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Nietzsche et les sciences sociales

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

Nietzsche

et

les sciences sociales

par

Jacques Chamberland

Département de science politique

Université McGill, Montréal

Une thèse soumise

à

la faculté

des études graduées et de la recherche,

en accomplissement partiel

des exigences pour le diplôme de

maître en Arts.

Université McGilI

Montréal, Québec.

Février, 1989.

(2)

(

Table des matières

Résumé ... 4

Abstract ... 5

Itel11ercierncnts ... 6

IntnKluction ... 7

Premier chapitre: Nietzsche et l'entreprise de la connaissance Première partie: Les conséquences de la mort de Dieu ... Il Deuxième partie: Le perspectivisme. la vérité et la connaissance 2.1 La nature du pcrpcctivisme ... 14

2.2 Vérilé et connaissance comme erreur nécessaire ... t9 2.3 Vérité et connaissance comme Volonté de Puissance ... 25

2.4 La philologie, la généalogie cl la connaissance ... 29

Troisième partie: Les problèmes inhérents à la philosophie Nietzschéenne en ce qui a trait à la connaissance 3.1 Problèmes relatifs à la généalogie ... 33

3.2 Problèmes relati,"s au perspectivisme ... '" 36 3.3 Problème~ relatifs à la doctrine de la Volonté de Puissance ... 38

3.4 Nietzsche ct la théorie de la vérité ... 39

3.5 Nie17.sche l'tla théorie de la connaissance ... 41

Notes du premier chapitre ... 45

Ileuxième chapitre: Nietzsche et le positivisme Première partie: Description du positivisme t.1 Niellsche et le positivisme ... 47

1.2 Généralités à propos de la méthodologie scientifique ... 48

1.3 Les sciences sociales positivistes ... 49

1.4 Problèmes de transfert ... 51

1.5 Ce qu'il advient de la politique ... 52

Deuxième purtie: L'uccusation d'Habetmas contre Nietzsche 2.1 La position d'Habermas face au positivisme ... 54

(3)

Troisième partie: La place de Nietzsche dans ce discours

3.1 Le posilivismc de Nietzsche ... 59

3.2 Le pOle du positivisme chez Nietzsche ... 60

3.3 Le Nietzsche de la maturi~ et les sciences ... 62

3.4 Verdict sm les dires d'Habennas à l'endroit de Nietzsche ... 65

Notes du deuxième chapitre ... 68

Troisième chapitre:

Nietzsche et l'herméneutique

Première partie: Développement de l'hennéneutique ... 70

Deuxième partie: L'herméneutique moderne: Hans-Georg Gadarner ... 76

Troisième partie: L'hennéneutique en science sociale: Charles Taylor ... 83

Quatrième partie: Nietzsche et l'hennéneutique ... 88

Notes du troisième chapitre ... 99

Conclusion ...

lOI

(4)

Résumé

Ce travail souhaite mettre en cause deux propositions sur les sciences humaines modernes: les prétentions au monopole formulées tour à tour par l'explication (école positiviste) et l'interprétation (école herméneutique) et ce par rapport à la philosophie nietzschéenne. On commence d'abord par une investigation de la philosophie nietzschéenne par rappon aux questions ayant trait à la connaissance. On met

à

jour les vues de Nietzsche par rapport à toute entreprise de la connaissance. Ayant établi cette base nous nous tournons ensuite vers une investigation des rapports pouvant exister entre la pensée nietzschéenne et le modèle méthodologique positiviste et ce en tenant compte des allégations de Jürgen Habermas désignant Nietzsche comme l'un des jalons philosophiques menant à l'hégémonie du positivisme et de la rationalité l'accompagnant. Puis nous verrons quels sont les rapports pouvant exister entre la pensée nietzschéenne et la méthodologie interprétative (herméneutique). Globalement cela nous permettra de découvrir quels sont les rappons pouvant exister entre la philosophie de Nietzsche et les deux propositions (explication vs interprétation) se disputant le monopole de la connaissance en science sociale.

~

(5)

-Abstract

The purpose of this essay is to question two basic propositions put forth hy modem social sciences: the daim to philosophical monopoly held, on the one hand, by tht.' school of thought which relies on explanation (positivism), and on the other, hy thnsc who consider 'interpretation' (henneneutics) as a more lIppropriatc mcthod of lInalysis. Nietzsche's work will provide the framework within which the two connicting daims arc to be assessed.

Thus, we will first have to study those tenets of Nietzsche's thought which tOllch upon the concept of knowledge as philosophical enterprise. Once this is snlidly achicvcd, we will explore possible (potential) connections betwecn Nietzsche and the positivist paradigm. Our inquiry will be made on the basis of Jurgen Ilabennas's dcsigllation of Nietzsche as a milestone in the endeavour which eventllally Icd to the hegclllony of positivism, and consequently of instrumental rationality. fïnally, this essay will try to sec whether Nietzsche's thOllght influenced or opposed the methodology of the 'interpretative' (hermeneutical) school.

On the whole, this intellectual qllest will al10w us 10 discover Ihe thOllghl proccsscs existing between positivism and hermeneutics, and Nielzsche's philosophy, respectivcly.

(6)

l

Remerciements

Je tiens à remercier messieurs James Tully et Charles Taylor qui, tout au long de ma recherche, m'ont aidé et encouragé. Sans eux, ce travail aurait sans doute été de moindre qualité.

Je veux aussi remercier mes parents qui, tout au long de mes études, m'ont fourni encouragement et aide financière. Je les remercie pour leur grande bonté et leur patience sans borne.

(7)

Introduction

À première vue le titre même de notre étude peut sembler inusité. D'une part parce que le sujet semble très vaste et aussi parce que les deux éléments formant le titre ne semblent avoir rien en commun. Le nom d'un auteur célèbre et d'une discipline forment un sujet bien vaste, trop peut-être? C'est pourquoi nous devons délimiter d'abord ce qui semble trop étendu. Car le problème que nous abordons en est un qui concerne l'ensemble du champ social. Notre étude, en effet, s'adresse à tout le champ social, mais ce à travers un point de vue bien précis, soit celui des méthodes. L'ensemble de cette étude concerne les méthodologies dont on se sen pour étudier, comprendre et analyser le social. Et les questions méthodologiques font des questions de fond, s'adressant à tout l'édifice d'une discipline et que l'on ne peut éviter. Les méthodes sont, somme toute, à la base de toute recherche. Voilà pourquoi le second élément de notre titre est aussi englobant.

En voyant ce titre on peut aussi se demander: pourquoi Nietzsche? En effet, à prime abord, il est assez inusité d'accoler le nom de Nietzsche à un champ d'étude tel les sciences sociales. Lorsque l'on a pour centre d'intérêt les sciences sociales on serait en droit de s'attendre à un titre tel: «Marx et les sciences sociales», ou «Max Weber et les sciences sociales», ou encore «Durkheim et les sciences sociales» étant donné que ces auteurs se sont intéressés directement à ce champ du savoir. Tandis que Nietzsche Illi ne s'est guère arrêté aux questions concernant les sciences sociales et leurs méthodes. Alors pourquoi avoir opté pour lui? Eh bien c'est là exactement l'intérêt de notre choix. Les auteurs que nous avons nommés ci-haut ont tous étudié le domaine social à fond et tous ont développé des méthodes propres permettant d'apprivoiser ce qui se déroule dans ce domaine. Il eût été peut-être plus facile mais, croyons-nous, moins intéressant de s'attarder aux méthodologies des sciences sociales à partir de la réflexion d'un de ces auteurs. Ce qui importe à nos yeux est de prendre un certain recul et Nietzsche permet ce

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recul (n'étant pas intimement lié au domaine des sciences sociales) et de plus il nous offre l'opportunité d'un questionnement fondamental.

Ici certains pourraient nous objecter: «mais alors pourquoi pas Kant ou Hegel, ces auteurs ~nnettent eux aussi le recul nécessaire et nous offrent aussi un questionnement fondamental». Une telle objection est tout à fait légitime et il serait sans doute intéressant de refaire une étude semblable à la nôtre, mais en ayant pour point d'appui Kant ou Hegel. Or nous avons opté pour Nietzsche, car il se situe (historiquement et intellectuellement) à la fin dt; cette tradition de grands philosophes métaphysiques. IlIa clôt pour ainsi dire. Nietzsche poursuit et met fin au débat amorcé par Hume et s'étalant jusqu'à Hegel au sujet de la connaissance. Le questionnement de Nietzsche est tout aussi fondamental que celui des auteurs susmentionnes. Voilà les f~isons justifiant le choix du sujet et de l'auteur à partir duquel nous nous proposons de bâtir notre étude.

La problématique globale au cours de cette étude sera celle se rattachant aux méthodologies utilisées en science sociale. Quiconque s'intéresse au champ de la connaissance finit par rencontrer des probl'!mes d'ordre méthodologique, car toute connaissance systématique passe par le biais de la méthode. Elle est l'intermédiaire menant à la connaissance. Bien peu de domaines peuvent prétendre avoir trouvé 'la méthode' conduisant infailliblement à la connaissance. Les problèmes méthodologiques et épistémologiques s'y rattachant refont sans cesse surface, et ce même-dans un domaine tel la science où la connaissance se veut certaine, objective et définitive. De nombreux ouvrages·. sur le sujet ont démontré que les assises méthodologiques des sciences ne sont pas aussi inébranlables qu'on a bien voulu le croire. Somme toute la problématique reliée à la méthodologie n'est pas uniquement réselvée aux sciences sociales, mais s'adresse à toute entreprise visant la connaissance. Le questionnement à propos des méthodes est donc un questionnement primordial et fondamental.

• Voir: Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, (2e édition - 1970), Paul Fcycrabcnd, Agamst method (1975) et tout le débat qui s'ensuivit jusqu'aux répercussions dans l'oeuvre

(9)

Au sein des sciences sociales la méthodologie fut pendant longtemps quelque chose s'apparentant à un dogme. Ce n'est que récemment* que l'on a commencé à véritablement contester l'appareil monolithico-dogmatique des méthodes utilisées en science socIale. Auparavant (et encore aUJourd'hui pour plusieurs) les méthodes des scienœs sociales s'établissaient à partir de celles des sciences pures. C'est ce qu'il est convenu d'appeler le courant positiviste t::n science sociale. On croyait qu'en empnmtant les méthodes scientifiques on en arriverait à des résultats aussi probants et justes que ceux obtenus dans les sciences appliquées. On prétendait qu'il suffi::lait de transférer les méthodes d'un champ à l'autre de la connaissance pour en arriver à la rectitude et à la connaissance objective. Selon ce point de vue les sciences sociales ne diffèrent pas en nature des sciences appliquées. La différence entre les deux champs de connaissance n'en est qu'une de degré de développement selon ce point de vue. D'après les tenants de cette position l'incertitude régnant au sein des sciences sociales n'est due qu'à un manque de maturité. Une fois leur développement achevé les sciences sociales devraient, suivant cette doctrine, se tenir sur un pied d'égalité avec les sciences pures en ce qui a trait à la connaissance.

Parallèlement à ce modèle méthodologique (emprunté à celui des sciences) un autre paradigme méthodologique s'est développé, Cet autre modèle prétend que l'objet des scien~es sociales et celui des sciences appliquées sont de 'nature' différente. Cette position méthodologique repose sur une appréciation épistémologiqlle différente du modèle positiviste. Selon les tenants de cette position ce qui fonne la substance de l'objet d'étude du social diffère non pas en degré, mais en 'nature' de l'objet de la science. Ainsi

le social est constitué d'agents dont l'action est remplie de 'sens'; les agents interprètent ce qui se déroule autour d'eux et aussi s'auto-interprètent. Les éléments formant l'objet des sciences appliquées ne se livrent pas à une telle activité. Il convient donc selon les tenants de cette position d'adopter une méthode qui tienne compte de cette donnée fondamentale. C'est pourquoi il faut opter pour l'herméneutique. En effet l'herméneutique pennet d'étudier le social en tenant compte des significations

(10)

(symboliques ou réelles) inhérentes au tissu social. De la sorte cette méthode se prétend plus adéquate à l'étude du champ social.

Dans ce qui suit nous confronterons ces deux méthodes au corpus de la pensée Nietzschéenne. Ainsi d'abord nous verrons ce que Nietzsche peut avoir à dire par rapport à la méthodologie positiviste et ce en tenant compte des allégations de Jurgen Habermas pour qui Nietzsche est l'un des jalons ayant conduit à l'hégémonie de la méthode scientifique et GU type de rationalité lui appartenant. Puis nous verrons comment la pensée Nietzschéenne se comporte face à l'herméneutique. À prime abord certains aspects majeurs de la philosophie nietzschéenne, tel son perpectivisme, semblent le rapprocher d'une telle manière de penser, mais IIOUS verrons plus précisément ce qu'il en ressort.

Mais auparavant étant donné la nature de notre sujet (se rattachant à la connaissance en général) il convient d'abord d'exposer les vues de Nietzsche en ce qui concerne la connaissance et son acquisition de même que tout ce qui s'y rattache (notamment la vérité). Notre étude se déploiera donc comme suit: chapitre premier: Nietzsche et l'entreprise de la connaissance; chapitre second: Nietzsche et le positivisme; chapitre troisième: Nietzsche et l'herméneutique.

(11)

-Premier chapitre:

Nietzsche et l'entreprise de la connaissance

Première partie: Les conséquences de la

mort de

Dieu

Hegel avait déjà annoncé la «mort de Dieu». Nietzsche a repris ce thème ct fait dire à Zarathoustra: «Serait-ce donc possible! Ce vieux saint dans sa forêt, il ne l'a donc pas encore appris que Dieu est mort» (1). Nietzsche ne proclame pas la mort de Dieu, mais

rappelle simplement que déjà il est mort. Ce qui préoccupe Nietzsche c'est beaucoup plus les conséquences d'un tel avènement. Celui-ci ébranle la société dans ses fondements même. Suite à la mort de Dieu tout s'écroule, l'édifice moral et religieux s'effondre. Les bases soutenant les normes et les valeurs disparaissent. On assiste à une pene de «sens»; tout devient dénué de sens.

Nietzsche ne déplore, ni n'exhulte cet avènement. Il constate <lu'il est le résultat inévitable de la moralité chrétienne. Celte dernière, prétend Nietzsche, est lu source du nihilisme et de la décadence qui en découle (2). À la question: qu'est-ce qui il anéanti Dieu? Nietzsche donne cette réponse:

«C'est la moralité chrétienne elle-même, la notion de véracité comprise avec une rigueur croissante, la délicatesse de la conscience chrétienne affinée par le confessionnal, traduite et sublimée jusqu'à être transformée en conscience scientifique, en honnêteté intellectuelle à tout prix.» (3)

Ce que Nietzsche déplore c'est que l'on se maintienne dans le nihilisme, que l'on ne remplace pas les valeurs perdues. Nietzsche accuse ses pairs de vivre dans l'ombre de Dieu. On continue d'agir et de penser comme auparavant, mais s~,"s toutefois avoir la même assurance. Suite à la mort de Dieu, nous l'avons vu, il n'y a plus de sens, alors Nietzsche affirme que s'il n'y a plus de sens il faut en créer. C'est là la seule façon de sortir du nihilisme.

(12)

Au niveau de la connaissance la mon de Dieu enttaîne et instaure le règne du doute et de l'incertitude. Il n'y a plus d'absolu, le scepticisme devient roi. D~jà chez certains philosophes le doute s'était infiltré.- David Hume considère la conscience comme le premier et le plus important récepteur d'impressions. Les sens, selon lui, servent uniquement à filtrer et à canaliser les impression venant du monde externe, la conscience, toujours selon Hume, est notre véritable voie d'accès à la connaissance du monde extérieur. Et au sein de la conscience il y a d'une pan les impressions et d'autre part les idées - elles mêmes dérivées des impressions. C'est l'imagination qui a pour rôle d'unifier, de faire de toutes nos impressions une suite. Elle construit notre monde. Or cela comporte un problème, car l'imagination est quelque chose de volatile, frivole, agissant dans le d()maine de la fiction. Et une telle pré-condition ne peut guère mener à un système solide et rationnel. Et c'est cependant en elle qu'ultimement notre foi repose. De cette façon Hume prétend avoiT démontré la fragilité des fondations sur lesquelles repose notre connaissance du monde, et prétend que cela implique que l'on ne peut que dépendre de ces fondations (4).

Par la suite Kant sera d'accord avec Hume pour affirmer que l'on ne peut être au courant de rien sauf de ce qui nous apparaît (et non des essences). Donc toute connaissance est connaissance de ce qui nous apparaît. Or pour Kant cela ne signifie pas que toute connaissance est automatiquement subjective et limitée à l'individu seul. Au contraire il y a, selon lui, une connaissance absolue de ce qui est apparent. D'ailleurs, d'après Mary Wamock, Kant croyait que:

«( ... ) the nature of reason itself is supposed to give us the clue ta what the categories are, and we know independently of experience, a priori, that these categorial rules must hold. So the formulation upon which our knowledge rests is no longer so whimsical and trivial a thing as the force of habit, or the power of fancy that we may happen to possess.» (S)

À la différence de Hume, Kant croit qu'il est toujours possible de connaître avec certitude le monde externe (apparent), que nous ne sommes pas uniquement à la merci de nos sens et de notre imagination. Pour lui il est toujours possible de connaître de façon absolue.

(13)

La vision de Nietzsche quant à la connaissance peut être perçue comme un désaveu de

ce que Kant a dit à propos de deux grandes questions. D'abord il ne croit pas que les catégories que nous appliquons pour connaître le monde externe soient les seules possibles. Et il ne croit pas que nous appliquons nos catégories à de simples apparences des choses et ce parce qu'il ne croit pas légitime d'établir une distinction entre ce qui existe réellement et le monde apparent. Pour lui il n'y a qu'un monde et non deux. Nietzsche rejette la dualité kantienne du monde apparent et du monde réel.

Pour Kant • savoir' signifie comprendre les lois qui gouvernent à la fois le comportement présent et futur des objets. Mary Wamock affume à ce propos:

«So the point of the Copernic an Révolution is that we should realize that our knowledge does not conform to objects as they are; but rather that objects as they appear confonn to our knowledge of our reason, which is ail we could possibly have.» (6)

Or Nietzsche abolit et dépasse toute cette problématique en éliminant l'idée humienne de la conscience. Selon lui l'idée même de la conscience en tant qu'entité interne séparée. enfermée dans le corps, est un mythe. De la sorte: «By abolishing consciousness, Nietzsche hoped to have abolished in one stroke both Hume's predicament and Kant's solution to it» (7). Nietzsche fait en quelque sorte partie de cette tradition philosophique s'étendant de Hume à Hegel, mais il clôt dans une grande mesure cette tradition; il y met un terme.

Ainsi Nietzsche s'élève contre la pensée systématique (qui est l'un des traits caractéristiques de la philosophie de ces penseurs), car les systèmes s'élaborent à partir de

certaines prémices et celles-ci ne sont jamais questionnées; et pour lui tout énoncé mérite d'être questionné. De plus aucun système unique ne révèle la vérité; au mieux chacun organise un point de vue ou une perspective. Alors qu'il faut, selon Nietzsche, considérer plusieurs perspectives et un philosophe ne devrait pas emprisonner sa pensée dans un système. Nietzsche désire remplacer le systématisme par l'expérimentation; il faut vivre les problèmes.

(14)

(~

Tous ses prédécesseurs prennent pour acquis des faits bruts, or cela est une aberration pour Nietzsche, car il n'existe rien de tel. D'après lui il n'y a que des interprétations; il est impossible de passer par-dessus l'interprétation pour en arriver aux faits bruts, elle est indépassable et inévitable. Et ceci, conjugué au fait que pour Nietzsche tout soit en devenir (pas d'en-soi), lui fait dire qu'il n'y a pas de vérités absolues. Alors il se demande pourquoi nous attachons tant d'imponance à la vérité.

n

s'interroge à propos de la valeur de la vérité. Mais ne précipitons pas les choses et attardons-nous en profondeur sur ce qu'est la pensée de Nietzsche quant à la connaissance et la vérité. Son rejet des faits bruts l'amène à mettre de l'avant ce qu'il est convenu d'appeler le perspectivisme.

Deuxième partie:

Le perspectivisme,

la

vérité et la connaissance

2.1

La nature du perspectivisme

Pour Nietzsche une connaissance absolue du monde telle que supposée par la philosophie classique (notamment chez Kant) est impossible. Car elle requerrait et présupposerait la stabilité, que le monde soit fixe, qu'il soit un 'étant'. Or, pour Nietzsche, le monde n'est pas figé. S'inspirant d'Héraclite, Nietzsche opte pour une vision du monde où le flux est ce qui caractérise le monde. Le monde est en devenir. L'ontologie nietzschéenne nous ramène à l'époque pré-socratique afin de nier toutes les ontologies de l'être et de l'étant. À partir de Socrate, les philosophes ont fait fausse route, aboutissant à une falsification du monde afin de le faire pénétrer dans les catégories de l'être. Nietzsche s'oppose à toute cette tradition philosophique en signalant que tout est en devenir. Pour lui la réalité est chaotique, c'est un flux en devenir permanent. Étant donné sa position sur la nature du monde et de la réalité, Nietzsche repousse aussi la notion 'd'en soi'.

n

trouve cette notion contradictoire et insoutenable:

(15)

«One would like to know what things-in-themselves are; but behold, there are no things-themselves! But even supposing there were an in-itself, an unconditioned thing, it would for that very feason he unknowable! Something uQconditioned cannot be known; otherwise it wou Id not be unconditioned! Coming to know, however, is always «placing oneself in a condition al relation to something.» (8)

Et il ajoute plus bas: «There are no 'fact-in-themselves', for a sens must always he

projected into them before there can be 'facts'» (9). Le monde est en mutation constante et le réel est défini par notre relation au monde.

Nietzsche refuse de définir le monde selon les catégories de 'l'être' propres à la philosophie traditionnelle. Il n'opère plus dans la sphère ontologique que cette philosophie préconisait. Il substitue au concept d'être celui de vie afin d'indiquer que l'être lui-même n'est qu'interprétation, car vivre c'est d'abord et avant tout évaluer·. Jaspers fera dire à Nietzsche à ce sujet: «Du monde comme tout nous ne pouvons pas dire ce qu'il est» (10). Et il poursuit en faisant remarquer que «Nietzsche met en garde contre toutes les représentations du tout ... » (11). Dans La Volonté de

puissance

Nietzsche écrit: «Profound aversion to reposing once and for a11 in any one total' view of the world. Fascination of the opposing point of view: refusaI to be deprived of the stimulus of the enigmatic» (12). Nous sommes dans le monde et son 'être' ne saurait être saisi par les simples participants que nous sommes. Notre connaissance du monde est conditionnée par notte présence au monde, par notre relation à lui, par notre interaction avec lui.

Qu'en résulte-t-il de notre connaissance du monde, du réel. etc.? Pour Nietzsche notre savoir ne peut être qu'interprétation (résultat de notre interaction et présence au monde). Donc pour lui tout savoir est interprétation et toute interprétation est perspective, car elle découle de notre position et de notre enracinement dans le monde. Ainsi:

«Coming to know means 'to place oneself in a condition al relation to something'; to feel oneself conditioned by something and onesdf to condition it - it is therefore under aU circumstances establishing, de!loting,

• Et si vivre c'est tvaluCl, la connaissance que nous avons ou atteignons se situe dans le cadre de la vic et ainsi fait d'eUe aussi une 6valualion, ce qui fait dire à Nietzsche que la connaissance est aussi rauachée à

(16)

and making conscious of conditions (not forthcoming entities, things, what is 'in-itself').» (13)

Notre connaissance provient toujours d'une (ou plusieurs) perspectives; il n'y a pas de connaissance des faits en-soi, de même qu'il n'y a pas de vérité non-interprétée. La vie humaine est nécessairement historique, sociale et biologique et c'est là le contexte permettant l'émergence de toute connaissance. Richard Schacht dans son étude sur Nietzsche affinne: «One of the things our knowledge cannot be, he argues, is a non-perspectival, unconditioned apprehension of 'true being'» (14). L'être lui-même est une partie de notre perspective plutôt que ce qui ultimement constitue la réalité. L'être est, selon lui, une fiction ontologique propre à la tradition philosophique selon laquelle l'existence de faits ne faisait aucun doute et contre laquelle il déploie sa doctrine du perpectivisme. Nietzsche refuse et rejette toute entreprise fondationnelle au niveau épistémique. Et dans ce qui passe pour être son énoncé le plus clair au sujet du perspectivisme et que nous citons ici en entier il écrit:

«Gardons-nous en effet, Messieurs les philosophes, dorénavant contre cette vieille et d.angereuse affabulation conceptuelle qui a établi un 'sujet de la connaissance, sans volonté, sans douleur, intemporel', gardons-nous des tentacules des concepts contradictoires tels que 'raison pure', 'spiritualité absolue', 'connaissance en soi'; ce qui est toujours demandé ici, c'est de penser un oeil qui ne puisse être du tout pensé, un oeil qui ne doive être tourné dans aucune direction du tout, dans lequel les faces actives et interprétatives doivent se trouver bridées, doivent faire défaut, bien que voir ne soit voir-quelque-chose que grâce à elles uniquement, ce qui est donc toujours demandé ici c'est une inconcevable absurdité d'oeil. Il n'y a de vision que perpectiviste; et plus nous laissons de sentiments entrer en jeu, plus nous disposons d'yeux, d'yeux différents pour la même chose, plus complète aussi sera notre 'notion' de cette chose, notre 'objectivité'. Mais de principe éliminer la volonté, écarter tous les sentiments, à supposer que cela soit possible: comment? n'est-ce pas châtrer l'intellect? .. » (15)

Nietzsche de par sa doctrine du perspectivisme affmne que tout n'est que perspective parce que tout est interprétation et que l'interprétation est le résultat de notre position dans le monde. Donc la connaissance est essentiellement interprétative et perspectiviste:

«Knowing likewise for Nietzsche is al ways and inescapably a perspectival knowing, because it involves a process of interpreting on the part of creatures whose relations to that which they interpret affect their

(17)

-

interpretations -circumstances.» (16) which relations are conditions, histories Ilnd

Notre vision du monde, notre connaissance entière est dépendante de notre perspective, de notre point de vue; en changeant ou modifiant notre perspective notre monde deviendrait différent. Car l'activité même de la connaissance est, pour Niet7.sche, une formulation du monde. Ainsi:

«Perspectivism implies that in order to engage in any <lctivity wc must nece3sarily occupy ourselves with a selection of material and exclude much from our consideration. Il does not imply that we sec or know an appeanmce of the world instead of that world Îtself. The perspective is Ilot the object seen, a self-contained thing which is independent of and incornparahle tn every other. What is seen is simply the world from that perspective.» (17)

Le perspectivisme est la tentative de Nietzsche pour remplacer l'épistémologie traditionnelle par une compréhension de la connaissance qui ne pose pas une vision comme étant finale et définitive. Cela nous montre non seulement que notre connaissallce est limitée et masquée, mais aussi qu'il doit en être ainsi si l'on désire co.lI1aÎtre. Pour Nietzsche la nature est silencieuse et notre langage lorsqu'utilisé nous condamnc à

l'erreur; or le perspectivisme est la solution à ce dilemme. On reconnaît alors, grâce au perspectivisme, le caractère voilé du langage et de la pensée: ils masquent le réel (l R).

Notre existence entière est un handicap à l'apprentissage. Dans la même veine Niet7sche va jusqu'à dire que nous n'avons pas l'appareillage nécessaire à la connaissance tellc que voulue par la philosophie traditonnelle (19). Cependant le perspectivisme nous efllicignc aussi qu'il est inutile de mettre de côté l'appareillage dont nous disposons.

La doctrine du perspectivisme n'entraîne pas que la connaissance ne soit pas possihle, elle nie seulement que la connaissance absolue* puisse être obtenue. Et il affirme à cc sujet: «In so far as the word 'knowledge' has any meaning, the world is knowahlc; hut countless meanings. - 'Perspcctivism'» (20). La connaissance est possihle, selon lui, seulement si certains fondements ont été acceptés et reconnus préalahlement. Il nous est impossible de faire justice au monde avec l'aide seule de la connaissance, ceci requcrrait

(18)

(

un contact non médiatisé et transparent avec celui-ci. Cette doctrine implique qu'aucune perspective ne mérite un privilège épistémique vis-à-vis d'une autre. De la sorte le perspectivisme est une alternative au dogmatisme sévissant au sein de la philosophie traditionnelle. Et ce, conune le fait remarquer Alan Seruift:

« •.• because human beings are situated bodily at a particular point in space, time, and history, their eapacity for knowledge is inevitably limited. Being sa situated, human beings are not capable of the 'objective', 'disinterested' observation of 'reality' that the tradition al account of knowledge demands. Rather, there are only evaluations made from a particular perspective. In partieular, Nietzsche's text focuses on three basic types of perspectives, which can be grouped under the headings 'physiologieal', 'instinctual', and 'socio-historiea!', eaeh of whieh rlaees cenain inherent limits on what it is that human beings can 'know'.» (2 )

Nous sommes physiologiquement limités, nous ne pouvons nous échapper, nous séparer de ce que 110US livrent nos sens et nos divers organes (cf. Aurore #117). Ce sont nos

besoins, nos désirs, nos affects et instincts qui déterminent dans une grande mesure ce que l'on 'sait'. De plus nous sommes aussi situés socio-historiquement ce qui détennme et limite l'envergure de notre connaissance, notre situation sociale et historique nous dicte ce qui est vrai et réel. Les perspectives sont inévitables (on ne peut s'en départir), indispensables (elles sont notre voie d'accès au monde) et fausses (elles falsifient pour nous permettr~ de survivre) (22). Ainsi ne peut-on parler de perspectives vraies et justes, mais seulement de perspectives prédominantes ou hégémoniques. Chaque perspective par un cenain jeu de forces tente de s'imposer* aux auttes. Ce jeu de forces est constitué par nos besoins, nos désirs et nos affects. Chacun d'entre eux cherche à régner, chacun a sa perspective qu'il voudrait imposer aux autres à titre de nonne (23).

Pour Nietzsche, comme nous l'avons déjà mentionné, la pensée ou la connaissance ne peut tout circonscrire. «Le sujet épistémologique est nécessairement situé, son champ de connaissance est fini, et donc aucune perspective n'épuise la richesse du réel» (24). Suivant ce raisonnement l'interprétation basée sur la perspective est l'unique résidu. Et puisque tout est en devenir et que toute connaissance est interprétation perspectiviste,

(19)

Nietzsche substitue la notion d'interprétation à celle de vérité. Donc la doctrine perspectiviste de Nietzsche nous donne une description de ce que l'on peut savoir et non de ce qui est; étant donné que ce qui nous est accessible ne sont que des interprétations perspectivistes du réel.

Le rapport entre perspective et interprétation s'établit comme suit: la perspective est quelque chose d'indéterminé, non spécifique et non organisé; l'interprétation est l'activité organisatrice, le principe donnant forme et vie aux perspectives. En quelque sor te l'interprétation est l'élément apollinien donnant fonne au principe dionyshtque Gue sont les perspectives. Interpréter, selon Nietzsche c'est estimer, c'est étublir une échelle ou ulle hiérarchie typologique des valeurs. De plus l'interprétation n'est jamais définitive, clic ne nous livre pas la vérité absolue, d'ailleurs interprétation et vérité absolue se repoussent mutuellement, car l'interprétation est en devenir constant et la vérité ahsolue,l1uant à elle, nécessite que tout soit fixe, définitif et stable à jamais. Cette doctrine implique ulle création interprétative au niveau de la connaissance et de la vérité. Connaissance ct vérité sont le fruit de perspectives dominantes ou hégémoniques prévalant à cel instant. Ce que l'on prend pour vrai ou connaissance sûre ne s'avère être qu'erreurs nous permettant de nous maintenir dans le monde.

2.2. Vérité et connaissance comme erreur nécessaire

Nous venons de voir que Nietzsche élabora une vision perspectiviste de la connaissance et ce en réaction à la tradition philosophique et métaphysique"'. Cette démystification métaphysique qu'il effectue, consiste aussi à démontrer que la vérité n'esl qu'une fiction nécessaire à certains vivants étant donné leur condition. Donc pour lui la question relative à la vérité ne doit pas être de type ontologique puisqu'à ce niveau cc que

• Pour Nietzsche la philosophie métaphysique traditionnellc ,,'étclld dc Socrate JII ... qll·à Schopenhauer. Socrate est, d'après lui, celui qui fit de la raison l'instance suprême, c'cst lUi qUI cst à la ha~c de la

vision (ou perspective) erronée et dualiste du monde (monde apparent/monde de .. Idéc1l). Sthop('nhaucr représente le dernier échelon de celle longue tmdition philo'iophique ct déjà Nld/o,che voit pOIndre chel lui des signes d'émancipation face à ce mode de pensée. NiclZ ... che s'efforce dOliC d'élimincr de façon définitive cette tradition et d'amorcer quelque chose de neuf, différent ct 'iupéneur.

(20)

,

\.

l'on perçoit comme de 'l'être' n'est en fait que perspective. Elle doit plutôt être adressk

de manière réaliste afin de voir l~ rôle qu'a véritablement la vérité. Et Nietzsche prétend qü'elle n'est, tout comme la connaissance, qu'une fiction ou erreur* nécessaire.

C'est là le côté utile ou pragmatique de ces deux notions. Ainsi nos vérités et notre connaissance ne sont pas des descriptions exactes d'une r6alité transcendantale, mais simplement des énoncés qui fonctionnent et de la sone servent à notre survie. La vérité et la connaissance pragmatique sont des sones d'erreurs (étant donné leur caractère perspectiviste) sans lesquelles une cenaine espèce de creatures ne pourrait survivre. C'est pourquoi:

«In mis regard, Nietzsche endorses scie:1ce**, as long as it does not credit itself with having done more th an it has actually achieved. For example, discovering the truth. It has not done that. For there is none to discover.» (25)

Donc au niveau pragmatique (aspect utile) la vérité joue le rôle d'une valeur. La connaissance et la vérité sont des perspectives pratiquement indispensables, car elles rendent le monde control able ce qui nous permet de nous préserver. La connaissance et la vérité sont des interprétations perspectivistes selon un schème dont on ne peut se passer. Étant des interprétations perspectivistes elles sont donc des fictions et Nietzsche constate que certaines de ces fictions ont acquis tant de valeur qu'elles deviennent des énoncés inquestionnés; or pour Nietzsche il appert que tout énoncé mérite d'être questionné.

n

demeure que, pour lui, ces interprétations perspectivistes ne sont que des créations qui pennettent à des êtres de notre espèce de se maintenir.

Ces deux notions ont donc un caractère essentiellement anthropomorphique et social. Ainsi dans son essai intitulé

Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens

extra-moral

Nietzsche se demande, ayant préalablement diagnostiqué que l'illusion et le

• La vérité et la connaissance sont des fictions. car en rait ces deux notions teUes que réclarn~ par la métaphysique traditionnelle sont inacessibles étant donné que tout est perspective. Mais ce sont des fictions ou erreurs nécessaires puisqu'eUes assurenlle maintien de l'existence .

•• Nous examinerons plus auentivemenlles rapports que Nietzsche enttetient avec la science au chapitte suivanL

(21)

-

mensonge sont ce qui compose notre réalité, d'où peut provenir l'instinct de vél ité (ou ce qu'il appellera plus tard la volonté de vérité), et fournit la réponse suivante:

«Dans la mesure où, face aux autres individus, l'individu veut sc conserver, c'est le plus souvent seulement pour la dissimulation qu'il utili'\c l'intellect dans un état naturel des choses: mais comme l'homme à la fois par nécessité et par ennui, veut exister socialement et grégairemcnt. il a besoin dl'

conclure la paix et cherche, conformément à cela, à ce qu'au moins disparaisse de son monde le plus grossier 'bellum omnium contra omncs'. Cette conclusion de paix apporte avec elle quelque chose qui ressemhle au premier pas en vue de l'obtention de cet énigmatique instinct dc vérité.» (26)

Dès lors s'établit, d'après lui, la distinction toute sociale entre mensonge ct vérité. La vérité est à la base une affaire sociale*. D'ailleurs il dira:

«Le menteur fait usage de désignations valables, les mots pour faire que l'irréel apparai~se réel: il dit, par exemple, 'je suis riche', tandis que, pour son état, 'pauvre' serait la désignation correcte. Il mésuse des conventions fennes au moyen de substitutions volontaires ou d'inversions de noms. S'Il fait cela d'une manière intéressée et surtout préjudiciuble, la société ne lui accordra plus sa confiance et dès lors l'exclura.» (27)

Par la suite Nietzsche ajoute quelques observations psychologiques et fait fCmarquer que les hommes ne craignent pas tant «le fuit d'être trompés que le fait de subir un dommage par la tromperie». À ce niveau les hommes ne haissent pas l'illusion, mais plutôt <des conséquences fâcheuses et hostiles de certaines sortes d'illusions. C'est dans un sens aussi restreint que l'homme veut seulement la vérité) (critère d'utilité): «il convoite les suites agréables de la vérité, celles qui conservent la vic», et non la vérité pure transcendentale telle que mise de l'avant par la métaphysique traditionnelle (2R).

À la question: qu'est-ce donc que la vérité? Nietzsche rétorque dans cc même c'i'iai qu'elle est:

«Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, Cl qui, LIJlIèc,

• Mais le fait social n'est pas la provenance originelle de la v~rllé. La "oclété tout au plu,> éveille ulle tendance morale à la vérité (parce que nou" sommes obligés de co·hahlter). Cr n'c ... ' qlle pill" l:lfIl qllc Nietzsche inclura la vérité comme sous-catégorie de la Volonté de Puis'iancc d.2.1.

(22)

un long usage, semblent à un peuple fennes, canoniales et contraignantes: les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal.» (29)

La vérité pour Nietzsche ne serait donc qu'un 'durcissement' de perspectives; des perspectives qui se figent et qui demeurent, des perspectives devenues des dogmes dont on n'ose plus contester la validité. Notre vérité découlant du fait social ne peut être qu'anthropomorphique et Nietzsche fournit ceue illustration:

«Quand je donne la définition de mammifère et que je déclarl!, après avoir examiné un chameau, 'voici un mammifère', une vérité a certes été mise au jour*, mais elle est néanmoins de valeur limitée, je veux dire qu'elle est entièrement anthropomorphique et qu'elle ne contient pas un seul point qui soit 'vrai en soi', réel et valable universellement, abstraction faite de l'homme.» (30)

Ici encore Nietzsche nie l'idée de vérité telle que présentée traditionnellement: correspondant à la chose en soi. On remarque que le jeulle Nietzsche se situe encore dans le giron de la problématique kantienne**. mais s'inscrit en faux. face à elle. Il effectue alors ce que certains ont appelé une réduction anthropomorphique de la révolution copernicienne de Kant. Nietzsche constate qu'il n'y a pas de vérité absolue, mais seulement des vérités anthropomorphiques.

Selon Nietzsche il n'y a ni esprit, ni raison, ni pensée, ni conscience, ni âme, ni volonté, ni vérité: toutes sont des fictions inutiles sinon dans la vie grégaire. Il n'y a pas de question d'objet et sujet, mais seulement une espèce particulière d'animaux qui peut prospérer seulement à l'aide d'une certaine régularité de ses perceptions sans quoi elle périrait (31). Et c'est ce qu'ont pennis jusqu'ici des concepts tels la vérité et la connaissance, ils ont figé le réel afin de le rendre confonne à nos perceptions. Nietzsche

• On l'omllllr il'! qu'il prul y avoir des vélllés de type axiologique (axiome de type: si A>B et B>D alors

A>D), c'rsl·à·lhre qu',1 peut s'mSl&\Urer une logique interne et propre au langage penneltanl une grande rl'Cllludr. Mm .. le langage ne peut toucher les choses telles qu'elles sont, car il tend à figer ce qui pourt4lnll'st en devenir. D'ailleurs il affmne que de lclles vérités sont limitées .

(23)

-

fait un procès critique de la vérité et de la connaissance teUes qu'utilisées jusqu'à lui ct rend un verdict selon lequel elles ne sont que des instntments permettant à notre rSI~c~ de se maintenir et d'augmenter sa puissance*. Car pour que l'homme puisse se maintcllIr ct pour qu'il puisse progresser il lui faut ê(re en mesure de calculer, de comprendre el de rendre constant et familier ce qui l'entoure. Ainsi, «The utility of preservation --- not sorne abstract-theoretical need not to be deceived - stands as the motive hehind Ihe development of the organs cf knowledge - they develop in sueh a way Ihat Iheir observations suffice for our preservation» (32). C'est ainsi que Nietzsche incorpore la vérité et la connaissance au sein dc l'ensemble llu'estla Volonté de Puissance (cf. 2 3. \,

Notre connaissance et nos vérités sont selon lui la consélJuence de nos conditions d'existence: «We would not have it if wc did not need to have il, and we would not have it as il is ifwe did not nccd to have il as it is, if we could live olherwise» (33). De la .. orle Nietzsche réintègre la vérité et la connaissance dans l'ensemble 'métaboliquc'. La vérité ct la connaissance sont de retour dans Ic corps. Notre pensée, notre connaifs,mcc cl nos vérités sont un véritable lit de Procruste; on arrange nos connaissances nouvelle., alin qu'elles puissent correspondre aux schèmes déjà existants. Notre appareillage servant à la connaissance n'est pas orienté vers la connaissance pUle, mais vise plutôt li prendre possession des choses. Par la connaissance on s'approprie le réel afin d'assurcr noIre survivance (34)**. Donc la première et véritable intention inhérente à la connaissance cl à

la vérité est de nous illusionner de manière utile. Grâce à elles l'homme rédlllt la multiplicité mouvante à un schéma figé, controlable et utile. Nietzsche conclut donc qlle c'est par un préjugé moral que nous accordons plus de valeur à la vérité qu'au mcnsonge ou à l'illusion.

La catégorie des vérités et de la connaissance humaine. est indissociablement liée au domaine du discours dans lequel elles apparaissent. Elle est donc comme tout cc qui nous

• Voir plut; bas 2.3 .

•• On constate ici le double aspect que recèle la connaissance scion Nietzschc; d'une pmt cn <;'appropn:tlll le réel elle s'affinne comme Volonté de Puissance et d'autre part en a'isuranl noIre survivallcc clic tienl un rôle utilitaire, pragmatique.

(24)

(

concerne perspectiviste. Et comme le mentionne

Ang~le

Kremer-Marietti:

«La

th60rie de

la vérité humaine en général est donc pour Nietzsche le perspectivisme, la vérit6 est

perspective sur le

~l:

le perspectivisme du monde, la seule vmt6 valable à l'endroit du

monde» (35). La connaissance et la v6rité ne correspondcnt pas

à la

réalit6, mais

à

notre

vision perspectiviste de la réalité. Certains ont cru à l'instar· d'Anhur Danto que la

conception

de

la vérité nietzschiéenne 6tait pragmatiste, c'est-à-dire que

pour

Nietzsche

ce

qui est vrai

~uivaudrait

à l'utilité. Cependant une telle conception est selon nous elTOnée,

car elle ignore certaines idées clef

de

sa philosophie et Nietzsche n'identifie

pas

ce qui est

vrai à ce qui est utile tel qu'entendu par Danto. Nietzsche tout au plus constate-t-il que

l'on prend pour vrai ce que l'on considère

atte

utile. Danto confond

ce

que Nietzsche voit

s'opérer dans la réalité avec son opinion

de

ce qu'est la vérité. Danto nXsinterpltte

Nietzsche et prend son analyse comme étant sa vision de la

véri~.

Pour lui la

v6ri~

pragmatique ou vitale est toute de même une erreur. Connaissance et vérité, pour

Nietzsche, sont intiment liées, elles sont imbriquées puisque la connaissance consiste en

un 'FOr-wahr-halten' (tenir pour

vrai).

Contrairement

à

Kant pour qui la limite

de

la connaissance dépendait

de

la défmition

de la connaissance, Nietzsche affirme que la connaissance est limitée parce que nous

sommes humains et que cette connaissance ne peut être qu'humaine et non absolue. En

fait pour Nitzsche chaque vivant·· affirme dans sa position idiosyncratique et

perspectiviste sa vérité: «Chaque espèce appelle 'vraies' ses propres perspectives et

'fausses' celles des autres parce qu'elles ne lui pennettent pas

de

subsister»

(36).

L'analyse nietzschéenne révèle aussi que la vérité est une manifestation

de

la Volonté

de Puissance et peut prendre différents visages selon qu'elle est mue par une ou une autre

force. Suite à ce qui précède on constate que la vérité et la connaissance sont les fruits du

perspectivisme, de la perspective humaine, donc elles sont condamnées à être

anthropomorphiques. Et certains passages de ce que l'on retrouve ci-haut nous ont aussi

• Comme Mary Wamock.

•• Pas seulement l'homme; «Pour la plante le monde est tel et tel, pour nous tel et tel - Le livre du philosophe. Premier essai 11102. p.l09.

(25)

(j

permis de constater qu'en plus d'être le fruit du perspectivisme. la vc!rit6 et la connaissance sont aussi des manifestations de la Volonté de Puissance.

2.3 Vérité

et connaissance comme Volonté

de

Puissance:

En plus de constater que toute connaissance ou vérité est le fruit d'une ou plusieurs perspectives. Nietzsche pn!tend que la vérit6 et la connaissance sont des volontc!s de vérit6 et de connaissance qui

à

leur tour ne sont rien d'autre que des manifestations de la volont6 de Puissance. À la question: comment opère ou quelle est la nature de la connaissance et de la vérité? Nietzsche répond qu'elles sont des manifestations de la Volonté de Puissance, qu'elles proviennent en quelque sone de la Volonté de Puissance. Dans l'ouvrage portant ce titre il écrit: «The s~ca11ed drive for knowledge can he ttaced back to a drive to appropriate and conquer: the senses. the memory. the instincts, etc. have developed

as

a consequence of this drive» (37). Le perspectivisme est donc indépassable, c'est ce qu'est obligatoirement toute connaissance. Mais la Volonté de Puissance est le principe actif sous-jacent à chaque perspective.

Le perspectivisme lui-même entraine nécessairement la Volonté de Puissance selon Nietzsche et le passage qui suit l'illustre bien:

«Perspectivism is only a complex fonn of specificity. My idea is that every specific body strives 10 become master over al1 space and to extend its force (-its will to power) and to thrust back all that resist its extension. But it continually encounters sunHar effons on the part of other bodies and ends by coming to an arrangement ('union') with those of them that are sufficently related to it: thus they then conspire together for power. And the process goes on -.» (38)

Les perspectives sont donc is~ues d'un jeu de forces. chacune ayant, recelant

sa

propre Volonté de Puissance. Donc perspectivisme et Volonté de Puissance sont imbriqués l'un dans l'autre.

Le

perspectivisme c!pouse les structures de la Volont6 de Puissance; il est lui

aussi

Volonté de

Puissance:

(26)

(

«ft is our needs that interpret the world; our drives and their For and Against. Every drive is a kind of lust to rule; each one has ils perspective that il would Iike to compel ail the other drives to accept as a nonn." (39)

Et comme la connaissance et la vérité sont des perspectives, ils sont donc aussi des manifestations de la Volonté de Puissance. D'ailleurs pour Nietzsche connaître c'est s'approprier, conquérir et Conner le réel. L'appropriation, la conquête et la fonne sont des manifestr.tions résultant du jeu de forces qui, lui, est l'expression de la Volonté de Puissance. La connaissance provient d'un déploiement de force. Diverses forces sont en lutte constante pour la domination et pour s'établir comme nonne. Ces forces sont en combat lorsque l'on se prête à l'exercice, à l'acquisistion de la connaissance. Cette lutte de forces finit par contribuer à l'établissement d'une hiérarchie à laquelle par la suite nous obéissons. La connaissance n'est donc pas, selon Nietzsche, un pur savoir émanant de notre activité rationnelle. Elle est le produit de la Volonté dr Puissance sous fonne de combat entre certaines forces dont cenaines parviennent à triompher et ainsi s'assurent le triomphe et deviennent ce que )'on appelle connaissance.

Le diagnostic de Nietzsche, voulant que la connaissance finalement se développe dans le but d'assurer notre préservation et selon lequel elle s'avère n'être qu'une erreur nécessaire. exprime le triomphe d'un certain jeu de force. Il dit:

« ... the measure of the desire for knowledge depends upon the measure

to which the will to power grows in a species: a species grasps a certain amount of reality in order to become master of it, in oroer to press it into service.» (40)

Tel que le constate Nietzsche la connaissance est une erreur nécessaire mise de l'avant dans ce cas particulier par notre instinct de présevation qui, lui, est une manifestation quelconque de la Volonté de Puissance.

De

façon globale, Nietzsche constate que la connaissance est quelque chose d'effréné, sans borne, qui toujours veut élargir le 'connaître'. Il y a donc une volonté de savoir au sein de la connaissance. Et pour Nietzsche cette volonté de savoir est elle-même une mllnifestation de la Volonté de Puissance. C'est l'un des masques que revêt la Volonté de Puissance. Outre cela la volonté de savoir est intimement liée à la volonté de vérité.

Le

(27)

-vouloir connaître est en quelque sorte rnO et associ~ li la Volont6 de vérité, tout comme la

volont~ de vérit6 implique le 'vouloir savoir'. Tous deux fonctionnent de pair et sont des manifestations de la Volonté de Puissance. Or Nietzsche répugne et craint le savoir à tout prix. D'ailleurs d6jà dans le premier essai du Livre du pl.ilosopl.t il éprouve du dégo(\t pour la connaissance sans borne: «L'instinct· de la connaissance sans discernement est semblable à l'instinct sexuel aveugle - signe de vulgarité» (41).

Le vouloir savoir et la volonté de vérité sont des manifestations néfastes de la Volonté de Puissance. car ils ne sont pas au service de la vie; ils sont même des éléments négateurs de la vie, puisque d'après lui il semble que la vie soit montée en vue de l'apparence, qu'elle vise à 6garer, à duper, à dissimuler, à éblouir. à aveugler. Donc vouloir ne pas tromper les autres ni soi-même est alors un principe destructeur, ennemi de la vie. Donc vouloir le vrai ce pourrait être, secrètement, vouloir la mort (42). Ce vouloir effréné de la connaissance du vrai provient d'une croyance millénaire: la foi chrétienne, qui fut aussi celle de Platon, pour qui le vrai s'identifie à Dieu et toute vérité est divine (43).

Tout pour Nietzsche est Volonté de Puissance. la vie elle-même est Volonté de Puissance. Tout ce qui existe tend à croître, à manifester sa puissance (44). Et ln connaissance n'échappe pas à la Volonté de Puissance: «Et toi aussi, toi qui accèdes à la connaissance, tu n'est qu'un sentier et la trace des pas de ma volonté: en vérité, ma volonté de puissance marche aussi sur les jambes de ta volonté de vérité» (45). Toute estimation est Volonté de Puissance et vivre c'est estimer, alors tout ce que comporte lu vie est relié à la Volonté de Puissance. On pourrait dire avec Nehamas: «The will to truth is not a surface manifestation of what uItimately is only will to power; it just is the will 10

power in the context of investigation» (46). Jean Granier dans sa longue et précieuse étude sur Nietzsche affinne:

• Le jeune Nietzsche utilise des expressions rappelant la terminologie darwinienne, mais il rcjcllcra ce vocabulaire plus lard pour le remplacer par le sien; ainsi l'instinct de connaissance deviendra la Volonté de Puissance. Au-delà de celle mutation terminologique. le sentiment de Niet7.sche à l'égard de la connaissance persiste.

(28)

«Pour Nietzsche, la connaissance est une o~ration qui relève de la Volonté de Puissance pour autant que celle-ci s'efforce de dompter le devenir et de l'enchainer dans les filets de ses catégories intellectuelles.» (47)

La connaissance vise à annexer, à s'approprier, à régenter le réel. Et étant donné que la connaissance traduit une violence que chaque centre de Volol1té de Puissance fait à la réalité elle-même, une interprétation cognitive est nécessairement une falsification. Car la connaissance c'est aussi la mise en forme du devenir et de la sorte agit de manière coercitive. Granier décrit cette facette de la Volonté de Puissance comme suit:

«II y aura, ainsi, un moment du déploiement de la Volonté de Puissance qui coincidera avec la libre production d'interprétations fixes, investies d'une fonction régulatrice, et c'est ce moment que nous appelons le 'pragmatisme vital'; il concerne l'instauration d'un monde où le critérium du vrai sera l'utilité pour la vie.» (48)

La connaissance est une oeuvre qui manifeste dans tout son éclat le génie plastique de la Volonté de Puissance comme exigence dionysiaque d'engendrer sans cesse des formes apolliniennes.

Cette mise en fonne du devenir qu'est la connaissance est la proie du jeu de force qui est à la base de tout. C'est pourquoi il peut prendre différentes formes; ainsi il peut, d'une part, prendre la forme du pragmatisme vital, c'est-à-dire «ce qui est utile à un certain type de vivants (cf. 2.2.), et comme ce type de vivants peut dans certains cas incarner la Décadence, alors ce qui est utile

à

ce type de vivants est en fait nocif

à

la vie, en tant que cette vie désigne, non plus celle de cet individu-ci ou de cette espèce-ci, mais la vie ascendante, la Volonté de Puissance affirmative',> (49) qui acquiesce

à

l'aspect tragique de la vie et la rehausse. Et d'autre part peut prendre la forme d'une philologie irréprochable. Ces deux fonnes que peut prendre la connaissance sont deux aspects d'une seule et même chose: la volonté de savoir qui, elle, est un sous-produit de la Volonté de Puissance. Car pour Nietzsche: «toute attribution d'un sens est symptôme de croissance ou de mort» (50). Et bien qu'il y ait, selon lui, incompatibilité entre l'épanouissement de la vie et le service loyal de la vérité, «cette conclusion n'invalide pas la légitimité de l'impulsion conduisant

à

la connaissance, elle ne discrédite pas l'idéal de la philologie rigoureuse, elle établit seulement que nous n'avons pas le droit d'ériger la justice et la véracité en normes

(29)

absolues» (51). Ce qu'il faut c'est une auto-limitation de la volonté de savoir. Il faut maîtriser l'instinct effréné de la connaissance. Car: «For Nietzsche, the dogmntic 'will to truth' and 'desire for certainty' are harnlful and symptoms of decadence, for these impulses rob existen~e of its 'marvelous uncertainty and rich ambiguity'» (52). Or Nietzsche reconnaît être lui-même mO dans ses travaux par cette volonté de savoir. Voyons donc quelle forme elle prend chez lui.

2.4 La philologie, la généalogie et la connaissance

De par sa formation académique Nietzsche est philologue et il exerce parfois sa profession pour nous faire découvrir les différentes perspectives que projette hl Volonté de Puissance. Pour ce faire il effectue ce qu'il baptise la généalogie des concepts. Ainsi:

«Parce que tout concept a une histoire, la philosophie nouvelle qu'instaure Nietzsche est essentiellement 'historique'. Elle révèle le 'devenir' inclus dans chaque concept, démasque derrière l'abstraction, la généralité, l'unité du terme, la mutiplicité des métaphores qu'il enfenne el leur transformation au cours du temps.» (53)

Grâce à l'étymologie et la philologie généalogique Nietzsche découvre des origines multiples, éparses et diffuses. La deuxième dissertation de la Généalogie de la morale

établit que le châtiment n'a pas un seul, mais plusieurs sens; il prend autant de sens différents qu'il y a de forces qui s'en emparent. Et la troisième dissertation du même ouvrage montre que t'idéal ascétique n'a pas une essence, mais une multiplicité de sens, variables selon qu'un artiste, un savant, un philosophe, ou un prêtre le poursuivent (54). Les concepts prennent divers visages, illustrent diverses perspectives dépendamment qu'ils manifestent diverses Volontés de Puissance. Par la généalogie Nietzsche illustre ses doctrines du perspectivisme et de la Volonté de Puissance.

La philologie généalogique lui fait voir aussi que les volontés faibles ne peuvent imposer leur sens que par réaction, en renversant, défigurant, déplaçant le sens attribué par les forts. Donc la philologie généalogique permet à Nietzsche, en plus de démontrer que les origines sont multiples, de hiérarchiser, d'établir des distinctions entre les

(30)

époques, les peuples et le rang des individus. Et cette

hi~rarchisation

s'organise autour

du

seul critère valable aux yeux

de

Nietzsche, soit l'affirmation et le rehaussement

de

la vie.

La généalogie fait apparaître la perspective comme telle et reconnaît celle·ci comme

l'expression d'un rapport hiérarchique entre diverses forces où la spontanéité,

l'agressivité,

la

conquête et l'uswpation

carac~risent

la

volon~ des

forts

et

où la œaction,

le ressentiment et la soumission caractérisent celle des faibles.

La

philologie généalogique

permet à

Nietzsche

de

distinguer entre les fons et les faibles en

rapport

avec l'affirmation

et l'acceptation

de

l'existence dans son entier.

Lorsque Nietzsche

fait

de

la

philologie généalogique il ne met

pas

de côté

sa doctrine

perspectiviste. Ainsi Nietzsche refuse de prendre

à

la lettre ce qu'il étudie, car ce qu'il a

devant lui ce ne sont pas des faits, mais des interprétations relatives aux conditions et aux

milieux qui leur ont donné naissance (55). La philologie rigoureuse· ne vise pas

à

reconstituer le sens

vrai de

ce qui 'est', car ce qui 'est' est déjà le résultat d'interprétations

par certains vivants pour qui la catégorie de

'l'être'

est vitale (cf. 2.2). Elle n'a pas non

• Nietzsche utilise la philologie de manière particulitre et personnelle, mais la rigueur n'est pas pour autant affectée. Lorsqu'entre les mains de Nietzsche. la philologie cherche à être probe. vûace et juste. Sarah Kofman écrit à ce sujet

«EUe est probe et vérace parce qu'elle présente son interprétation comme une interprétation et que sa propre lecture est dépouillée de la perspective 'humaine. trop humaine'; elle est correcte et rigoureuse parce que derrière toute interprétation elle lit l'inteprétation initiale constitutive du texte de la nature; non parce qu'eUe prend pour

mesure une 'vérité du monde' qui ne lui préexiste pas. mais parce qu'elle déchiffre généalogiquement, c'est-à-dire en lisant derrière tout texte constitué les intentions dernières de son auteur, en dernière analyse toujours morales, en déchiffrant les pMnomènes comme symptômes de santé ou de maladie de celui qui interprète. Cette interprétation est guidée par une intention dernière contraire à la précédente, l'aff"mnation de la vie.» S. Kofman. Ibid. p. 201.

Et plus bas elle ajoute:

«La philologie rigoureuse dévoile l'interprétation comme interprétation au nom d'une autte interprétation qui ne prétend pas saisir l'essence de l'être mais qui donne une lecture révélatrice d'une volonté affumative de la vie.» Ibid. p. 204.

Alors que la philosophie classique consiste à lire correctement, celle de Nietzsche en plus de lire

correctement lit de façon critique, ouvene, multiple ct lente. Il faut ruminer, réfléchir et déchiffrer: «Philology. in contrasl, must keep the question of interprelation open, for 'there is no sole saving inrerpretation'». Alan Schrift, ibid, p. 102.

(31)

plus pour but de séparer le texte de ses interprétations afin d'atteindre le texte originel de "l'Homo Natura' - ce qui n'est guère possible. car il n'y a pas "d'Homo Natum' et parce que l'inteprétation est aussi ce qui constitue le texte - mais vise plutôt à distinguer les interpœtations premières qui résultent de l'évaluation spontanée des instincts, dell interprétations secondes et secondaires qui en sont souvent le masque:

«En fait. Nietzsche n'exige pas qu'on sépare le 'texte' et les "interprétations', mais le texte, c'est-à-dire l'inteprétation originaire <lue d~gage la probité philologique, de certaines interprétations, de celles seulement qu'il qualifie de 'vaines et fumeuses', celles qui ont été 'griffon~es et barbouillées' - interprétations qui se masquent comme telles et qui masquent que le texte est le produit d'une interprétation .•• (56)

Par la généalogie Nietzsche juge les interprétations en les confrontant à la vic. De la sorte cette méthode sert la vie de manière critique elle ne fait pas simplement justifier ce qui 'est' par leur provenance.

La philologie généalogique ne cherche pas à décrire le monde tel qu'il est- cela élant impossible parce qu'il est en devenir constant - mais plutôt tente de délimiter la manière par laquelle les choses sont transformées en faits:

«Nietzsche tries to bring out precisely how a particular world is put together and made a world; he shows thereby that that world has not Ilalural necessity. Indeed, for Nietzsche, no world has any justification - Ilor can il. since it must repose on human action.» (57)

Elle cherche plutôt à respecter loyalement le texte, laisser le réel se présenter à nous tel qu'il est. sans chercher à en maquiller les aspects qui nous déplaisent ou qui nous blessent; n'est-ce pas là agir selon la loi même de justice'! Donc tous ne sont pas aptes à effectuer une bonne philologie, certains l'exercent de façon erronée. De plus Nietzsche prétend, malgré la prolifération des interprétations que permet la philologie, que toutes ne sont pas de valeur égale. ainsi «toute attribution d'un sens est, pour Nietz~che comme nous l'avons vu précédemment (p.28), symptôme de croissance ou de mon».

Donc certaines généalogies peuvent être erronées. d'ailleurs Nietzsche désavouera celle de Paul Rée et celles aussi des généalogistes moraux britanniques parce que

(32)

superficielles. La généalogie - combinée à )a philologie - telle que prônée par Nietzsche révèle diverses formes de Volont~ de Puissance et certaines sont plus affirmatrices de l'existence que d'autres. L'interprétation du philologue est ainsi symptômatique de la force guidant la Volonté de Puissance du philologue. La généalogie n'est pas seulement la recherche de l'origine des valeurs, mais pose aussi une appréciation de la valeur de l'origine. Pour Nietzsche: «II ne suffit pas de dresser la fiche signalétique d'une certaine 'morale', il faut encore interpréter cette morale en lui adjoignant un coefficient déterminé de valeur» (58). Globalement la philologie généalogique permet à Nietzsche de porter un jugement évaluatif critique des diverses interprétations du monde. Donc malgré qu'à prime abord perpectivisme et philologie semblent se repousser on constate qu'il se sert des deux conjointement, qu'ils sont imbriqués. C'est pourquoi il n'est pas étonnant de retrouver l'énoncé le plus clair de Nietzsche sur le perspectivisme dans son ouvrage intitulé La Généalogie de la Morale.

Donc tout ce qui précède fonne les vues de Nietzsche quant à la connaissance et tout ce qui s'en rapproche ou le concerne. Tout, selon lui, est perspective illustrant, exprimant une Volonté de Puissance. Le pragmatisme vital ou la connaissance comme erreur nécessaire est le constat auquel en arrive Nietzsche lorsqu'il édudie et analyse sa société et la pensée dominante au sein d'elle. La philologie généalogique lui pennet d'évaluer.

(33)

-Troisième partie: Les problèmes inhérents à la philosophie nietzschienne

en ce qui a trait

à

la connaissance.

3.1

Problèmes relatifs à la généalogie:

Tout ce qui précède n'est pas sans occasionner cenains problèmes de cohérence nu de logique. Ce que Nietzsche met de l'avant n'est pas sans tensions internes sernble-t-i1. Selon cenains auteurs"'· la généalogie mène

à

une prolifération des interprélaltions, or on constate que Nietzsche met de l'avant cenaines interprétations plutôt que d'alutres. D'une part la généalogie en accord avec le perspectivisme légitirnise la proliférntion des interprétations, et d'autre part lorsqu'exercée à certains moments par Nietzsche elle semble privilégier certaines interprétations. Granier relève cette tension relative à la problématique propre à l'interprétation dans les tennes suivants:

«Tantôt le texte s'effrite en une multitude d'interprétations dont chacune peut revendiquer pour sa justification le critère de 'l'utilité' vitale (de la 'valeur'); tantôt le texte paraît récupérer une indépendance complète par rapport aux interprétations et receler en lui un sens univoque, que le bon philologue aurait pour tâche de restaurer dans sa vé.ité-originaire.» (59)

Nietzsche semble tergiverser tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre. D'abord Nietzsche met l'emphase sur la multiplicité des interprétations possibles dont aucune ne peut, semble-t-i1, jouir d'un statut privilégié. En contrepartie l'activité même de Nietzsche semble vouloir fournir une interprétation qui se présente comme vraie ou vérace. Celle position paradoxale repose, selon Jean Granier, sur le fait que Nietzsche soumet la vérité à la valeur qu'elle peut avoir pour la vie et au rait que Nietzsche poursuit l'idéal de la vérité voulant que l'on arrive à une interprétation adéquate du réel.

• Ce qui suit consiste en un bref exposé dcs problèmes que rencontrent les thèseli nic17schécnncli par rapport à la connaissance; parfois nous nous sommes risqué à propo'ICr certaines solution'! ou nou'! avons pris parti pour l'un ou l'autTe clan à propos de certaines questions débattues, mais le plus ~()uvent

nous nous sommes contenté de mettre le lecteur au courant de ces difficultés, en faIre pills nnus entraînerait dans une problématique méritant qu'on s'y auarde longuement.

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