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Reprendre mais entreprendre. Le paradoxe des entreprises familiales contemporaines

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Céline BESSIERE et Sibylle GOLLAC AFS RT12 : Sociologie économique Bordeaux, 5 septembre 2006.

Reprendre mais entreprendre.

Le paradoxe des entreprises familiales contemporaines.

« Savez-vous comment Rockefeller est devenu multimilliardaire ? Jeune homme, Rockefeller, fauché comme les blés, se baladait dans les rues. Il trouva une pomme par terre. Il la ramassa, la nettoya soigneusement et la vendit à un passant pour 50 cents. Avec ces 50 cents, il acheta deux pommes à 25 cents, pommes qu'il nettoya soigneusement et qu'il revendit 1 dollar a un autre passant. Avec son dollar en poche, il acheta 4 pommes, qu'il nettoya et qu'il revendit 2 dollars évidemment. Il acheta 8 pommes, qu'il nettoya. Et c'est à ce moment-là qu'il hérita de plusieurs millions de dollars... »

Résumé :

Cette communication s’appuie sur deux enquêtes ethnographiques de longue durée auprès de familles d’indépendants (exploitations viticoles, entreprises familiales d’artisanat). La reprise d’une entreprise familiale suppose une triple transmission : celle d’un patrimoine productif, celle d’un métier et celle d’un statut de chef d’entreprise. Malgré le poids de ces transmissions familiales — qui font d’eux des « insiders » — les entrepreneurs que nous avons rencontrés se présentent comme des « outsiders innovants ». Ils disent créer une entreprise, réaliser un « projet » personnel et se réaliser à travers celui-ci. Ils se démarquent des pratiques de leurs parents dans l’exercice de leur métier. Ils mettent ainsi en avant leur goût du risque, d’être son propre patron, d’avoir des responsabilités, de s’engager dans de nouvelles activités. Ayant intégrés eux-mêmes les normes méritocratiques du monde salarié, ces chefs d’entreprises refusent d’être seulement considérés comme des héritiers et doivent expliciter ce qui fait d’eux des entrepreneurs. En cela le terrain des entreprises familiales permet aux sociologues de mettre au jour ce que les entrepreneurs et ceux qui ont contribué à leur socialisation (parents, instances scolaires et professionnelles) nomment l’esprit d’entreprise et valorisent comme tel.

(2)

INTRODUCTION :

L'activité des entrepreneurs est généralement caractérisée par l’innovation et la prise de risque en situation d’incertitude. Notre travail de terrain nous a toutes deux amenées à enquêter auprès de chefs d'entreprises familiales héritées de leurs parents, pour lesquels ces caractéristiques semblaient a priori peu applicables. Cette communication s’appuie en effet sur deux terrains distincts : une enquête ethnographique sur la reprise de l’exploitation familiale par de jeunes viticulteurs dans la région délimitée Cognac ; une enquête par monographies de familles auprès d’indépendants (artisans, commerçants, professions libérales), centrée au départ sur leurs stratégies immobilières. Dans les deux cas, il s’agit d’enquêtes de longue durée (plusieurs années) menées auprès des chefs d’entreprise mais aussi de leurs apparentés (parents, frères et sœurs, conjoint). Notons immédiatement que l’étude des entreprises familiales n’a rien d’anecdotique puisqu’elles constituent encore aujourd’hui une part importante des entreprises1.

Ce travail ethnographique nous a amenées à un double constat : tout d'abord celui de l'importance des transmissions familiales (économiques, mais pas seulement) dans l'installation à leur compte de ces entrepreneurs ; ensuite celui de la présence, chez ces chefs d'entreprise mais aussi chez les membres de leur entourage (parents, frères et sœurs), de la valorisation de l'esprit d'entreprise au sens couramment admis de la prise de risque, de l'innovation et de la réalisation d'un projet personnel original. Ce double constat nous a étonnées par le paradoxe qu'il soulève : comment ces « insiders » assument-ils le poids des transmissions familiales qui leur ont permis d'accéder à l'indépendance, pour se présenter comme des « outsiders innovants », conformément aux normes de la méritocratie et de l’épanouissement personnel dans le travail, issues du monde salarié ?

Nous allons tenter ici de répondre à cette question en essayant de dégager la définition de « l’esprit d’entreprise » que proposent ces entrepreneurs repreneurs, et que partagent les acteurs des différentes instances de socialisation auxquelles ils ont eu affaire – la famille, dont nous privilégierons le point de vue dans cette communication, mais aussi les instances scolaires et professionnelle. L’analyse de ces définitions indigènes de « l’esprit d’entreprise » souhaite ainsi constituer une clé de compréhension de l’engouement actuel pour la figure de l’entrepreneur, devenu le stéréotype de « l’homme qui se fait tout seul » alors même que la mise à son compte nécessite une dotation économique initiale importante et des compétences particulières qui ne sont certes pas innées.

Comme nous le montrerons, les transmissions familiales jouent effectivement un rôle important dans l’installation à leur compte des chefs de petites entreprises. Nous nous attarderons tout d’abord sur le cas des agriculteurs pour définir les différentes dimensions de ces transmissions, leur étroite intrication et la nécessité de leur conjonction : dans les cas de reprises d’une exploitation agricole, le poids des héritages familiaux apparaît effectivement flagrant, et son étude constitue donc un bon point de départ. Nous étendrons ensuite l’analyse aux autres indépendants, en montrant que la mise à son compte dépend de configurations de transmissions différenciées selon le type d’activité, mais que ces transmissions jouent un rôle important dans tous les cas. Nous analyserons enfin la façon dont les chefs d’entreprise que nous avons

1 Voir le numéro spécial de Business History en 1993 consacré au capitalisme familial : entre 75% et 99%

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rencontrés définissent « l’esprit d’entreprise » pour le rendre compatible avec leur situation d’héritier.

1.

R

EPRENDRE UNE ENTREPRISE FAMILIALE

:

LES CAS DES AGRICULTEURS

La reprise d’une exploitation familiale agricole suppose une triple série de transmissions. Non seulement des transmissions patrimoniales — c’est-à-dire l’héritage du patrimoine productif — mais aussi la transmission du métier — l’apprentissage des savoir-faire et compétences techniques, l’acquisition du goût pour le métier — ainsi que la transmission du statut de repreneur2 à proprement parler — c’est-à-dire les qualités d’entrepreneur et l’envie de reprendre en tant que chef d’entreprise, l’entreprise familiale.

Ces trois dimensions des transmissions des entreprises familiales apparaissent particulièrement imbriquées sur le terrain des entreprises familiales agricoles. En effet, la transmission des exploitations agricoles se réalise toujours principalement dans le cadre familial puisque huit agriculteurs de moins de 40 ans sur dix sont apparentés à l’exploitant qu’ils remplacent et dans les 3/4 des cas, ce sont ses enfants, selon le Recensement Agricole 2000.

Sur le terrain des exploitations viticoles charentaises, on a restitué de tels processus longs et imbriqués de transmissions de natures différente. Il est d’ailleurs difficile de démêler ces différentes dimensions dans une chronologie.

Schématiquement, on peut décrire les transmissions des exploitations agricoles en deux phases successives (DAVID 1988). Le premier temps consiste en la « collaboration entre générations » et la transmission de savoir-faire. Avant l’installation professionnelle, le repreneur pressenti est souvent pendant une période transitoire (quelques années) aide familial ou salarié sur l’exploitation parentale. Une fois la procédure d’installation à terme, la reprise consiste soit en une installation individuelle du repreneur (en particulier si l’écart d’âge correspond à un départ à la retraite des parents), soit en une installation sociétaire (GAEC et EARL principalement). Or, dans les deux cas, il n’y a pas de transfert substantiel du capital dans cette première phase : celui-ci reste majoritairement la propriété des parents. Ce n’est que dans un second temps que se pose la question de la transmission patrimoniale. Celle-ci n’est pas instantanée et peut se produire plusieurs années après le départ à la retraite des parents (dans ce cas un fermage est versé du repreneur vers ses parents). Cette phase se déroule dans un temps long : une ou plusieurs donations-partages (« les arrangements ») puis le rachat des parts des germains non-repreneurs, plus ou moins rapide, selon le revenu dégagé par l’exploitation. La transmission du patrimoine professionnel peut donc prendre plusieurs dizaines d’années.

Cependant, cette articulation ordonnée de trois types de transmissions — la reprise de l’exploitation, l’apprentissage du métier et l’héritage de la propriété — est en fait plus complexe. Les trois dimensions des transmissions sont intriquées. L’apprentissage du métier ne se déroule

2

Le transfert de la fonction de chef d’exploitation est souvent appelé succession dans la littérature des sciences sociales (AUGUSTINS 1989). Nous proposons dans la suite du texte, d’adopter le terme de repreneur à la place de successeur. Ce terme indigène (tout comme successeur d’ailleurs) permet d’éviter la confusion avec l’héritage dès lors qu’on se met à employer les formes dérivées « succession » ou « phase successorale » ; « reprise » est moins ambigu. Nous emploierons donc repreneur pour désigner celui à qui est transmise la fonction de chef d’exploitation et héritier pour désigner celui à qui est transmis une partie ou la totalité du patrimoine.

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pas seulement dans la « phase de collaboration », mais aussi en amont de celle-ci dans le cadre d’une socialisation précoce au métier, dès la prime enfance (jeux avec les tracteurs, les machines agricoles, participation aux travaux, etc.). Par ailleurs, la « phase successorale » peut dans certains cas précéder la reprise de l’exploitation : certains enfants peuvent hériter en nue-propriété de parts de groupement foncier agricole, avant même la reprise, afin de réduire les frais de succession.

On mesure donc combien, dans le cas de l’agriculture, les trois types de transmissions familiales – du patrimoine, du métier et du statut – sont imbriquées les unes dans les autres et sont indispensables à la reprise de l’exploitation.

2.

L

E POIDS DES TRANSMISSIONS DANS LES DIFFERENTES CATEGORIES

D

INDEPENDANTS

La triple transmission dont bénéficient les jeunes exploitants agricoles qui reprennent l’entreprise familiale est-elle nécessaire à l’installation quelle que soit le type d’entreprise familiale (exploitation agricole, petite entreprise d’artisanat, commerce) ? Nous allons ici tenter de montrer que l’acquisition au sein de la sphère familiale d’un capital économique, d’une compétence professionnelle et d’un goût de l’entreprise s’avère plus ou moins cruciale selon l’activité exercée.

2.1. Quelques données statistiques

2.1.1 Le poids du capital économique dans l’installation

Quelle que soit l’activité, la mise à son compte nécessite l’acquisition d’un patrimoine professionnel minimum (MISSEGUE 1997). Dans les métiers de l’artisanat, qui regroupent les métiers du bâtiment et les petits entrepreneurs de fabrication artisanale, ce patrimoine est essentiellement constitué de biens corporels : locaux, équipements, matériels et stocks. Chez les commerçants (y compris les artisans ayant une activité commerciale, comme les boulangers et les bouchers), se sont les locaux qui représentent l’essentiel du patrimoine professionnel, auxquels s’ajoutent des actifs incorporels (valeur de la clientèle, droit au bail, nom commercial, fonds de commerce, etc.). Il en va de même pour les professions libérales supérieure (médecins, avocats, notaires), alors que l’exercice des professions libérales intermédiaires et d’activités de service (comme le conseil) ne nécessite quasiment que la possession de locaux.

Selon l’activité professionnelle, le capital économique à engager peut ainsi varier fortement. C’est chez les agriculteurs – qui doivent utiliser pour leur activité des locaux, équipements, matériels et stocks, mais aussi des terres et éventuellement un cheptel – que le patrimoine professionnel est le plus élevé : leur patrimoine professionnel moyen atteint 260 000 euros et il dépasse 150 000 euros pour 50 % d’entre eux3. Viennent ensuite les commerçants : la moitié d’entre eux possèdent un patrimoine professionnel de plus de 32 000 euros, et la valeur de leurs biens professionnels s’élève en moyenne à 130 000 euros. En revanche, 50 % des artisans possède un patrimoine professionnel de 26 000 euros, avec un patrimoine professionnel moyen

3 Ces chiffres sont le résultat de l’exploitation des données de l’enquête INSEE « Patrimoine 2003 ». On a

ici retenu la population des ménages comprenant un indépendant en activité (le type d’activité est ici défini par la catégorie socioprofessionnelle de l’indépendant actif du ménage).

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de 88 000 euros. La situation des professions libérales est particulière, en raison de l’hétérogénéité de la catégorie : si leur patrimoine professionnel médian est inférieur à celui des artisans (22 000 euros), la possession d’actifs professionnels de valeur élevée (locaux, actifs incorporels) chez les professions libérales supérieures tire la valeur moyenne de leur patrimoine professionnel au-dessus de celle des artisans (94 000 euros).

Dans le cas des agriculteurs, la transmission familiale d’un patrimoine important paraît ainsi presque indispensable à la possession des biens professionnels nécessaires à l’activité. Pour les autres professions, le capital économique engagé est certes moins important, mais, à des degrés divers, loin d’être négligeable. L’héritage d’un capital économique familial (sous toutes ses formes : héritage, donation, aide financière régulière ou ponctuel, cession de droits à prêt, etc.) sert ainsi la mise à son compte de façons très variées selon l’activité exercée, comme nous le verrons plus loin sur des exemples précis.

2.1.2. L’héritage des compétences professionnelles

L’importance de la seconde composante de la transmission d’une entreprise familiale, la compétence professionnelle, est plus difficile à évaluer statistiquement en raison du manque de données : peu d’enquêtes recensent précisément la catégorie socioprofessionnelle détaillée des individus et de leurs parents, encore moins l’activité de leur entreprise et celle de l’entreprise de leurs apparentés. On ne fournira donc ici qu’un indicateur approximatif de l’héritage professionnel des différentes catégories d’indépendants, à partir de l’exploitation de l’enquête « Emploi 2004 »4.

Cette enquête nous permet effectivement de classer les indépendants et surtout leurs parents en quatre catégories grossières : agriculteurs, artisans, commerçants et professions libérales. On peut ainsi évaluer, pour chacune d’entre elle, la part d’indépendants appartenant à la même catégorie qu’un de leurs parents. On peut supposer qu’une partie d’entre eux ont repris la même activité que leurs ascendants, mais ce n’est sans doute pas toujours le cas. Les agriculteurs sont les plus nombreux à avoir repris la même activité que leurs parents : c’est le cas de 79 % d’entre eux. Viennent loin derrière les commerçants (24 %) puis les artisans (19 %) et enfin les professions libérales (16 %).

Ces chiffres correspondent cependant à un réel phénomène de reproduction sociale. Ainsi, si seules 16 % des personnes exerçant une profession libérale appartiennent à la même catégorie que leurs parents, il faut noter que seuls 1,3 % des actifs ont un parent profession libérale : les enfants de professions libérales sont donc largement sur-représentés parmi les professions libérales (à un taux de 11,3). Il en va de même chez les artisans (seuls 6 % des actifs ont un parent artisan, soit un taux de sur-représentation de 2,9), les commerçants (6 % d’enfants de commerçants pour l’ensemble des actifs, soit un taux de sur-représentation de 3,8) et les agriculteurs (11 % d’enfants d’agriculteurs pour l’ensemble des actifs, soit un taux de sur-représentation de 7,2).

Bien qu’il faille être prudent dans l’interprétation de ces chiffres (l’appartenance d’un individu à la même catégorie que ses parents ne signifie pas qu’il ait rigoureusement exercé le même métier), l’héritage de compétences professionnelles semble bien jouer un rôle dans l’exercice d’une activité d’indépendant, bien qu’à des degrés divers selon le type d’activité.

2.1.3. L’héritage du statut

4 Afin de pouvoir comparer ces données avec celles du poids du capital économique, on s’est intéressé

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Nous avons vu que, chez les viticulteurs, la reprise de l’entreprise familiale engageait non seulement la transmission de biens et de compétences professionnelles, mais aussi celle des compétences de chef d’entreprise. De la même façon que le poids du capital économique varie d’une catégorie d’indépendant à l’autre, on peut se demander si avoir un parent chef d’entreprise, capable de transmettre ce type de compétences, facilite systématiquement l’accès aux professions d’indépendants.

Quelle que soit l’activité, il semble bien que le fait d’avoir un parent indépendant soit favorable à la mise à son compte. Ainsi, si 26 % des actifs ont un père et/ou une mère qui étaient eux-mêmes à leur compte, c’est le cas de 83 % des agriculteurs, 44 % des commerçants et 39 % des professions libérales5. Le poids de cet héritage statutaire est cependant difficile à démêler de celui de l’héritage professionnel. Ainsi, si 83 % des agriculteurs ont un parent indépendant, c’est aussi parce que près de 80 % d’entre eux sont enfant d’agriculteurs (et vice versa)… Pour les autres indépendants ont peu cependant remarquer que : parmi les artisans, les enfants d’agriculteurs et de commerçants sont également sur-représentés ; parmi les commerçants, les enfants d’artisans sont aussi sur-représentés ; parmi les professions libérales, les enfants de commerçant sont sur-représentés. Être enfant d’indépendant peut donc augmenter les chances d’exercer à son compte dans une autre activité que ses parents.

L’héritage de compétences (ou de goûts) pour la mise à son compte semble donc bien jouer un rôle dans l’accès aux diverses professions d’indépendants. Ce rôle est cependant différencié selon le type d’activité, et plus ou moins délicat à distinguer de celui de la transmission des compétences professionnelles et des capitaux économiques.

2.2. Mise à son compte et transmissions chez trois indépendants

Afin de saisir de façon plus claire et plus fine, la façon dont les trois types de transmission affectent l’accès à telle ou telle catégorie d’indépendant, nous allons nous appuyer sur trois exemples concrets : celui de trois indépendants de professions différentes ayant profité de types de transmission diversifié pour accéder à l’exercice indépendant de leur métier.

2.2.1. Guy Pilon : une transmission économique cruciale

Guy Pilon, né en 1948, est fils d’un couple de boulangers. Seul héritier potentiel du point de vue de ses parents6 et considéré peu doué pour les études, il est très rapidement désigné comme le successeur de l’entreprise de ses parents, détenu depuis plusieurs générations. Guy ne souhaitait pas devenir boulanger (notamment en raison des horaires de travail), mais accepta de suivre une formation de pâtissier. Pour cela, ses parents, toujours en activité, lui achetèrent un fonds de pâtisserie dans un village proche, pour lequel ils embauchèrent un salarié chargé de faire tourner cette boutique tout en assurant l’apprentissage de Guy. Plus tard, lorsqu’ils partirent à la retraite, le fonds fut déplacé dans la boutique familiale (qui de « boulangerie » devint « boulangerie-pâtisserie »), Guy prit la tête de l’affaire et embaucha un salarié pour faire le pain.

La transmission du patrimoine économique fut cruciale dans l’installation de Guy : sans l’achat du fonds de pâtisserie puis l’héritage de la boulangerie (fonds, boutique, équipement, etc.), ce dernier ne serait pas devenu patron boulanger-pâtissier. Chez lui, la reprise du statut est

5 Ces chiffres sont issus de l’exploitation des données de l’enquête « Emploi 2004 ».

6 Guy a trois sœurs. Leur mère, au cours de l’entretien effectué avec elle, ne mentionne jamais la possibilité

qu’une des filles assure la reprise de la boulangerie (ni que ce soit un de leurs maris, tous salariés quand elles les rencontrent) : le maintien de la boulangerie dans la famille semble avoir été étroitement subordonné à l’acceptation de cet héritage par Guy. Les filles, en revanche, ont été poussées à prolonger leurs études.

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étroitement liée à cet héritage économique. Au cours de l’entretien effectué avec lui, Guy exprime son peu de goût pour le rôle de patron et sa préférence pour le statut de salarié :

- Et vous, si vous aviez pu, vous auriez aimé habiter plus loin ?

- Ah, moi je pense que j’aurais aimé… Travailler comme ouvrier, ou oui… Je me voyais mal patron, hein. Pour moi j’étais patron… D’office j’étais patron, hein, ça y était. J’ai rien demandé à personne, mais bon. Le commerce me revenait. Maintenant que faire ? Ou alors il aurait fallu que je vende… Ça, j’aurais pu le placer. Mais bon, c’était tellement facile maintenant, j’ai dit bon, on va gérer ça. […]Ca s’est passé comme ça. Petit chef d’entreprise, et puis voilà.

Dans le cas de Guy, commerçant, la transmission du patrimoine économique semble donc jouer le plus grand rôle, lui-même estimant ne pas avoir le goût et les compétences pour l’entreprise et refusant d’exercer la même profession que son père.

2.2.2. Jean-Louis Renoir : une transmission statutaire importante

Les parents de Jean-Louis Renoir ont créé un cabinet de comptables à Cholet dans les années 50, à un moment où la profession n’était pas très réglementée. En 1980, le père de Jean-Louis est mort, et son fils, alors âgé de vingt ans, a hérité de la clientèle de son père. N’ayant pas de diplôme d’expert-comptable, il « prête » cette clientèle à un cabinet de comptabilité nantais, en échange de la position de directeur du bureau choletais du cabinet. En 2000, Jean-Louis vend définitivement la clientèle familiale au cabinet de comptabilité et monte une agence immobilière à Angers.

Au final, Jean-Louis, pour devenir chef d’entreprise, a bénéficié d’une transmission patrimoniale (la clientèle) et d’une transmission statutaire qui l’a conduit à changer de profession mais à rester à son compte. Dans son cas, la transmission du métier s’avère peu nécessaire à son maintien en tant que profession libérale : Jean-Louis n’a pas les diplômes nécessaires à l’exercice de la profession de comptable et dit lui-même ne pas aimer ce métier.

2.2.3. Philippe Le Vennec : un héritage professionnel central

Le père de Philippe Le Vennec, Michel, a effectué une trajectoire ascendante de salarié dans le bâtiment dans les années 60-70 : restant employé de la même entreprise brestoise tout au long de sa carrière, il montera les échelons depuis simple maçon jusqu’à chef de chantier. Au début des années 70, il pense sérieusement à se mettre à son compte, mais l’augmentation de son salaire l’en dissuade. A la fin des années 70, c’est son premier fils, le cinquième de la fratrie ,Serge, qui, après un CAP de tailleur de pierre, se met à son compte. Mais, suite à plusieurs crises de schizophrénie, il renonce à son entreprise. C’est alors Philippe, le second fils de Michel (et sixième de la fratrie) âgé de 18 ans, qui obtient à son tour un CAP de tailleur de pierre et entre comme maçon dans l’entreprise où travaille son père. En 1990, il se met à son compte. Les locaux de l’entreprise se limitent tout d’abord à une pièce chez Philippe. En 1995, il acquiert un terrain et des locaux professionnels grâce à un prêt de ses parents.

Le cas de Philippe est particulier, puisqu’il n’hérite pas d’un capital professionnel familial. Néanmoins, son installation a nécessité la mobilisation du capital économique de ses parents, mais aussi du capital social paternel : Philippe bénéficie pleinement de la réputation locale de son père, acquise dans un cadre salarié puis mise à profit pendant sa retraite à l’occasion de travaux au noir (ce qui le rapproche de l’indépendance). D’une certaine façon, il hérite ainsi de la « clientèle » de son père. Il hérite également de compétences professionnelles également

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inculquées dans un cadre familial (Michel emmenait souvent ses enfants sur les chantiers). Il a aussi été pétri du projet inabouti de son père de mise à son compte. Bien que n’étant pas un « repreneur », il bénéficie ainsi de la triple transmission plus clairement visible chez les agriculteurs.

3.

E

NTREPRENDRE DANS UNE ENTREPRISE FAMILIALE

Quel que soit le poids des transmissions familiales, la mise à son compte est perçue par les indépendants comme le résultat d’un projet professionnel personnel. Les jeunes exploitants agricoles présentent même la reprise de l’entreprise familiale comme la réalisation d’une vocation singulière. La norme de l’épanouissement personnel dans le travail s’est largement imposée dans les familles d’indépendants. Les parents, au nom de l’épanouissement personnel de leurs enfants7, se défendent de leur imposer un destin social et mettent en œuvre des stratégies pour inciter certains d’entre eux à reprendre, sans les y obliger. De leur côté, les enfants refusent l’imposition d’un avenir professionnel tout tracé dans la lignée des parents, et présentent leur reprise de l’entreprise comme l’accomplissement d’un projet personnel.

Ainsi, malgré le poids des transmissions familiales — qui font d’eux des « insiders » — les entrepreneurs que nous avons rencontrés se présentent comme des « outsiders innovants ». Ils disent créer une entreprise, réaliser un « projet » personnel et se réaliser à travers celui-ci. Comment réussissent-ils à rendre compatible le poids des transmissions familiales qu’ils ont reçues avec un discours sur l’esprit d’entreprise ?

3.1 Des transmissions familiales réappropriées. 3.1.1 Une nouvelle configuration patrimoniale

Les entrepreneurs repreneurs ne se contentent pas d’hériter d’un patrimoine professionnel. Ils le transforment en vendant et rachetant des biens professionnels de natures diverses. Ils reconfigurent leur patrimoine professionnel et construisent ainsi une nouvelle entreprise.

Dans le cas de la viticulture charentaise, les exploitations viticoles n’ont physiquement rien à voir d’une génération à l’autre, étant donné l’agrandissement considérable et continu des structures de production (agrandissement des surfaces en vignes, mais aussi transformation du matériel de production, des tracteurs au matériel de vinification, etc.)

De la même façon, Jean-Louis Renoir a revendu la clientèle en expertise comptable de son père pour créer une agence immobilière. Cette transformation du patrimoine professionnel familial lui a notamment permis d’assurer son maintien dans l’indépendance : ne disposant pas d’un diplôme d’expert-comptable, le maintien de son patrimoine dans cette profession le contraignait à se placer en position de subordination et à mettre en danger sa position de chef d’entreprise.

3.1.2 Une nouvelle pratique du métier

Les entrepreneurs repreneurs se démarquent aussi des pratiques de leurs parents dans l’exercice de leur métier. Nous en donnons ici deux exemples.

7 Cf. S

INGLY 1996, « Un impératif catégorique : l’enfant doit devenir lui-même, et en avoir les moyens », pp. 108 et suivantes.

(9)

Guy Pilon, tout d’abord, n’accepte de reprendre la boulangerie familiale qu’à condition de pouvoir se consacrer non pas à la boulangerie mais à la pâtisserie. Ce choix lui permet à la fois d’échapper à des conditions de travail contraignantes (lever à deux heures du matin, répétitivité des tâches, etc.), mais aussi d’affirmer son goût propre en opposition au statut de repreneur qu’on lui impose. Il peut ainsi définir son activité comme la réalisation d’un projet personnel et original : « Pâtisserie, tu as tout le temps des innovations », me dit-il.

Sur le terrain des exploitations viticoles charentaises, ensuite, François Maçon a 25 ans au moment de l’enquête. Il est le fils benjamin de Claudine et Guy Maçon. Ce sont tous les deux des « passionnés » qui ont réussi à transformer leur petite exploitation au cœur de la région délimitée Cognac (2 ha de vigne en 1960), en une entreprise florissante (une vingtaine d’hectares de vignes) dont les débouchés proviennent essentiellement de la vente directe de cognac, en s’appuyant sur une forte implication associative au niveau local. L’acquisition du goût pour le métier de François Maçon ne peut se comprendre que par contraste avec le rapport au travail de ses parents. Il ne peut pas « s’investir » pleinement dans leurs « passions » et prend pour acquis les « challenges professionnels » qu’ont relevés ses parents à leur époque — notamment l’élaboration des eaux-de-vie jusqu’à la mise en bouteilles et la commercialisation — et construit son goût pour le métier dans d’autres domaines. C’est dans le suivi de la vigne et la vinification parcelle par parcelle (une pratique peu répandue dans la région délimitée Cognac) qu’il prend aujourd’hui du plaisir dans son travail. Ses « challenges personnels » recouvrent à court terme des essais de traitements dans les vignes, mais aussi la plantation d’un nouveau cépage pour la production de pineau (folle blanche), le suivi de la vigne par parcelles, ou encore de nouvelles pratiques de vinification et de distillation ; à plus long terme le développement de la vente directe, la création de gîtes ruraux ou l’implantation d’un nouveau cépage pour la commercialisation de vin. François Maçon « investit » donc son métier en se démarquant des « dadas » de ses parents. Il se construit ainsi une « passion », dans une logique d’épanouissement personnel : « c’est ma propre expérience », « mes propres projets à moi », « trouver quelque chose qui te donne la passion de le faire ».

3.2 Une transmission du statut qui ne va pas de soi

Alors que pour être un entrepreneur, il faut reconfigurer le patrimoine professionnel dont on a hérité, et se réapproprier le métier de ses parents, il faut néanmoins accepter de reprendre l’entreprise familiale, avec le même statut que ses parents : celui de chef d’entreprise. Sur le terrain des exploitations viticoles charentaises, ce point apparaît clairement lorsque la transmission du statut est problématique8. Les parents-exploitants disent alors que leur fils n’avait pas la « stature », « l’étoffe », la « fibre » ou la « gnac » pour reprendre.

Une question taraudait ainsi Jean-Marie et Marie-Paule Jourdain lorsque je les ai rencontrés en 1998 : comment transmettre à leur fils, Damien, le goût pour la reprise de l’exploitation familiale (une trentaine d’hectares de vigne en Fins Bois, dont la production est commercialisée en vente directe) ainsi que des compétences de chef d’entreprise ? Damien, âgé de près de 30 ans, était salarié de l’exploitation depuis une dizaine d’années, avec l’assentiment de ses parents. Jean-Marie et Marie-Paule Jourdain se demandaient si ce statut de salarié ne

8 Notre démarche s’écarte ici de celle des économistes, dans la mesure où, pour définir ce qu’est l’esprit

d’entreprise, nous n’avons pas seulement pris en compte des « entrepreneurs gagnants » mais des transmissions réussies et ratées des dispositions entrepreneuriales dans les entreprises familiales.

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participait pas à l’absence de motivation de Damien pour devenir chef d’exploitation : « il veut rester salarié, cool ». C’est que l’acquisition des savoir-faire du métier ne se confond pas avec la transmission du statut de chef d’entreprise. Marie-Paule et Jean-Marie Jourdain rappellent à plusieurs reprises les compétences professionnelles de leur fils (« c’est quelqu’un de technique, là-dessus y a rien à lui reprocher, techniquement il se défend très bien ! »), mais ils se sentent impuissants, en revanche, face à son absence de goût pour la reprise de l’exploitation en tant que chef d’entreprise. Les parents Jourdain ont répertorié tout au long de l’entretien enregistré, les nouvelles petites prises de responsabilité de leur fils, interprétées comme autant de signes de sa bonne volonté pour reprendre l’exploitation : « il arrive petit à petit quand même à se débrouiller avec le personnel, à faire comprendre ce qu’il veut ». Mais ils déplorent que Damien, contrairement à sa sœur aînée (infirmière en Suisse), n’ait pas la « stature d’un chef d’entreprise » : « Il n’aime pas les responsabilités, tu vois… il n’aime pas être bousculé… », « il n’a pas la fibre ! ». Les espoirs déçus des parents Jourdain que leur fils Damien reprenne leur exploitation viticole attestent que les transmissions des compétences entrepreneuriales et du goût de la reprise ne fonctionnent pas à tous les coups, même dans le cas d’une exploitation économiquement florissante.

Comme nous l’avons vu, Guy Pilon, boulanger-pâtissier, a bien repris l’entreprise familiale mais exprime clairement sa préférence pour le salariat. Il donne deux explications principales à ses réticences à l’indépendance. Tout d’abord, il considère que son entreprise, étant donnée sa situation en milieu rural et dans un nouveau contexte économique (notamment la concurrence des grandes surfaces), est beaucoup moins rentable qu’elle ne le fût pour ses parents. Cette baisse de rentabilité est liée à la seconde explication qu’il donne : sa femme ne travaille pas avec lui, mais est salariée. Il doit ainsi engager un boulanger et une vendeuse, et faire appel à un comptable pour régler ses problèmes administratifs. Cette situation engendre des coûts supplémentaires et nécessite de sa part la mise en œuvre de compétences organisationnelles qu’il affectionne peu, notamment la gestion des relations employeur-employés. On cerne donc ici ce qu’il manque à Guy pour avoir le goût de l’indépendance : la capacité de saisir les opportunités du marché (il refuse de déménager son fonds de commerce dans un lieu où il serait plus rentable), une compagne prête à épouser les intérêts de la boutique et un goût pour l’encadrement.

Les qualités nécessaires à l’installation sont également perceptibles dans le discours de Philippe, chef d’une entreprise de bâtiment. Il essaye effectivement à plusieurs reprises d’expliquer pourquoi il a pu se mettre à son compte, alors que son père, Michel, y avait renoncé. Tout d’abord Philippe pense que, contrairement à sa femme Sylvie qui s’est immédiatement chargée des tâches administratives au sein de l’entreprise, sa mère n’« était pas prête : il y avait beaucoup d’enfants ». Il estime également que son père, qui n’avait pas du tout fait d’études, n’« avait pas les moyens », évoquant ici la nécessité de savoir évaluer et répartir les ressources matérielles et humaines engagées sur les différents chantiers de l’entreprise. On retrouve donc associés au goût de l’indépendance (Philippe affirme que son père n’a pas vraiment eu la « volonté de s’installer ») des compétences organisationnelles et relationnelles9 ainsi que l’importance de l’implication de la conjointe.

A partir de ces exemples, on peut dégager les conditions familiales favorable pour que la transmission du statut de chef d’entreprise ait bien lieu. Dans les cas de reprise, il faut que les parents laissent effectivement la place de chef d’entreprise au repreneur, c’est-à-dire lui laissent

9 On retrouve ici le rôle de l’entrepreneur souligné par Schumpeter : la fonction managériale (S

CHUMPETER

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mettre en place ses projets professionnels. Ainsi, dans la famille Jourdain, tachent de laisser « prendre progressivement des responsabilités » à leur fils.

On peut aussi dégager des conditions conjugales plus favorables que d’autres, notamment avoir une compagne qui endosse une partie des responsabilités (le secrétariat, la gestion de l’entreprise). Du point de vue de Damien Jourdain, par exemple, la reprise de l’exploitation est un peu trop écrasante pour un célibataire : « pour reprendre [il faudrait] que je sois avec quelqu’un qui travaille avec moi, parce que tout seul, je le vois mal quand même. Pas que je sois pas capable, mais de l’assumer… J’préfèrerais être à deux ! ». Dans d’autres cas, cela peut être le travail à l’extérieur de la conjointe qui permet de desserrer la contrainte budgétaire de l’entreprise ou de prendre des risques financiers pour se mettre à son compte (les jeunes agriculteurs encouragent d’ailleurs leurs compagnes à travailler « à l’extérieur »).

3.3 L’esprit d’entreprise

Que signifie donc entreprendre lorsqu’on reprend une entreprise familiale ? L’innovation et la prise de risque en situation d’incertitude sont les deux caractéristiques mises en avant par les théories économiques classiques de l’entrepreneur10. Nos enquêtes sur les entreprises familiales nous conduisent à préciser et nuancer les conclusions des économistes.

3.3.1 L’innovation dans la gestion du patrimoine et la pratique du métier

Dans les théories économiques classiques, l’entrepreneur est un innovateur qui favorise l’émergence et le développement de nouvelles possibilités non encore connues dans son environnement économique (SCHUMPETER 1989 [1951]) ; il est capable de repérer de nouvelles occasions de gain, en explorant mieux que les autres la demande possible des consommateurs (KIRZNER 1973). Les économistes mettent donc l’accent sur les capacités de l’entrepreneur à se singulariser dans un champ économique donné : un entrepreneur performant est celui qui ouvre des phases d’actions nouvelles non repérées par les concurrents sur le marché. Sur nos terrains, entreprendre, c’est bien, pour les entrepreneurs, gérer un patrimoine en tenant compte des transformations du secteur d’activité : lorsque les repreneurs reconfigurent le patrimoine professionnel dont ils ont hérité, c’est pour tirer le meilleur parti de ce patrimoine dans un nouveau contexte économique. C’est aussi innover dans la pratique de leur métier en tenant compte de celles de leurs concurrents et de l’évolution de la demande. François Maçon commente ainsi ses projets de vinification à la parcelle pour l’entreprise viticole qu’il reprend : « il fallait trouver quelque chose de beaucoup plus moderne, de beaucoup plus ingénieux et surtout de beaucoup plus original (…) Ce qui n’existe pas ailleurs, il faut le faire et donc, faut qu’on parte là-dessus ».

Nos enquêtes sur les entreprises familiales nous conduisent cependant à mettre l’accent sur un autre aspect de l’innovation dans les entreprises familiales. Pour les entrepreneurs, il ne s’agit pas juste d’être plus compétitifs en innovant, mais de se démarquer de ses prédécesseurs

10 Cf.B

OUTILLIER, UZUNIDIS 1995. Les théories économiques de l’entrepreneur à partir de la première moitié du XXe siècle (Hayek, Keynes, Knight, Kirzner, von Mises, Schumpeter) ont pour point commun de récuser l’hypothèse d’omniscience dont sont dotés les agents dans la théorie néoclassique. Elles mettent en évidence les difficultés de la connaissance et de la prévision que rencontrent les individus face à la complexité, à la nouveauté ou tout simplement, à l’existence d’aléas. L’entrepreneur tire ses revenus d’une situation d’incertitude où tous les agents économiques ne sont pas en possession des mêmes informations. Pour une discussion des théories économiques de l’entrepreneur par la sociologie économique voir SWEDBERG 2000, THORNTON 1999 et en France les travaux de SCIARDET 2002 et ZALIO 2004a et 2004b.

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(souvent les parents) pour s’approprier le patrimoine et le métier. Reconfigurer le patrimoine hérité et innover dans la pratique professionnelle, c’est donc non seulement saisir des opportunités nouvelles offertes par le marché, mais aussi construire un projet professionnel singulier en conformité avec la norme de l’épanouissement personnel.

3.3.2 Savoir gérer le risque

Dans les théories économiques classiques, entreprendre c’est prendre des décisions dans un environnement incertain: l’entrepreneur est celui qui assume le risque lorsque celui-ci n’est pas mesurable (KNIGHT 1921). Nos enquêtes sur les entreprises familiales nous conduisent à nuancer cette image et à définir l’entreprenariat comme la capacité à s’organiser pour prendre le moins de risques possibles.

Ainsi, Philippe n’affirme pas que son père manquait de goût du risque, mais au contraire qu’il « manquait d’assurance » et « n’était pas assez confiant ». Pour Philippe, ce qui fait le bon chef d’entreprise, ce n’est donc pas la prise de risque, mais la capacité à maîtriser le risque. Il affirme ainsi qu’une personne trop jeune n’est pas la meilleure candidate à l’installation : « A vingt ans, on a envie de grimper, on est un peu inconscient, insouciant, à vingt ans ». Cette position s’appuie sur l’exemple de son frère aîné, qui a rapidement monté son entreprise, avait un comportement extrêmement « risquophile » (notamment mis en relation avec sa consommation d’alcool et ses problèmes psychiatriques) et a rapidement dû mettre la clé sous la porte. L’installation nécessite ainsi, selon Philippe, l’acquisition d’une expérience qui permet de mesurer et de maîtriser les risques pris.

Dans le secteur agricole, un des objectif du stage théorique d’installation des jeunes agriculteurs est de leur faire prendre conscience des risques financiers qu’ils auront à prendre dans leur activité. L’observation participante en 2001 d’un stage d’installation théorique de 64 heures, au lycée agricole d’Angoulême, montre qu’au début de la formation les jeunes participants étaient peu averses au risque : familiers de l’expérience de leurs parents, ils se sentaient prêts, par exemple, à contracter dès l’âge de 25 ans de lourds emprunts de plusieurs centaines de milliers d’euros. Face à eux, le conseiller agricole a tenu tout au long du stage un discours de responsabilisation au sujet de leurs engagements financiers futurs : « il est normal dans un cycle de production annuel de faire un découvert, mais ce que je vous reproche, c’est qu’il faut prévenir la banque à l’avance ! Si vous n’êtes pas capable de gérer, alors ça ne fonctionne pas ! ». Ce discours technique sur la gestion des risques avait aussi pour but de faire peur aux participants en leur faisant prendre conscience de l’ampleur des difficultés qui les attendaient. Il a d’ailleurs porté ses fruits : à la fin de la formation, les jeunes agriculteurs se sentaient refroidis, voire même démoralisés.

Nos enquêtes montrent donc que les institutions chargées de la formation des jeunes entrepreneurs ainsi que les entrepreneurs installés ne valorisent pas la prise de risque en tant que telle, mais plutôt les compétences nécessaires pour le maîtriser. La mise à son compte dans les entreprises que nous avons étudiées est le résultat de projets et d’investissements familiaux (conjugaux et plurigénérationnels). De ce fait, l’enjeu n’est pas de prendre des risques mais de maintenir et faire fructifier l’entreprise familiale (en tant que patrimoine, métier, statut, réputation, etc.).

Conclusion :

Le terrain des entreprises familiales nous a conduit à mettre à jour le paradoxe de repreneurs qui se présentent néanmoins comme des entrepreneurs et s’agglomèrent à l’image du « self made man ». Dans la perspective de la sociologie économique, nous avons rendu compte

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des activités d’un entrepreneur et de sa rationalité subjective en tant qu’il est un individu inscrit (encastré) dans des interactions sociales (GRANOVETTER 2000, 2003), et non pas un individu a-social aux préférences constituées (c’est-à-dire ayant une « personnalité entrepreneuriale » donnée). De ce fait, nous avons été conduites à mettre l’accent sur les transmissions familiales à l’origine de reprises, mais également à l’œuvre dans la création d’entreprises. Ces transmissions familiales se révèlent finalement compatibles avec l’esprit d’entreprise tel que le définissent nos enquêtés. Quel que soit leur poids, elles n’empêchent pas les repreneurs-entrepreneurs de mettre en avant des compétences en termes d’innovation (dans la pratique professionnelle et la gestion du patrimoine), de management et de maîtrise des risques. L’étude des entreprises familiales montre comment l’idéologie entrepreuneuriale concilie les caractéristiques du self made man et de l’héritier, illustrant et participant au paradoxe d’une société méritocratique qui valorise l’épanouissement personnel, tout en s’appuyant sur la reproduction sociale.

Bibliographie :

G. AUGUSTINS, Comment se perpétuer ? Devenir des lignées et destins des patrimoines dans les paysanneries européennes, Nanterre, Société d’ethnologie, 1989.

S. BOUTILLIER, D. UZUNIDIS, L’entrepreneur. Une analyse socio-économique, Paris, Economica, 1995.

Business History, « Family Capitalism », vol. 35, n°4, oct. 1993.

J. DAVID « Les formes contemporaines de la transmission des exploitations agricoles », Etudes Rurales, n°110-111-112, 1988, pp. 71-83.

M. GRANOVETTER, Le marché autrement. Les réseaux dans l’économie, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.

« La sociologie économique des entreprises et des entrepreneurs » (traduction d’Ashveen Peerbaye et Pierre-Paul Zalio), Terrains et travaux, n°4, 2003, pp. 162-206. Initialement publié dans A. PORTES (ed.), The Economic Sociology of Immigration, Russel Sage Foundation, New York, 1995, pp. 128-165.

F. H. KNIGHT, Risk, Uncertainty and Profit, Boston, MA: Hart, Schaffner & Marx; Houghton Mifflin Company, 1921.

I. KIRZNER, Competition and Entrepreneurship, Chicago, University of Chicago Press, 1973. N. MISSEGUE, « Le patrimoine professionnel des indépendants », INSEE Première n°558, 1997. J. SCHUMPETER, Essays : On Entrepreneurs, Innovations, Business Cycles and the Evolution of Capitalism, New Brunswick and Oxford, Transaction Publishers, 1989 [1951].

H. SCIARDET, Les marchands de l’aube. Ethnographie et théorie du commerce aux puces de Saint-Ouen, Paris, Economica, 2002.

F. de SINGLY, Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996.

R. SWEDBERG (ed.) Entrepreneurship : The Social Science View, Oxford, Oxford University Press, 2000.

P. THORNTON, « The Sociology of Entrepreneurship », Annual Review of Sociology, 25, 1999, pp. 19-46.

P.-P. ZALIO, « L’entreprise, l’entrepreneur et les sociologues » in Entreprises et Histoire, , n°35, 2004a, pp. 16-30.

« Territoires et activités économiques, une approche par la sociologie des entrepreneurs », Genèses, n°56, 2004b, pp. 4-27.

Références

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