• Aucun résultat trouvé

Zonards. Une Famille de rue

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Zonards. Une Famille de rue"

Copied!
237
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-01910754

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01910754

Submitted on 1 Nov 2018

HAL is a multi-disciplinary open access

archive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires Tristana Pimor. Zonards. Une Famille de rue. 2014. �hal-01910754�

(2)

« Partage du savoir » est une collection qui tend à rendre compte des réalités complexes, des préoccupations humaines et contemporaines. Elle a vocation à dépasser le seul cadre discipli-naire de la recherche universitaire. Il s'agit ici de rétablir les passerelles entre la science et le citoyen.

(3)

COLLECTION « PARTAGE DU SAVOIR » Parrainée par Edgar Morin

Parce que les connaissances scientifiques, techniques et cultu-relles constituent le socle des sociétés à venir, nous avons décidé, en 1997, de créer le prix Le Monde de la recherche universitaire.

Ce concours, soutenu par la Fondation Charles Léopold Mayer et la Fondation du Crédit coopératif, récompense de jeunes chercheurs qui, dans le secret de leur laboratoire et le silence des bibliothèques, élaborent de nouveaux savoirs.

Pour la 15eédition, les éditions Le Pommier, le magazine Pour la science, France Info et Google nous ont rejoints.

Ce prix poursuit trois objectifs. Le premier est de favoriser une dynamique d’échange entre le monde de la presse, de l’édition, et celui des universités pour susciter un débat d’idées permanent autour des chercheurs et de leurs travaux. Le deuxième est d’aider plus particulièrement les approches fondées sur l’interdisciplinarité. Le dernier, enfin, voudrait rapprocher la « science en marche » des hommes et de leurs préoccupations.

Le prix est ouvert aux titulaires d’un doctorat ayant soutenu, au sein d’une université française ou étrangère, une thèse rédigée en français et non publiée. Les travaux font l’objet d’une sélection effectuée par un comité de lecture rassemblant des personnalités des communautés scientifiques et culturelles. Ce prix offre la possibilité à cinq docteurs récemment diplômés en sciences humaines et sociales de publier leur thèse aux Presses universi-taires de France (PUF) dans une collection grand public, et à cinq docteurs en sciences dites « dures » de publier un résumé de leurs travaux dans Pour la science et dans un ouvrage publié aux éditions Le Pommier. Par ailleurs, le quotidien Le Monde présente l’ensemble de ces thèses dans un cahier spécial.

Un nouveau « contrat social » entre la recherche scientifique, l’enseignement supérieur et la société s’invente aujourd’hui. Le prix Le Monde voudrait à la fois en souligner la nécessité et en constituer la manifestation concrète.

DIDIERPOURQUERY

(4)
(5)

COLLECTION

« PARTAGE DU SAVOIR»

GI L L E SAR D I N A T– Géographie de la compétitivité

SY L V I EAY R A L– La fabrique des garçons. Sanctions et genre au collège

CA T H E R I N EBA C H E L A R D-JO B A R D– L'eugénisme, la science et le droit

SA N D R I N EBE H A G H E L– Traumas et narcissisme

JE A N-RE N ÉBI N E T– Droit et progrès scientifique.

Science du droit, valeurs et biomédecine FL O R E N C EBO U I L L O N– Les mondes du squat

VI N C E N TCH A B A U L T– La FNAC, entre commerce et culture

CH A H L ACH A F I Q– Islam politique, sexe et genre. À la lumière de l’expérience iranienne

NI C O L A SCH A I G N O T– La servitude volontaire aujourd’hui. Esclavages et modernité

GI L L E S CH A N T R A I N E– Par-delà les murs.

Expériences et trajectoires en maison d'arrêt VI R G I N I EDE S C O U T U R E S– Les mères lesbiennes

MA R I E-AN N EDU J A R I E R– L'idéal au travail

FA N N YDU T H I L– Histoire de femmes aborigènes

NA Y L AFA R O U K I(dirigé par)– Sur les chemins de la découverte ÉR I CFO U R N E R E T– Choisir sa mort. Les débats de l’euthanasie

JE A NFO Y E R– Il était une fois la bio-révolution

PA U L-HE N R IGI R A U D– Octavio Paz. Vers la transparence

EM M A N U E L GR A T T O N– L'homoparentalité au masculin. Le désir d'enfant contre l'ordre social

ÉL I S EGR U N S P A N-JA S M I N– Lampião, vies et morts d'un bandit brésilien

FA B R I C EGZ I L– La maladie d'Alzheimer : problèmes philosophiques

BÉ A T R I C EJA C Q U E S– Sociologie de l'accouchement

RA P H A Ë LJO Z A N– Les débordements de la mer d’Aral. Une sociologie de l’eau

AP O L IBE R T R A N DKA M E N I– Minerais stratégiques. Enjeux africains

PA U L ALAMA R N E– Vers une mort solidaire

KA R I N ELA M A R C H E– Militer contre son camp ? Des Israéliens engagés aux côtés des Palestiniens

ST É P H A N I ELA T T EAB D A L L A H– Femmes réfugiées palestiniennes

CÉ C I L ELE C O N T E– L'Europe face au défi populiste

AU D ELEDA R S– Pour une gestion durable des déchets nucléaires

FR É D É R I Q U ELE F E R M E-FA L G U I È R E S– Les courtesans. Une société de spectacle sous l'Ancien Régime

SY L V A I NLE F È V R E– ONG & Cie. Mobiliser les gens, mobiliser l’argent

VI R G I N I EMA L O C H E T– Les policiers municipaux

MA L I K AMA N S O U R I– Révoltes postcoloniales au cœur de l’Hexagone. Voix d’adolescents

IS A B E L L EMA T H I E U– L’action culturelle et ses métiers

FL E U RMI C H E L– Handicap mental : crime ou châtiment ?

BE N J A M I NMO I G N A R D– L'école et la rue : fabriques de délinquance

JO S ÉMO R E LCI N Q-MA R S– Quand la pudeur prend corps

SÉ B A S T I E NMO U R E T– Élever et tuer des animaux

JE N Y U PE N G– À l’épreuve de l’inceste

AN N EPE R R A U TSO L I V E R E S– Infirmières, le savoir de la nuit

CA T H E R I N EPE R R O N– Les pionniers de la démocratie.

Élites politiques locales tchèques et est-allemandes, 1989-1998

BO R I S-MA T H I E UPÉ T R I C– Pouvoir, don et réseaux en Ouzbékistan post-soviétique

JO C E L Y N EPO R C H E R– Éleveurs et animaux, réinventer le lien

NI C O L A SRO U V I È R E– Astérix ou les lumières de la civilisation

AL E X I SRO Y– Les experts face au risque : le cas des plantes transgéniques

MA H N A ZSH I R A L I– La jeunesse iranienne : une génération en crise

EL V I R E V A NST A Ë V E L– La pollution sauvage

CH R I S T E LTH I B A U L T– L'archipel des camps. L'exemple cambodgien

ZO ÉVA I L L A N T– La Réunion, koman i lé ? Territoires, santé, société

JO Ë L L EVA I L L Y– Naissance d’une politique de la génétique

PI E R R EVA L E T T E– Éthique de l’urgence, urgence de l’éthique

NA N C YVE N E L– Musulmans et citoyens

MA R I E-LA U R EVI A U D– Des collèges et des lycées différents

(6)

T

RISTANA

P

IMOR

Zonards

Une famille de rue

PRÉFACE

MICHELKOKOREFF

POSTFACE

LIONELPOURTAU

(7)

Ce livre a reçu le soutien du Crédit coopératif,

de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l'homme et de France Info

ISBN978-2-13-062829-3 Dépôt légal– 1reédition : 2014, septembre

© Presses Universitaires de France, 2014 6, avenue Reille, 75014 Paris

(8)

À Guillaume Desjardin, Jonathan Perrot mes zonards d'amis co-chercheurs, sans oublier toda la « family » : Trash, Mag, Mumu, Shanana, M. Z, Kundevitch, Poly, Miette, Dylan… « ¡ Hasta siempre compañeros ! »

(9)
(10)

Remerciements

Une thèse est un cheminement certes intellectuel, mais aussi humain qui ne peut se faire seul.

Je remercie Éric Debarbieux, le directeur de cette thèse qui a accroché aux Sciences de l'éducation une « fâchée de l'école », et Catherine Blaya qui, par leur confiance et leurs regards bienveillants, m'ont autorisée à penser que je pouvais être là où je suis aujourd'hui.

Ma famille, mes amis, Jean-François Bruneaud, Johanna Dagorn ainsi que Stéphanie Rubi ont subi mes états d'âme, mes doutes, mes angoisses avec patience. Leur soutien aussi bien théorique, réflexif, humoristique, qu'affectif, m'a permis de conduire l'aventure jusqu'au bout. Alain Marchive avec sa rigueur épistémologique, Bernard Sarrazy avec son ébullition intellectuelle, Marie-Pierre Chopin, Yves Montoya, Christophe Roiné et Claudine Turpain avec leurs encouragements, ont aussi apporté leur contribution. Qu'ils en soient tous chaleureusement remerciés.

(11)
(12)

Nous sommes en fêtes, comme d'habitude on s'entête à se mettre la tête. On est bien têtu enfants d'la terre ; nous refusons l'enfer de Babylon. Regarde c'que t'as fait des Hommes Babylon ! Plus sauvages que des loups ! Autant au pitt que mon chien ! Plus asocial que des fourmis ; évolués, mais à côté d'elle tous petits.

SDF, squatteur de forêt, j'ai délaissé mes bâtiments d'ma forêt de ciment. J'suis peut-être un con, mais pas un pourri, c'est pour ça que j'me plierai pas à aucun président ; j'préfere m'faire péter toutes les dents !

Ça fait partie d'l'éducation dans notre nation la répression c'est l'poison d'notre éducation. Maintenant j'ai les crocs, alors j'ai dealé du shit, d'la coke, l'erreur d’l'héro.

Maintenant j'suis accro. Accro à la musique, mais surtout accro à la liberté. Désolé, j'm'enfume, j'respecte, j'm'assume, j'suis honnête.

Les choix qu't'as fait dans ta vie, j'les respecte, respecte moi et ma liberté qu't'envie. J'ai toujours su m'débrouiller dans la vie.

Ça fait partie d'mon éducation, le poison c'est la nation, répression d'leur éducation.

À fond d'cachets ou plein d'alcool, tous enfumés, le nez plein de colle, d'héro ou d'coke, en Thaïlande, Pays-Bas, Colombie ou bien Cuba, c'est le rendement d'leurs gouvernements. La drogue fait partie des coutumes, des croyances, mais des peuples sans connaissance, sans reconnaissance, des civilisations plus jeunes, se permettent de nous jeter en prison.

Alors cassons les prisons.

Ça fait partie de l'éducation, que vous le vouliez ou non ce n'est pas un poison, avec plus d'éducation et moins de répression.

Viens voir ma famille, un peu perturbée mais pas illettrée. On veut pas de votre société ! On préfère vivre en forêt On vit à côté de chez vous, pas l'choix on squatte. C'est nous les anars, n'en fais pas des cauchemars. On vient pas vider vos placards.

On s'met la tête mais on respecte, respecte nous et nos sales têtes.

Ça c'est notre éducation, le poison c'est la nation, répression d'leur éducation.

Hoffman nous a donné le LSD, des champignons dans les prés, les portes de la perception se sont ouvertes, comme les portes de mon placard où poussent mes bébés verts tant convoités pas ces connards. Ils préfèrent rester bourrés que de fumer un « s'bar », connards !

En Asie le pavot, en Amérique la coco, En Afrique l'iboga, Amazonie l'ayahuasca.

Chez nous en Europe on fume. Vous nous répréhendez, alors que vous vous avez l'alcool à adorer. Restez bourrés. Nous traumatisez pas dès l'école, ça fait partie de l'éducation.

Ça fait partie de l'éducation, dans toutes les nations, ce n'est pas un poison avec plus d'éducation et moins de répression

Ça fait partie de notre éducation, dans notre nation, la répression est l'poison de notre éducation. Mais notre éducation, le poison c'est la nation, répression d'leur éducation.

Répression éducative, on est pas victime notre vie reste festive.

(13)
(14)

Préface

On les remarque aux abords des quartiers de gares et des centres com-merciaux, des jardins publics et des fontaines. Ils squattent les interstices de la ville, font territoire là où les citadins ne font que passer, suscitent leur appréhension. Mais de ces garçons et de ces filles, plus que visibles dans leurs façons de s'habiller et de se coiffer, de s'entourer de chiens en liberté, de se parler et d'interpeller les passants, sur le mode de la provocation ou de la dérision, on ne sait pas grand-chose– sortis des discours moralisants, des interprétations normatives et psychologiques. Dans le jargon des spécia-listes, il est question de jeunes « des rues » ou « en errance », de « polytoxico-manes » ; dans le langage ordinaire, on parle de « délinquants », de « jeunes à crêtes », ou encore de « punks à chien ». Qui sont-ils réellement ? Com-ment sont-ils devenus ce qu'ils sont ? Telles sont les deux questions au cœur de ce beau livre de Tristana Pimor sur la Zone et les zonards. La lire, c'est entrer dans ces mondes sociaux, en restituer l'intelligibilité, et par là, dépla-cer le regard porté sur eux par notre société.

Dans ce sens, ce livre s'inscrit dans une approche interactionniste de la sociologie de la déviance inspirée de Howard Becker et d'Erving Goffman. Fidèle au travail de terrain promu par l'École de Chicago, Tristana Pimor privilégie une approche ethnographique, inductive et participative, basée sur l'immersion prolongée, la relation directe avec les acteurs, liés par une culture spécifique, le partage des codes de la rue et de diverses conduites déviantes (vols, achats et revente de drogues, manches, occupation sauvage des lieux), la participation à des fêtes (les free parties), une vie communau-taire (La Family), etc. Elle souligne le caractère problématique des

(15)

catégo-ries de désignation de ce groupe social, les effets d'étiquetage et de stigmati-sation qui participent à sa construction identitaire, les clivages que ces labels reproduisent entre eux et nous, les « anormaux » et les « normaux ». Car, bien que labellisés comme tels, les zonards ne sont ni réductibles à la figure des jeunes SDF, ni à celle des toxicomanes avérés, désocialisés et sans ressources. De même, tous ne sont pas en échec scolaire ni ne connaissent des difficultés familiales. D'ailleurs, la socialisation familiale peut être une ressource pour résister à la domination sociale et favoriser des lignes de fuite. C'est ce que montre la reconstitution des avant-carrières (contesta-tion sociale, autonomisa(contesta-tion face à la famille) et des carrières déviantes des zonards, considérées comme une suite d'étapes, de bifurcations innovantes et de ruptures biographiques, et analysées à partir de diverses séquences : le « Zonard Satellite » (le pôle débutant), le « Zonard Intermittent » (le pôle expérimental), le « Zonard Expert » (le pôle aguerri) et le « Traveller » (le pôle nomade). Les Travellers illustrent de façon remarquable les compé-tences à la survie et les « principes politiques alternatifs actuels » (décrois-sance, écologie, etc.) qui fondent leur expérience. Ils constituent un des quatre types de sortie de la carrière zonarde : le retour à la norme, l'errance institutionnelle et la mort.

Mais l'apport de cette recherche est aussi de tenter de réconcilier des paradigmes. Elle consiste ainsi à prendre en compte l'expérience des acteurs, au sens de François Dubet, leur subjectivité, les changements de réalité subjective, les effets contradictoires des processus de socialisation primaire (famille, milieu social, école) et secondaire (groupe de pairs, fêtes, deal) de ces jeunes issus des classes moyennes et populaires oscillant entre vie ordinaire et vie dans la Zone, domicile familial et installation en squats. Elle conduit à revisiter les analyses d'Arnold Van Gennep sur les rites d'initiation et d'institution qui scandent le passage d'une séquence à une autre. Loin d'en rester au groupe observé, la dernière partie est consa-crée aux interactions entre les zonards et les commerçants et riverains du quartier où ils ont leurs habitudes. Elle montre le caractère performatif du stigmate, la façon dont les lignes de conduite de ces jeunes contribuent à forcer l'hostilité des « normaux » et à légitimer les dispositifs de contrôle et de surveillance des lieux fréquentés. Comment aussi insécurité et incivili-tés, réelles ou attendues, exaspèrent le quotidien des riverains et favorisent la mise à l'écart des zonards, dans un processus circulaire. De tous ces éléments, il résulte une interprétation balancée permettant de saisir dans

(16)

leur complexité les effets des trajectoires sociales et d'une culture de classe sur les carrières déviantes.

Le monde de la Zone est une affiliation, un espace, un état d'esprit C'est un monde dur que masque à peine la fonction hédoniste des « teufs », de la musique et des usages de drogues. En témoignent les conduites de rupture avec l'environnement familial et les stratégies de survie dans un univers hostile, l'univers patriarcal instauré dans le squat et les discours machistes légitimant les violences et sanctions conjugales subies par les femmes, les consommations psychotropes (alcool, cannabis, ecstasy, héroïne, cocaïne) et le traitement sanitaire dont ces jeunes sont l'objet dans le champ de l'addictologie (plutôt que dans celui de l'aide à l'enfance ou de la prévention spécialisée). Tristana Pimor cherche à « comprendre, décrire, théoriser, pas à enjoliver ». Néanmoins, sans céder à une vision normative et misérabiliste, elle souligne que le mode de vie précaire de ces jeunes marginalisés peut être un choix, l'enjeu d'apprentissages multiples, dicté par le refus de notre société, exprimant des attentes, une idéologie libertaire, voire une utopie. Une telle posture passe par la critique des valeurs indivi-dualistes, consuméristes, matérialistes de notre société, la mise en cause indirecte de l'État, mais aussi par l'adhésion à une famille de rue et à une forme de vie tribale, plus proche de la nature, fondée sur les échanges culturels qu'incarne la musique. Cela revient à cerner les contours d'une « idéologie zonarde » qui s'inspire autant de la Beat Generation et du mou-vement punk que des scènes alternatives rock et techno. À cet égard, le texte de la chanson écrite par Yogui– un des personnages centraux de cette enquête– placée en exergue annonce d'emblée la couleur. Manifeste poli-tique autant que micro-récit de vie stylisé, il traduit une conscience politique que l'on n'attend pas forcément de ces marginaux…

Au fond, Tristana Pimor montre de façon convaincante et brillante que les conduites et les attitudes des zonards n'ont rien d'anomique et de déstructuré : elles révèlent une organisation sociale spécifique, avec l'impor-tance accordée à la « rue » comme espace de socialisation, ses codes et ses valeurs, ses hiérarchies informelles et ses jeux de différenciation entre in-groups et out-in-groups. Il n'y a pas de désocialisation sans resocialisations successives. Une telle analyse va dans le sens de multiples travaux sociolo-giques actuels menés sur les cités, les bandes, les squats, les supporteurs ultras, ou encore le hip-hop. À partir d'objets et de chemins différents, ils ont en commun de pointer les limites des approches sécuritaires des marges

(17)

et de dégager de ces univers toutes les potentialités critiques, les capacités d'innovation des acteurs, leur positivité. On voit ainsi que l'étude de groupes minoritaires conduit à mettre au jour des mécanismes sociaux beaucoup plus généraux et illustre les vertus opératoires des paradigmes mobilisés pour en rendre compte d'un point de vue sociologique. C'est aussi pourquoi ce livre devrait rencontrer auprès des lecteurs un accueil plus large que celui qui est réservé d'ordinaire aux récits ethnographiques.

Michel KOKOREFF.

Professeur de sociologie à l'Université Paris 8 Saint-Denis, chercheur au CRESPPA-GTM.

(18)

Introduction

Le terrain, une zone imposée

UNE RENCONTRE MALGRÉ MOI

En 2006, les zonards abondaient dans l'une des plus grosses villes françaises du Sud. Depuis la fin de mes études d'éducatrice spécialisée, vivant dans un de leurs quartiers de prédilection, j'avais assisté à leur installation. Personne ne chiffrait avec précision leur augmentation pour-tant affirmée par les secteurs social et sécuritaire1 (Bonnemaison, 1983 ;

Alamarcha Bonnet, 2008). Puis les choses s'étaient semble-t‑il tassées. À l'époque, je ne m'intéressais pas à ces jeunes gens avinés à l'allure excen-trique, qui, accompagnés de leurs chiens, alpaguaient les passants en quête de quelques pièces. Ils n'étaient pour moi que d'autres SDF, plus jeunes, moins respectueux, plus difficilement supportables car bien présents, tant visuellement qu'auditivement, dans le paysage urbain. Je les évitais comme tout un chacun, refusais de leur « donner la pièce » et au meilleur de mon humeur acceptais de leur acheter quelques vivres, histoire de me donner bonne conscience.

Être travailleur social, comme je le fus, n'est pas un gage d'humanité, bien au contraire. L'usure liée à la fréquentation d'usagers toxicomanes aux exigences démesurées et aux institutions économisant au maximum le temps de travail avait déclenché chez moi une forme de froideur. La pratique du travail social et ma socialisation professionnelle m'avaient fait

1. Le rapport d'activité du travail de rue d'un CAARUD de la ville d'enquête a comptabilisé 344 jeunes, 300 d'après Alamarcha Bonnet, 2008, p. 49.

(19)

adopter un regard sur l'homme plus enclin à la normalisation qu'à la compréhension. Je repris pourtant mes études à cette époque, sous pré-texte d'une remise en cause professionnelle, de besoins théoriques, mais je n'imaginais pas ce qui adviendrait. Je partis ainsi sur le terrain réaliser ma première ébauche d'étude scientifique. Mes questionnements, très ancrés dans les pratiques sociales en addictologie, tournaient autour des conduites à risque des toxicomanes.

Je me rendis donc dans une association CAARUD1. Les éducateurs

me présentèrent tout d'abord Clara. Je me souviendrai toujours de ce premier contact avec la « Zone ». À ce moment-là, je ne réalisais pas qu'un terrain de recherche, une population spécifique étaient en train de s'impo-ser à moi et qu'ils allaient rediriger mes recherches jusqu'à cette thèse. Clara était accompagnée d'une amie et de deux chiens adultes. Elles poussaient un caddie où étaient disposés des chiots. Elles discutaient « des petits » en fumant une cigarette. Clara, aux cheveux longs noirs rasés sur les côtés et surmontés d'atébas2de couleurs vives, portait un treillis, un sweat large à

capuche et des baskets de skate. Sa collègue, elle, le crâne entièrement rasé, habillée d'une robe et de t-shirts moulants superposés sur un caleçon long noir et chaussée de Dock Martins, était plutôt punk, moins grunge. Leurs visages et leurs oreilles arboraient piercings et écarteurs3. D'autres jeunes à

l'allure proche arrivèrent dans la structure. Je réalisais ainsi mon premier entretien avec « une zonarde », tout d'abord dans un bureau puis sur le trottoir, comme si la rue la rattrapait. Je fus surprise du peu de temps qu'il lui fallut pour se livrer et de la place considérable que les psychotropes, la musique techno occupaient dans son discours. Pour l'instant, je ne voyais dans ces jeunes dits « en errance » qu'une sous-catégorie de toxicomanes aux difficultés sociales plus importantes.

Cette vison éducative fut vite mise à mal par les rencontres que je fis : celle de Yogui, de Shanana, de Nia, des habitants du squat dans lequel je réalisais cette recherche. Provocateur et humoriste averti, d'un naturel affi-liatif, Nia fut celui qui m'ouvrit les portes du squat où il habitait avec sa famille de rue : La Family. Il m'introduisit dans le milieu, la Zone, me

1. CAARUD : Centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues. 2. L'atéba ou athéba est une mèche de cheveux enroulée de fils de laine.

3. Sorte de piercing qui agrandit la perforation réalisée au préalable par des boucles de diamètre de plus en plus large. Cet ornement rappelle les plateaux des Indiens Kayapos vivant en Amazonie, certains peuples africains et d'Amérique du Nord utilisent aussi ces élargisseurs sur les oreilles, la bouche.

(20)

protégea sûrement, sans jamais me le dire. Il devint un proche. Yogui, un jeune homme tout feu, tout flamme, en devenant mon deuxième informa-teur, m'aida à pénétrer davantage dans l'univers de la Zone. Ce fut par l'établissement d'une relation à long terme que, deux ans après ma première rencontre avec Nia, je débutai cette étude ethnographique dans l'intimité de sa famille de zonards.

UNE ETHNOGRAPHIE DE L'INTÉRIEUR

Durant cette première prise de contact avec la Zone, je dégageai cer-taines constantes dans le mode de vie de ces jeunes, des similitudes dans les goûts vestimentaires, musicaux, dans l'idéologie, des normes et des valeurs communes qui régissaient leur quotidien. Ainsi, je compris que j'étais face à ce que les travailleurs sociaux et certains sociologues nomment « les jeunes en errance ». Je cherchai dans la littérature scientifique quelques ouvrages sur ces individus, leur façon de vivre et d'appréhender le monde, leurs antécédents… Peu de publications françaises. Les seuls écrits relevaient de la recherche-action. Ils véhiculaient à mon sens des interprétations soit normatives, soit essentiellement psychologiques, ou encore particulière-ment tournées vers les addictions (Chobeaux, 1996 ; Delille, Rahis, 2004). Les parutions plus sociologiques, intégraient cette population à celle, beau-coup plus vaste, des SDF de moins de 30 ans, regroupant ainsi des acteurs aux caractéristiques et aux modes de vie divers (Marpsat, Firdion, 2001). L'évidence s'imposait donc quant à la nécessité d'une recherche avant tout descriptive, exploratoire.

Délinquante ne serait-ce que par ses abus de psychotropes, ayant eu des démêlés avec la justice, la population était méfiante, se protégeait de tout individu extérieur. L'ethnographie inductive et participative, de par l'adaptation, le décentrage et la symétrie relationnelle qu'elle implique, apparut alors comme une approche adaptée. Cette méthode a ceci d'inté-ressant qu'elle lutte contre l'ethnocentrisme, travers qui hante de nom-breuses recherches sur ces jeunes. J'ai donc pu, grâce au partage du quotidien d'un groupe « d'errants » vivant dans deux squats accolés, com-prendre leur fonctionnement, baigner dans un mode de vie qui, considéré hors-norme, n'était pourtant pas dénué d'organisation, de normes et de valeurs. Je partis ainsi consciemment sans hypothèse sur le terrain pour

(21)

m'écarter du sens commun éducatif qui aurait pu, vu mon passé, me conta-miner rapidement. Saisir la réalité des jeunes en errance, leurs subjectivités : tel était le but. L'observation participante et les entretiens m'ouvrirent aux regards des acteurs, à leurs interprétations, leurs logiques. Je voulais avant tout décrire un monde fait par les zonards et le faire avec eux.

La vie dans la « Zone » ne correspondait pas au terminus du désespoir, comme une part de la littérature scientifique le sous-entendait. Elle était en tout cas sûrement une expérience singulière participant d'un apprentis-sage, d'une posture sociale.

J'espère ainsi vous donner la sensation d'y être comme j'y fus et de rencontrer cette famille de la rue comme elle se présenta à moi. Cette ethnographie immergée ne nous a évidemment pas laissés indemnes, ni eux ni moi. Elle a rapproché des acteurs qui ne se seraient pas côtoyés et qui pourtant se sont liés ; à tel point qu'il n'existe pas réellement de fin à cette recherche. Des relations se sont tissées, un nouveau monde à explo-rer s'est dessiné sous mes yeux.

Je tiens à ajouter que je n'ai pas choisi l'approche ethnographique par désir d'aventure ou quête de sensationnalisme, mais par nécessité, celle de décrire leur réalité. Cette ethnographie me coûta humainement et psycho-logiquement. Se couper de son chez-soi, des siens, y revenir sans pour autant pouvoir penser à autre chose qu'aux zonards, être à l'affût du moindre jeune avec un chien même en faisant ses courses au supermarché, épuiser son entourage avec ses réflexions sur la Zone et ses questionne-ments sur leurs représentations en tant que normaux1, tout cela constitua

une part de mon expérience ethnographique. Bref, ce n'est pas trois jours par semaine que l'observation me prit mais plus de quatre années. Les retours réflexifs qu'elle m'imposa (sur moi-même, les rôles que j'occupais ou voulais occuper, les changements que j'induisais…) furent d'une telle violence que, par moments, je partais sur le terrain un nœud au ventre, me demandant alors quelle nouvelle maladresse scientifique j'allais commettre. L'obsession de la neutralité scientifique et du décentrage analytique m'envahit durant plus de six mois. Il fallut renoncer à la quête d'une objectivité scientifique classique, usant d'observations extérieures, d'une rupture épistémologique avec les interprétations des zonards grâce aux recherches existantes sur le sujet, d'une démarche hypothético-déductive,

(22)

pour laisser place à une véritable immersion, une conversion du regard, à l'induction et à une objectivation de ma subjectivité.

UNE LECTURE DES TRAJECTOIRES ZONARDES AU PRÉSENT QUI REPOSE SUR UNE SOCIOLOGIE COMPLEXE DE LA DÉVIANCE

Pour comprendre ce monde, ces jeunes et leurs trajectoires, le décryp-tage de la construction des interprétations des acteurs à travers leur socia-lisation me parut au principe indispensable (Lahire, 2001 ; Berger, Luckmann, 1966). Cependant, mon entrée ne pouvait se borner à décrire le parcours zonard comme une socialisation ordinaire. Il ne s'agissait pas d'un peuple conforme reconnu comme intégré à un environnement social, mais d'un groupe social jugé déviant, adoptant des activités déviantes et se positionnant « hors société », ou plus justement se campant à sa marge. La déviance inhérente à l'étiquetage social de leurs pratiques et de leur tenue, la quotidienneté d'actes délinquants coloraient leur être au monde et impliquaient des interactions à l'origine de l'identité zonarde. Il fallut ainsi s'interroger sur la manière dont cette marginalité se construisait. L'usage des concepts de socialisation, de carrière déviante, permit d'écha-fauder des pistes de réponses en échappant aux travers misérabilistes, normatifs, dont souffraient les interprétations se référant à l'exclusion et à l'errance qui sont souvent mobilisées dans la recherche française sur les jeunes en errance (Becker, 1963). Être exclu c'est être nulle part, en dehors de la société. Être un errant c'est ne pas savoir où aller (Chobeaux, 1996). Les acceptions des termes « errant » et « exclusion » me paraissaient donc introduire un jugement moral sur ce que la vie en société devrait être, du moins un stéréotype insistant sur le caractère pathologique, passif, subi et pitoyable de la vie d'errant. Était-ce bien utile ? Le concept de carrière déviante autorisait à se dégager de ce piège pour saisir comment s'organisait le déplacement des acteurs vers un nouveau statut, une nou-velle identité, une autre culture, une nounou-velle posture sociale. « Dans les études de professions, où ce concept a d'abord été élaboré, il renvoie à la suite des passages d'une position à une autre accomplis par un travailleur dans un système professionnel. Il englobe également l'idée d'événements et de circonstances affectant la carrière. Cette notion désigne les facteurs dont dépend la mobilité d'une position à une autre, c'est‑à-dire aussi bien

(23)

les faits objectifs relevant de la structure sociale que les changements de perspectives, les motivations et les désirs de l'individu » (Becker, 1963, p. 47).

On peut évidemment rétorquer que ce choix théorique, qui s'imposa par le terrain, est éminemment risqué d'un point de vue éthique. Souligner la déviance de leur mode de vie ou de leurs conduites, une forme de rationalité, d'éthique de ceux-ci, pourrait engendrer une criminalisation des zonards. D'ores et déjà, afin de dissiper tout malentendu, je tiens à souli-gner que je n'indique aucunement en creux un quelconque traitement politique de la question de la jeunesse en errance, encore moins sécuritaire. Mon travail refuse de se situer dans cette perspective. Il n'est en rien pres-criptif mais compréhensif, explicatif avant toute chose.

Cette approche par la déviance possédait un autre avantage heuris-tique, celui de révéler le regard que notre société porte sur ces jeunes : des délinquants, des paumés, des drogués, des mal éduqués. En tenant ainsi compte des représentations sociales accolées aux zonards, il devenait plus aisé de saisir les conduites des riverains, des travailleurs sociaux et des jeunes dans les situations qui les confrontaient. Un lien dialectique entre interactions et représentations fut ici palpable. Les difficultés de cohabita-tion qui existaient avec les Zonards n'étaient pas le fruit unique de leurs comportements hors-normes, d'une posture marginale, mais provenaient aussi de l'image sociale qui leur était assignée, de modèles d'interactions spécifiques qui favorisaient la peur et le rejet. L'approche interactionniste de la déviance, majoritaire dans ce travail, autorise à saisir les tractations qui s'opéraient entre ces jeunes et le reste de la société pour mieux appré-hender leurs trajectoires.

Cette recherche ne se borne pas à entendre le phénomène zonard comme la simple manifestation de biographies carencées, d'une culture déviante par essence. Si les analyses effectuées prêtent un intérêt certain à la forme de cette culture, elles ne s'y cantonnent pas. Elles ne se situent pas dans l'approche culturaliste qui fige les cultures en ensembles clos à l'inté-rieur desquels nous pourrions répertorier des normes, des valeurs, des mœurs, des rôles comme des entités immuables dans le temps. Il est clair que, comme le souligne Jean-Loup Amselle (1990), les cultures se consti-tuent par échanges, par cohabitation et donc interactions, et que leurs pratiques, coutumes, idéologies sont ainsi relativement labiles. Ici, il deviendrait difficile de s'opposer à cette conception, du fait des

(24)

consé-quences sur la culture zonarde que les interactions nouées entre zonards et out-groups provoquaient. Les zonards et leur culture existaient à travers le regard qui était porté sur eux par le reste de la société. Le nom « punks à chien » en dit long. Cependant, nier qu'il existe des contenus culturels qui guident les pratiques serait aussi se leurrer. Une description de ceux-ci sera donc réalisée. Néanmoins, si les caractéristiques culturelles transpirent des acteurs, orientent leurs actions, elles ne sont pas seules à participer à l'éla-boration identitaire zonarde et à la forme spécifique de leur mode de vie. Elles constituent des bases et sont aussi des indicateurs de jeux interaction-nels empreints de stigmatisation, de domination. Le regard interactionniste s'imposa ainsi afin de comprendre comment, par des échanges avec d'autres groupes sociaux, les acteurs rentraient, restaient ou quittaient la zone.

Je ne pus donc me borner à n'entendre que des Zonards. Comprendre l'inscription zonarde exigeait de prendre en considération les différents acteurs qui étaient quotidiennement en leur présence. Des travailleurs sociaux, des commerçants, des riverains ont donc participé à cette enquête. Les relations qu'ils tissaient avec les zonards, les interactions mises enœuvre avaient des conséquences sur « l'être » zonard. Cependant, elles ne se déta-chaient pas des situations dans lesquelles elles prenaient place. Très vite, la thématique de l'insécurité émergea. La mendicité en groupe, la présence des chiens, l'appropriation d'un territoire du centre de la ville d'enquête généraient une crainte chez nombre de riverains et de commerçants qui ne pouvait être négligée (Oblet, Renouard, 2006). Cette peur n'induisait-elle pas, par le biais d'interactions, une stigmatisation, une discrimination des zonards ? N'était-elle par source d'un clivage entre normaux et zonards ? En tout état de cause, vouloir comprendre comment des acteurs deviennent zonards oblige à opter pour un regard complexe.

(25)
(26)

Chapitre 1

Du jeune en errance au zonard

SUR LE CHEMIN AMÉRICAIN

Les études sur les Zonards en France sont peu nombreuses (Cho-beaux, 1996 ; OFDT, 2004). Relativement diffusées dans le champ du travail social, je m'attarderai davantage sur les travaux nord-américains qui ont inspiré mon approche et qui ne sont pas encore traduits.

LA RECHERCHE SUR LES ZONARDS EN FRANCE:UN CHAMP À INVESTIR

Souvent compris dans des populations plus larges, les zonards sont nommés dans les recherches françaises : « errants », « jeunes en errance », « jeunes SDF », « SDF ». Ces appellations regroupent des individus hétéro-clites, d'où la difficulté, au principe de cette enquête, à établir une revue de littérature classique et éclairante (Pattegay, 2001). Souvent, le cas Zonard est dilué dans une approche plus globale de l'errance, du manque d'habitat, de la fugue, du rejet familial, des jeunes relevant de l'ASE1, des jeunes des

rues, de la toxicomanie et des pratiques risquées.

Les écrits scientifiques qui s'intéressent aux jeunes zonards directe-ment ou indirectedirecte-ment se répartissent en trois groupes :

– ceux qui sont axés sur leurs comportements « pathologiques » comme les conduites à risque, les addictions qui appartiennent au champ de la psychologie, de l'anthropologie (Trend, 2001 ; Le Breton, 2002) ;

(27)

– ceux qui se focalisent sur la condition de sans-domicile fixe, de fugueurs, de mis à la porte du foyer familial, des jeunes qui échappent ou résistent à l'ASE (Marpsat et al., 2000 ; Le Rest, 2006 ; Damon, 2002) ;

– et ceux qui, relevant du paradigme de l'errance, tentent d'articuler des dimensions individuelles et sociétales expliquant l'orientation errante (Chobeaux, 1996 ; Guilloux, 1998).

Les travaux usant des termes « SDF », amalgament les jeunes zonards à la population globale des sans-domicile fixe, sans distinction, et empêchent ainsi la compréhension de cette inscription spécifique et précoce dans le monde de la rue1. Être un travailleur précaire sans logement n'est pas la

même chose, ne suit pas la même logique, qu'être un vieux clochard ou un jeune zonard (Zeneidi-Henry, 2002). Quant aux recherches dédiées aux jeunes SDF, seules deux, de type quantitatif, qui recrutent leurs enquêtés uniquement par le biais de foyers d'hébergement et de services de distribu-tion de repas chauds– laissant de côté une partie de la population de jeunes SDF, celle qui n'y a pas recours –, ont été menées par l'INED (Marpsat, Firdion, 2000, 2001). Le principal problème qu'elles posent réside dans la représentativité de leurs échantillons. En effet, seule une frange des jeunes SDF à laquelle les zonards n'appartenaient pas, puisqu'ils ne fréquentaient pas ce genre de dispositifs, a été enquêtée. Les facteurs expliquant le passage à la rue des jeunes comprennent : l'échec scolaire, leur manque de diplômes, les situations de conflits familiaux, la forme familiale de type monoparental – qui serait prévalente. Elles optent ainsi pour un regard objectiviste, cher-chant à identifier une causalité linéaire entre des variables et la situation de vie de rue.

Le paradigme de l'errance qui domine en France le champ d'étude des « jeunes des rues » s'est développé dès les années 1990 à partir de recherches-actions menées par le CEMÉA (Centre d'entraînement aux méthodes d'éducation active). À cette époque, le jeune en errance qualifie le zonard. Conduites par des travailleurs sociaux, sur demande des mai-ries, elles tentent d'offrir un regard plus ciblé sur cette nouvelle jeunesse qui envahit les abords des festivals et les centres-villes. Leur approche relativement normative, due au statut de l'enquêteur, un travailleur social, constitue un biais majeur. La vie des jeunes en errance est analysée

1. Pour une critique de l'homogénéité de la catégorie SDF, voir Julien Damon, La Question SDF, Paris, Puf, « Le Lien social », 2002.

(28)

comme un révélateur de troubles psychologiques, d'une éducation caren-cée, d'exclusion sociale (Chobeaux, 1996). L'image des zonards est ainsi réduite à celle de pauvres hères miséreux issus de familles en difficulté et précarisées divaguant au gré d'événements de vie traumatiques. Ces inter-prétations mêlent les théories des conduites ordaliques et celles de l'exclu-sion (sous le jour d'une rupture des liens sociaux et d'une désorganisation de la société).

Anne-Françoise Dequiré et Emmanuel Jovelin, qui étudient les jeunes en errance du Nord-Pas-de-Calais, repèrent que l'échec scolaire, le manque de diplôme, les différends familiaux, la transformation du marché de l'emploi devenu moins clément, les placements en foyer de l'enfance, les maltraitances, les carences familiales, les difficultés psychologiques concourent à leur exclusion sociale (2007). Ces éléments favoriseraient des logiques de désaffiliation, de désinscription sociale et de perte identitaire opérant dans le passage à la rue. Or, les données de mon enquête récusent en partie certains aspects de ces analyses puisque tous n'ont pas été en échec scolaire ou n'ont pas connu des difficultés familiales. La dimension des pairs, la manière dont ils traitent leurs expériences sociales, non seule-ment à l'aune de déterminismes de classe mais suivant une certaine éthi-que liée à leur réflexivité, ont aussi une influence sur leur inscription dans la Zone.

Suite à l'engouement de cette nouvelle terminologie de « jeunes en errance », lié à son caractère pragmatique permettant aux intervenants sociaux de comprendre les comportements hors-normes de certains jeunes ainsi qu'aux possibilités nouvelles de financements d'actions sanitaires et sociales dédiés à ce public qui pose des problèmes de prise en charge, cette dénomination va s'étendre à tout un ensemble de jeunes bien différents des zonards (Le Rest, 2006). Le concept de « jeunes en errance » devient poreux et rend alors illisibles le positionnement social et les conduites des jeunes qu'il tente d'expliquer (Pattegay, 2001). À partir de la fin des années 1990, les jeunes en errance comprennent autant les jeunes SDF, les jeunes des quartiers sans activités, les jeunes placés en foyer de l'enfance qui fuguent, que les jeunes relevant du soin psychiatrique qui divaguent toute la journée dans nos villes. Ce méli-mélo de publics rassemblés sous des termes identiques rend alors difficilement compréhensible l'approche par le concept d'« errance ». Errer de ville en ville en groupe est-ce compa-rable à une errance psychique liée à une maladie mentale ? Qu'y a-t‑il de

(29)

commun entre le vagabondage et l'attitude des jeunes de quartiers popu-laires qui tiennent les murs, ou ceux qui s'échappent des foyers ?

L'étude des Zonards– présentés souvent comme des jeunes des rues qui traînent, des fugueurs, des adolescents jetés hors du domicile parental, ou encore sortis du dispositif de l'ASE – doit se départir de ces catégories créées sur la base de situations, de conditions de vie. Ces critères se retrouvent en effet chez des publics divers et n'expliquent en rien l'adop-tion de la vie proprement zonarde. Tous les fugueurs, les décrocheurs scolaires, les jeunes SDF ne sont pas zonards. Tous les zonards ne sont pas fugueurs, en rupture familiale, SDF, pris en charge par l'ASE.

Ainsi, face à l'imprécision des nominations « jeunes en errance », « jeunes SDF », face à la porosité du concept d'« errance », à la diversité des situations des sans-domicile fixe, aux biais méthodologiques et épistémolo-giques des recherches françaises sur le sujet, j'ai décidé de me pencher sur les travaux scientifiques réalisés en Amérique du Nord.

OUTRE-ATLANTIQUE:DES TRAVAUX PLUS INSTITUÉS

Nos confrères québécois et américains étudient eux aussi des jeunes des rues et dans la rue, qu'ils nomment, comme nous, « errants », « jeunes en errance » ou encore « itinérants », « jeunes de la rue », « homeless youth », « homeless young », « street kids », « street young », « homeless kids », « homeless child ».

Dans les approches québécoises, trois types d'explications de l'errance juvénile se confrontent. Les deux premiers s'apparentent aux conclusions françaises. Les uns privilégient les problèmes personnels, la toxicomanie, les troubles de la personnalité, les pathologies psychiatriques ; d'autres évo-quent la détérioration du tissu socio-économique, le manque de logement, la pauvreté, le chômage, la déstructuration des sociétés post-modernes ; le dernier type d'analyse, plus proche de la mienne, cherche à décrypter la socialisation marginale de ces jeunes (Parazelli, 2002 ; Laberge, 2000). Ces recherches mettent en évidence l'influence des interactions entre les divers groupes sociaux sur certaines pratiques de survie et de socialité errantes comme la prostitution, le lavage de pare-brise, le deal, la consommation de drogues, et sortent de l'approche déterministe, caractéristique des études françaises (Laberge, 2000 ; Hagan, Mc Carty, 1998). Elles s'intéressent à

(30)

l'espace de la rue, à sa fonction, et indiquent que, contrairement aux gangs de rues très hiérarchisés, les jeunes errants ne défendent pas explicitement un territoire conçu comme leur appartenant, comme un espace de marché à préserver de la concurrence d'autres gangs. La rue est pour eux un lieu de socialisation marginale, une manière de se construire autrement. Elle est perçue comme un lieu underground, marqué par des rapports contradic-toires d'aliénation, de revendication et d'émancipation sociale (Parazelli, in Laberge 2000). Les individus sont donc ici autant agis qu'acteurs de leur trajectoire, de leur mode de vie.

Chez certains auteurs américains, les analyses incluent les jeunes de la rue dans des populations plus larges comme celles des fugueurs, des jeunes à risque, ou encore mis à la porte par leurs parents. Ils peuvent être issus d'institutions de protection de l'enfance, être « de la rue » et donc y vivre, ou « dans la rue », ce qui signifie qu'ils rentrent dans leur famille la majeure partie du temps pour dormir et se restaurer. Cependant, les jeunes de la rue « street kids », les jeunes sans domicile fixe « homeless young », se sin-gularisent par les vies infantiles relativement difficiles qu'ils ont vécues, le refus des foyers d'accueil et leur vie dans la rue. Les relations familiales, à l'école, l'influence écologique de leur lieu d'habitation sont alors investi-guées. Pour John Hagan et Bill McCarthy (1998), la combinaison d'une éducation erratique ou (et) maltraitante, de modèles parentaux déviants, d'une enfance dans un quartier en difficulté et d'un échec scolaire autant lié aux mauvais résultats qu'à des problèmes de comportements, prédispose les jeunes SDF à emmagasiner plus aisément un capital déviant. Une fois dans la rue, ce capital sera acquis en fréquentant un groupe de pairs SDF. Ainsi, déjà entourés par un environnement déviant, sans support affectif stable, ces enfants se trouvent placés en dehors du modèle culturel « nor-mal ». « Des expositions continuelles à des activités criminelles peuvent envoyer comme message aux jeunes que ce type de comportement est acceptable, ainsi il va peut-être y avoir un risque d'imitation du comporte-ment parental et cela pourra potentiellecomporte-ment affecter leur future trajectoire de vie » (Tyler, 2006, p. 1388). La famille sert alors de base d'entraînement aux comportements antisociaux qu'ils développent par la suite. Ne pou-vant établir de relations avec des adolescents conventionnels, ils se trouvent contraints à s'affilier à d'autres déviants (Whitbeck et al., 1997).

Un autre facteur joue dans cette orientation vers la rue : l'appartenance sociale dont les effets indirects sur l'expérience scolaire agissent sur le

(31)

pas-sage à la rue. En effet, dans les milieux précarisés, ni la réussite scolaire ni la conformité au modèle « middle class » préconisé ne sont valorisées. Ainsi, nombre de ces jeunes quittent le système scolaire relativement tôt, de leur propre initiative. L'école, vécue comme ennuyeuse et étouffante par ses exigences, laisse place à des activités plus déviantes entraînant évidemment des difficultés scolaires supplémentaires et un étiquetage dépréciatif, aggra-vant ainsi la cassure sociale préexistante avec l'école (Finkelstein, 2005 ; Hagan, McCarthy, 1998).

S'ajoute à l'échec scolaire la transformation du marché de l'emploi qui n'offre que des postes instables aux individus non diplômés. Le public jeune, en pleine transition entre le monde de l'enfance et celui des adultes, occupe le plus souvent ces places. Ce passage va s'avérer d'autant plus problématique que le capital social, humain ou personnel, comprenant les ressources propres de l'individu (diplômes, compétences, réseau) sont faibles (Hagan, McCarthy, 1998). Une fois à la rue, les conditions de vie et la précarité des postes de travail accessibles n'incitent pas les jeunes à persé-vérer dans le modèle d'insertion classique.

Les motivations qui sous-tendent la vie de rue combinent en définitive divers facteurs : familiaux, éducatifs, scolaires, professionnels, de pairs, éco-logiques (Hagan, McCarthy, 1998). La différence existant entre ces écrits nord-américains et les écrits français n'est pas tant liée aux facteurs identi-fiés, qui sont, hormis les pairs, somme toute les mêmes, mais provient de la capacité des premiers à décrire en finesse leur intrication qui conduit les jeunes vers la vie de rue. Ainsi, contrairement à de nombreux travaux français sur les jeunes de la rue, tout n'est pas analysé suivant une logique de causalité linéaire– l'éducation inadaptée produit un enfant instable qui se retrouve en échec scolaire, ne peut s'insérer et se retrouve dans la rue– mais laisse place à une analyse de la complexité.

Toutefois, si tous ces facteurs peuvent expliquer que la déviance paraît ordinaire aux yeux de ces individus, ils n'expliquent en rien le choix de la Zone comme mode de déviance. Quantité d'adolescents au passé similaire s'affilient à des gangs, à des groupes à l'identité de la « cité », pour ce qui est de la France, et tentent par des moyens déviants de s'intégrer dans la société ; d'autres parviennent à rester liés à la société conventionnelle. Les zonards de notre enquête ne cherchaient pas à tirer de profits financiers de leurs activités déviantes dans le but de participer à la société de consom-mation. Ils se mettaient hors-jeu.

(32)

Néanmoins, les travaux américains permettent de comprendre com-ment l'adaptation au milieu de la rue s'organise, comcom-ment cette vie se pérennise. Intégrés dans un groupe de jeunes de la rue, les jeunes SDF américains sont « tutellés » dans leur apprentissage de la déviance et déve-loppent un capital criminel. « Ainsi, ceux qui sont liés à un réseau criminel sévissant, peuvent établir les fondations pour développer un type de capi-tal humain que nous appelons “capital criminel” » (Hagan, McCarthy, 1998, p. 138). Sans ce capital et cette affiliation au milieu de la rue, les nouveaux jeunes SDF ne sont pas en mesure de capitaliser les opportuni-tés et de s'inscrire réellement dans la délinquance. Pour mieux identifier la manière dont les jeunes acteurs zonards s'inscrivaient dans la Zone et élaboraient leur être au monde, j'ai dû prêter attention aux facteurs situa-tionnels et interacsitua-tionnels. C'est alors que l'éclairage américain s'est révélé fort utile. « Les expériences d'adversité, comme la vie de sans-domicile dans la rue, conduisent à une inscription dans des réseaux criminels de la rue et à une exposition à des mentors ou des tuteurs » qui enseignent aux novices les pratiques et les normes du milieu telles que l'usage de la violence, la consommation de drogues (Hagan, McCarthy, 1998, p. 156). Ainsi, identifier les logiques à l'œuvre dans l'inscription zonarde n'a pu se faire qu'à condition de se dégager des préconceptions attribuant à l'éduca-tion familiale toutes les causes de ces conduites. La vieille rhétorique de la reproduction de la violence, de la déviance familiale par l'enfant dans son mode de vie, ne pouvait en effet expliquer le passage à la vie zonarde. Elle pouvait au mieux être considérée comme un facteur favorisant mais qui devait se combiner à bien d'autres pour que les jeunes s'inscrivent dans l'univers de la rue et sa violence. Dans la Zone, la violence était un moyen d'obtenir des ressources, de se défendre, de se positionner hiérarchique-ment ou de punir des attitudes hors-normes par rapport à l'univers de la rue. Elle n'était pas ou pas seulement reproduction inconsciente de com-portements acquis durant l'enfance mais une composante de la vie de rue qui impliquait du coup une analyse des situations. « Si des facteurs d'arrière-plans sont clairement signifiants dans l'explication de comporte-ments déviants et violents, tout comme pour les expériences de victima-tions, il faut souligner que cette explication n'est pas suffisante et que d'autres facteurs doivent être pris en compte » (Gaetz, 2004, p. 426).

C'est le cheminement vers la rue, et le maintien dans celle-ci, qui fut investigué dans cette recherche, en tentant de prendre en compte les

(33)

inter-actions in-group et out-group, ainsi que les situations et les transmissions issues des socialisations. En définitive, il s'agissait de s'intéresser aux dyna-miques socialisatrices, interactionnelles, situationnelles qui favorisaient ou freinaient l'engagement dans la Zone et dans ses pratiques.

En ce sens, il m'a paru important de retracer la trajectoire des acteurs, en termes de carrière déviante et de socialisations, en prenant en compte aussi bien l'histoire des individus que leur quotidien. L'entrée sociologique de la déviance permet de comprendre le mode de vie des jeunes de la rue sans s'arrêter simplement aux causes ontogénétiques de leur vie marginale et de leurs actes déviants.

En étudiant ce mode de vie du point de vue des jeunes eux-mêmes, dans leur univers et non dans des institutions ou dans le cadre du travail social, il m'est apparu fondamental de ne pas considérer les acteurs comme des victimes à aider, des êtres passifs, mais comme des individus actifs, créateurs. Mais avant toute chose, il convient bien évidemment de définir a minima la population d'enquête et de questionner les appellations fran-çaises de « jeunes en errance » ou d'« errants ».

LES ERRANTS: LES INNOMMABLES INCASABLES

JEUX DE MAUX

Les termes d'« errants » et de « jeunes en errance » sont loin de faire l'unanimité dans le monde scientifique et même chez les travailleurs sociaux enquêtés pour qui le concept d'errance semble peu opératoire, connoté, poreux et extensible (Pattegay, 2001).

En effet, la terminologie « errant » renvoie à une forme de fuite de la réalité, de flottement dans la gestion du temps et dans la mobilité spatiale. Comme si des acteurs totalement hors du monde, seuls, divaguant physi-quement et psychologiphysi-quement sans but, étaient vidés de toute substance. Errant, du latin errare, signifie « errer, aller çà et là sans but précis, mar-cher à l'aventure ; faire fausse route, se tromper » (CNRTL, 2009). Au cours de l'histoire, dans les dictionnaires anciens, il prend deux sens pré-dominants : celui de vagabond voyageant sans demeure, et celui d'homme qui est dans l'erreur en matière de foi. Actuellement, errance renvoie aussi bien aux termes de vagabondage, désordre, désorganisation, période sans

(34)

but, que de manque de retenue et de discipline : ce serait aller de-ci de-là, sans direction aucune (CNRTL, 2009). De même, errer signifie s'égarer de la vérité. Dans ces définitions, deux éléments me paraissent gênants : d'une part, le jugement de valeur qui leur est attaché ; d'autre part, l'idée de manque de rationalité et de réflexivité, synonyme d'anomie, qu'elles véhiculent. Suivant mon approche – qui tente de lutter contre les stéréo-types– je me suis donc refusé à utiliser un concept qui, dans son signifié, induit la non-rationalité et la non-réflexivité de l'acteur et se pose comme jugeant de ce qu'est la vérité et l'erreur d'après une morale. Épistémologi-quement, user d'un terme connoté de la sorte me semblait suspect.

De plus, comme je l'ai déjà indiqué, le terme « errant » est dédié en France à une population très hétérogène : malades psychiatriques vagabon-dant, jeunes des banlieues populaires traînant, fugueurs, SDF (Pattegay 2001). Ainsi, une personne des équipes de prévention avec laquelle je m'entretenais les définit sous le sceau des jeunes de banlieues : « Jeune en errance, c'est un cocktail de désocialisation par un contexte qui tend à exclure de plus en plus ces jeunes qui sont livrés à l'abandon, perdus, que l'on retrouve à tenir des murs au quotidien, parce qu'il y a aussi une certaine identité aux yeux de la société, quand on tient les murs, quand on est dans son quartier, on dit pas qu'on est de Paris ou de Rennes, on appartient à tel quartier. Ça, c'est vraiment un sentiment d'appartenance qui est très très important. »

Le flou de la nomination et des critères qui la fondent rendant difficile l'identification de la population qu'elle est censée définir, et les recherches existantes se cantonnant en guise de définition à une description souvent épidémiologique à visée d'intervention sociale, il m'a semblé pertinent, afin d'éviter toute catégorisation artificielle, de définir les jeunes rencontrés à travers leur propre vision et de leur donner le nom qu'eux-mêmes s'attri-buent. J'ai donc écarté les termes « errants », « itinérants », « jeunes en errance » au profit d'une endonomination : celle de « zonard », sémantique-ment plus proche de cette catégorie singulière de SDF. Pour moi, opter pour un signifiant exo-attribué revenait à accomplir une fois de plus une violence symbolique qui, si elle n'était pas clairement ethnocentrique, était pour le moins stigmatisante. Or ma quête d'objectivité – fantasmée ou non –, l'espoir d'apercevoir, en prenant de la hauteur, la vérité de l'objet, justifiaient-ils de prétendre et de chercher à se dégager totalement du point de vue des acteurs zonards ? Je n'y ai pas cru. Pour moi, la rupture

(35)

épisté-mologique devait s'effectuer bien plus avec la doxa du travail social et des recherches relevant du paradigme de l'errance et de l'exclusion qu'avec la vision des zonards. C'est ainsi que je décidai avec eux d'employer le terme indigène de « zonard ».

Être zonard, c'était donc faire partie de la « Zone ». C'était être autre. C'était être affilié à ce groupe social qu'ils appelaient « La Zone », plus vaste que celui que j'ai suivi : « La Family ». La Zone, c'était aussi l'espace de mendicité et de rencontre que les zonards occupaient dans la ville ; c'était aussi et peut-être surtout pour les acteurs la liberté, une attitude : zoner, c'est‑à-dire traîner, buller, prendre son temps.

FAMILY AND CO

L'enquête menée pour cette thèse s'est centrée sur les habitants d'un squat, leurs amis, qu'ils appelaient eux-mêmes « La Family », et sur des individus qu'ils fréquentaient. Au total, j'observai quarante-deux per-sonnes, et en interrogeai dix-neuf. Enclins au nomadisme pour ceux vivant en camion, du moins au semi-nomadisme pour la catégorie vivant en squat, dans la rue mais aussi à la sédentarité pour les acteurs résidant dans des hébergements légaux (appartements, domicile parental, amical), ces indivi-dus bénéficiaient de ressources issues d'emplois précaires, de la mendicité, d'aides sociales (RSA pour ceux de plus de 25 ans, indemnités Pôle emploi, aides d'urgence du Conseil général et du Centre communal d'action sociale), d'activités illégales et de travaux saisonniers. Les jeunes les plus marginalisés revendiquaient l'élection d'un mode de vie précaire comme relevant d'un choix. En effet, l'accès au travail et à un logement stable ne faisait pas partie des attentes des zonards les plus engagés, il était même rejeté. S'affiliant au mouvement des Techno Travellers1, des Punks, ils

évoquaient une idéologie libertaire et contestaient le fonctionnement de notre société qu'ils jugeaient basée sur l'individualisme égoïste, le consumé-risme, la technocratie et le matérialisme. Ils estimaient par ailleurs qu'une coercition implicite, empreinte de domination sociale, poussait les indivi-dus à accepter un seul modèle – bien entendu asservissant – d'intégration

(36)

sociale. Se positionner dans la Zone symbolisait pour ces acteurs le refus de ce modèle.

QUAND LA MONOGRAPHIE IMPOSE L'IMPLICATION ET LA DIVERSIFICATION DES TERRAINS

Au départ, je m'étais fixé pour premiers objectifs de découvrir la vision zonarde du monde et d'identifier les parcours qui menaient à cette vie marginale. Mais, la recherche avançant, je décidai d'ouvrir mon terrain à deux autres populations : les travailleurs sanitaires et sociaux et les commer-çants en contact avec les zonards. En effet, les parcours zonards et leur culture étant influencés par les interactions qu'ils entretenaient aussi en dehors de leur groupe. Se borner à une description culturaliste classique risquait d'essentialiser leur mode de vie. De plus, quand je débutai en 2008, le thème des nuisances perpétrées par les zonards était à l'ordre du jour. L'insécurité qu'ils généraient devait alors être prise en compte en tant qu'elle induisait évidemment des réponses sociales sécuritaires, de la peur, des prises en charge sociale et des réactions zonardes spécifiques. L'hypo-thèse qu'il existait un lien entre les carrières et la culture déviante zonardes et le traitement social des zonards, imposait donc d'entendre toutes les parties concernées.

Ainsi, pour avoir une vue d'ensemble du phénomène zonard, j'utilisai différents outils.

Pour les zonards, l'observation participante de 2008 à 2011, des récits de vie (15), des entretiens compréhensifs (9) des membres de La Family ou apparentés (de 2006-2011), des photographies réalisées par La Family et par moi-même, l'étude de traces (recueil de textes écrits par Yogui, consultation de Facebook, forum de discussion sur le site Mercotribes, emails) constituèrent mes principaux modes de recueil de données. Quant au travail d'analyse, il fut réalisé en concertation avec les squatteurs durant quatre années (2008-2012).

Pour les commerçants (4) et les travailleurs sociaux (10), des entre-tiens semi-directifs furent mis enœuvre, complétés par deux observations dans le cadre d'une réunion de concertation organisée par la mairie sur l'implantation d'un centre d'hébergement pour jeunes en errance invitant riverains et intervenants sociaux (septembre 2009), et d'une réunion d'une

(37)

association de commerçants (novembre 2010). À cela s'ajouta l'étude des journaux locaux, de l'AFP, de la réglementation municipale et des lois afin d'obtenir un aperçu des représentations et des réactions sociales s'appli-quant aux zonards.

UNE OBSERVATION VERSUS ADOPTION

L'observation des zonards, avant tout participante, fut une véritable rencontre sociale, un apprivoisement, au fil du temps, de nos différences, de nos identités, de nos êtres au monde.

J'arrivais donc généralement au squat entre 14h et 16h, lorsque La Family se levait, et repartais avant ou après le repas du soir vers minuit, 4h. Si je dus apprendre à me repérer dans les marques qui jalonnaient leur façon de vivre, eux aussi s'adaptèrent à ma personne et à mes attentes. Cette période d'adaptation dura environ deux mois. Au départ, j'avais ainsi la sensation de les voir jouer des rôles qui correspondaient à l'idéal qu'ils se faisaient de leur mode de vie et de leurs croyances, et de mon côté, je jouais celui de la chercheuse détachée et froide qui n'avait peur de rien.

Je connaissais Nia, mon premier informateur, depuis plus de deux ans déjà : nous étions liés par deux recherches antérieures auxquelles il avait plus que participé puisqu'il avait lui-même recruté des zonards. Il ne cessait de m'inviter au squat où il vivait. Un peu impressionnée, il faut l'avouer, par un mode de vie psychotropique, dépeint par lui-même et d'autres interviewés comme violent, je prétextais que les entretiens me suffisaient pour ne pas m'y rendre. J'avais peur.

La relation que j'avais si facilement tissée avec Nia tenait bien plus à son caractère affiliatif, à nos goûts communs, qu'à mes capacités d'ethno-graphe. Tous deux âgés de 30 ans, nous aimions la musique punk, portions des piercings, lisions les mêmes quotidiens, visionnions les mêmes films. Mon ancien métier d'éducatrice en toxicomanie et les quelques connais-sances acquises sur les psychotropes avaient par ailleurs facilité notre com-munication.

En octobre 2008, je décidai de reprendre contact avec lui pour débu-ter l'observation, méthodologiquement indispensable. Mais je ne l'avais pas vu depuis juin 2008. Était-il parti ? Était-il en prison ? Heureusement, en passant un soir fortuitement dans la Zone, je l'aperçus avec un ami,

(38)

Kundevitch. Je l'accostai, lui fis part de mon désir de poursuivre le travail de recherche entrepris mais cette fois par le biais de l'observation. Il me fixa un vague rendez-vous : « Moi je suis là tous les jours vers 18h. » Une semaine plus tard, je me postai à l'endroit indiqué, devant le supermarché, mais il n'y avait personne. Je fis le tour du pâté de maisons, personne. Après avoir attendu plus de trente minutes, je me dirigeai vers un magasin de disques et de vêtements techno, nommé « Squat », lieu de rassemble-ment zonard. Je me présentai au gérant comme étudiante réalisant un mémoire sur la culture Traveller. Le jeune homme d'une trentaine d'années, à l'allure Traveller (baggy sombre, sweat kaki avec des inscrip-tions de sound-system) souleva, l'air gêné, sa casquette ornée de badges et de pointes. Le regard opiacé, il roulait un joint de façon tout à fait natu-relle. Cet ancien zonard « réinséré » se mit alors à se plaindre de la qualité médiocre des quelques manifestations techno underground de la ville. Pour lui, les zonards actuels étaient « des faux Travellers », des parasites qui « se la racontent » en prétendant appartenir au « Spi1». Il monologua

ainsi durant quinze bonnes minutes, passant en revue un historique de la culture techno corroborant celui de mes recherches documentaires. Je le quittai un peu agacée par son attitude dénigrante et me postai devant le supermarché. Il était 19h, et toujours aucun zonard à l'horizon.

De l'apprivoisement au ralliement à la cause

Je m'assis alors à la terrasse d'un bistrot proche du supermarché et j'attendis. Nia arriva, accompagné de quatre compères, et s'installa non loin de moi (il ne m'avait pas vue). Je fus surprise de le voir dans un bar : cela ne faisait pas partie des habitudes zonardes. Je l'apostrophai. Il me proposa de m'asseoir et me présenta aux autres : Armor, Jenny, Wolfgang, Pierre et Lionel. Il indiqua que j'étais chercheuse, parla de mes travaux auxquels il avait participé. Ils me scrutèrent, puis remirent en cause l'utilité de ma recherche, soulignèrent son caractère intrusif et dominant : « On est pas des rats d'labo ! », et m'évincèrent de leur réalité. Seuls Nia et Armor l'ami avec qui il vivait s'adressèrent à moi. Nia me donna rendez-vous la semaine suivante au squat : il voulait auparavant prévenir ses co-squatteurs

(39)

de mon arrivée. Nia me griffonna un plan pour m'y rendre, Armor me donna le numéro de son mobile. Toute la semaine, j'anticipai anxieuse-ment mon arrivée dans ce squat. Je l'imaginais sale, insalubre, froid, à l'ambiance pesante et glauque, aux odeurs putrides, au sol jonché de seringues, de bouteilles et de corps inanimés couchés dans les détritus ; la pièce unique devait être envahie de chiens hagards naviguant au milieu des immondices. Le jour J, je me préparai : jean, basket gros pull, parka kaki, la panoplie de l'aventurier urbain. J'avais parfumé ma manche au cas où les odeurs seraient insupportables : truc d'éducateur. De fait, j'arrivai dans une banlieue de classe moyenne supérieure où des maisons duXIXesiècle

joux-taient des pavillons datant de 1950 à 1970. Après avoir traversé un ensem-ble de trois immeuensem-bles d'une dizaine d'étages des années 1960, je me retrouvai dans une rue bordée de maisons aux petits jardins bien entrete-nus. Je remontai la rue : les maisons étaient moins jolies, certaines aban-données ; là, l'une d'elles était taguée, son parvis rempli de vieux vélos, de bouts de ferraille entassés : « Le squat ». Je frappai au volet de la porte, pas de réponse. Je toquai à la porte du garage, la chambre d'Armor. Il m'ouvrit, puis retourna dans sa chambre, revint et me fit visiter le squat. Ève, une jeune Travelleuse de 30 ans, m'accueillit avec un café. Elle avait stationné son camion devant le squat et revenait de voyage. Elle tenta de réveiller Nia qui dormait avec ses deux chiens dans un duvet crasseux sur un canapé du salon. Il gémit, se tourna, se retourna puis finit par se lever, me salua et partit chercher une bière forte dans le réfrigérateur. Prenant place à mes côtés, il alluma une cigarette. Le silence était pesant. Je posai des croissants sur une table recouverte de canettes de bière vides, de cendriers pleins de mégots, de brades. Sioux arriva suivie de Poly, Kundevitch, Armor, M. Z, Antifaf, ADN et Yogui. Ils me saluèrent. Je me présentai : « Je suis Tristana, celle qui vient pour la recherche sur les jeunes de la rue. » Nia renchérit : « Je vous avais dit. Vous savez, c'est l'étudiante qui vient voir comment on vit. »

À cette époque, le groupe de squatteurs était constitué de sept per-sonnes auxquelles s'ajoutaient Antifaf et Mina, un couple qui vivait en appartement.

Sioux, 17 ans, petite et frêle à l'allure punk anglais (une crête rose, des atébas qui descendaient le long du dos), préparait un BAC professionnel de stylisme tout en vivant au squat. Poly, 19 ans, était la compagne de Kunde-vitch. Habillée selon des codes « ethniques baba cool » qui faisaient penser

(40)

aux vêtements des étudiants en arts plastiques, elle vivait par intermittence dans ce squat et chez ses parents qui possédaient une usine de biscuiterie dans une ville huppée de la côte du sud-ouest. Lui était coiffé de locks vertes sur lesquelles était vissée une casquette avec des piercings. Il était au chômage depuis plus d'un an mais ne voulait pas travailler pour l'instant. Nia, 35 ans, fils de policier, un humour corrosif à toute épreuve, avait revêtu l'habit du traceur type : casquette et veste militaires détournées par l'ajout de décorations (araignée en plastique, badges punks, piercings), superposition de pantalons de travail et de jogging, baskets de skate et coiffure des Travellers. Il avait le crâne rasé avec deux atébas qui tombaient jusqu'à la taille. Yogui et Armor, issus de familles ayant connu d'impor-tantes périodes de chômage et de difficultés économiques, avaient un look similaire. Leurs pantalons larges sur des corps fins et secs laissaient appa-raître leur caleçon. Poly était plus ronde. Antifaf et ADN, quant à eux plus proches de l'apparence punk française et redskin (cheveux rasés, sweat-shirt aux messages anti-fascistes ou révolutionnaires), habitaient pour le premier en appartement et pour le second au squat. Ils avaient 23 ans et se connaissaient depuis plus de cinq ans. Ils avaient partagé un squat un an auparavant ; avant qu'Antifaf ne rencontre sa compagne Mina et obtienne un emploi d'homme d'entretien par le biais de ses parents, chefs d'entre-prise. Mina, dont les parents avaient divorcé, avait connu plus de dix déménagements et des privations matérielles qui, grâce à l'acharnement professionnel de sa mère, avaient pu être enrayées. ADN, mécanicien de formation, fils d'un maçon et d'une assistante maternelle, travaillait un peu au noir. M. Z, un Hongrois de 30 ans, après que sa candidature pour la légion française ait été rejetée, resta en France et s'investit dans le milieu techno alternatif. Y rencontrant Yogui, il partagea avec lui divers squats. Contrairement aux autres, M. Z n'avait pas une allure excentrique mais ressemblait à monsieur tout le monde. Il avait été élevé par sa grand-mère paternelle. Sa mère pourtant médecin, dont le père était déjà lui-même un gynécologue reconnu en Hongrie, ne put, du fait de difficultés psycho-logiques, s'occuper de lui ; son père, qu'il me présenta comme un adulte immature inscrit dans des activités de débrouilles, était sans réelle profes-sion.

Personne, mis à part Sioux, ne s'intéressait aux viennoiseries que j'avais apportées pour faire bonne impression. J'étais un peu rassurée : le squat était loin de ce que je m'étais imaginé et, malgré le désordre qui y

Références

Documents relatifs

Cette représentation à l’aide de chiffres est appelée représentation symbo- lique décimale ou en base dix. 31) réalisée dans le cadre du cours permet de visualiser en un

Pour additionner 2 nombres de même signe.. Pour additionner 2 nombres de

2) Coche la case de la syllabe où tu entends ce son. 3) Entoure les mots si tu entends

Quand vous serez de retour aux USA, contentez-Le, ne faites rien qui serait indigne de La Glorieuse Réalité Qui Est Dans Votre Cœur Et Vous serez heureux et

Pour vos diapos dessinées, la C, E,

Avant tout je voudrais remercier tous ceux qui m'ont accompagnée pendant ce parcours et ont contribué à l'achèvement de ce travail. Au Maroc, les familles

Pourtant, si ces individus ne semblent pas préoccuper directement les sciences humaines françaises, les riverains, les commerçants des centres-villes, ont

Cette démarche se mit en place du fait de la proximité spatiale que le squat impliquait, de l’engagement du groupe de squatteurs dans l’enquête et de la découverte