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La notion d'information dans la cybernétique

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La notion d’information dans la cybernétique

Mathieu Triclot

To cite this version:

Mathieu Triclot. La notion d’information dans la cybernétique. Journée ”histoire et didactique des sciences”, Lirdhist, Lyon 1, Dec 2004, Lyon, France. �hal-01526661�

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Mathieu Triclot, « La notion d’information dans la cybernétique », Séminaire LIRDHIST, Lyon I, Lyon, 06/12/2004

La notion d’information dans la cybernétique

Mathieu Triclot

Intervention Lirdhist, Lyon 1 Lyon, 06/12/2004

Je veux d’abord commencer par remercier Pierre Crepel qui m’a fait l’amitié de m’inviter à ce séminaire.

Je vais essayer de vous présenter dans ses grandes lignes mon travail de recherche en thèse. Il s’agit d’un travail que je mène en philosophie, qui est ma discipline d’origine, sur la notion d’information. Le titre exact, et pour l’instant encore provisoire, est « le discours de l’information », ou « la constitution du discours de l’information ».

Pour commencer, je veux vous lire quatre petits extraits de textes. Je ferai quelques commentaires dessus ensuite.

Le premier extrait nous dit ceci : « Plus l’organisme se complexifie, plus ses relations à l’environnement se diversifient et plus il lui faut un cerveau capable de traiter en temps réel des informations lui permettant de s’adapter et d’évoluer. Il en est de même de nos sociétés humaines. Elles cherchent à se doter d’un système nerveux, de vastes mémoires permettant de stocker les informations les plus diverses et d’y accéder selon les besoins, et de réseaux intercréatifs connectant les cerveaux individuels à des ordinateurs puissants. »

Deuxième citation, celle-ci que je traduis de l’anglais : « Nous entrons dans un nouveau millénaire, nous apprenons un nouveau langage. Celui-ci deviendra la lingua franca de ce nouvel âge. Il est fait de zéros et de uns, de bits et de bytes. Mais, au fur et à mesure que nous le maîtriserons, que nous apporterons la révolution digitale dans nos foyers et nos écoles, nous serons capables de communiquer des idées et de l’information avec une telle facilité que nous n’aurions jamais pu l’imaginer auparavant. »

Troisième extrait, en français : « Entendre l’un des pères de la mécanique quantique se demander : « Qu’est-ce que la vie ? » et décrire l’hérédité en termes de structure moléculaire, de liaison interatomique, de stabilité thermodynamique, suffit pour drainer vers la biologie l’enthousiasme de certains jeunes physiciens et lui conférer une sorte de légalité. Leur ambition comme leur intérêt se limitent à un seul problème : la nature physique de

l’information génétique. »

Dernier extrait : « Le système nerveux très simple d’un mollusque n’analysera pas les signaux de l’environnement d’une manière aussi approfondie que celui du singe ou de l’homme, il ne produit pas non plus un spectre aussi vaste de réponses. L’essentiel a lieu à l’intérieur de la machine, au niveau du système nerveux central, où l’information est transmise suivant un code, analysée puis traitée. »

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J’ai choisi ces citations à dessein, parce qu’elles me laissent toujours aujourd’hui perplexe. Voilà des discours qui parlent de choses tout à fait différentes, à partir de points de

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vue tout à faits différents, et qui n’ont rien en commun sinon de parler d’information, et au moins dans les deux premiers cas d’une façon extrêmement valorisée. On pourrait jouer au jeu des citations (reconnaître qui a dit quoi), mais on ne va pas le faire.

La première citation est tirée d’un article de Joël de Rosnay, qui est à la fois homme d’affaire, consultant pour la Cité des Sciences, philosophe. On a un bel exemple ici de cette technophilosophie qui nous annonce l’avènement inéluctable de sociétés fondées sur l’information, y compris avec l’idée que la société est elle-même un vaste cerveau, une vaste machine à traiter de l’information.

La seconde citation nous donne le versant pragmatique de toute cette idéologie, puisqu’il s’agit d’un discours d’Al Gore, alors vice-président des Etats-Unis, à UCLA en 1994. C’est le fameux discours sur les « autoroutes de l’information ». L’information c’est la nouvelle richesse qui permettra à l’économie américaine de conforter son leadership mondial, au moment même où des pans entiers de l’industrie traditionnelle sont démantelés et reconstitués dans les pays à faible coût de main d’œuvre.

Avec la troisième citation nous changeons complètement de registre. Il s’agit d’un extrait d’un grand classique d’histoire des sciences, la logique du vivant de François Jacob. Jacob présente le tournant de la biologie moléculaire et des recherches sur l’information génétique.

La dernière citation, qui à mon avis retient le schème principal, porte elle aussi sur des questions de biologie, mais cette fois-ci de neurobiologie. C’est un extrait du livre, lui aussi classique, de Jean-Pierre Changeux, qui s’appelle l’homme neuronal. On y trouve énoncée l’idée que le cerveau est le siège d’un processus de traitement de l’information. La boucle est bouclée, voilà que cette citation nous ramène à la première qui nous disait « société et cerveaux traitent de l’information ».

Je prends ce travail sur les citations comme une sorte de coupe temporaire et arbitraire dans notre discours d’aujourd’hui. J’aurai pu multiplier à l’infini et dans d’autres domaines des citations qui nous auraient dit en substance : « mesdames et messieurs, [ici on entend un roulement de tambour] aujourd’hui ce qui compte avant tout c’est l’information ».

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Il y a deux manières de faire des thèses en philosophie. Soit on fait l’analyse d’un système philosophique, plus ou moins connu ou étudié jusqu’alors, soit on choisit d’étudier un matériau non-philosophique. Je conçois mon travail de manière générale comme un travail d’élucidation : qu’est-ce qu’il y a derrière ce mot magique, « information », qui semble avoir envahi tout notre discours ? Qu’est-ce que c’est que cette notion que l’on retrouve de l’informatique jusqu’à la biologie moléculaire, en passant par le droit ou les sciences cognitives, mais aussi qui irrigue une certaine idéologie contemporaine qui nous dit que nos sociétés doivent être business friendly ou mourir ?

En plus, le paradoxe intriguant de cette notion c’est que d’une part elle occupe un espace absolument démesuré dans le monde de notre discours et de nos concepts, d’autre part c’est une notion qui a une histoire extrêmement récente. Si je repense à ce que je peux lire, à l’âge classique, chez Descartes ou chez Diderot, il n’est jamais question d’information. Ce n’est pas un terme de la philosophie. Pendant très longtemps le terme d’information dans la langue française, n’a eu qu’un sens très restreint qui est celui qu’on emploie encore quand on parle d’information judiciaire. Une information c’est une enquête.

En philosophie, je crois qu’on partage une sorte de réticence instinctive vis-à-vis de ce genre de personnage conceptuels douteux, ces nouveaux riches dans le monde des concepts,

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ces notions qui emportent tout sur leur passage et qui dominent de manière fulgurante, au moins pour un temps les manières de penser. Le premier réflexe, le premier tropisme, c’est de se tourner vers le passé. D’où est-ce que ça sort ? Qui est responsable de ça? Qui a bien pu inventer une chose pareille ?

C’est un réflexe philosophique parce qu’on se retourne vers l’origine en se disant qu’on arrivera à mieux comprendre le présent… et dans mon cas, le comprendre pour mieux le critiquer. J’ai engagé ma recherche à la fois comme élucidation (qu’est-ce que je dis quand je parle d’information ?) et dévoilement (qu’est-ce qu’il y a derrière tout ce discours là, toute cette idéologie informationnelle ?). Il ne s’agissait pas simplement d’un concept à élucider, mais aussi d’une valeur à mettre en question. L’intrication entre le concept et la valeur est tout à fait frappante dans les textes que j’ai cités.

[8’20]

La première thèse, qui n’est pas une grande découverte, mais que je veux quand même justifier un peu, consiste à identifier l’auteur ou les auteurs, les responsables, de toute cette inflation du discours autour de l’information.

Les responsables, les coupables, ce sont des gens qui se sont appelés eux-mêmes, à la fin de la seconde guerre mondiale, aux Etats-Unis, les cybernéticiens. Mon travail porte donc sur ce mouvement scientifique qui s’appelle la cybernétique. Je veux essayer de vous présenter un peu qui sont ces gens et en quoi on peut les considérer comme la source du discours moderne de l’information.

Cybernétique c’est un terme qui est forgé par un mathématicien américain, Norbert Wiener. A l’époque, Wiener est célèbre pour ses travaux en physique statistique sur le mouvement brownien. Il propose un modèle statistique du mouvement brownien. Cybernetics pour Wiener cela signifie la science du contrôle et du message chez les vivants et les machines.

Trois remarques sur cette définition.

D’abord sur l’origine du terme. Wiener le dérive du terme grec kubernetes qui signifie le pilote, le pilote du navire. Ce qui est central là-dedans c’est l’idée de commande, de contrôle, et plus précisément l’idée que la commande s’exerce par un processus de feedback ou de rétroaction. Le premier grand concept de la cybernétique c’est ce concept de feedback.

Le second qui est contenu dans le titre, et qui donne lieu à ma deuxième remarque, est le concept de message. C’est là que nous allons retrouver notre notion d’information, en un sens qui doit encore être explicité. Pour l’instant, il faut noter que les concepts de feedback et d’information sont profondément liés pour la cybernétique.

En effet, sans information il ne peut pas y avoir de rétroaction. L’information est en quelque sorte le carburant, ce qui nourrit les processus de rétroaction. Je vous donne un exemple que j’emprunte à Wiener, grand amateur de cigare. Lorsque je veux saisir le cigare qui est posé sur ma table, j’avance ma main et mon bras, mon geste est contrôlé par les informations sensorielles que reçoit en permanence mon cerveau, les informations de nature visuelles, mais aussi proprioceptives, c’est-à-dire qui sont liées à la perception interne du mouvement. Tout se passe comme si au fur et à mesure je pouvais corriger mon mouvement en fonction des informations que je retire de mon environnement, informations qui portent sur la distance ou l’écart entre l’état actuel de mon mouvement et son état final, en l’occurrence le but que je me propose, saisir du cigare.

Tout cela me conduit à ma 3e remarque. Ce que nous disent les cybernéticiens c’est

que ce processus de feedback informationnel a lieu aussi bien chez l’homme que chez l’ensemble des êtres vivants, mais aussi chez les machines. Il faut bien comprendre que

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traditionnellement, en philosophie, on considère que ce qui fait la spécificité des êtres vivants par rapport aux machines, c’est ce qu’on appelle la finalité. La finalité ça consiste en ce que les êtres vivants par différence avec les machines sont capables de comportements qui sont orientés par des buts à atteindre, des fins (d’où le terme finalité). Or les cybernéticiens nous disent que l’ensemble des comportements finalisés, c’est-à-dire l’ensemble des comportements humains, peut se réduire à un processus, éventuellement formalisable, de traitement de l’information et de rétroaction. Les cybernéticiens nous annoncent la fin de la différence entre les hommes, les animaux et les machines. Le nom de cette non-différence, de cette indifférence, c’est l’information, ou le traitement de l’information.

L’information ça ouvre un nouveau regard sur les choses. On peut considérer n’importe quelle chose de trois points de vue dit Wiener : du point de vue de sa matérialité (de quoi la chose est faite ?), du point de vue de son état de ses échanges énergétiques, mais aussi du point de vue de l’information qu’elle soustrait à son environnement, qu’elle traite et, en définitive, qu’elle renvoie à son environnement.

Vous voyez que par rapport à l’objectif initial on a progressé un peu, mais on s’est aussi beaucoup emmêlé. On est parti en se disant qu’on allait élucider la signification du terme information, et maintenant on se retrouve empêtré dans un vieux problème de la philosophie, qui est la différence entre les vivants et les machines. C’est typique de la recherche. On tombe sur des choses auxquelles on ne s’attendait pas. On avait déjà une question compliquée, on la retrouve embrouillée avec une question encore plus compliquée. Je ne vais pas démêler les fils pour l’instant, je vais finir de vous raconter l’histoire de la cybernétique.

[13’30]

Ce que je vous ai dit jusqu’ici de la cybernétique, ça s’applique principalement à un article de 1943, qui paraît dans la revue philosophy of science, et qui s’intitule « behavior, purpose and teleology », « comportement, intention et téléologie ». Cet article est écrit par trois personnes qui forment le premier noyau de la cybernétique : Norbert Wiener dont j’ai déjà parlé, Arturo Rosenblueth qui est un ami de Wiener et qui est physiologiste à Mexico, et Julian Bigelow qui est lui ingénieur et qui travaille avec Wiener pendant la guerre au MIT sur la construction d’un canon de défense antiaérienne pour contrer, à l’époque l’offensive d’Hitler contre la Grande-Bretagne.

La cybernétique naît en 1943, mais il y a d’autres événements qui vont lui donner corps et en faire un des mouvements scientifiques les plus influents sur la scène américaine dans les années 1940-1950. Tout cela va enrichir considérablement la signification de la notion d’information.

Ces événements sont d’abord principalement d’ordre technique. En 1947, mais c’est le résultat de recherches qui sont menées pendant la guerre, Claude Shannon, ingénieur chez Bell Labs, publie sa théorie mathématique de la communication. Il s’agit d’un ouvrage qui a connu une publicité extraordinaire au-delà de son domaine d’origine, l’ingénierie des télécoms, parce qu’il présente une formule mathématique de la quantité d’information. C’est à l’ouvrage de Shannon qu’on est redevable, non seulement d’un grand nombre de progrès techniques en télécoms, mais aussi tous les jours lorsqu’on parle d’octets, de bits, etc. Pour le dire en bref, une unité d’information, un bit cela correspond au choix binaire entre deux éléments équiprobables. Par exemple, si j’ai un message qui consiste à transmettre un caractère au choix parmi deux symboles équiprobables (0 ou 1), alors la quantité d’information de mon message sera égale à 1 bit d’information. Je reviendrai un peu là-dessus après.

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L’autre événement qui joue un rôle majeur pour la cybernétique c’est la construction des premiers ordinateurs au sens moderne du mot. Une des histoires de l’informatique, parce que l’histoire de l’informatique est une histoire conflictuelle, consiste à situer la naissance des calculateurs modernes lors des dernières phases de la construction d’une machine qui s’appelle l’ENIAC et qui est destinée aux calculs balistiques de l’armée. En juin 1945, le mathématicien d’origine hongroise John Von Neumann, qui est une autre grande figure de la cybernétique, qui travaille comme consultant sur le projet ENIAC, avec l’idée d’utiliser la puissance de calcul des ordinateurs pour le grand projet qui concentre les efforts de la recherche américaine, c’est-à-dire la mise au point de la bombe atomique, John Von Neumann, donc, rédige un petit texte, le first draft of a report on the EDVAC, qui résume les travaux de l’équipe ENIAC et décrit une nouvelle machine. Dans ce petit texte on retrouve les grands principes de l’ordinateur moderne. Contrairement à ce qu’on croit les premiers ordinateurs ne seront pas réalisés aux Etats-Unis, principalement à cause des conflits qui ont déchiré l’équipe ENIAC, mais en Grande-Bretagne. Il n’en reste pas moins que les principes qui sont énoncés dans le brouillon de juin 1945 sont encore les principes de nos ordinateurs. On parle encore pour désigner les ordinateurs actuels de machines de Von Neumann.

Voilà donc de quoi enrichir un peu le tableau de la cybernétique : Wiener et ses feedback informationnels homme-machine, Shannon et sa théorie mathématique de la communication, John Von Neumann et ses calculateurs. Tout cela va complètement s’imbriquer pour former la matrice du discours moderne de l’information. Il manque une dernière pièce du puzzle, un dernier personnage qui va incarner cette imbrication. Dans le first draft de 1945 Von Neumann, contrairement à la manière dont on présente habituellement les choses d’ailleurs, ne fait tellement référence aux travaux de Turing sur les machines logiques, mais plutôt à un article assez méconnu de quelqu’un qui s’appelle Warren McCulloch. McCulloch qui va devenir un des animateurs du groupe cybernétique est un neuropsychiatre. En 1944 avec un jeune prodige de la logique, qui finira par devenir fou et disparaître dans la nature, Walter Pitts il publie un article au titre incroyable : « embodiment of mind », l’incarnation de l’esprit. Dans cet article on trouve, sans doute pour la première fois, l’idée les connexions neuronales dans le cerveau forment un système logique réductible à la logique formelle. N’importe quel système logique formel peut être incarné dans un réseau de neurones adapté. C’est la conclusion de McCulloch et Pitts, qui se révélera fausse par la suite pour des raisons logiques compliquées, mais qui va servir de catalyseur pour réunir les différentes facettes de la cybernétique. Voilà que les systèmes de traitement de l’information dont parlait Wiener reçoivent à peu près en même temps une formulation mathématique, une réalisation en dur, hardware, dans des machines capables d’implémenter n’importe quel algorithme. Et puis, on se rend compte, on découvre, on prétend, que le cerveau lui-même serait un calculateur de ce type. Au centre de ce bouillonnement intellectuel, qui fait le lien entre les différentes dimensions, vous trouvez la notion d’information, et plus exactement de traitement de l’information.

On voit bien que la fonction de cette notion c’est de fournir une passerelle entre des domaines très différents, de permettre des analogies entre des domaines qui sont extrêmement éloignés, entre les machines et le vivant, entre les calculateurs et le cerveau, et tout de suite après entre les systèmes de codage en télécoms et la biologie moléculaire qui adopte le vocabulaire de l’information à ses débuts.

[’20]

Nous voilà donc arrivés à une première étape. Nous avons une première réponse à la question posée. On reconnaît chez les cybernéticiens l’origine de bon nombre de thèmes qui

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sont associés aujourd’hui à la notion d’information. On comprend que dès l’origine la notion d’information a servi de passerelle entre des domaines très éloignés.

Mais en même temps, tout ce que je viens de vous dire est extrêmement décevant, c’est-à-dire qu’on était parti pour élucider la signification de la notion d’information et au final on se retrouve dans la cybernétique avec une série d’usages éclatés, différents, irréconciliables etc. C’est décevant parce qu’il se révèle qu’on est bien incapable de fournir une définition univoque, unifiée de la notion d’information. A la place de cette définition originaire qui n’existe pas, tout ce que j’ai pu faire c’est essayer de dresser le portrait, l’inventaire des usages cybernétiques de la notion d’information. En effet, je vous ai moins dit ce que c’est que de l’information, parce que j’ai l’impression que la définition est introuvable, que ce à quoi le concept peut servir.

Il s’agit de quelque chose qui me semble caractéristique du mouvement d’une recherche, c’est-à-dire que non seulement on a des hypothèses et on les vérifie tant bien que mal, mais on est aussi souvent contraint de revoir les questions qu’on se pose. On est constamment en train de revoir la méthode au contact de l’objet.

La difficulté majeure de mon sujet, celle qui m’en a fait le plus baver, c’était d’obtenir une prise sur cet objet insaisissable. Tantôt l’information est un concept d’ingénierie des télécoms, tantôt un concept de psychologie cognitive, et puis à un autre moment cela devient un concept de sociologie ou d’économie politique, quand ça ne devient pas carrément une notion de métaphysique ou disons de cosmologie, et tout cela dans le même bain de la cybernétique.

Un des plus grands reproches qui a été fait à la cybernétique est de ne pas avoir respecté les normes du discours scientifiques, les cloisonnements entre les disciplines. C’est un reproche qui est fondé.

D’un point de vue de méthode, d’un point de vue épistémologique, on a un objet conceptuel, l’information, qui est extrêmement déroutant. D’un côté c’est un concept scientifique, qui relève de l’histoire des sciences ou même de l’histoire des techniques, et en même temps, il ne cesse pas de déborder ses domaines d’origine, d’essaimer dans des domaines voisins. On a un objet impur, instable.

J’ai fait le choix d’essayer de mettre à plat le maximum d’usages de la notion, en écartant une tentation qui vient naturellement et qui consisterait à ranger d’un côté ce qui est scientifique, pur, bien construit, et ce qui de l’autre côté ne l’est pas. C’est un cas perplexe comme dit Leibniz à propos des affaires qui en droit ne se réduisent pas bien à une règle générale. On ne sait pas trop si c’est du lard ou du cochon, si c’est de la science ou non. Au fond de mon travail, il y a une véritable interrogation sur qu’est-ce que c’est qu’un concept scientifique. Là, il est extrêmement difficile de faire la part des choses entre ce qui relève de la science et de l’idéologie. Où couper dans cet espèce de tissu continu qu’est le discours cybernétique ? Ca doit nous interroger sur le rôle et le statut de ces grands concepts constituants, du type matière, énergie, information qui structurent notre expérience du monde.

Pour finir, je veux revenir à quelque chose de plus modeste et vous présenter quelques résultats positifs de ma recherche, ce qui a été acquis, les hypothèses qui ont pu être validées.

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Une des idées les plus intéressantes et les plus riches que l’on trouve chez les cybernéticiens, et qui résulte des progrès techniques en informatique et en télécoms, c’est l’idée que la notion de traitement de l’information pourrait constituer la passerelle théorique

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entre l’esprit et le cerveau. Autrement dit, la pensée pourrait se réduire intégralement à des opérations du type traitement de l’information, telles que les ordinateurs les effectuent. C’est quelque chose qui est devenu presque un lieu commun, et qui trouve une expression célèbre et originale dans le fameux test de Turing. Est-ce que, après tout, nous serions capables, en aveugle en quelque sorte, de distinguer entre le discours que peut produire un ordinateur et le discours que produit un humain ?

La cybernétique établit une sorte d’équivalence entre le cerveau, la pensée et l’ordinateur. La notion d’information est évidemment au cœur de ce processus là, puisque cerveau, pensée et ordinateur sont considérés comme des types particuliers de machines à traiter de l’information. Voilà comment la catégorie générale d’information vient unifier des processus jusqu’ici distincts. C’est comme une clé qui fait sauter plusieurs frontières établies de longue date dans le système de notre discours et de nos concepts.

Je veux rentrer un peu plus dans le détail de cette affaire là. Ce lien entre esprit, ordinateur et cerveau est au cœur de ce qu’on appelle aujourd’hui les sciences cognitives. De manière générale on considère la cybernétique comme l’ancêtre des sciences cognitives. Dans la version qu’on appelle fonctionnaliste, les sciences cognitives prétendent que l’esprit est au cerveau comme le programme à la machine hardware. Il y aurait le même rapport entre le cerveau et l’esprit qu’entre le hardware (la machine matérielle) et le software (le programme) dans ordinateur. L’informatique ici nous donne, avec la division du hardware et du software, un modèle pour penser les rapports entre cerveau et esprit.

Cette analogie fondamentale, on a l’habitude de la faire remonter à la cybernétique. Cependant, ce qui est extrêmement intéressant chez les cybernéticiens, c’est qu’ils n’adoptent pas telle quelle cette analogie. La décennie qui s’étend de 1946 à 1956 est une période d’interrogation, de doute chez les cybernéticiens. Ils cherchent alors à penser un autre modèle, qu’on dira plus matérialiste, des rapports entre pensée, machine et information.

On trouve notamment chez John Von Neumann, cela apparaît dans des textes de la fin des années 40 et le thème s’affirme dans les années 1950, une critique en règle de ce qu’on appelle le paradigme fonctionnaliste en sciences cognitives, dont je vous ai exposé l’idée centrale.

Ce qui est fondamental dans l’analogie entre l’ordinateur et le cerveau telle que je vous l’ai présentée, c’est l’idée que l’esprit est comme une sorte de programme qui pourrait se réaliser dans des machines très différentes. Cette proposition comporte deux conséquences : (1) on peut dire qu’un ordinateur pense dès lors que son programme est suffisamment développé pour simuler des grandes fonctions cognitives reconnues chez l’homme. On conçoit bien la possibilité que la pensée, conçue comme un programme de traitement de l’information, puisse et même doive se réaliser dans un système matériel. Mais, et c’est le 2e

point, on peut quand même étudier parfaitement le programme sans rien connaître du hardware. Le programme est fonctionnellement indépendant de la machine matérielle dans laquelle il pourra être réalisé. L’avantage de cela c’est que l’on peut faire de la psychologie cognitive sans attendre d’avoir décrypté les processus de bas niveau neurologique. La psychologie conserve son indépendance par rapport à la neurologie, elle n’est pas conditionnée par les progrès de la neurologie. Je peux étudier le programme indépendamment des machines matérielles, cerveau ou ordinateur. Cette manière de constituer le champ des sciences cognitives et de penser leurs interactions repose ou disons suggère une certaine conception de l’information.

Quelque chose qui est évidemment frappant du point de vue de la philosophie c’est que cette conception contemporaine retrouve, rejoue, une très vieille notion de la philosophie,

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qui est la notion de forme. Dans la philosophie grecque, pour le dire de façon extrêmement brève, vous avez l’idée qu’il y a des formes des corps, qui existent indépendamment de la matière des corps. Certes, il faut toujours un corps pour qu’une forme s’incarne, mais la forme ne dépend absolument pas de la matière du corps. La matière est un pur réceptacle. L’analogie entre le hardware et le software prend un coup vieux, même si elle comporte bien d’autres éléments, et notamment une notion tout à fait nouvelle de calcul, que la relation antique matière forme. Quoi qu’il en soit, je crois que les sciences cognitives rejouent en partie, dans le but de constituer l’esprit et la connaissance comme objets de science, un très vieux schème de la philosophie. L’information apparaît à ce moment là comme une sorte d’avatar tardif de l’idée de forme. L’idée centrale étant que l’on peut étudier l’information et le traitement de l’information de façon absolument indépendante des machines dans lesquelles celui-ci s’incarne.

Ce que je trouve tout à fait passionnant dans la cybernétique c’est qu’elle a refusé ou lutté contre cette image là de l’information. Par exemple, chez Von Neumann vous allez trouver l’idée opposée selon laquelle le traitement de l’information qui a lieu dans le cerveau est profondément différent de ce qui se passe dans un ordinateur. On ne peut plus dire du tout chez Von Neumann que la forme est indifférente à sa réalisation matérielle.

En réalité, dit Von Neumann on doit prendre en compte le fait que l’organisation matérielle du cerveau, les types de codage qu’il utilise, sont fondamentalement différents de ce qu’on trouve dans les ordinateurs. Au final, cela a des effets non négligeables sur les types de performances dont sont capables l’ordinateur et le cerveau humain. Un des grands exemples de cette tradition là c’est la reconnaissance visuelles. Voila quelque chose que nos ordinateurs ne peuvent faire qu’avec une extrême difficulté, avec des programmes compliqués et longs, alors que cela semble une opération tout à fait facile et rapide pour le cerveau. Par opposition calculer une équation complexe est un jeu d’enfant pour l’ordinateur, un casse-tête pour l’être humain. Qu’est-ce que cela implique sur le concept d’information ?

Le traitement de l’information devient l’expression d’une certaine organisation matérielle. Ce n’est plus du tout la même idée qu’auparavant. Cela conduit Von Neumann, par exemple, à se dire qu’il y aurait moyen de repenser notre logique, nos formalismes, à partir de l’organisation du cerveau, qu’il y a une logique du cerveau, statistique, parallèle, qui est profondément différente de notre logique ou de nos mathématiques formelles. Si vous connaissez un peu les sciences cognitives ces approches cybernétiques ont une grande parenté avec ce qu’on va retrouver au début des années 1980 en informatique sous le nom de connexionnisme.

Voilà un premier résultat : il y a plusieurs manières, matérialiste ou formaliste, de concevoir l’information, au sein de la cybernétique elle-même. Cette thèse permet de rendre compte d’une bonne part des malentendus entre la vieille grand-mère cybernétique et ses enfants des sciences cognitives. En l’occurrence, il y a beaucoup de choses extrêmement intéressantes à déterrer chez les cybernéticiens parce que ce qui va devenir ensuite un paradigme bien solidifié, stratifié, etc, est à ce moment là encore en pleine élaboration, en plein questionnement. Le programme de recherche qui a triomphé dans les années 1960 et 1970 en tout cas n’était pas à proprement parler cybernétique. L’examen de la cybernétique permet de revenir aux sources de certains de nos choix conceptuels les plus fondamentaux.

Voilà pour une première analyse historique. La cybernétique a établi pour la première fois l’analogie ordinateur, esprit, cerveau. Elle l’a fait d’une façon sensiblement différente de celle auxquelles les sciences cognitives nous ont habitué.

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Je veux ensuite dire quelques mots de l’usage cosmologique de la notion d’information. C’est de loin un des aspects les plus célèbres et les plus contestés de la cybernétique.

Chez Claude Shannon l’information se définit à partir de la probabilité relative du message. En gros, plus le message que je reçois est improbable, plus il contient d’information. Plus le message est stéréotypé, moins il m’apprend quoi que ce soit sur le monde. C’est le principe intuitif qui fonde la modélisation mathématique.

Je ne rentre pas dans les détails, mais la formule à laquelle aboutit Shannon pour calculer la quantité d’information apparaît comme la réplique inversée du théorème de Boltzmann qui donne, en thermodynamique, la mesure de l’entropie d’un système physique. Shannon emploie d’ailleurs le terme entropie pour qualifier la quantité d’information, mais sans préciser sur le fond la signification de l’analogie.

Les choses vont prendre corps ensuite, de manière décisive, chez Wiener. Et cela doit nous aider à comprendre la façon dont les cybernéticiens ont conçu l’information. Wiener va considérer l’information comme le contraire de l’entropie, c’est-à-dire comme une mesure de la quantité d’ordre d’un système physique par opposition à la quantité de désordre qu’est censée représenter l’entropie. En faisant cela, il se place et il n’est pas le seul, dans une tradition qui est celle du démon de Maxwell. Le démon de Maxwell c’est un être imaginaire qui est censé violer au moyen d’un processus d’acquisition d’information la seconde loi de la thermodynamique, loi qui indique que l’entropie d’un système isolé ne peut que croître.

Toujours est-il, que chez Wiener l’information va être considérée comme un courant d’ordre opposé à l’entropie. Intuitivement cela veut dire que le fait de recevoir de l’information correspond à une mise en ordre du monde qui s’oppose à la tendance à l’accroissement de l’entropie.

L’effet de cette thèse est que l’information va être considérée comme une propriété des systèmes physiques, comme l’expression du degré d’organisation d’une chose matérielle. L’information ce n’est plus quelque chose de l’ordre du spirituel, quelque chose qu’on a dans la tête, mais c’est la manière dont les choses sont organisées.

Cette assimilation entre information et entropie, dont je pense par ailleurs qu’elle est complètement fausse et mal conduite, vient renforcer ce qu’on trouvait déjà dans la réflexion sur l’informatique, c’est-à-dire l’idée que l’information est l’expression du type d’ordre d’un système matériel. Ici, on navigue en plein dans des questions qui sont des questions très anciennes de la philosophie. C’est une grosse part de mon sujet : la façon dont la cybernétique a donné à la notion d’information une dimension cosmologique, la façon dont cela doit être interprété, les contestations auxquelles cela a donné lieu, etc.

Pour finir, je veux vous signaler un troisième élément qui m’intéresse beaucoup chez les cybernéticiens, et qu’on trouve plus particulièrement chez Wiener. Je pense que la notion d’information n’aurait pas pris une telle ampleur si elle s’était limitée aux problématiques précédentes. Wiener a fait un pas de plus, qui à mon avis est très important historiquement. Il a fait de la notion d’information telle que je viens de la décrire un usage politique.

Il y a chez Wiener une première conception de « la société de l’information ». Simplement cette conception est extrêmement différente de ce que l’on trouve aujourd’hui sous ce nom, ne serait-ce que parce que la conception de Wiener est une conception critique.

Un des aspects de mon travail de recherche actuel consiste à chercher à rendre justice à cette dimension là de l’œuvre de Wiener. A mon avis la première chose à faire c’est de bien restituer le contexte de lutte de l’époque. La cybernétique c’est un mouvement qui se déploie dans une période de tensions importantes aux Etats-Unis avec les débuts de la guerre froide, le mccarthyisme, mais surtout pour ce qui concerne la communauté scientifique, les luttes qui sont associées au refus des armes nucléaires. Il y a une série de luttes qui sont liées entre

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elles dans les années 1940-1950 : la lutte contre la prolifération nucléaire, le refus de la guerre froide et de sa logique d’escalade, le refus du développement de la bombe H, les luttes concernant le financement de la recherche que ce soit au niveau du type de financement public à mettre en place avec la loi sur la National Science Fondation, ou le rapport aux agences militaires qui prennent en charge, après avoir traîné les pieds au début de la guerre, une part considérable des frais de la recherche américaine. A la sortie de la guerre Wiener comme bon nombre de ses collègues se trouve impliqué directement dans ces enjeux là.

Ce qui est tout à fait original et intéressant c’est qu’il va mobiliser dans son discours, dans ses articles, dans ses différentes prises de position des arguments qui reposent sur la notion d’information et sur son rôle dans la société. Les modalités d’un juste transfert de l’information deviennent quelque chose de central pour la politique.

Je prends un exemple sur lequel la modernité de Wiener est tout à fait frappante. On trouve chez Wiener une série d’arguments contre le droit des brevets et de manière générale la propriété intellectuelle. Il y a une passerelle avec des thèmes militants d’aujourd’hui.

Wiener explique que le droit des brevets qui est à l’origine conçu pour protéger le petit inventeur dans son atelier, devient totalement inadapté et inique à partir du moment où le contexte de l’invention est complètement déterminé par les avancées de la science. Au départ ne sont brevetables que les inventions, par opposition avec les lois de la nature, qui sont elles bien commun de l’humanité. Mais que se passe-t-il à partir du moment où le système technique ayant changé, les inventions ne sont plus que l’application des lois de la nature. Wiener dénonce la possibilité qu’ont les firmes privées de se constituer au moyen d’un rempart de brevets un monopole qui peut bloquer les recherches sur certains domaines.

Cela, il le fait, c’est cela qui est tout à fait remarquable, au nom de la définition cybernétique de l’information. Etant donné ce qu’est l’information, étant donné ce que nous savons sur la nature de l’information, nous savons qu’elle ne peut être conçue comme une marchandise. C’est un argument qui est intéressant parce qu’il fait fond sur les différentes dimensions de la notion telle qu’elle a été élaborée ailleurs. Il la réutilise dans un contexte polémique, dans un contexte de luttes.

Pour conclure, je dois répéter que tout cela ne nous donne pas, certes, une définition bien ficelée de ce que ce serait que l’information, mais on peut tout de même faire le portrait plus ou moins exhaustif, d’un certain nombre d’usages qui ont façonné la notion pour aujourd’hui.

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