient un certain noyau de vérité, tandis que pour celui qui la lui refuse, cette conception peut paraître fallacieuse, nuisible, aberrante, voire même dangereuse2. L’idée que l’homme se fait de Dieu peut ne pas être complètement désintéressée, et dans la mesure où cette conception fait en sorte que soit occultée la réalité, en soutenant l’existence d’un monde supraterrestre dans lequel il connaîtra le bonheur, qu’une protection lui soit assurée en échange du respect de certaines exigences, ou que le croyant, tel l’enfant, ne puisse se passer de protection et d’un code de conduite édicté par une figure d’autorité, l’idée de Dieu peut sembler découler de conditions psychologiques et sociologiques.

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Du fait que la religion semble être de moins en moins présente, il serait possible de penser qu’elle s’éclipse pour faire place à l’athéisme, mais parmi ceux qui se disent athées, quelques uns seulement le sont véritablement. L’athée n’est pas un agnostique, qui suspend toute croyance à l’égard de propositions manquant d’évidence3, ni un incroyant qui, faisant face à un problème de crédibilité, refuse de croire; l’athée prend position et ne croit pas à l’existence de Dieu. L’athéisme «incomplet» qui semble ne nier qu’un concept particulier ou que certains des attributs de Dieu, diffère de l’athéisme véritable qui a une visée plus large:

«L’athéisme est la doctrine qui consiste à nier non pas tel ou tel attribut de Dieu mais le sujet lui-même. Autrement dit l’athéisme considère que le terme «Dieu» est dépourvu de signification et de toute portée, sinon historique et culturelle. Peu importait alors de savoir quelle conception de Dieu est niée. On ne considérera comme athée que celui qui se dit tel, par opposition à tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, considèrent qu’il existe quelque chose, quoi que ce soit, qui peut être appelé Dieu»4.

Plus qu’une simple négation de Dieu, plus qu’un simple refus d’y croire, l’athéisme propose à l’homme un cheminement lui permettant de purifier ses croyances afin de vivre pleinement son humanité en acceptant la part d’angoisse et de souffrance que cela comporte; il lui propose d’être plus qu’il est, de devenir en quelque sorte plus qu’humain, surhumain. L’athéisme contemporain diffère de l’athéisme populaire, qui s’est répandu au sein du peuple à partir de l’expérience selon laquelle les hommes religieux sont contre le peuple, et de l’athéisme d’inspiration scientifique, qui consiste à ne rien admettre qui ne soit scientifiquement démontré ou démontrable, et s’est développé suite à l’évolution des sociétés au sein desquelles l’individu occupe une plus grande place qu’auparavant, et où il n’est plus accepté que le désir de l’homme soit soumis, limité et brimé par la référence à une loi, à un système, à un pouvoir5. Cet athéisme est celui se rapprochant le plus de

3 D. Folscheid, «Agnosticisme», dans Encyclopédie philosophique universelle. Volume 2: les notions philosophiques, tome 1: philosophie occidentale: A-L, Paris, PUF, 1990, p. 52.

4 Jean-Jacques Nathanson, p. 218.

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Γathéisme véritable, et il est lié de près au constat fait par Nietzsche de la mort de Dieu, qui, de façon générale, rend compte du fait que les preuves de l’existence de Dieu ne prouvent rien, que les attributs de Dieu n’ont pas de sujet réel ni possible, que la croyance en Dieu disparaît, que son idée s’efface dans l’esprit des hommes.

Quoi qu’il puisse paraître plus facile de faire ressortir l’opposition commune à une phénoménologie du sacré de la pensée de Marx, Nietzsche et Freud, que leur articulation à l’intérieur d’une unique méthode de démystification, il est facile d’y reconnaître un exercice chaque fois différent du soupçon. En portant attention à leur intention commune, on peut remarquer que chacun considère d’abord la conscience dans son ensemble comme conscience «fausse», et reprend, dans un registre différent, le problème du doute cartésien en le portant sur la conscience. Les Maîtres du soupçon ne sont pourtant pas trois maîtres du scepticisme; ce sont assurément trois grands «destructeurs», mais la destruction est, comme le dit Heidegger dans Être et temps, un moment de toute nouvelle fondation, y compris la destruction de la religion, et c’est au-delà de cette destruction que doit se poser la question de savoir ce que signifie encore pensée, raison, et même foi. Tous trois tentent de dégager l’horizon pour une parole plus authentique, pour un nouveau règne de la Vérité, non seulement par le moyen d’une nouvelle critique «destructrice», mais par l’invention d’un art d’interpréter. À partir d’eux, chercher le sens, ce n’est plus épeler la conscience du sens, mais en déchiffrer les expressions. Ils ont tenté, sur des voies différentes, de faire coïncider leurs méthodes «conscientes» de déchiffràge avec le travail «inconscient» du chiffrage qu’ils attribuaient soit à la volonté de puissance, à l’être social, ou au psychisme inconscient, et chacun se distingue par son hypothèse générale concernant à la fois le processus de la conscience «fausse» et la méthode de déchiffrage. Marx attaque le problème des idéologies dans les limites de l’aliénation économique, Nietzsche cherche du côté de la «force» et de la «faiblesse» de la volonté de puissance la clé des mensonges et des masques, et Freud est entré dans le problème de la conscience fausse par le rêve et les symptômes

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névrotiques; la théorie des idéologies au sens marxiste, la généalogie de la morale au sens de Nietzsche, et la théorie des idéaux et des illusions au sens de Freud, représentent trois procédures de la démystification. Leurs «investigations» ont pour point de départ un soupçon concernant les illusions de la conscience, puis passent par la ruse du déchiffrage, pour finalement en venir à une extension de la conscience : Marx veut libérer la praxis par la connaissance de la nécessité, libération impliquant une prise de conscience qui riposte victorieusement aux mystifications de la conscience fausse; Nietzsche veut F augmentation de la puissance de l’homme, la restauration de sa force, et Freud aspire à ce que l’analysé élargisse son champ de conscience, vive mieux et soit un peu plus libre6. Cet exercice du soupçon, que chacun exerce à sa manière, a notamment pris pour objet la question religieuse, et tous s’entendent pour considérer la religion comme une illusion dont la genèse s’explique par la projection idéologique de nos besoins biologiques, psychiques ou sociaux, qu’elle soit vue comme étant l’expression d’une aliénation intolérable de l’homme, un obstacle à sa libération, ou une illusion de la faiblesse humaine. En faisant ressortir ce qui se trouve à la source du besoin religieux, leur pensée peut nous permettre de mieux comprendre ce qui en l’homme veut la religion, ce qui peut le pousser à s’abandonner à un être dont il ne peut être absolument certain de l’existence, et ce qui peut faire en sorte que la mort de Dieu, ou la libération de l’homme, soit nécessaire, voir même inévitable. Suite à la perte de ses croyances et de ses balises, l’homme ne sera pas nécessairement plongé dans un nihilisme perpétuel; même s’il sera confronté au vide, à la perte de sens et de valeurs, et à la disparition de l’horizon, une nouvelle ère impliquant l’édificatioù d’une morale favorisant la libération de l’homme semble s’ouvrir pour celui qui ne succombera pas à un nihilisme décadent. Même si cet athéisme, qui implique l’abandon d’une certaine conception de Dieu, s’avérait n’être que provisoire, il est possible que cette purification soit nécessaire, et ce qui est à retrouver au-delà de cette nuit de la mort de Dieu ne pourra l’être qu’après une période de totale insécurité7.

6Paul Ricoeur, De l'interprétation. Essai sur Freud, Paris, Éditions du Seuil, 1965, p. 40-43. 7 Jean-Jacques Nathanson, p. 209.

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La pensée des Maîtres du soupçon nous permettra de répondre à certaines interrogations concernant la religion et les fondements se trouvant derrière le besoin religieux, et il est important de prendre en considération que notre analyse sera élaborée dans l’optique de la croyance de l’homme «du commun», de celui dont la foi est «intéressée». Suite à la prise de conscience de la mort de Dieu, ou de la disparition de son idée, l’homme peut réagir de diverses façons: il peut y être complètement indifférent, nier cet événement, succomber à un nihilisme perpétuel, ou y voir la possibilité d’une libération, d’un nouvel avenir. Cependant, quelle que soit sa manière d’interpréter cet événement lourd de conséquences, il ne pourra éviter d’être confronté au nihilisme; il est possible qu’il succombe à un nihilisme décadent en croyant que tout est désormais vain, mais il peut également transformer ce nihilisme en quelque chose de constructeur lui permettant d’instituer un nouveau système de valeurs et de se vouloir créateur de sa propre vie. Il est fort probable qu’il soit plus facile pour l’homme de vivre sous le regard de Dieu qui lui offre soutient, protection, et l’espoir d’un monde meilleur, que de se sentir abandonner et seul face à son existence, mais s’il aspire à une libération, à une réappropriation de lui- même, la mort de Dieu peut s’avérer être un événement libérateur. Cependant, afin de voir si cela ne fait pas que fournir à l’homme une nouvelle illusion, plusieurs aspects sont à considérer: il faut s’interroger sur la véritable signification de la mort de Dieu afin de voir s’il est question d’un Dieu particulier ou d’une certaine conception, il faut voir si une conception purifiée de tout anthropomorphisme et si la religion sont encore possibles suite à cet événement, et s’interroger sur la possibilité et la nécessité pour l’homme d’un nouvel absolu. À l’aide de la pensée des Maîtres du soupçon, nous tenterons de voir comment peut se comprendre la mort de Dieu aujourd’hui, et d’entrevoir le nouvel horizon qui semble s’ouvrir à l’homme, du moins s’il a la force de s’y confronter. Une analyse de la critique marxiste de la religion nous permettra d’apprécier la fonction idéologique que peut remplir la religion par rapport à un état donné de la société, nous verrons avec Nietzsche comment

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les hommes peuvent se construire une représentation du réel et fonder sur elle leur propre existence, puis comment remédier à cette situation, et la critique de Freud nous permettra de faire ressortir les structures inconscientes dans lesquelles peut s’enraciner un langage sur Dieu; mais auparavant, un survol rapide de la situation historique au sein de laquelle ils ont évolué nous permettra de mieux saisir pourquoi ils ont porté intérêt à la question religieuse.

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Situation historique

La pensée des Maîtres du soupçon fait suite à un courant de pensée philosophique très important, Γidéalisme allemand, qui s’est développé dans un contexte historique particulier où vient se télescoper l’héritage des Lumières et de la Révolution française. Prise au sens large, la Révolution semble, au départ, concrétiser les idéaux de raison et de liberté des Lumières, et ce qui va lui valoir l’admiration enthousiaste des milieux allemands cultivés. L’idéalisme allemand est en quelque sorte la continuité d’une certaine vision de l’homme, spécifique au monde germanique, qui se caractérise par la distance à Dieu qu’aucun Salut, qu’il vienne d’ici-bas ou de la raison, ne peut combler. Ainsi, la pensée allemande exprimera «le sentiment de finitude de la raison, de la conscience malheureuse et de l’existence déchirée par l’histoire ou la vie, que l’on retrouvera tout au long du XIXe et XXe s.»1. Ce courant de pensée est celui dans lequel ont «baigné» plusieurs penseurs, dont notamment Kant, Schleiermacher et Hegel.

Avec Kant, la possibilité de fonder en raison lés certitudes de l’existence de Dieu et de !’immortalité de l’âme disparaît: l’homme doit prendre conscience de sa finitude et des

1 Pater Kunzmann, Franz-Peter Burkard et Franz Wiedman, «Vue d'ensemble [de l'idéalisme allemand]», dans

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limites de son esprit. Dieu et immortalité sont objets de foi, d’une sorte de foi confiance, dont l’instance est d’ordre pratique, non pas spéculatif ou théorique, et la religion se réduit à la moralité, les impératifs de la loi morale étant considérées comme émanant du Souverain Législateur2. Kant se situe dans la ligne des Aufklärer, et il condense les critiques que ceux- ci ont adressées au christianisme dans La Religion dans les limites de la simple Raison. Pour eux, la seule vraie religion est la religion naturelle dont les principes sont découverts et édictés par la raison, et elle est universelle puisqu’elle a pour fondements les exigences et les possibilités de la nature humaine. La raison, considérée désormais comme étant le véritable critère du vrai, est autonome, et les idées de grâce et de révélation sont considérées comme appartenant au domaine de la «superstition»: l’homme qui obéit à une autre autorité qu’à celle de la raison vit dans un état de tutelle et d’esclavage; ainsi, «admettre une révélation, c’est accepter la parole d’un autre, c’est être dépendant, soumis à une autorité étrangère; c’est être diminué»3. Les religions positives auxquelles les Aufklärer reconnaissent une utilité pédagogique «étaient nécessaires pour autant que les hommes demeurés enfants, écoutaient davantage !’imagination que la raison»4 5, et les diverses représentations de Dieu sont considérées comme étant «réductibles aux diverses créations de !’imagination: que celle- ci «personnifie» et nous aurons l’idée d’un Dieu; mais une autre représentation, tout aussi légitime, s’arrêtera au monde et à sa nécessité. La foi en Dieu dépend de la direction de !’imagination»3. Cette théorie est notamment celle de Schleiermacher à laquelle Hegel s’opposera avec force, mais tout en admettant avec lui que la religion est affaire de représentation6. Le but de Schleiermacher, pour qui «la religion ne se fonde pas sur la rationalité ou la moralité, mais a son propre fondement dans le sentiment d’absolue dépendance»7, était de montrer que l’existence de Dieu ne peut être connue que dans le

2 Georges Cottier, L'athéisme du jeune Marx. Ses origines hégéliennes, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1959, p. 107.

p. 21-22.

4Ibid., p. 108.

5Ibid., p. 113.

*A;¿

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domaine de la philosophie spéculative, et non pas d’en nier l’existence8, mais même si son intention n’était pas de tracer les sentiers de l’athéisme, il semble en avoir ouvert la voie9.

La pensée de Hegel est également très importante en ce qui concerne la question religieuse, et Feuerbach dira d’elle qu’elle «est la dernière tentative pour restaurer par la philosophie le christianisme déchu et mort»10. Hegel s’intéresse très tôt à la religion, et sa pensée, qui sera en constante évolution, se concrétisera dans la Phénoménologie de l’Esprit. Pour lui, «le vrai est le Tout», et le Tout n’est que l’essence qui s’accomplit définitivement par son développement11, et ce principe essentiel à son système se retrouve déjà au sein de ses écrits de jeunesse, notamment dans Le fragment de Tübigen où il essaie de promouvoir une vie totale, une unité avec le tout. Hegel y attaque deux autorités, soit l’Église (le christianisme) et la vie politique de son époque, et y constate que la vie est déchirée, qu’il y a scission entre l’entendement, la moralité pure, et la vie: la morale s’oppose à la sensibilité, et la religion à la vie d’ici-bas en faisant des hommes des citoyens du ciel. Hegel veut réconcilier la raison et la vie, et cette médiation peut être rendue possible grâce à la religion, telle que conçue à cette période:

«Du concept même de religion il résulte qu’elle n’est pas simplement science de Dieu, de ses propriétés, de notre rapport et de celui du monde avec lui, et de l’immortalité de notre âme - tout ceci pourrait à la rigueur être ou accessible à la simple raison ou même nous être connu par une autre voie -, il résulte qu’elle n’est pas une connaissance simplement historique ou raisonnée mais qu’elle concerne le coeur, a une influence sur nos sentiments et sur la détermination de notre volonté - en partie du fait que nos devoirs et les lois acquièrent un plus grand poids par là-même qu’ils peuvent être représentés comme les lois de Dieu, en partie du fait que la représentation de la sublimité et de la bonté de Dieu à

8 Georges Cottier, p. 113.

9Ibid., p. 106.

10 Jean-Jacques Nathanson, p. 83 (référence aux Principes de la Philosophie de l'Avenir).

11 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, Paris, Editions Gallimard, traduit par Gwendoline Jarzyle et Pierre-Jean Labarrière, 1993, p. 83.

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Cette religion doit être publique et vivante; elle doit pénétrer toute la vie d’un peuple, et non la sceller dans des dogmes rigides. Contrairement aux Aufldürer, Hegel est «soucieux de recueillir dans sa philosophie tout le contenu positif de la religion, et spécialement de la religion chrétienne»13, mais il retiendra de leur pensée le refus du surnaturel et de ce qu’il appellera la «mauvaise positivité»14. Pour lui, «la religion positive est condamnable en ce qu’elle impose à l’homme une contrainte extérieure, celle d’un code moral fondé sur l’autorité d’une Église», et si la positivité de cette religion est mauvaise, c’est que le message de Jésus a été érigé en un corps de doctrine rigide qui s’est solidifié en doctrine d’Église, alors qu’il était adressé à un peuple particulier15. L’écrit de Hegel sur l’esprit du christianisme révèle déjà !’essentiel de ce qu’on peut appeler son irréligion, si on la définit du moins provisoirement par «l’attitude qui consiste à évacuer radicalement toute transcendance»16, et cette attitude se retrouvera par la suite dans la figure du Maître et de

l’Esclave, dont Marx retiendra la transcendance qui fait de Dieu le Maître et de l’homme

l’esclave. Dans le Dieu transcendant, Hegel voit le miroir de la mentalité du chrétien: le chrétien vit dans la hantise de son salut étemel, qui a pour condition la foi en le Christ; il semble incapable de s’élever à la vertu par lui-même ou de mériter son salut, et il doit sa félicité étemelle à une faveur gratuite de Dieu17. Il est important de noter que «la critique hégélienne de l’espérance repose sur l’exigence d’une béatitude accordée hic et nunc, [que] cette exigence est à la base de la philosophie feuerbachienne de la religion, [et que] la pensée marxienne la fera sienne à son tour»18. Cette doctrine s’appuie sur l’autorité de

12 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, «Le fragment de Tiibigen», dans Robert Legros, Le jeune Hegel et la naissance de la pensée romantique. En appendice: le fragment de Tübigen, Bruxelles, Éditions Ousia, 1981, p. 262-263. 13 Jëân-Jacques Nathanson, p. 85-86. ״A/di,p. 88. ׳s#/¿ 89. 17 Georges Cottier, p. 49. 18Ibid., p. 68.

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l’Écriture et s’explique par l’hérédité plutôt que par une quelconque culpabilité puisque l’homme est privé de liberté19. Ce que Hegel avait avancé dans la figure du Maître et de

l’Esclavè, il le prolonge en l’intériorisant dans celle de la conscience malheureuse׳, la

scission fait le malheur de la conscience, c’est-à-dire que «l’infini et le fini se présentent comme deux extrêmes opposés, alors que le véritable infini, aux yeux de Hegel, est unité de l’infini et du fini»20. Autrement dit, il faudra dépasser le christianisme afin d’atteindre «la religion la plus parfaite de l’Esprit, où la «conscience de soi» sera elle-même le Christ, qui est dans la théologie hégélienne l’identité de l’immuable et de l’existence singulière»21. La foi représente donc en quelque sorte à l’intérieure de sa sphère ce que représente la conscience malheureuse dans la sphère de la conscience de soi»22 : elle apparaît comme une figure imparfaite du concept23, et ainsi Dieu est «connu dans la mesure où l’humanité a surmonté les scissions intérieures qui jalonnent son développement: la présence de Dieu est réalisée par la présence et !’identification de l’individu au Tout»24. Le point culminant de la philosophie de la religion de Hegel est que «le contenu de la religion chrétienne en tant que plus haut stade de développement de la religion en général coïncide parfaitement avec le contenu de la vraie philosophie»; l’homme ne peut connaître Dieu que dans la mesure où celui-ci se connaît lui-même en l’homme, et le savoir humain est identifié à 1 ’accomplissement de la réalité de Dieu5 : «Si c’est la connaissance que l’homme a de Dieu qui est «la conscience de soi de Dieu», autrement dit si Dieu existe en et pour soi que dans la conscience de l’homme c’est en fin de compte l’homme (ou plutôt l’humanité) qui devient Dieu en accédant à la pleine conscience de la Nature et de l’Histoire»26. Le Dieu de Hegel est l’unité dialectique de Dieu et de l’homme; la réconciliation de la raison et de la religion pourra s’effectuer au moment où l’homme reconnaîtra qu’il n’y a pas de Dieu et que le moi,

Ibid., p. 49. Ibid., p. 64-65. Ibid., p. 68. Ibid. Ibid., p. 72. Jean-Jacques Nathanson, p. 94.

Peter Kunzmann, «Idéalisme allemand XI: Hegel ΠΙ», p. 157. Jean-Jacques Nathanson, p. 85. 19 20 21 22 23 24 25 26

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dans la religion, n’a affaire qu’à lui-même, même s’il croit avoir affaire à un Dieu vivant et personnel. À ce «stade», la conscience de soi, qui se dédouble comme dans un miroir, et qui a pris ce reflet pour Dieu pendant très longtemps, parvient à reconnaître que cette image est en fait la sienne propre; ainsi «la colère et la justice vengeresse de Dieu ne sont donc rien d’autre que le moi serrant le poing et se menaçant lui-même dans le miroir; la grâce et la miséricorde de Dieu ne sont que le moi donnant la main à son reflet dans le miroir»27. Ce reflet, la religion le nomme Dieu, et la philosophie tentera de dissoudre cette illusion en montrant à l’homme que derrière ce miroir, il n’y a que le reflet du moi.

Plusieurs des penseurs qui ont succédé à Hegel se sont positionnés par rapport à sa pensée, notamment Ludwig Feuerbach, un des penseurs les plus importants parmi les hégéliens de gauche. Nous avons vu précédemment avec Hegel que l’homme se connaît par la conception qu’il a de Dieu, mais que cela se fait au prix d’une scission entre son être-là et sa nature de conscience de soi; Feuerbach s’arrêtera à cet élément, et il en retiendra que «la religion, du moins la chrétienne, est la relation de l’homme à lui-même, ou plus exactement à son essence, mais à son essence comme à un autre être»28. Selon Feuerbach, la religion est la conscience de Vessence propre de l’homme29, et ce qu’il a découvert avec Hegel, c’est que la religion chrétienne, qui identifie Dieu et l’homme, est la source de l’athéisme30. La conscience que l’homme a de Dieu est la conscience qu’il a inconsciemment de lui-même: «si la religion, consciente de Dieu, est désignée comme étant la conscience de soi de l’homme, cela ne peut signifier que l’homme religieux a directement conscience du fait que sa conscience de Dieu est la conscience de soi de son essence, puisque c’est la carence de cette conscience qui précisément fonde l’essence particulière de la religion. Pour écarter ce malentendu, il vaut mieux dire: la religion est la première conscience de soi de l’homme,

27Ibid., p. 192.

28 Ludwig Feuerbach, L'essence du christianisme, Paris, Librairie François Maspero, traduit par Jean-Pierre Osier, 1982, p. 131.

29 Jean-Jacques Nathanson, p. 119 (référence à la Contribution à la critique de la philosophie de Hegel, publiée dans les Annales de Halle).

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mais indirecte»31. Dans L ,Essence du christianisme, la visée de Feuerbach était d’établir que les propriétés attribuées à Dieu appartiennent à l’homme, et en tentant d’expliquer la genèse de la représentation à partir de l’anthropologie de l’homme réel, il voulait déjà s’en prendre aux fondements de la religion32, ce que nous montre d’entrée de jeu les titres des deux parties de son ouvrage. Dans la première partie: Essence vraie de la religion,

anthropologie de la religion, Feuerbach veut démontrer que «le contenu et Vobjet de la

religion est totalement humain, que le mystère de la théologie est !’anthropologie, celui de l’être divin, l’essence humaine»33, tandis que dans la seconde: Essence fausse, c’est-à-dire

théologique de la religion, il vise le contenu zr-religieux de la religion et critique la

représentation du Dieu transcendant. Feuerbach considère que la foi est bonne à l’égard des croyants et méchante envers les incroyants, qu’elle est le contraire de l’amour qui reconnaît même «dans le péché de la vertu, dans l’erreur de la vérité», qui, tout comme la raison, est de nature libre, universelle, alors que la foi est étroite et limitée34; bien que prônant la charité et le pardon, elle semble juger facilement ceux qui n’adhèrent pas à ses principes, et la religion chrétienne peut être considérée comme étant irréligieuse en vertu des contradictions présentent au sein même de son concept de foi. Feuerbach reprendra à son compte la définition que donne Schleiermacher de la religion comme sentiment d’absolue dépendance, mais ce sera pour en souligner l’aspect d’aliénation; comparativement à l’homme religieux, l’homme libéré ne dépend plus d’un être autre que lui et ne connaît plus la crainte de la colère de Dieu. Marx va également reprendre ce thème, mais ce sera dans un développement ultérieur puisque l’athéisme marxien commencera par diviniser l’espèce humaine. Ce qu’il retiendra plus particulièrement du Feuerbach de L’Essence du

christianisme et des Principes pour une Philosophie de l’Avenir, c’est ce qui concerne la

Ibid., p. 130. Georges Cottier, p. 134. Ludwig Feuerbach, p. 425. Ibid., p. 411. 31 32 33 34

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«religion de l’immanence opposée à l’aliénation de la transcendance, [et la] quête d’un réalisme qui contourne, plus qu’elle ne renverse, la Raison hégélienne»35.

Il est important de retenir de ce bref aperçu «historique» que les Maîtres du soupçon ont été imprégnés de l’esprit rationaliste des Lumières, dont la préoccupation transparaît à travers la définition que donnera Kant du siècle des Lumières: «Les Lumières, c’est la sortie

de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est

l’incapacité à se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même

responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de

l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre»36. Cette «définition» démontre bien l’esprit du temps et rend compte du fait que la religion puisse devenir objet de critique. Ce qui est visé par la critique est moins l’existence de Dieu que le christianisme lui-même, considéré comme une religion de dogmes rigides qui rend compte d’une certaine conception de Dieu qui «enferme» l’homme dans son malheur terrestre. Il faut également garder à l’esprit que les auteurs qui se sont inspirés de l’oeuvre de leurs prédécesseurs ne disposaient pas nécessairement de leurs oeuvres complètes, puisque certains de leurs ouvrages n’ont été publiés que bien après leur mort, et que !’interprétation qu’ils en ont fait peut ne pas correspondre à la véritable pensée des auteurs, puisque seulement certains détails particuliers ont parfois été retenus.

35 Georges Cottier, p. 138.

36Emmanuel Kant, «Qü'est-ce que les Lumières?», dans Vers la paix perpétuelle. Que signifie s'orienter dans la pensée? Qu'est-ce que les Lumières?, Paris, Éditions Garnier-Flammarion, traduit par Jean-François Poirier et Françoise Proust, 1991, p. 43.

(20)

Marx

Lorsqu’on s’intéresse à la pensée de Marx en ce qui concerne la religion, on est principalement renvoyé à ses écrits de jeunesse, non pas parce qu’elle occupe une place moins importante par la suite, mais plutôt parce que cette période est très riche au point de vue philosophique. En effet, c’est à ce moment que se définissent les traits principaux de sa pensée, et qu’il entre en possession de certaines idées qui ne cesseront d’inspirer son oeuvre1. Au sein de celle-ci, aucune trace d’une crise religieuse n’est discernable, sa pensée semble plutôt avoir subit une évolution homogène2. Sa «passion» pour l’athéisme, comme celle de plusieurs penseurs athées, s’inscrit dans une histoire sociale et culturelle; le Dieu qui est nié n’est pas le pur concept de Dieu de la métaphysique, ni nécessairement l’être personnel dont témoignent les religions monothéistes de l’Occident, le Dieu qui est nié est plutôt le symbole d’une situation culturelle, le produit d’une projection, le reflet idéologique d’une certaine infrastructure3. Au sein de ses écrits de jeunesse se dessine son souci principal: Marx est un «philosophe de l’histoire», et l’objet direct de sa réflexion est sa situation de penseur de son époque, et la seule figure de la philosophie qui puisse faire suite

1 Georges Cottier, p. 8.

2Ibid., p. 145.

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au système de Hegel est selon lui la praxis; le système n’est plus dès lors «le jugement dernier, il est un «moment» de l’Histoire, dialectiquement lié au moment de la praxis»4. La

praxis est le corrélatif dialectique de la «philosophie totale»: la théorie est le «non-encore-

réalisé», et l’exigence de réalité se fera par le biais de la praxis5. Comme Marx le mentionnera dans L’idéologie allemande, la révolution, et non la critique, est la force motrice de P histoire6, et c’est en ce sens qu’elle est considérée comme étant l’événement qui effectuera la transmutation de l’homme dans un monde nouveau7. Chez Marx, la suppression de la philosophie est d’ordre philosophique, et elle doit être supprimée puisque, comme l’a démontré Feuerbach, elle n’est rien d’autre que la religion mise sous forme d’idées et développée par la pensée, qu’un autre mode d’existence de l’aliénation de l’homme8. Cependant, la praxis n’est pas n’importe quelle négation, elle est Aufhebung, oeuvre de «médiation»9, et on peut dire que, par le biais de celle-ci, Marx tend à «compléter» le système de Hegel; le stade spéculatif de la philosophie, qui est critique et conscience de l’histoire, est alors dépassé, la nouvelle critique est la praxis, et c’est en ce sens qu’elle est philosophie, conscience10. Marx «lutte pour la construction d’une société qui doit apporter l’émancipation totale de l’homme, artisan autonome de sa félicité»11, et à ce titre, même si l’athéisme n’est pas sa principale préoccupation, il est impliqué dans sa conception et y joue un rôle primordial puisque «la religion fait fonction de clef de voûte de l’édifice, [qu’jelle est le sceau qui distingue le phénomène global de !’aliénation»12. De plus, la religion n’étant pas considérée comme le finit d’une révélation surnaturelle, ni comme le résultat d’une gigantesque mystification organisée par les prêtres, les origines, ainsi que les développements et les avatars de celle-ci doivent être expliqués par une analyse

4 Georges Cottier, p. 148.

5Ibid., p. 165-166.

6Karl Marx et Friedrich Engels, Sur la religion, Paris, Éditions Sociales, traduit par G. Badia, P. Bange et E. BottigeUi, 1972, p. 77. 7 Georges Cottier, p. 369. 8 Jean-Jacques Nathanson, p. 139. 9 Georges Cottier, p. 165. 10Ibid, p. 168. nIbid, p. 150. 12Ibid, p. 153.

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de la réalité historique concrète13. Sa vision de l’homme et de la société inclut, comme élément fondamental, la négation de Dieu et de la religion, et cela apparaît déjà au sein de sa thèse de doctorat, Différence entre la philosophie de la nature de Démocrite et celle

d’Épicure, où, reprenant les mots d’Épicure, il affirme que «notre vie n’a besoin ni

d’idéologie, ni de vaines hypothèses, ce qu’il nous faut au contraire, c’est vivre sans trouble»14. En comparant la philosophie de ces deux penseurs, Marx prend déjà position par rapport à ce que peut représenter la religion face à la réalité de l’homme: «le scepticisme et l’empirisme de ce philosophe [Démocrite] font de l’homme l’esclave d’une fatalité divine implacable, alors que le «dogmatisme» et le sentimentalisme d’Épicure rendent l’homme indépendant des dieux et concèdent au hasard au moins autant sinon plus d’importance qu’à la nécessité. L’homme conscient de soi et prenant le monde pour ce qu’il est peut intervenir librement dans l’ordre politique et social, pour forger son propre bonheur»15 16.

Peu après sa thèse de doctorat, Marx écrit l’introduction à La Contribution à la

critique de la Philosophie du droit de Heget6, texte qui sera publié dans les Annales franco- allemandes, en 1844. Dans ce texte, qui restera au stade d’introduction et qui se présente

comme l’esquisse d’une théorie sociologique de la religion et de l’État, Marx annonce l’essentiel de sa critique de la religion. La critique n’est pas une fin en soi, mais plutôt un moyen, elle est animée par !’indignation et sa tâche essentielle est la dénonciation17, et par le biais de cette critique, Marx veut essentiellement dénoncer ce qui fait le malheur de l’homme de son époque:

«C’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme.

Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu’a l’homme qui ne s’est pas encore trouvé lui-même, ou bien s’est déjà reperdu. Mais

l’homme, ce n’est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde.

13 Karl Marx et Friedrich Engels, p. 7.

14Maximilien Rubel, Karl Marx. Essai de biographie intellectuelle, Paris, Éditions Marcel Rivière et Cie, 1971, p. 25.

167W

16Karl Marx et Friedrich Engels, p. 41-58.

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L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu’ils sont eux- mêmes un monde à l’envers. La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles. Elle est la réalisation fantastique de l’être humain, parce que l’être humain ne possède pas de vraie réalité. Lutter contre la religion c’est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arôme spirituel. La détresse religieuse est, pour une part,

l’expression de la détresse réelle et, pour une autre part, la protestation contre la

détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans coeur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple»18.

La religion apparaît à Marx, sur le plan moral, mais surtout sur le plan politique, comme étant responsable d’une certaine perte d’autonomie, et c’est en ce sens qu’il la définira comme étant «le soleil illusoire qui gravite autour de l’homme tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même»19. Dans ce qu’on pourrait considérer comme étant une analyse psycho-sociologique du sentiment religieux, Marx ne s’en prend pas à l’homme qui croit, mais plutôt «à une société qui oblige l’homme à chercher dans la superstition religieuse le remède à ses malheurs»20. Pour lui, la religion doit être abolie, en tant que bonheur illusoire d’un peuple, afin que l’homme puisse formuler son bonheur réel21, pour que puisse être réalisée la réalité de l’homme, conçu comme étant toujours l’homme d’une situation historique22. La critique de la religion, qui «est donc en germes la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole»23, permettra à l’homme de façonner sa réalité afin qu’il puisse graviter autour de son soleil réel. Dans cette conception, Dieu représente, en quelque sorte, le «sur-homme», le reflet magnifié de l’homme, et ce n’est que lorsque ce reflet est reconnu comme tel, que l’homme peut entreprendre la quête de sa propre réalité. La

18Ibid, p. 41-42. '*7W.,p. 42.

20 Maximilien Rubel, p. 88.

21 Karl Marx et Friedrich Engels, p. 42. 22 Georges Cottier, p. 154.

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conscience, qui est conscience d’une situation et reflète une situation absurde, est à la racine de l’aliénation, et l’émancipation religieuse, qui sera la première à se produire chronologiquement, ne sera pas la plus décisive, puisque la religion n’est pas la seule religion24. Marx base sa sociologie sur le fait qu’une époque, un «monde», forme une totalité, et s’en prendre à un de ses éléments, c’est s’en prendre au tout. En s’en prenant à l’aliénation religieuse, Marx adresse sa critique à la société en général, puisqu’elle est le lieu où a pris naissance et où se vit cette aliénation. Marx part de l’idée que l’homme vrai, que l’Histoire doit réaliser, prend sa revanche en se posant au plan idéologique, lorsque sa réalisation est entravée25. La scission entre le réel et l’idéal est caractéristique de ce que Marx nomme idéologie, ainsi que de l’état d’aliénation26 ; la notion d’idéologie doit être ici comprise comme étant l’ensemble des idées, des croyances et des doctrines propre à une époque ou à une société. Ainsi, «la misère d’une époque est de contraindre l’essence vraie de l’homme à ne pouvoir être réalisée et à se réfugier dans l’idéologie»27, et c’est ce qui, selon Marx, fait la misère de son époque. Ce que veut Marx, c’est le bonheur ici-bas, la réappropriation28 de l’homme en tant qu’essence vraie: «il s’agit de rendre l’homme à lui- même, de le rendre conscient des raisons de sa désolation pour qu’il se délivre de son sort inhumain, pour qu’il se forge un nouveau destin, affranchi d’illusions et de rêves absurdes; en un mot pour qu’il accède au «bonheur réel»»29. Si Marx veut atteindre la cause de l’illusion, c’est «qu’il reste attaché au schéma organiciste de la société: en combattant la religion, on atteint «en germe», médiatement, la «vallée de larmes» qui la secrète»30.

24 Georges Cottier, p. 153-154. 155.

2*TW, p. 166-167.

73Ibid., p. 155.

28Les termes appropriation et réappropriation de l'homme signifient sensiblement la même chose, la différence réside dans le fait que l'homme qui ne s'est pas encore trouvé lui-même va s'approprier, tandis que celui qui s'était trouvé mais qui s'est reperdu, va se réapproprier.

29 Maximilien Rubel, p. 88. 30 Georges Cottier, p. 156.

(25)

En s’attaquant à l’illusion religieuse, Marx s’attaque à quelque chose de beaucoup plus vaste. La sécrétion de l’illusion est le propre de l’homme perdu qui ne gravite pas autour de lui-même, et l’homme réel, tout comme l’humanisme marxien, se caractérisera par un athéisme catégorique31. Puisque l’homme de l’immanence refuse toute transcendance, il ne saurait admettre une autorité, que ce soit l’autorité suprême de Dieu ou un autorité participée; ainsi, une conception athée s’oppose à une conception sacrale et n’en conçoit pas d’autre en face de soi32. Pour Marx, la tâche de l’Histoire est d’établir la vérité de l’en-deçà après que celle de l’au-delà ait disparu, et la philosophie, figure de l’Histoire, après avoir démasqué la figure de sainteté de l’auto-aliénation humaine, aura la tâche de démasquer l’auto-aliénation dans ses figures non saintes33. Le sacré n’est pas l’aspect le plus radical de l’aliénation religieuse, c’est plutôt le fait que «si la fin de l’homme est l’homme, si l’absolu est le bonheur de l’homme gravitant autour de soi, parler d’une autre fin revient à poser un homme aliéné de soi»34. L’idée marxienne d’aliénation peut être conçue comme étant !’explication de la transcendance, donnée du point de vue de l’immanentisme, et c’est en ce sens qu’il n’y a pour Marx qu’une unique aliénation, l’aliénation religieuse, mais s’il est vrai que la transcendance fonde les valeurs, il faut, après l’avoir niée, en pourchasser les vestiges dans les autres valeurs35. La Révolution, ou la modification d’un état spécifique de la société, a une portée métaphysique et religieuse: elle est la réalisation de l’immanence et par-là de l’essence humaine; désormais, «l’homme, «la plus haute essence de l’homme», tel est le nom de l’absolu»36. Cependant, cette révolution ne peut s’accomplir que si elle est dirigée vers toutes les sphères de la vie, et c’est à ce résultat que parvient Marx à la fin de son introduction: «En Allemagne aucune forme de servitude ne peut être brisée, sans briser toute forme de servitude. L’Allemagne, qui va au

31 Ibid., p. 157.

32Ibid., p. 161.

33Karl Marx et Friedrich Engels, p. 42. 34 Georges Cottier, p. 158.

33Ai¿

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fond des choses, ne peut faire de révolution sans faire de révolution de fond en comble»1 ; pour libérer l’homme, il faut le libérer de toutes ses chaînes.

La question religieuse est présente au sein des écrits que Marx consacre aux problèmes politiques, notamment dans son écrit À propos de la question Juive où il analyse et critique une étude de Bruno Bauer sur ce sujet. Bauer considère que la forme la plus rigide de l’opposition entre le Juif et le chrétien est Γopposition religieuse, et que pour qu’elle soit résolue, il faut qu’elle soit rendue impossible, ce qui signifie dans le cas présent que la religion doit être abolie. À partir du moment où le Juif et le chrétien «reconnaissent que leurs religions respectives ne sont que les différentes étapes du développement de l’esprit

humain, qu’elles sont les diverses peaux de serpent déposées par l’histoire et que Yhomme,

c’est le serpent qui mue à travers elles, ils ne se trouvent plus entre eux dans un rapport religieux, mais seulement dans un rapport critique, scientifique, humain»38. Pour être civiquement émancipé, l’homme doit rejeter la religion et le Juif le judaïsme, la suppression politique de la religion correspondant à la suppression de la religion tout court39. Contrairement à Bauer, pour qui un État pur, purement «laïc» suffit à supprimer la religion, Marx constate qu’il ne faut pas confondre l’émancipation humaine avec l’émancipation politique: «s’émanciper politiquement de la religion n’est pas réaliser totalement et sans contradiction l’émancipation à l’égard de la religion, parce que l’émancipation politique n’est pas le mode achevé et dénué de contradiction de l’émancipation humaine»40. L’attitude de l’État envers la religion n’est que celle des hommes qui le constituent, et il peut s’être émancipé de la religion même si la majorité dominante est encore religieuse; celle-ci ne cesse pas d’être religieuse parce qu’elle l’est à titre privé41. L’émancipation politique n’est pas la forme ultime de l’émancipation, mais plutôt la forme ultime de l’émancipation

37 Karl Marx et Friedrich Engels, p. 57.

38 Karl Marx, À propos de la question Juive, Paris, Éditions Aubier Montaigne, traduit par Mariana Simon, 1971, p. 53.

39 Georges Cottier, p. 180. 40Karl Marx, p. 67. 43 Aid, p. 69.

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humaine à l’intérieur de l’ordre du monde qui a existé jusque là42 ; cette émancipation se produit par le biais d’un médiateur et la religion n’est pas abolie puisqu’elle n’est qu’expulsée dans le privé:

«Il s’ensuit que l’homme se libère d’une entrave par l’intermédiaire de l’État; il se libère politiquement, en s’élevant au-dessus de cette entrave d’une manière

abstraite, limitée, partielle, et en se mettant en contradiction avec lui-même. Il

s’ensuit en outre qu’en se libérant politiquement l’homme se libère par une voie

détournée, au moyen d’un intermédiaire, même si c’est un intermédiaire nécessaire. Il s’ensuit enfin que, même si, par la médiation de l’État, il se

proclame athée, c’est-à-dire s’il proclame que l’État est athée, l’homme reste toujours imbu de préjugés religieux, précisément parce qu’il ne se reconnaît lui- même que par un détour, par un intermédiaire»43.

Le politique est encore ici religieux, même s’il est séparé de la religion, dans la mesure où il n’est pas «l’humain» tout court, et cela nous renvoie à la définition feuerbachienne de la religion qui «est la reconnaissance de l’homme, mais par un détour, [et] ce détour, ce

médium, signifie une aliénation»44. Même si l’État se dit athée, et qu’il reconnaît une

certaine «partie» de l’essence de l’homme, en tant que citoyen du moins, il ne le reconnaît pas encore en tant qu’être générique, et participe toujours ainsi à son état d’aliénation.

La critique de Marx à l’égard de l’État comme source d’aliénation, qui, pour autant qu’il est une «transcendance», fait partie du monde religieux, est corrélative de sa définition de l’homme comme être collectif, dont l’indépendance est exclusive de toute transcendance, et qui est à lui-même son propre Dieu45. Au sein de cette critique, !’explication feuerbachienne de la religion sert de canevas à !’explication marxienne de l’État: «l’État est à la société civile ce que la religion est au monde profane, l’État ou le Citoyen est, au fond, une autre figure de Dieu, lequel est la figure aliénée de l’Homme divinisé»46. Cependant, même si l’émancipation politique n’est pas la dernière forme de l’émancipation humaine,

p. 79. *TW, p. 69.

44 Georges Cottier, p. 184-185. *ZWdÎ,p.225.

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Marx admet qu’elle soit un progrès47, même si elle semble être limitée puisqu’elle ne fait que scinder l’homme en homme public et homme privé. Malgré le fait que cette émancipation ne soit qu’une étape, il faut voir qu’«elle est 1 ,émancipation politique elle-

même, elle est la manière politique de s’émanciper de la religion»48. L’État et le

christianisme sont l’expression d’un certain homme, l’homme aliéné, qui sécrète la religion, symptôme de son aliénation49, et le soi-disant État chrétien, qui n’est que «la négation de

l’État, parce que seul Varrière-plan humain de la religion chrétienne peut se réaliser dans les

créations vraiment humaines, non le christianisme comme religion», deviendra le véritable État, l’État chrétien parfait, à partir du moment où il sera l’État athée, démocratique reléguant la religion au même rang que les autres éléments de la société50. La religion, considérée comme étant l’auréole d’une vallée de larmes, est l’indice privilégié d’une aliénation première d’ordre terrestre, profane, matérielle, qui consiste dans la non- réalisation terrestre de l’immanence, et «c’est pourquoi la constatation expérimentale des privations matérielles et des défauts d’organisation de la société constitue une physiologie de l’État et de la religion, l’idéologie n’étant qu’une compensation illusoire d’un manque de «réalité» décelable»51. Lorsqu’État et religion se séparent, il y a clarification à l’intérieur de la sphère de l’idéologie ou de l’aliénation, mais cette sphère n’est pas supprimée pour autant52, il n’y a qu’une étape de franchie. Par son ambition à la totalité, «l’émancipation marxienne est religieuse: elle concerne le sens dernier de la destinée de l’homme», et elle se veut réelle; !’«émancipation» de l’État est une étape de l’émancipation de l’homme, mais puisque l’État reste dans le domaine de l’idéologie, sa laïcisation revêt une valeur relative: délestée de la religion, l’essence humaine, collective, apparaît pour ce qu’elle est, mais dans la mesure où l’on est encore dans l’ordre de la manifestation, !’émancipation est partielle53. Puisque la vraie nature de l’homme ne peut être réalisée que dans une immanence d’où est

47Ibid, p. 194. 48 Karl Marx, p. 79-81. 49 Georges Cottier, p. 196. *VW,p. 83. 51 Georges Cottier, p. 183. 52Ibid, p. 204.

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exclu le plan idéologique, «l’existence de l’idéologie prouve que ce qui est réalisé n’est pas l’homme vrai et qu’en conséquence ce qui est exprimé dans les idées est trahi dans les faits»53 54. Pour supprimer une conscience erronée, une idéologie, il faut supprimer sa base sociale55, et toute émancipation se doit de ramener le monde humain, les conditions de vie, à l’homme lui-même56 ; tant qu’idéologie et aliénation subsisteront, l’émancipation totale de l’homme ne pourra être réalisée,

Aucun des ouvrages de Marx n’est entièrement consacré à la question religieuse, et cela découle du fait que cette critique s’insère au sein de celle de la société dans laquelle il évolue. Dans les Manuscrits de 1844, écrit traitant d’économie, de politique et de philosophie, plusieurs passages peuvent nous aider à mieux comprendre la critique que Marx adresse à la religion, puisque les Manuscrits prêchent l’inéluctable, la suppression de l’aliénation57. Afin de mieux comprendre les propos de Marx, il est important de garder à l’esprit que pour lui, tout comme le pensait Feuerbach, l’aliénation est fausse attribution, attribution à un faux sujet, et pour autant qu’il est de l’essence de la dialectique hégélienne que le processus lui-même soit le sujet, il faut, selon Marx, y substituer la dialectique de l’homme réel: celui-ci est le vrai démiurge de la Phénoménologie, et on voit dans cette affirmation, en germe du moins, tout le système de Marx58. Les Manuscrits découlent d’une double inspiration: on peut y déceler la tentative de rencontrer le fondement d’une nouvelle organisation sociale, et la présupposition d’un idéal abstrait de l’homme59. Puisque l’aliénation religieuse est considérée comme étant le summum du phénomène global de l’aliénation, l’aliénation de l’homme résulte moins de la religion que de l’État et de la société:

53Ibid, p. 194. *AM, p. 234. 55Ibid.

55Karl Marx, p. 123.

57Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Éditions Garnier-Flammarion, traduit par Jacques-Pierre Gougeon, 1996, p. 47.

58 Georges Cottier, p. 249.

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«Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l’émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu’elle se présente dans le langage de la politique, des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. d’un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissant, tels qu’ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des relations qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que celles-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l’Être conscient et l’Être des hommes est leur processus de vie réelle. Et si, dans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent la tête en bas comme dans une chambre noire, ce phénomène découle de leur processus de vie historique»60.

Pour comprendre le phénomène global de l’aliénation, c’est-à-dire le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital, il faut s’intéresser aux hommes dans leur activité réelle, et non pas à partir de ce qu’ils s’imaginent ou se représentent. Les «fantasmagories» du cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de vie matérielle des hommes, et c’est en jetant un regard sur cette vie matérielle que «la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de la conscience qui leur correspondent, [perdront] aussitôt toute apparence d’autonomie»; ces idéologies n’ont pas d’histoire ni de développement en elles-mêmes, ce sont plutôt les hommes qui, en développant leur production et leurs relations matérielles, transforment avec cette réalité qui leur est propre et leur pensée et les produits de leur pensée61. Afín que l’homme puisse s’affranchir de son aliénation religieuse, il faut, comme Marx l’avait annoncé précédemment, critiquer la vallée de larmes dont l’auréole est la religion, et puisque !’aliénation religieuse se passe plus particulièrement au niveau de la conscience, l’aliénation économique sera considérée, en 1844, comme étant celle de la vie réelle62. * *

60Karl Marx et Friedrich Engels, «L'Idéologie allemande», p. 74.

*TW

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L’athéisme marxien est en premier lieu un antithéisme, c’est-à-dire qu’«il est «suppression» de Dieu, il veut reprendre Dieu à Dieu - car l’homme est le dieu de l’homme»63. Cependant, l’athéisme ainsi considéré n’est que la face théorique d’une réappropriation pratique et Marx s’est progressivement convaincu que «l’émancipation de l’homme n’est possible que par la transformation radicale des bases de la société civile»64, puisque l’aliénation sociale est la source de toutes les autres aliénations, soit celles religieuse, morale et politique65. L’aliénation ne doit pas être ici considérée comme une sorte de «malédiction», c’est plutôt la société qui prend nécessairement, mais historiquement, une forme aliénée66 ; l’aliénation est une phase nécessaire du processus d’appropriation67. Marx distingue deux «figures» importantes au sein du phénomène d’aliénation, la religion et le travail, et en tant que participant au même phénomène, il tisse un lien analogique entre elles:

«(...) plus l’ouvrier se dépense au travail, plus le monde étranger, objectif, qu’il crée en face de lui devient puissant, plus il s’appauvrit lui-même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. C’est la même chose avec la religion. Plus l’homme projette de choses en Dieu, moins il en garde pour lui-même. L’ouvrier place sa vie dans l’objet. Mais alors celle-ci ne lui appartient plus, elle appartient à l’objet. Plus cette activité est grande* plus l’ouvrier est privé d’objets. Il n’est pas ce qu’il produit par son travail. Plus ce produit gagne en substance, moins l’ouvrier est lui-même. L’aliénation de l’ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une réalité extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, que la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui, hostile et étrangère»68.

Tout comme dans la religion où l’activité de !’imagination humaine, du cerveau humain et du coeur humain agit sur l’individu indépendamment de lui, comme une activité étrangère

63 Georges Cottier, p. 257.

64Karl Marx, Manuscrits de 1844, p. 30. 65 Maximilien Rubel, p. 424.

66Karl Marx, Manuscrits de 1844, p. 17. 67 Georges Cottier, p. 281.

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ou diabolique, l’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre; en appartenant à un autre, elle est la perte de soi-même69.

Le Dieu concurrent de l’homme est considéré par Marx comme étant le Maître de la dialectique du Maître et de l’Esclave de Hegel, mais qui est ce Maître? Pour Marx, Dieu est un être en face duquel l’homme prend conscience de sa corruption et de son impuissance70, et puisque sa vision de l’homme refuse qu’il doive dépendre, obéir ou être écrasé par un autre être, elle exclut nécessairement cette conception de Dieu. La dialectique du Maître et de l’Esclave sert de canevas au développement de Marx: Dieu est l’aliénation de l’homme, et l’homme est «travailleur», «forment les pièces complémentaires d’une unique construction explicative»71 ; elles représentent les deux formes les plus visibles de !’aliénation de l’homme, et c’est à partir d’elles que Marx élabore son «système». Nous avons vu précédemment en quoi consiste l’aliénation religieuse, mais qu’en est-il de l’aliénation par le travail? Le travail est extérieur au travailleur, il n’appartient pas à son essence, c’est-à-dire que l’homme est oublié pour ce qu’il est lui-même, seul le produit de son travail a de l’importance, de la valeur. Le travailleur se nie dans son travail, c’est-à-dire qu’il s’y trouve malheureux: il y ruine son esprit et son corps, au lieu d’y épanouir ses énergies, et puisque le travail est un moyen de satisfaire des besoins autres que le besoin du travail, il est considéré comme forcé72. Dans la perspective d’une philosophie de la connaissance historiciste, l’essence humaine n’est pas donnée, elle est posée, et l’essence de l’homme est de faire son essence: «il appartient à l’homme de créer son essence, puisqu’il est conscience de son humanité et que la conscience fonde l’être»73, et le Gattungwesen, ou l’être générique, est la vraie essence humaine. Cependant, puisque la conscience ne pose pas l’essence de l’homme d’une manière arbitraire, qu’elle est le produit de conditions

112.

70Georges Cottier, p. 370.

nlbid, p. 269. ״JW, p. 271. ״JW., p. 272-273.

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objectives74, cette essence peut être aliénée à partir du moment où la conscience l'est en égard des conditions sociales et politiques. Puisque dans le travail, l’homme n’est considéré que comme un moyen, son essence propre n’est pas réalisée, il participe plutôt à la réalisation d’une essence étrangère, et pour Marx, l’essence étrangère à laquelle le travail et le produit du travail appartiennent est l’homme lui-même. Si l’activité du travailleur est pour lui un tourment, elle doit être jouissance pour un autre: «Non pas les dieux, non pas la nature, mais seulement l’homme lui-même peut être cette puissance étrangère au-dessus de l’homme»75. L’aliénation, le rapport de maître à esclave, est le fait de l’homme, et c’est le rapport de domination qui fonde l’aliénation, mais la domination ne doit pas être considérée comme n’étant qu’un effet de l’aliénation, elle est plutôt !’aliénation totale, consommée76.

Dans les pages des Manuscrits de 1844 consacrées au travail aliéné nous est fournit la définition de l’homme marxien: «l’homme est un être générique dont l’activité essentielle et spécifique est le travail; sa fin dernière consiste dans la possession de soi; et l’homme se possède en se créant par et dans son travail»77. Le travail, défini comme étant l’activité de l’homme, n’est pas le travail aliéné: l’homme ne peut se créer par et dans son travail que dans la mesure où il s’y réalise, où il réalise son essence humaine, où l’objet de son travail ne devient pas une fin hors de lui-même. Par le fruit de son travail, l’homme acquièrt (du moins l’homme «bourgeois», car le prolétaire n’a bien souvent que ce qu’il lui faut pour survivre) ce que Marx nomme la propriété privée, et il lui adresse un reproche semblable à celui qu’il a adressé à la religion: la propriété privée est désormais reconnue comme étant l’essence de l’homme, elle le dépouille de sa véritable essence. Ainsi, plus l’homme se consacre à faire grandir sa propriété privée, plus il s’appauvrit lui-même, plus son essence est aliénée: «Moins tu manges, bois, achètes des livres, vas au théâtre, au bal, au café, penses, aimes, fais des théories, chantes, peins, fais de la poésie, etc., et plus tu épargnes,

15Ibid., p. 277.

16Ibid., p. 277-278. 280.

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et plus grand devient ton trésor, que ni la teigne ni la poussière ne [peuvent] manger, ton

capital»n. L’homme est alors défini en vertu de la propriété privée qu’il a accumulée, et ce

n’est qu’en la supprimant positivement, c’est-à-dire en supprimant le réseau de dépendances qui lui interdisaient d’être à soi, que l’homme, dans sa nature d’«être générique», se réapproprie78 79. La suppression de la propriété privée signifie donc «la «suppression» positive de toute aliénation, le retour de l’homme hors de la religion, de la famille, de l’État, etc., à son existence humaine, c’est-à-dire sociale»80. L’aliénation religieuse ne se passant que dans le domaine de la conscience, du for intérieur de l’homme, !’aliénation de la vie réelle est l’aliénation économique, et sa suppression embrassera les deux aspects81 : en éliminant l’aliénation économique, et par le fait même ce qui faisait le malheur de l’homme, puisqu’il ne se définissait plus que par le travail et la propriété privée, l’homme ne ressentira probablement plus le besoin de se réfugier dans des «fantasmagories» lui permettant de s’accrocher à la possibilité d’un bonheur futur, puisque son bonheur pourra être réalisé ici- bas.

Marx désigne le système qu’il est en train de mettre sur pied de Naturalisme ou d’Humanisme82, et son analyse va nous permettre de mieux comprendre ce qu’est l’homme marxien. Le communisme authentique, qui est une suppression «positive» de la propriété privée, permet de résoudre les conflits qui déchirent la vie humaine, et c’est en ce sens que Marx dira qu’il est aussi bien le «naturalisme accompli» que !’«humanisme accompli»83. Ce communisme commence, selon Marx, immédiatement avec l’athéisme et en prolonge la visée; ce qui se trouvait à un niveau théorique dans l’athéisme pourra être réalisé au niveau pratique par le biais du communisme: «Comme l’athéisme, comme suppression de Dieu, est le devenir de !’humanisme théorique, le communisme, comme suppression de la propriété

78Karl Marx, Manuscrits de 1844, p. 188. 79 Georges Cottier, p. 257.

80Karl Marx, Manuscrits de 1844, p. 145. 81 Ibid.

82Georges Cottier, p. 318. **AW, p. 322.

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privée, est la revendication de la vie humaine réelle comme [étant] la propriété [de l’homme], c’est-à-dire le devenir de l’humanisme pratique»84. L’athéisme est l’humanisme médiatisé avec soi-même grâce à la suppression de la religion, tout comme le communisme l’est grâce à la suppression de la propriété privée. Cette médiation est nécessaire, mais ce n’est que grâce à sa suppression que sera possible l’humanisme positif qui commence à partir de soi-même85, plus précisément au moment où l’homme se considérera comme un être indépendant, maître de sa propre vie. Afin de mieux saisir l’athéisme marxien, il est nécessaire de bien comprendre que l’homme marxien, s’il veut créer sa propre essence, doit être indépendant, il doit être son propre maître, redevable qu’à lui-même de sa propre existence, puisque comme le dit Marx, «un homme qui vit de la grâce d’un autre se considère comme un être dépendant, [et] je vis entièrement de la grâce d’un autre si non seulement je lui dois l’entretien de ma vie, mais encore si, en outre, il a créé ma vie, s’il en est la source, et ma vie a nécessairement un tel fondement en dehors d’elle-même si elle n’est pas ma propre création»86. Ainsi, dépendre c’est être aliéné, frustré, c’est ne pas puiser son être et son activité dans ses propres ressources, et «l’être transcendant n’existe que pour celui qui est frustré, insatisfait, comme symptôme et garant de cette insatisfaction»87. Être son propre maître consiste essentiellement à ne devoir qu’à soi sa propre existence, et cette autonomie a à la fois un sens métaphysique et éthique puisqu’elle concerne l’essence et le comportement. Cette autonomie est affirmée par rapport à Dieu puisque Marx entend réserver à l’homme une prérogative propre à Dieu, que les théologiens appellent Vaséité, c’est-à-dire que l’homme doit se suffir à lui-même, contrairement à l’être créé qui ne possède pas en soi sa raison d’être88. L’athéisme ne doit pas être considéré comme la conclusion du système, il lui est plutôt antérieur; la construction théorique n’intervient qu’après, à la fois comme conséquence et illustration d’un choix initial: «À la

Ibid, p. 257.

Ibid.

Karl Marx, Manuscrits de 1844, p. 155. Georges Cottier, p. 357. Ibid., p. 342. 84 85 86 87 88

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