KRUITZNER :
EXPANSION DES FRONTIERES DE LA TRANSGRESSION
C’est en Italie où il est exilé que Lord Byron termine Werner, or the Inheritance (1822).
Dans cette tragédie, il apporte la touche finale au portrait du « héros byronien », personnage
énigmatique dont il a peuplé presque tous ses écrits et dont il explique la genèse dans sa préface.
On y apprend ainsi le rôle décisif que joua pour lui la lecture de Kruitzner alors qu’il était âgé de
quatorze ans. Ce conte écrit en 1801 par Harriet Lee (1757-1851) produisit sur l’adolescent une
si vive impression qu’il fut à la source de ses idées et inspirations à venir dans sa vie autant
personnelle que professionnelle.
1Bouleversé par ce que le conte d’Harriet avait déclenché en lui,
il entreprit de l’adapter en pièce de théâtre. Il lui avait même trouvé un titre : Ulric and Ilvina.
Mais cette première adaptation fut par la suite jetée aux flammes.
2Ce n’est que bien des années
plus tard, en 1815, que Byron reprit la rédaction du premier acte. A nouveau il la laissa de côté et
ne la reprit qu’en décembre 1821 à Pise, pour la terminer un mois après. Même si Werner ne
suscita pas auprès des lecteurs le même engouement que Don Juan, il venait cependant
parachever le modèle d’un personnage que Don Juan avait annoncé quelques années auparavant.
C’est la transgression qui est l’essence du personnage de Werner et au cœur de la tragédie
elle-même, tous deux directement inspirés du conte de Harriet Lee.
3Une manière d’explorer le thème de la transgression est de porter notre attention sur
Kruitzner, puisque c’est précisément cet ouvrage (pourtant aujourd’hui très peu connu et
considéré comme « mineur ») qui joua un rôle déterminant dans la vie et l’œuvre de ce grand
transgresseur que fut Byron. Par conséquent, je présenterai dans un premier temps le conte, puis
analyserai le thème de la transgression à proprement parler en montrant l’éclairage original qu’en
apporte Harriet Lee.
Lorsqu’il fut publié en 1801, Kruitzner (tout comme les onze autres contes avec lesquels
il forme les Canterbury Tales) bénéficia d’une immense popularité. Il faut dire que le recueil tout
entier s’inscrivait dans un projet original puisqu’il était le fruit de la collaboration de deux
soeurs, Sophia et Harriet Lee, qui surent toujours conjuguer leur talent avec bonheur (aussi bien
dans leur carrière littéraire que dans leur carrière d’enseignante à Bath). A tour de rôle, elles se
répartirent l’écriture des Canterbury Tales qu’elles publièrent en cinq volumes de 1797 à 1805.
Kruitzner (qui fait partie du quatrième volume) porte sans aucun doute la marque singulière de
son auteur. Il témoigne aussi d’une maturité certaine si on le compare aux autres ouvrages écrits
par Harriet quelques années auparavant.
4L’intrigue, foisonnante d’événements spectaculaires et
d’incidents imprévus, présente elle-même une certaine originalité.
5A l’époque de la Guerre de Trente Ans, un couple accompagné d’un jeune enfant arrive à
M..., un petit village de Silésie. D’emblée, les étrangers suscitent la curiosité, et même la
méfiance des habitants. L’homme, qui se fait appeler Kruitzner, est passionné mais hautain, et
tourmenté par un mal mystérieux. Son épouse Joséphine se distingue par une beauté racée et un
cœur généreux. Les villageois, intrigués par ces personnages étranges, les encouragent à rester à
M... en leur trouvant une demeure attenante au château. Kruitzner tombe gravement malade et se
retrouve bloqué dans le village. Sa détresse est d’autant plus grande qu’il est en réalité le fils et
l’héritier en titre du puissant comte Siegendorf de Bohème. Un retour en arrière permet alors de
retracer son parcours singulier.
Réputé davantage pour ses prouesses libertines que ses exploits guerriers, Kruitzner est
disgracié par son père qui voit en lui un être arrogant, instable et immoral. Le jeune homme
trouve alors refuge à Hambourg où il rencontre le savant italien Michelli, et sa fille, la vertueuse
Joséphine. Son mariage avec celle-ci, la naissance d’un fils Conrad, ainsi que le choix d’un mode
de vie plus stable, lui font espérer pouvoir regagner la confiance et l’estime de son père. Mais il
s’écarte à nouveau du droit chemin en abandonnant sa famille pour mener une vie de débauche et
d’excès. Son escapade ne dure que trois mois mais annihile pour lui tout espoir d’être pardonné.
Plein de remords, il confie son fils à son père, espérant que l’éducation dont Conrad pourra
bénéficier en fera un homme meilleur. Kruitzner et son épouse doivent se résoudre à mener une
vie d’errance et de pauvreté. Les circonstances ne changent pas après la naissance de leur
deuxième garçon
Marcellin
qui a sept ans lorsqu’ils arrivent à M....
Bien qu’ils n’aient pas de
nouvelles des progrès effectués par leur fils aîné, ils continuent de tourner leurs pensées
vers lui.
Conrad, qui a maintenant atteint l’âge d’homme, a quitté la Bohème après la mort
de son grand-père. En même temps, un prétendant au trône inconnu de Conrad, le baron
Stralenheim, a lancé ses espions à la recherche de Kruitzner, héritier direct du comte,
dans le but de l’éliminer. Une série de coïncidences s’ensuit. En parcourant le pays
dévasté par une inondation, le baron est victime d’un accident de calèche. Il est sauvé in
extremis de la noyade par Conrad et son compagnon de voyage hongrois que le hasard a
mis sur son chemin. Les trois hommes se rendent au village le plus proche qui se trouve
être M... et sont logés au château. Ils ignorent que le rival du baron et que le père de
Conrad sont une seule et même personne, et qu’elle habite une maison attenante. Conrad
retrouve sa famille et en même temps, apprend par son père la véritable nature du baron.
Une nuit, empruntant un passage secret reliant sa demeure au château, Kruitzner
s’introduit dans la chambre de Stralenheim, pense un instant à l’assassiner, mais décide à
la place de lui dérober ses pièces d’or. Le jeune Hongrois est bientôt accusé du vol et
chassé du château. Kruitzner lui offre l’hospitalité pour la nuit. Le lendemain matin, il
apprend par son fils que le baron a été assassiné dans la chambre où lui-même a commis
le vol. Craignant les soupçons des habitants du village, il décide de prendre la fuite.
Kruitzner retourne à Prague et reprend possession du titre et des terres de son père
disparu. Mais il est toujours hanté par le passé et rongé par les remords. Son esprit est
d’autant plus troublé qu’il a lu les mémoires de son père. Dans ceux-ci, il a découvert que
son fils Conrad (qui a entretemps quitté M... pour rejoindre sa famille) n’est pas à la
hauteur de ses espérances.
Un jour, il reconnaît le Hongrois lors d’une procession et décide de lancer ses
hommes à sa poursuite dans l’espoir d’obtenir davantage d’informations concernant le
meurtre de Stralenheim. Avant même d’être arrêté, le jeune homme cherche à rencontrer
Kruitzner et l’affronte dans son château en présence de Conrad. Il avoue avoir emprunté
le passage secret la nuit du meurtre. Il affirme cependant ne pas être le meurtrier, mais le
témoin de ce crime : il a vu le corps inanimé du baron et Conrad se laver les mains encore
toutes tâchées de sang. Kruitzner refuse de croire les accusations qui sont portées contre
son fils et demande à parler seul à seul avec lui. Conrad avoue le meurtre de Stralenheim
et suggère à présent de réserver le même sort au Hongrois. Kruitzner est horrifié : son fils
a enfreint des lois morales que lui-même n’a pas osé transgresser. Il libère le Hongrois
avant de s’effondrer de douleur. Avant qu’il ne revienne à lui, Conrad a précipitamment
quitté le château pour toujours. Il
rejoint une horde de bandits et est tué lors d’une
échauffourée contre les troupes régulières. Kruitzner se laisse mourir de chagrin.
Nous allons voir que le thème de la transgression ne se trouve pas seulement en filigrane
dans l’intrigue, mais qu’il est en fait la clef de voûte de tout le conte. Harriet Lee nous en
propose une approche double par l’exploration de concepts que nous appellerons
« dépassement » et « croisement » des limites.
DEPASSEMENT
1801 est une date importante car elle correspond à une période charnière dans l’histoire
de l’Europe, et en particulier de la Grande-Bretagne. Dans le domaine des lettres notamment, on
ressent alors le désir de compenser un excès de rationalisme par une échappée
vers l’irrationnel.
Il s’agit de rompre les digues de la raison dite « triomphante », de refuser les canons acceptés du
goût et de la bienséance, et de réagir contre la conception trop étroite d’un ordre constant,
objectif et immuable des phénomènes. Aux âmes sereines et saines succèdent ainsi des âmes
agitées et avides de sensations violentes. On peut dire que ce courant de pensée spécialement fort
en Grande-Bretagne s’inscrit dans un processus de transgression, de dépassement du siècle des
Lumières. Et l’un des mérites de Harriet Lee dans Kruitzner est d’avoir su comprendre ce courant
et d’avoir su répondre au goût d’un public relativement jeune et en quête de nouveauté. En effet,
elle exprime dans son conte les désirs inavoués, les angoisses profondes et les forces
irrationnelles qui ont germé dans l’esprit de toute une génération de lecteurs. Chez elle, la
transgression commence par le dépassement, qui lui-même se fait à deux niveaux : le
dépassement des seuils psychologiques de l’être humain, et le dépassement des limites imposées
par la société.
Il y a d’abord dépassement psychologique. Dès l’introduction des Canterbury Tales (qui
se placent dans la lignée directe de Chaucer), l’auteur a établi une sorte de pacte littéraire avec le
lecteur qui a consenti au rituel du conte. Celui-ci a intégré le caractère exceptionnel de l’histoire
et a accepté de suspendre pour un temps l’exercice de ses facultés critiques. Dès lors, le
dépassement de certains seuils psychologiques par le héros peut s’opérer. L’auteur, avec l’accord
du lecteur, peut s’aventurer dans des régions inexplorées de l’esprit humain et effectuer des
expériences mentales nouvelles.
Le conte tout entier «porte l’empreinte (de) la langueur et (de) la mélancolie
6» (p 103,
t.1) de Kruitzner. De la première à la dernière page, celui-ci est sujet à des états d’abattement, de
tristesse et de rêverie : « Depuis longtemps les nuits de Kruitzner étaient troublées par des
insomnies et de noires vapeurs qu’entretenaient l’état incertain de sa santé autant que
l’impression des objets extérieurs sur les organes de ses sens » (p 10, t.1).
7Ses états répétés de
profonde léthargie le rendent étranger à lui-même et aux personnes qui l’entourent. Parfois, il
semble transmettre le mal étrange qui l’habite au paysage. Un lien organique s’établit alors entre
l’homme et son environnement, le décor jouant un rôle moins ornemental qu’émotionnel : « La
nuit était froide ; un vent du nord violent et glacé poussait rapidement à travers le ciel de gros
nuages sombres. Kruitzner tourna ses pas vers la grande route qui passait sous les murs du jardin
et s’enfonça dans un ravin couvert de grands arbres qui projetaient des ombres noires et lugubres.
La tristesse de ce lieu plaisait à son âme » (p 205, t.1
).Inversement, lorsque Kruitzner retrouve
son titre et sa dignité, la nature semble faire écho à son nouveau bonheur (même s’il n’est que
fugitif). Le paysage se fait en quelque sorte le miroir de son état d’âme et vice versa. Mais on
sent bien ici que le sentiment qu’inspire la mélancolie est ambivalent : il est à la fois douloureux
et en même temps, il procure un certain plaisir. En fait, Kruitzner aime se complaire dans son
mal doux-amer. Il donne presque même l’impression de vouer un culte à la tristesse dont les
larmes sont la première manifestation physique.
La mélancolie s’infiltre donc au travers de chaque page du conte. En même temps que
d’autres maladies nerveuses, elle affecte l’équilibre du personnage et accélère la perte de contrôle
de ses émotions. Aussi n’est il pas rare de le voir en proie à des peurs d’autant plus difficiles à
surmonter qu’elles sont en fait une affaire d’humeur intérieure.
Il règne en effet dans Kruitzner un climat général d’angoissant mystère. Le héros est sans
cesse dans l’insécurité, aussi bien physique que mentale. Une «inquiétante étrangeté» confère au
conte la dimension d’un rêve, ou plutôt d’un cauchemar. Pour obtenir cet effet, Harriet Lee a
élaboré tout un travail de mise en scène que l’on retrouve aussi dans les romans gothiques anglais
de l’époque. Le choix de certains édifices (comme les châteaux, les demeures en ruine, les
passages souterrains) n’est pas anodin. Le petit Marcellin aime se faire peur en explorant la
demeure sombre qu’il habite avec ses parents : « Marcellin qui, dans l’aspect général de la
maison ne voyait rien d’attrayant, avait eu de la peine à s’accoutumer à cette lugubre demeure.
Cependant, la curiosité l’avait entraîné dans quelques expéditions vers la partie abandonnée.
D’abord, il ne manqua pas de rapporter à sa mère d’étranges contes ; de dire les bruits causés par
des déplacements de quelques débris de meubles qu’il avait accidentellement dérangés, les
cachots qu’il avait découverts et qui devenaient, après examen, des celliers ou des décharges... »
(p 59, t.1). Cette demeure est d’autant plus effrayante qu’elle est réputée avoir été le théâtre d’un
suicide. Car dans le petit village de M..., les bavardages et les intrigues vont bon train, attisés par
quelques personnages troubles et inquiétants.
A la description de lieux effrayants s’ajoute celle d’une nature parfois menaçante (le pays
que traverse Kruitzner, rappelons-le, est complètement inondé). Il n’est pas rare non plus que se
produisent des phénomènes étranges, comme l’apparition d’un fantôme : « Le profond sommeil
du comte, quoique calme en apparence, était loin d’être tranquille ; des images confuses ne
cessèrent de passer devant son esprit avec toute la force des plus affreuses réalités. Il se crut dans
les limites de son château à Siegendorf. Son père vivait encore ; mais il était pâle, défiguré, ses
yeux étaient creusés par les larmes. Soudain, la figure cessa d’être celle de son père, et devint un
spectre » (p 82-3, t.2). Notons que l’auteur ne met en scène que des phénomènes surnaturels
expliqués : le fantôme apparaît ici dans le rêve de Kruitzner, et non dans la réalité. Mais la
frontière entre rêve et réalité reste volontairement assez floue.
Le fait que Kruitzner soit menacé par la folie vient renforcer ce climat général d’angoisse
et d’insécurité. Joséphine craint à plusieurs reprises pour l’équilibre psychique de son époux et
déplore son manque de lucidité. Elle craint aussi qu’il ne commette l’irréparable. Mais Kruitzner
voit dans sa propre mort l’apaisement de ses souffrances. A la fin du conte, et à l’âge de quarante
huit ans seulement, il se laisse littéralement mourir de désespoir quand il apprend que son fils est
un assassin : « Lié à la vie par les liens matériels, il ressemblait à un homme dont l’âme est dans
d’autres régions » (p 163, t.1).
Dans Kruitzner, il y a dépassement des seuils psychologiques, mais aussi des limites
imposées par la société. N’oublions pas que le héros est dès le départ présenté comme un éternel
voyageur, un « vagabond obscur sur les frontières du nord de la Bohème » (p 93, t.1). La notion
de mouvement, de mobilité joue un rôle central. Il y a sans arrêt franchissement physique des
frontières par le personnage et la métaphore du chemin est largement utilisée. Le périple de
Kruitzner à travers la Silésie symbolise son inadéquation au monde, et son séjour temporaire à
M... fait apparaître son sentiment de non appartenance. Le conte n’est pas centré sur la maison. Il
met bien plutôt l’accent sur le caractère instable d’un homme qui vit en dehors de la sphère
sociale.
Doté de nombreux défauts, Kruitzner est un peu un antihéros : il est licencieux, égoïste,
excessif, voleur. Il est animé d’un désir insatiable et affiche une sorte d’insatisfaction
existentielle qui le fait sans cesse transgresser les règles sociales. Sa première grande
transgression est sans doute son refus de se plier à l’autorité paternelle. Lorsqu’il atteint l’âge
d’homme, il s'oppose encore aux lois arbitraires de la société en épousant une femme de
condition inférieure (Joséphine est une simple fille de savant exilé et sans le sou). Ce mariage
quelque peu atypique lui fait en effet franchir les barrières sociales et remettre en cause le
système des classes. Quelques années plus tard, il remet à nouveau en question l’un des piliers
fondamentaux de la société qu’est la famille en prenant la fuite et en disparaissant complètement
de la vie de Joséphine et de Conrad (alors âgé de six ans) pendant plusieurs mois. Voici la
première impression qu’il donne à ce dernier lors de leurs retrouvailles : « L’extravagante sortie
du comte, le singulier aveu qu’elle contenait, n’avaient présenté aux yeux de son fils que l’image
d’un de ces audacieux violateurs de toutes les lois qui se placent en dehors de la société et
méprisent les obligations qu’elle impose ; il lui semblait qu’un chef de bandits se fût présenté
devant lui sous le nom de son père » (p 47, t.2).
Il est important de noter que tout au long du conte, les événements sont perçus par le
prisme des sentiments de Kruitzner. Puisque toute l’histoire est vue à travers lui et puisqu’il est
l’incarnation de la transgression, celle-ci pénètre le conte dans son intégralité. La transgression
prend alors une dimension littéraire. Harriet Lee semble s’être ainsi donnée la permission tacite
de transgresser les normes littéraires usuelles (une permission qu’elle utilise sans retenue). Le
texte est ainsi rempli d’erreurs et d’imperfections qui contribuent à rendre le récit plus vivant,
mais qui tendent parfois aussi à dépasser les limites de la vraisemblance. Dans Kruitzner, les
approximations historiques sont nombreuses. Précisons que Harriet Lee n’a pas du tout rédigé
son ouvrage dans un esprit scientifique et historique. Elle a en fait mis au point un savant dosage
(relativement nouveau à l’époque) qui consiste à mêler histoire et fiction. Elle utilise les quelques
réalités historiques qu’elle connaît uniquement comme point de départ à une rêverie. Si elle a
choisi la guerre de Trente Ans (1618-1648) comme toile de fond, ce n’est pas pour retracer
fidèlement les massacres qui eurent lieu durant cette période, mais bien plutôt pour provoquer en
nous le léger frisson éprouvé lorsque l’on nous arrache à notre univers habituel. Elle ne cherche
pas à mettre en lumière les dimensions politiques et religieuses de la guerre, mais se penche sur
les effets psychologiques qu’elle produit sur ses personnages. Elle ne cherche pas non plus à
retracer les exploits héroïques de ceux-ci, mais préfère pénétrer dans leur univers intime, car leur
vie privée l’intéresse davantage que leur vie publique.
Dans son conte, Harriet prend également des libertés par rapport à la réalité
géographique. Elle offre au lecteur un voyage exotique (sans fatigue et à peu de frais) en le
plongeant dans l’univers poétique de l’Europe de l’est (de la Silésie et de la Bohème). Le
dépaysement est renforcé par le fait que Kruitzner est censé être raconté par un Allemand (son
sous-titre est The German Tale). Mais même en cherchant bien, on ne trouve dans le conte
aucune description précise de lieux qui ont réellement existé. Parce qu’elle a voulu répondre aux
goûts de ses contemporains, l’auteur n’hésite pas à faire de gros anachronismes en transposant
des scènes ou des paysages propres à l’esthétique de la fin du 18
esiècle dans un cadre plus ancien
de près de deux cents ans (comme par exemple la demeure en ruine de M... ou le palais de style
gothique de Prague qu’occupent Kruitzner et sa famille).
Dans un même esprit de transgression littéraire, l’auteur rend le rythme de son récit
discontinu. Prolepses et analepses se chevauchent allègrement et provoquent des effets de
surprise et de suspens. La perception spatio-temporelle des événements est déformée de telle
sorte que l’on parcourt les distances sans y prendre garde : des dizaines d’années s’écoulent en
deux minutes et un changement de paragraphe suffit à parcourir des lieues ; des périodes entières
sont éludées au profit de moments plus intenses de joie et de peine. Seul, en fait, compte l’écho
émotionnel que laisse un événement dans la conscience du héros.
Dans le récit lui-même, il y a aussi dépassement, ouverture du champ textuel. La phrase
type s’y déploie en dédales infinis, en subordonnées enchevêtrées et juxtaposées les unes aux
autres. Il y a aussi dépassement de la cohérence psychologique car les personnages s’y
multiplient et sont parfois difficiles à identifier. Enfin, il y a dépassement de la cohérence
narrative car les épisodes s’accumulent, s’enchaînent et s’entremêlent jusqu’au coup de théâtre
final.
Mais l’auteur ne s’en tient pas là. Au dépassement des limites, elle ajoute un nouveau
concept, élargissant encore davantage les frontières de la transgression. Des notions
diamétralement opposées se chevauchent l’une l’autre, de sorte que les choses se teignent d’une
couleur grise plutôt que simplement noire et blanche. Rien n’est complètement bon ou mauvais.
Rien n’est complètement parfait ou imparfait. Et Kruitzner en est la meilleure illustration. Nous
avons appelé ce concept croisement.
CROISEMENT
Le personnage de Kruitzner est l’incarnation de la transgression non seulement comme
dépassement mais aussi comme croisement. Il marqua d’ailleurs tellement les esprits qu’il servit
plus tard de modèle à Byron et à Maturin.
8Parce que l’auteur donne vie à un personnage de chair et de sang,
9le lecteur est amené à
comprendre sa nature et à ressentir une certaine compassion à son égard. Kruitzner est en quelque
sorte réhabilité car il n’est pas entièrement tenu responsable de sa débauche et de sa corruption. Il
n’est clairement pas le Macbeth de Shakespeare, le Barabas de Marlowe ou le Montoni d’Ann
Radcliffe. « Il n’était point un scélérat » (p 124, t.1). Dans The Villain as Hero in Elizabethan
Tragedy, C. V. Boyer définit le scélérat comme « un homme qui viole délibérément les règles
morales sanctionnées par l’audience ».
10C’est un homme machiavélique, égoïste, cruel, fourbe et
sans aucun remords. Or, Kruitzner n’est pas dénué de remords. C’est au contraire un être
introverti et repentant qui promène son âme en peine tout au long du conte. Son cœur est certes
dévoré par la fierté, l’envie, l’amertume, mais il est surtout tourmenté par le « spectre de sa
conscience » (p 246, t.1) qui l’empêche de trouver le repos. La seule pensée du meurtre de
Stralenheim (qu’il n’a pas même commis) le hante et lui fait subir une véritable torture mentale :
« Seul ! ou plutôt dans une affreuse obscurité, peuplée d’images effrayantes et de ces fantômes
que le remords du crime enfante, et que la sécurité de l’innocence ne pouvait repousser » (p 97,
t.2). Parce qu’il souffre et que le lecteur devient le témoin compatissant de sa souffrance,
Kruitzner n’appartient pas à la race des scélérats.
A ceci, ajoutons le fait que contrairement au scélérat qui ne montre pas sa peur, Kruitzner
en fait l’étalage et croit même être la malheureuse victime d’une malédiction. Et c’est
précisément cette conscience aiguë d’être victime d’une fatalité extérieure et d’un déchirement
intérieur qui lui donne une individualité à la fois étrange et sinistre, et qui confère à sa vie
tragique une sorte de grandeur. Nous assistons ainsi au drame d’un destin inéluctable par le
crime : Kruitzner est un pécheur plein de remords et de honte, mais il est persuadé qu’il est
inutile de lutter contre le décret ou d’échapper à son destin car il croit être prédestiné au mal.
L’image de l’obscurité et de l’enfermement vient parfois renforcer cette idée. Le rétrécissement
mental dont il souffre peut se doubler d’un rétrécissement spatial. Dans la première partie du
conte, Kruitzner est enfermé dans l’espace clos qu’est la demeure où il réside. Ce n’est qu’en
quittant ce lieu sinistre qu’il peut dissiper les images morbides qu’il engendre.
Cette malédiction est d’autant plus difficile à porter que Kruitzner a le sentiment qu’elle
se transmet de père en fils avec la répétition du même destin tragique. Le conte est construit en
forme de boucle, et présente l’image du cercle fermé (véhiculée par le thème de l’hérédité). Le
schéma châtiment, exil et inadaptation au monde semble se reproduire inlassablement. Sur son lit
de mort, Kruitzner perçoit à la fois Conrad et Marcellin comme des répliques de lui-même et
comme des victimes d’une malédiction dont il a lui-même souffert.
Mais tandis que Kruitzner incarne la transgression sous sa forme double (c’est-à-dire
comme dépassement et croisement), son fils Conrad l’incarne sous sa forme traditionnelle
(c’est-à-dire comme dépassement uniquement) car il ne ressent ni peur ni remords. Il explique ainsi
comment il a mis en pratique les pensées de son père : « Oui, j’ai osé commettre le crime que
vous avez médité » (p 229, t.2). Si Kruitzner subit son penchant inné pour la débauche et en
porte la souffrance, Conrad l’assume pleinement en préméditant et en commettant le meurtre de
Stralenheim. Le fils va donc plus loin que son père, mais seulement dans le dépassement des
normes morales. Même le Hongrois qui n’est pas un modèle de vertu, sonde au premier coup
d’œil la profondeur de la scélératesse de Conrad, le décrivant par la suite comme un « agent
infernal » (p 205, t.2), « un sauvage et un meurtrier » (p 204, t.2).
Kruitzner n’est pas comme Conrad. Il nous apparaît davantage en demi-teinte. Il n’est ni
foncièrement bon, ni foncièrement mauvais ; il est les deux à la fois, et c’est précisément ce qui
le rend plus intéressant en tant que transgresseur. En mêlant le bien et le mal, Harriet met ici en
avant l’ambivalence de la nature humaine et apporte un nouvel éclairage sur la complexité de la
condition humaine. Cette nouvelle approche correspond davantage à la destinée tragique de
l’homme divisé et répond mieux à sa véritable nature (qui n’est pas toujours connue et définie
par avance). L’homme n’est pas totalement transparent à lui-même puisqu’il comporte une part
de trouble et d’irrationnel. Il y a donc division de la personnalité. Les deux noms que porte le
héros symbolisent cette division : « Là (à Carsbad), toutes les traces de l’ancienne pauvreté
disparurent, et le nom de Kruitzner se perdit dans la splendeur et les titres du comte de
Siegendorf » (p 112, t.1).
Dans Kruitzner, la complexité de la nature humaine prend donc toute sa dimension.
L’homme est divisé, mais il peut aller jusqu’au bout de son malheur, pour être lui-même et
s’assumer. L’enjeu de sa morale personnelle est de prendre conscience de ce qu’il y a de
fondamentalement mauvais en lui, de l’accepter et de tenter de le surmonter.
11Il se rapproche
ainsi de la plénitude de la fierté tragique. Grâce au personnage de Kruitzner, Harriet Lee laissa
une trace indélébile dans l’histoire de la littérature anglaise puisqu’elle fut véritablement à
l’origine de ce mélange étrange que reste encore aujourd’hui la figure du héros byronien.
12A travers cette étude de la transgression dans Kruitzner, nous avons découvert que cette
notion recouvre deux concepts (dépassement et croisement). C’est précisément cette expansion
qui semble avoir été la cause du bouleversement vécu par le jeune Byron à la lecture du conte
d’Harriet Lee. Celui-ci ne fut pas le seul à apprécier les innovations apportées par Kruitzner. Le
travail qui a été accompli depuis sa première publication en est la preuve. En effet, le conte fut
l’objet d’une publication séparée en 1823. Un an après, il fut traduit en français (en même temps
que The Two Emilies de Sophia Lee) sous le titre du Meurtre. Harriet Lee elle-même le trouva
suffisamment intéressant pour l’adapter en pièce de théâtre en 1825, quelques vingt quatre ans
après sa première parution !
13Plus récemment, il fut réédité en 1976 chez AMS Press, et à
nouveau en 1989 chez Pandora Press. Aujourd’hui encore, il semble donc que Kruitzner soit
toujours digne d’intérêt, et que l’exploration et l’expansion de la transgression qu’il propose
restent pertinentes.
Pour comprendre comment cette nouvelle définition de la transgression évolua avec
Byron lui-même, il convient de comparer sa vie à celle de l’auteur de Kruitzner.
Harriet Lee fut une femme active et volontaire pour son époque. Romancière, dramaturge,
elle fut aussi une pédagogue et un esprit éclairé. Avec sa sœur Sophia, elle eut l’idée d’ouvrir en
1781 un pensionnat pour jeunes filles à Bath qui attira très vite les plus grandes familles du pays.
Parallèlement à ses activités d’enseignante et d’écrivain, elle était le pilier d’un cercle littéraire et
amical prestigieux. Harriet était réputée pour son charme spontané et son esprit percutant. Elle
fascina plus d’un homme, fut courtisée et même demandée en mariage par William Godwin.
Mais très indépendante d’esprit, elle refusa toujours le mariage et préféra se consacrer à sa
famille et à son travail. Chez elle, la transgression resta toujours timide et sous sa forme
traditionnelle (c’est-à-dire comme dépassement des limites uniquement). Appartenant encore au
dix-huitième siècle, elle oscillait entre convention et transgression. Aussi peut-on dire que la
transgression commence de manière hésitante avec Harriet Lee, et se fait plus audacieuse et
complexe avec la création de son personnage. En fait, la romancière ne réussit jamais à mettre en
pratique les idées sur la transgression qu’elle avait développées dans son conte. Ce ne fut pas le
cas de Byron. Il appliqua non seulement les idées de Harriet, mais alla même jusqu'à les pousser
à l’extrême aussi bien dans sa vie que dans son œuvre. Très vite, son étonnante personnalité fit de
lui une figure de légende à travers toute l’Europe, et ses contemporains l’identifièrent volontiers
à son propre héros en le considérant comme l’incarnation vivante de la transgression.
Sa vie durant, Byron ne cessa jamais d’enfreindre les règles imposées par la société.
Rebelle, excentrique et turbulent, il tenta toutes sortes d’expériences répréhensibles.
Extrêmement beau et séducteur né, il eut une multitude de liaisons extra conjugales. En quête de
sensations nouvelles, il poussa très loin ses expériences sexuelles : il fut très précoce en amour,
eut des aventures homosexuelles, entretint une relation incestueuse avec sa demi-sœur et organisa
des orgies. Artiste à la mode toujours endetté, satiriste insolent, voyageur infatigable, Byron était
aussi un réformateur dans l’âme.
14Sa vie tumultueuse prit fin en Grèce où il fut proclamé
champion de la liberté. Chez lui, la transgression n’apparaissait pas seulement sous la forme de
dépassement des limites, mais aussi de croisement.
Byron était un homme complexe et hybride. En fait, sa personnalité toute entière était un
tissu de contradictions et de croisements. Brillant mondain, il aimait la solitude. Sportif
accompli, il avait un pied-bot. Réputé pour être le plus grand des amants, il était dégoûté par le
sexe. Emancipé par rapport à la religion, il était choqué par l’athéisme de Shelley. Romantique, il
méprisait le mouvement romantique. Poète à la dimension européenne, il s’inscrivait dans la
lignée de Swift et de Sterne.
Aussi, qui mieux que Byron pouvait résumer la complexité de cette notion ? Il confia à
son amie Lady Blessington : « Je suis tellement versatile, étant tout successivement et rien
longtemps ; je suis un mélange si étrange de bien et de mal qu’il serait difficile de me
décrire ».
151 « Le drame suivant est entièrement emprunté de Kruitzner, nouvelle allemande publiée il y a plusieurs ans, dans les Contes de Canterbury. Ces contes ont été composés par deux soeurs, dont l’une Henriette Lee, fournit Kruitzner et un
autre, qui sont tous deux considérés comme les meilleurs du recueil.
J’ai adopté les caractères, le plan et souvent même le langage de cette histoire ; quelques uns des caractères sont modifiés ou changés, et j’en ai ajouté un, celui d’Ida de Stralenheim ; mais, du reste, l’original est généralement suivi. Je crois que c’est à l’âge de quatorze ans que je lus, pour la première fois, ce roman, qui fit sur moi une vive impression. Il est peut-être devenu la source de mes inspirations et de mes idées. Je ne sais trop s’il a jamais été populaire, ou si, d’ailleurs, sa popularité a été remplacée par celle d’autres grands écrivains dans le même genre ; mais j’ai trouvé généralement que tous ceux qui l’avaient lu convenaient, comme moi, de l’imagination et de la conception singulière de l’auteur. Parmi ceux dont je pourrais citer l’opinion, figuraient des noms illustres. Mais ce n’est nullement nécessaire, car chacun doit juger d’après ses propres sentiments. Je renvoie simplement le lecteur à l’histoire originale afin qu’il puisse juger combien je lui suis redevable, et je ne serais pas fâché qu’il la lût avec plus de plaisir que le drame que j’ai fondé sur ce sujet. » Lord Byron, préface, Werner, ou l’Héritage, de Lord Byron (Paris : Pigoreau, 1824). On peut relever deux erreurs : Kruitzner n’est pas une nouvelle allemande, et ce n’est pas Harriet, mais Sophia qui ne contribua aux Canterbury Tales que par la rédaction de deux contes.
2 Devendra P. Varma, introduction, The Recess, de Sophia Lee (New York : Arno Press, 1972) XLII.
3 Notons cependant que Werner se distingue de Kruitzner à bien des égards. Il s’agit tout d’abord d’une tragédie en
vers. De plus, Byron modifia les noms (Kruitzner devint Werner et Conrad devint Ulric). Il compléxifia l’intrigue en ajoutant le personnage d’Ida (fille du baron Stralenheim et fiancée d’Ulric). Enfin, il intensifia le ton tragique de l’ensemble de l’ouvrage.
4 Harriet Lee fut également l’auteur de deux romans : The Errors of Innocence (1786) et Clara Lennox (1797) ; elle
écrivit aussi deux pièces de théâtre : The New Peerage (1788), The Mysterious Marriage (1798). Quant à sa sœur aînée Sophia, elle connut un premier grand succès avec The Chapter of Accidents (1780), puis confirma ses talents littéraires en publiant The Recess (1783-85).
5 Harriet Lee s’est cependant quelque peu inspirée de The Exiles, or Memoirs of the Count of Cronstadt, roman
sentimental d’aventure de Clara Reeve, lui-même inspiré d’Almanzi, Anecdotes françoises de Baculard d’Arnaud. Notons que dans le roman de C. Reeve, Cronstadt emprunte temporairement le nom de son fidèle servant Albert Kreutzer, ce qui probablement inspira à Harriet le nom de Kruitzner.
6 Une humeur intérieure chère aux écrivains préromantiques.
7 Les traductions en français sont tirées du Meurtre, par le traducteur d’Adam Blair (Paris : Pigoreau, 1824), 2 tomes.
La version originale de Kruitzner se trouve dans l’appendix.
8 C. Fiérobe écrit : « W. Hinck voit même dans le héros d’un des Canterbury Tales d’Harriet Lee un modèle de
Bertram » Charles Robert Maturin (1780-1824) : L’homme et l’œuvre, Thèse : Université de Toulouse Le Mirail : 1972, p 350.
9 Dans l’introduction des Canterbury Tales, on peut d’ailleurs lire : « There are people in the world who think their
lives well employed in collecting shells ; there are others not less satisfied to spend theirs in classing butterflies. For my own part, I always preferred animate to inanimate nature ; and would rather post to the antipodes to mark a new character... than become a fellow of the Royal Society, by enriching museums with non-descripts » (p XI).
10 « A man who deliberately violates standards of morality sanctioned by the audience » Boyer C.V., The Villain as Hero in Elizabethan Tragedy, London : George Routledge & sons, 1914.
11 Personnage à la grandeur unique et tourmentée, Kruitzner est, selon nous, l’une des plus belles figures du roman
gothique anglais : « We have in Kruitzner not merely Gothic mysteries, but the mysteries of a soul » Later Women
Novelists, p 152.
12 Le héros byronnien répondait lui-même aux aspirations secrètes de la société à l’époque. Byron aida certainement à
façonner l’histoire intellectuelle et culturelle de la fin du 19e siècle. Il participa à la conception nouvelle de
l’humanité et du monde qui aida ensuite à créer le concept nietzschéen du surhomme, héros qui se tient en dehors de la juridiction des critères ordinaires du bien et du mal. En littérature, il suffit de penser à Heathcliff dans Wuthering
Heignts d’E. Brontë ou au Capitaine Ahab dans Moby Dick de H. Melville pour mesurer l’influence qu’eut par la
suite Byron.
13 The Three Strangers fut représenté le 10 décembre 1825 à Covent Garden.
14 Il appartenait à l’aile ultra libérale du parti Whig : il prit la défense des tisserands de Nottingham et fut partisan de
mesures libérales comme la Catholic Emancipation.
15 « I am so changeable, being everything by turns and nothing long - I am such a strange mélange of good and evil
that it would be difficult to describe me » The Norton Anthology of English Literature, 5e édition, volume 2, p 506