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Quatre poètes au jardin des Oliviers

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

par Joselle Baril

Mémoire de maîtrise soumis à la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et de littératures françaises Université McGill

Montréal, Québec

Août 2003

(2)

Published Heritage Branch

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Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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Pendant la période romantique, plusieurs poètes expriment leur VISIOn du sacerdoce poétique à travers la figure de Jésus au Jardin des Oliviers. Alors que Lamartine s'approprie la souffrance du Christ pour se proclamer poète-prophète, Vigny refuse le silence divin, défendant sa mission prophétique contre Dieu lui-même. Si Hugo ne semble pas tenir compte du sens de l'agonie pour faire de Gethsémani un lieu de gloire, Nerval, quant à lui, décline la notion même de mission christique et annonce, par l'énonciation de la mort de Dieu, ce que Hugo Friedrich appellera la « transcendance vide

»1,

signe par excellence de la poétique moderne. Par ses aspirations mêmes, le romantisme a fait basculer la poésie dans la fin de la transcendance. Nous nous proposons d'observer, dans ces poèmes2, le passage du romantisme à la modernité à travers la représentation de Jésus à Gethsémani.

ABSTRACT

In the course of the romantic movement, the vision of the poetic ministry has been expressed by several poets through the figure of Jesus at the Mount of Olives. While Lamartine appropriates the suffering of Christ in order to proclaim himself to be a poet-prophet, Vigny refuses the silence of God. He, thus, accomplishes his poetic mission against God. Whereas Hugo does not take into consideration the meaning of Jesus' agony in order to make the Gethsemani a place of glory, Nerval rejects the notion of a Christlike mission. Hence, by putting into words the death of God, he foretells what Hugo Friedrich will later calI an "empty transcendence", which is the very sign of modern poetics. Romanticism carried within itself the signs of the end of transcendence of poetics. Therefore, we will analyse the transition of romanticism to modernity in these four poems through the representation of Jesus Christ at Gethsemani.

1 Voir Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Paris, Denoël/Gonthier, 1976.

2 « Gethsémani ou la mort de Julia» d'Alphonse de Lamartine, « Le Mont des Oliviers» d'Alfred de Vigny, un extrait (strophes VI, VII et VIII du Chapitre intitulé Jésus-Christ) de La Fin de Satan de Victor Hugo et « Le Jardin des Oliviers» de Gérard de Nerval.

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Je tiens à remercier les gens qui m'ont si aimablement appuyée pendant les trois années que dura la création de ce mémoire.

Je remercie tout particulièrement mon directeur, le professeur Yvon Rivard, grâce à qui ce mémoire a été mené à terme. C'est sa vision de la littérature qui m'a d'abord inspirée et m'a permis d'aller plus loin. De plus, sa très grande patience, ses conseils toujours justes et ses encouragements me furent des plus précieux.

Mes remerciements vont également aux professeurs François Hébert et Stéphane Vachon qui ont su me proposer des pistes de réflexion qui se sont avérées des plus fructueuses. Leurs conseils et leur enseignement m'ont beaucoup appris.

Toutes mes pensées vont finalement à ceux qui, par leur présence et leur savoir m'ont soutenue, aidée et accompagnée. Je pense à ma famille, si grande et si unie, dont l'amour embellit tout ce que je fais. Je remercie de tout cœur mes irremplaçables amis: Hélène, Sébastien, Renée-Claude, Julie, Pierre-Yves et Diane, qui ont rendu cette rédaction plus facile. À tous, encore une fois, merci.

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RÉsuMÉ / ABSTRA CT •••••...•...•...•...••...•...•.••.••..•....•.••..•...••...••••.•.••••

i

INTRODUCTION ....•...•.••...•...•.•...•...••...•..•....•..••••..•••••.•••••..•....

1

Le Christ au Jardin des Oliviers: figure du poète sacré ... 1

La sacralisation de la poésie ... 2

Le Christ romantique: un poète-prophète ... 6

Le Jardin des Oliviers ... 9

De la foi au désenchantement ... 14

CHAPITRE 1 ...

16

La douleur comme marque d'élection dans «Gethsémani ou la mort de Julia» de Lamartine ... 16

Le sacerdoce lamartinien ... 17

Naissance d'une mission ... 19

Le voyage en Orient. ... 21

Gethsémani ... 24

Le retour ... 30

CHAPITRE

II ... 33

Le silence divin ou «Le Mont des Oliviers» d'Alfred de Vigny ... 33

Les poèmes philosophiques ... 37

Le Mont des Oliviers ... 39

Le Silence ... 48

L'esprit pur et la transcendance interne ... 50

CHAPITRE

III ... 52

Hugo, sauveur de Satan, ou Le Jésus de l'exil ... 52

Satan pardonné ... 55

Le Rédempteur ... 57

Le prophète de Gethsémani ... 65

(6)

CHAPITRE

IV ... 79

« Le Christ aux Oliviers» de Nerval ou Dire la mort de Dieu ... 79

Créer le souvenir ... 80

Chimères ... 83

Le Christ aux Oliviers ... 88

Le symbole ... 100

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Le Christ au Jardin des Oliviers:

figure du poète sacré

Et ils viennent en un domaine dont le nom est Gethsémani, et il dit à ses disciples: "Asseyez-vous ici tandis que je prierai ". Et il prend Pierre et Jacques et Jean avec lui, et il commença à être effrayé et angoissé. Et il leur dit: "Mon âme est triste jusqu'à la mort; restez ici et veillez ". Et s'étant avancé un peu, il tomba à terre, et il pria pour que, s'il était possible, l 'heure passât loin de lui. Et il disait: "Abba! Père! Tout t'est possible; éloigne de moi cette coupe. Mais ne fais non pas ce que moi je veux, mais ce que toi tu veux ". Marc. XIV, 32-36.

En grandissant sur les ruines et les nouvelles constructions du XIXe siècle, la littérature moderne a instauré ses propres traditions sur lesquelles le XXe siècle a érigé ses certitudes et sa pensée. Le mythe moderne, se nourrissant des mythes anciens, les transforme et, parfois, les détruit. Le mythe de la mort de Dieu, investissant la mythologie chrétienne, la renverse dans l'idée de ce vendredi saint définitif. Alors que l'imaginaire collectif attribue à Nietzsche la naissance de ce nouveau mythe, nous savons que, bien avant lui, Jean-Paul Richter, grande figure du romantisme allemand, écrivait un

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Songe l où il entrevoyait cette même possibilité. Par contre, c'est dans un contexte totalement différent que Richter inscrivait la fin de Dieu, voulant davantage alerter les philosophes contre l'horreur de leurs froides conjectures que véritablement proclamer cette mort. En effet, après un XVIIIe siècle d'athéisme allègre, les écrivains romantiques

aspirent à retrouver le souffle sacré qui leur dictera la voie et changent le problème de l'inexistence de Dieu en une mort tragique qu'il faut éviter. Ils tentent ainsi de transférer le problème divin du domaine de la raison au domaine du sacré pour reformer le lien qui s'était brisé avec la toute-puissance.

Nombre de poètes se sont inspirés du songe de Richter, dans lequel le Christ mort visite le chaos de l'au-delà où nul ne règne. Par la figure du Christ lui-même, ils vont eux aussi se confronter à l'apparence de l'absence divine afin de la dépasser. En procédant à ce que Paul Bénichou appelle l' autosacralisation du poète2, les romantiques tenteront de

se faire les guides spirituels du siècle et d'établir une transcendance du signe. Par le verbe transcendant, ils participeront au progrès de l'humanité, mais surtout, aux grands desseins divins.

La sacralisation de la poésie

Après la révolution, le philosophe, qui s'était fait concurrent direct et successeur du théologien, est à son tour mis au pilori par le vaste mouvement contre-révolutionnaire du début du XIXe siècle. La contre-révolution littéraire, en condamnant le philosophe

1 Jean-Paul Richter, «Songe» dans Choix de rêves, Paris, Librairie José Corti, [1796] 1964, p. 127-132.

2 Voir Paul Bénichou, Le sacre de l'écrivain 1750-1830. Essai sur l'avènement d'un pouvoir spirituel

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qu'on accuse entre autres choses d'avoir tué la poésie, profite au poète. Celui-ci est le seul à détenir le secret de l'émotion vraie, de la beauté littéraire. Les concepts de beauté et de vérité se voient alors réunis3 en une équivalence qui fait de la poésie une manière plus pure d'accéder à la vérité. C'est pour tourner la littérature vers le sacré qu'on l'arrache à la raison des philosophes, car le christianisme est une vérité faite de mystère, un clair-obscur favorable à la beauté. Mais ce savoir mystérieux n'est pas complètement

caché et quelques élus y auront accès. Certains, comme en témoigne l'ouvrage d'Albert Béguin, verront dans leurs rêves une fenêtre ouverte sur l'infini4. D'autres chercheront

dans une expérience étroite de la nature un rapport privilégié avec le créateur. Mais la plupart des poètes chercheront en eux-mêmes, dans leur don créateur, la voix de Dieu, car

« le langage du ciel, dit Swedenborg, ne s'apprend pas; imprimé dans chacun, il dérive de l'affection et de la pensée même. Cette définition de la langue du ciel est la plus exacte qu'on puisse donner de la poésie 5». La véritable beauté poétique se trouve donc

dans le secret du rapport au divin qui fait du poète un être privilégié. Ainsi, l' « apologie du christianisme par la beauté sacre le poète prêtre désigné du beau 6». Prêchant et désignant le chemin au peuple de France, le poète romantique, à la manière de Napoléon, procède à son autosacralisation, montrant ainsi sa totale liberté et son rôle nouveau, son sacerdoce poétique.

3 Voir Frank Paul Bowman, Le christ romantique, Genève, Librairie Droz, 1973, p. 222 et Paul Bénichou,

op. cit., p. 232.

4 Voir Albert Béguin, L'âme romantique et le rêve, Paris, Librairie José Corti, 1956. 5 Édouard Richer, De la nouvelle Jérusalem, cité par Frank Paul Bowman, op. cit., p. 226. 6 Paul Bénichou, op. cit., p.153.

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C'est surtout grâce à Chateaubriand et à son Génie du christianisme que la religion chrétienne apparaît aux poètes romantiques comme un monde à réinvestir. En plus de chanter l'excellence poétique des textes sacrés, Chateaubriand met au centre du génie chrétien le mystère et la sensibilité, encourageant les poètes à chercher la beauté par ces voies sacrées. Alors que le mystère est le propre de la parole divine, la sensibilité, apanage de l'être humain seul, pourrait sembler étrangère au dogme chrétien. La passion est pourtant réhabilitée par Chateaubriand comme un élément essentiel de la poésie mystique et de la religion elle-même.

Non contente d'augmenter le jeu des passions dans le drame et dans l'épopée, la religion chrétienne est elle-même une sorte de passion qui a ses transports, ses ardeurs, ses soupirs, ses joies, ses larmes, ses amours du monde et du désert. Nous savons que le siècle appelle cela fanatisme [ ... ] Or, le christianisme, considéré lui-même comme passion, fournit des trésors immenses au poète 7•

En effet, l'humanisme moderne qu'avait fait naître le siècle des Lumières n'est pas mort avec la Révolution et le retour au christianisme fait naître un mouvement de compromis et d'alliance .. En se réconciliant avec la sensibilité, les chrétiens atténuent l'opposition du ciel et de la terre. Le poète peut ainsi se placer plus facilement en médiateur, lui qui a vécu en homme sensible les souffrances dues à la révolution et qui, en tant que chrétien, est à l'écoute et en adoration devant Dieu.

Par ailleurs, une littérature mystique libérale8 voit peu à peu le jour au début du XIXe siècle. Le libéralisme apporte en littérature une sensibilité désenchantée. L'appel vers la mystique est là, déchirant, mais l'enthousiasme n'y est pas comme il l'était chez

7 M. Le Vicomte de Chateaubriand, Génie du christianisme, Paris, Lefebvre et Ledentu, libraires, 1838,

p.208-209.

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les contre-révolutionnaires. Les poètes de cette deuxième vague visitent l'idée d'un Dieu

mort, comme l'est leur espoir. Vivant à une époque où l'idée d'une régénération de la société paraît impossible, ils s'élancent dans un idéal mystique passionnément embrassé, mais secrètement reconnu comme chimérique. Les idées de poésie sacrée sont, chez les libéraux, teintées d'une nostalgie funèbre sans précédent. Cette impossibilité à faire coïncider l'idéal et le réel préfigure ce qui sera, après 1830 et après 1840, aux lendemains de vives déceptions, le contre-coup du sacre de l'écrivain.

L'idée de sacerdoce poétique, dans la forme qu'elle adoptera finalement, est tributaire de ces deux influences opposées en politique, mais si près en poésie: contre-révolution et libéralisme. En effet, les poètes, de quelque camp qu'ils soient, savent bien

qu'ils sont d'une classe à part. Peu à peu, d'ailleurs, avec les changements sociaux, les convictions aussi changent. Certains changent leur fusil d'épaule, tous savent qu'ils vivent une seule et même chose et se sentent romantiques avant tout. De cette union est né le poète sacré. Il est le guide, l'interprète, seul médiateur entre la terre et le ciel, entre le passé et l'avenir, entre le libéralisme et le royalisme.

Il est important de souligner que, pour Paul Bénichou, ce sacre du poète n'est pas accidentel ni même un élément de la pensée romantique : le romantisme est un sacerdoce poétique par essence9• Ainsi, la notion même de romantisme dépend de la foi. Si le poète

cesse de croire en son sacerdoce, s'il trahit sa mission, il met fin à la transcendance et entre dans la modernité poétique. Or, l'élément libéral porte en lui le poison d'une sensibilité

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désenchantée auquel les contre-révolutionnaires, malgré leur incroyable orgueil, devront également goûter.

Le Christ romantique: un poète-prophète

L'après-révolution, dans ses circonstances mêmes, a imposé des thèmes de douleur et de prière semblables à ceux des poètes hébreux. La poésie sacrée devient alors essentielle dans les troubles de ce début de siècle. À cet effet, la passion de Jésus a souvent été utilisée comme un emblème de la souffrance des plus grands de ce monde sacrifiés au nom d'une révolution barbare. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, les grandes épreuves que connut le Christ servent de symboles dans les situations les plus diverseslO•

Alors que Bénichou parle de poète sacré, Bowman présente plutôt le poète romantique comme un poète-prophète.

La conséquence la plus importante de ces thèses sur la nature religieuse de la poésie inspirée est la conviction que le poète a un rôle prophétique à jouer: puisque l'artiste révèle aux hommes l'Idéal, il leur offre une voie pour monter à Dieu Il.

En effet, le talent du poète, son contact privilégié avec la beauté, lui permet d'accéder à la vérité. Son inspiration est donc garante de ses révélations prophétiques qui conduiront le peuple sur la voie à suivre. Dans cette optique, le poète devient un messie, en contact avec la divinité et dont les révélations pourront changer le cours du temps. Cette influence que la poésie exerce sur l'histoire «doit mener les hommes vers Dieu en suscitant un progrès conçu alors comme réintégration éventuelle de l'homme dans le

10 Voir Frank Paul Bowman, op. cit.

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divin 12». Cette idée de retour à Dieu sera perçue, nous le verrons, comme un

renversement de la chute originelle. La première génération romantique verra dans le progrès une marche humaine à laquelle Dieu lui-même participe. Mais en cours de route, le poète fait face à de nombreux obstacles et le sublime de sa poésie doit aussi côtoyer le désespoir, le noir, le laid: produits inévitables de cette époque de transition et de souffrances. Ainsi,

le culte de la douleur [ ... ] ennoblit et voit dans le poète-prophète une figure du Christ; il clame la vérité, promesse de l'avenir, grâce à l'inspiration divine; il souffre en conséquence et devient porte-croix. Et cette souffrance même marque son message du sceau de la vérité. Alors la poésie est à la fois d'inspiration divine, prophétique et mélancolique, voire tragique; et le Christ offre l'image même de la vocation du poète13•

Comme ce fut le cas pour le Christ, les poètes, souffrant de leur condition, finiront dans la gloire, qui est l'envers d'une même médaille. Le martyre du poète-Christ sera donc couronné dans l'avenir, grâce au travail du progrès qui reconnaît invariablement la vérité. C'est pourquoi la foi romantique s'accompagne d'une foi inébranlable dans le

progrès. Si le présent n'offre pas tout ce que le poète peut espérer, l'avenir le lui réserve.

La poésie tend alors à se faire l'expression des malheurs dus au génie, thématique qui devient extrêmement prolifique autour des armées trente. On exploite par exemple le motif des scribes et pharisiens s'acharnant contre l'élu, et surtout celui de l'homme de génie qui, « s'il souffre de n'être pas suivi, souffre aussi en vertu de sa propre nature: une âme comme la sienne étant disproportionnée au corps, elle est comprimée et souffrante dans des organes indignes d'elle; dans l'homme de génie, un être débile s'épuise à

12 Ibid., p. 228. 13 Ibid., p. 230.

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interpréter l'Esprit 14». De fait, une certaine frustration ou un vertige naît chez ces poètes

qui sont appelés vers le divin, mais n'arrivent pas à en approcher le sens, la vérité. Bien que, comme on l'a vu, la véritable beauté du christianisme réside dans son mystère, clair-obscur favorable au sublime esthétique, les poètes romantiques, héritiers à bien des égards de la pensée des Lumières, ne peuvent s'empêcher d'interroger le secret, de chercher la lueur dans l'obscurité. Ils la cherchent, et avec une volonté d'autant plus grande qu'ils se sentent élus, donc dignes de la recevoir. Cette aspiration à la transcendance absolue, qui unit les poètes romantiques, montre qu'en gagnant la foi au progrès, héritage de l'humanisme des philosophes, la croyance chrétienne des romantiques a perdu un élément essentiel à sa propre survie: l'humilitéI5. Les poètes, se sentant trop grands pour leur

condition humaine, vont donc tenter de la magnifier. Et l'orgueil romantique permet à la figure du Christ de devenir, au cours de ce siècle, le médium par excellence pour exprimer la condition du poète.

Peu d'imaginations sont autant obsédées du Christ que les imaginations romantiques: si épaisses que lui semblent les ténèbres du Passé, aucun philosophe, aucun poète humanitaire qui n'admette que le Christ a voulu le bien de l'homme. Faute de le reconnaître comme principe de la Rédemption - qui est transféré à l'unique Révolution - on lui accorde donc le rôle de précurseur de la Révolution. Ainsi naît le Christ vaincu, amer ou révolté, de la mythologie romantique, qui meurt victime de la loi terrestre et céleste, après avoir demandé des comptes à son Pèrel6.

Il est intéressant de constater que le Jésus romantique n'est pas un Dieu triomphant, mais une figure malheureuse du progrès. De fait, on ne trouve pas, chez les romantiques, de

14 Ibid., p. 332.

15 Pour Anny DetaIle, l'humilité est « ce qui sépare une poésie mythologique d'une poésie religieuse» et la

poésie romantique, incapable de réeIle élévation, cherche plutôt à absorber le sacré. Voir Mythes, me11leilleux et légendes dans la poésie française de 1840 à 1860, Paris, Klincksieck, 1976, p. 419.

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récit qui relate l'ascension ou la résurrection: jamais le Christ ne réclame un statut

proprement divin. Il est plutôt le représentant du poète frustré par une réalité qui ne répond pas à ses idéaux révolutionnaires. Bien sûr, plusieurs autres figures importantes sont aussi très exploitées - celles de Moïse, d'Orphée, de Prométhée, de quelques grands saints et martyrs, etc. - et la mythologie romantique est certes des plus riches qui soit17•

Mais pour employer les termes d'André Dabezies, « [d]e tous ces rôles, Jésus apparaît comme la figure-limite, le modèle idéal 18». Car, en effet, qui mieux que lui s'inscrirait

en modèle dans ce siècle où l'opposition entre le ciel et la terre s'atténue, où le poète se sent lui-même investi d'une mission divine et où, enfin, la foi chrétienne accepte d'intégrer la foi en l'homme? Jésus seul est à la fois le ciel et la terre, le dieu et l'homme. Jésus seul a permis le progrès humain tout en demeurant le Dieu éternel. Jésus allie parfaitement les idéaux démesurés de la foi romantique et les déceptions devant la réalité. Il est donc le modèle, mais surtout la figure-limite. Et c'est au jardin des Oliviers qu'il atteint cette limite.

Le Jardin

des Oliviers

Au début du XIXe siècle, les Vie de Jésus, écrites par Strauss19 en Allemagne et par Renan20 quelques années plus tard en France, mettent en scène un Jésus totalement

17 Les études de Léon Cellier, d'Anny Detalle, de Brian Juden, entre autres, montrent la complexité et

l'originalité de la cosmologie romantique.

18 André Dabezies et al. Jésus-Christ dans la littérature française. Textes du Moyen Age au .xyème siècle,

t. II, Paris, Desclée, « Jésus et Jésus-Christ », p. 23.

19 Voir David Frédéric Strauss, Vie de Jésus, ou Examen critique de son histoire par le docteur David

Frédéric Strauss, traduite de l'allemand sur la dernière édition par E. Littré, 3e édition française, Paris, Ladrange, 1839.

20 Voir Ernest Renan, Vie de Jésus, Présentation de Pierre Boisdeffre, Vervier (Belgique), Marabout, [1863]

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humain, rangeant ainsi au rang de légende ou de mythe tout le surnaturel entourant sa vie. Une telle conception de la figure du Christ investit l'épisode de l'agonie d'une importance nouvelle, car c'est à Gethsémani que la nature humaine de Jésus se fait particulièrement sentir. Dans ce lieu, Jésus souffre en homme.

Les romantiques, dans les différentes représentations qu'ils font du Christ, ont surtout privilégié l'épisode au Jardin des Oliviers21. Partagés entre l'humanisme du

XVIIIe siècle et une sensibilité chrétienne toute romantique, ces écrivains s'identifient à Jésus, le fils de Dieu, mais dans un moment de doute qu'ils partagent malgré leur foi.

Il n'est pas étonnant que quatre des plus grands poètes romantiques ont justement mis en poésie leur version de l'agonie au Jardin des Oliviers. Alphonse de Lamartine, dans son Voyage en Orient (avril 1835), publie pour la première fois un poème intitulé « Gethsémani ou la mort de Julia» dans lequel il associe la terrible épreuve de la perte de son unique enfant à la douleur du Christ à Gethsémani. Alfred de Vigny et Gérard de Nerval publient, à une année près, deux poèmes fort semblables quant à l'inspiration22 :

«Le Mont des Oliviers» (1843) et« Le Christ aux Oliviers» (1844). Alors que Vigny se sert du Christ pour exprimer ses griefs face à Dieu qu'il accuse d'être responsable des maux de la terre, le Christ nervalien explore une réalité encore plus terrifiante: celle de la mort de Dieu. Soulignons que les deux poètes incorporent le poème à Gethsémani à leur dernier - et plus important - recueil poétique: Les Destinées et Les Chimères.

21 Voir André Dabezies, op. cit., p. 121.

22 Gabrielle Chamarat-Malandain compare et analyse les deux poèmes, soulignant leur parenté. Voir «Le

Christ aux Oliviers: Vigny et Nerval», Revue d'Histoire Littéraire de la France, vol. 98, no.3, mai-juin 1998, Paris.

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Ces trois premIers poèmes avaient déjà été réunis par André Dabezies dans l'anthologie Jésus-Christ dans la littérature française, au chapitre du tome II intitulé:

« Gethsémani». Le cas de Victor Hugo est différent et le texte que nous choisissons n'est pas celui qui figure dans l'anthologie de Dabezies23• D'abord, il ne s'agit pas d'un poème

en soi, mais d'un extrait d'une immense épopée poétique: La Fin de Satan. En effet, Hugo incorpore l'épisode de Gethsémani à une histoire cosmique qui verrait son dénouement dans la réhabilitation de Satan assimilée à la Révolution. Par ailleurs, il faut souligner que Hugo ne publia ni n'acheva La Fin de Satan, dont la composition remonte aux années de son exil. Mais l'importance de Hugo dans le panthéon romantique et l'intérêt du passage de La Fin de Satan où Jésus est au Jardin des Oliviers nous obligent à en tenir compte. Tous inclus dans une œuvre plus grande qui leur confère un sens plus vaste, ces quatre poèmes reflètent diverses préoccupations métaphysiques de leurs auteurs.

L'agonie du Christ au Jardin des Oliviers est un épisode évangélique très riche en symboles. Bien qu'il n'occupe qu'une mince place dans les Évangiles et que l'évangéliste Jean ne l'ait pas même mentionné, maints écrivains et théologiens se sont penchés, à travers les siècles, sur la signification de ce moment. Pascal, dans son

« Mystère de Jésus Christ» en avait déjà relevé l'importance figurative et présentait le Jardin des Oliviers comme un renversement symbolique du Jardin d'Éden. Ainsi, Jésus dans un jardin de douleurs, et non de délices, se sauve lui-même et tous les hommes, renversant la chute de l'humanité due au péché originel. Le thème du progrès, on l'a vu,

23 L'anthologie présente un extrait des Misérables, texte très proche par les dates de production et les

thèmes abordés de La Fin de Satan. Nous préférons un extrait de ce dernier, car nous privilégions dans cette analyse la fonne poétique, et parce que la référence au Jardin des Oliviers y est plus explicite.

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s'associe à la foi des romantiques qui désirent inscrire leur sacerdoce dans l'histoire et se faire les guides du peuple de France. Ainsi, l'agonie du Christ, assimilée au renversement de la chute originelle, change-t-elle le cours de l'histoire. En s'identifiant à la figure de Jésus à Gethsémani, le poète romantique participe au progrès et accomplit sa mission sacrée.

Par ailleurs, les thèmes de douleur et de solitude du poète s'intègrent parfaitement à l'action de l'Agonie. Le moment de la veille à Gethsémani présente toutes les richesses des grands thèmes romantiques du rapport au sacré. En effet, dans ce milieu de siècle troublant et décevant, les poètes poussent le Christ dans un Gethsémani qu'ils investissent de leurs meurtrissures et de leurs doutes, faisant de cet épisode le moment-limite où leur rapport à Dieu sera disputé. Jésus est solitaire au Jardin des Oliviers. Ses apôtres endormis, il sait qu'il sera bientôt trahi, renié, crucifié ; il sait aussi qu'il détient le message divin, mais qu'on le comprend trop peu. Son âme est triste jusqu'à la mort. Jésus à Gethsémani souffre en homme, en poète. La figure par excellence du romantisme atteint son apothéose alors même qu'elle ploie - prosternée - pour accepter son sort funeste.

De plus, les poètes n'ont pas manqué de remarquer que, pour la première fois au Jardin des Oliviers, Jésus affirme clairement la distance qui existe entre sa volonté et les desseins de son Père: «Mais ne fais non pas ce que moi je veux, mais ce que toi tu veux ». Dès lors, le poète sacré, qui est aussi un poète penseur grâce à l'héritage que lui a légué l'homme de lettres des Lumières, peut investir ce lieu de son propre regard critique et confronter Dieu. Après 1830, les grands idéaux ont été déçus et certains poètes se sentent frappés d'injustice. Ils interrogent le ciel et n'arrivent pas à comprendre les

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desseins divins. Abandonnés des hommes et de Dieu, ils commencent peu à peu à douter de leur mission, de leur sacerdoce poétique. Comme l'écrit P. Bénichou, le sacre de l'écrivain ne saurait être un sacerdoce véritable. Il est celui possible dans une société qui ne croit plus aux prêtres et qui n'accepte le divin que sous bénéfice de doute et de liberté critique24. Dans le renouveau spirituel de ce milieu de siècle, c'est bien plus le procès de

Dieu qui s'amorce qu'une recrudescence de la foi. C'est d'ailleurs à travers la figure du

Christ, que l'on associera par des attitudes de doute et de révolte à Satan, que le procès s'engage. Ainsi, le poète au Jardin des Oliviers peut à la fois incarner la plus haute figure sacrée à avoir foulé la terre, Jésus, et tenir tête à Dieu

Mais, par-dessus tout, Gethsémani présente le problème de la « transcendance vide », phénomène qu'Hugo Friedrich assimile à la poésie modeme25. Que le poète le

relève ou l'ignore, le silence de Dieu reste au centre de l'épisode. Jésus, qui prie son père d'éloigner le calice de la passion, fait face à un silence de mort. Cette absence de réponse place le poète devant le problème de la vacuité de son sacerdoce. S'il se veut prophète, il n'entend pourtant pas le message qui lui garantit ce lien privilégié avec la divinité.

Ainsi, lorsque Lamartine, Vigny, Hugo et Nerval écrivent leur version poétique de l'agonie du Christ à Gethsémani, c'est une série de symboles précis qu'ils choisissent d'exploiter ou d'ignorer. Et c'est du traitement particulier qu'ils font de ces éléments de sens, en plus de ceux qu'ils accolent à l'épisode, que nous tirerons une réflexion sur la vision du sacerdoce poétique chez chacun de ces poètes. Pour ce faire, nous analyserons

24 Voir Paul Bénichou, op. cit., p. 473.

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les textes afin d'établir les liens entre les différents éléments du poème, les thèmes privilégiés et les silences. Par ailleurs, nous tirerons parti de la place du poème dans l' œuvre de chacun des poètes. Enfin, à la lumière de la théorie de Paul Bénichou sur le sacre de l'écrivain, nous tenterons de mieux comprendre comment le poème s'inscrit dans un contexte particulier: celui de la France de 1830 à 1870.

De la foi au désenchantement

P. Bénichou l'a bien montré à travers le cycle de ses œuvres sur le sacerdoce du poète romantique26, la conception de ce sacerdoce évolue d'une génération de poètes à

l'autre. Lamartine, Vigny et Hugo, appartenant à la première génération née autour de 1800, ont vécu pleinement la foi romantique qui tentait de relier l'humain à l'Idéal. Pour eux, le progrès humain s'inscrivait dans la Providence et le poète participait activement de ce progrès vers le divin. Mais alors même que cette poésie romantique atteignait son paroxysme, un certain désenchantement naissait chez les cadets de cette génération et en particulier chez Nerval. Pourtant, le fossé entre les poètes du premier Cénacle et Nerval est moins profond qu'il n'y paraît. La foi romantique avait toujours eu en elle quelque chose d'incertain et de dramatique. S'il est aisé de trouver parmi la production des grands poètes une poésie enthousiaste chantant l'épopée humanitaire et la poésie sacrée, on retrouve également, et même chez les plus enthousiastes, une poésie du doute engendré

par les déceptions de la vie, le manque de courage ou l'excès de lucidité. Ce doute, la

figure du Christ au Jardin des Oliviers est toute désignée pour l'exprimer. C'est donc un

26 Paul Bénichou présente lui-même ces ouvrages - Le Sacre de l'écrivain, Le Temps des prophètes, Les

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passage, le pouls d'une foi précaire qui se perd, que nous tenterons de saisir à travers l'analyse de ces quatre poèmes. De Lamartine à Nerval, nous observerons les différents avatars de ce Christ agonique pour voir comment chaque poète portait en lui - en sa foi même - ce qui allait faire sombrer la foi romantique dans le désenchantement.

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La douleur comme marque d'élection dans

«

Gethsémani ou la mort de Julia» de Lamartine

Heureux qui le connaît! heureux qui dès l'enfance. Porta le joug d'un Dieu, clément dans sa rigueur!

Lamartine, « La Poésie sacrée»

Pétris de bons sentiments, les vers de Lamartine sont de nos jours boudés ou méconnus, les poètes maudits ayant définitivement meilleure cote que les bénis. Premier poète français à avoir pleinement assumé son sacerdoce poétique, Lamartine chante le christianisme d'une manière toute romantique, avec tout le lyrisme et la grandeur d'âme que cela suppose. Qu'il se soit laissé tenter par une vocation prophétique n'est d'ailleurs plus à prouver: de nombreux critiques ont déjà accompli ce travail auquel se prêtait volontiers l'œuvre du poète. Dressons tout de même le portrait de ce qui constitue cette vocation afin de mieux comprendre comment s'inscrit le poème « Gethsémani ou la mort de Julia» dans le sacerdoce poétique de Lamartine.

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Le sacerdoce lamartinien

Dès l'époque des premières Méditations (1820), Lamartine établit le lien direct entre son don poétique et sa vocation prophétique. Les premiers poèmes du recueil dressent les conditions et caractéristiques du sacerdoce. Le poème « L'homme », surtout, définit le contrat qui lie le poète à Dieu. Lamartine y révèle la nature de la transcendance

qui caractérise sa vocation :

Borné dans sa nature infini dans ses vœux

L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux!

Ce souvemr, dans lequel s'installe la transcendance, présente un espoir de retour que Lamartine énonce dans les vers suivants. Le poète se demande en effet si le paradis entrevu est un souvenir persistant ou l'avenir entrevu. L'homme est-il « imparfait ou déchu »7 Et s'il est imparfait, c'est qu'il est perfectible. Cette idée de progrès est très chère à Lamartine. Si les images idéales auxquelles le poète a accès ne sont pas un souvenir mais le «présage de [ ... ] sa future grandeur », c'est dans la quête d'un avenir meilleur que se dessine la mission du poète et il se doit de bien écouter « ces concerts d'un monde qu'il envie» afin de guider son peuple et d'assumer sa vocation.

Mais que l'écho du céleste jardin soit souvenir ou présage, il révèle bien plus que des sons confus. C'est un message tout spécialement adressé au poète, une parole divine, qu'il est le seul à comprendre et à pouvoir transmettre aux hommes:

Dieu fit pour les esprits deux langages divers: En sons articulés l'un vole dans les airs;

[ ... ]

! A. de Lamartine, « L'homme », dans Méditations poétiques, Édition de Marius-François Guyard, Paris, Gallimard, « Poésie », p. 27.

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L'autre éternel, sublime, universel, immense, Est le langage inné de toute intelligence: . Ce n'est point un son mort dans les airs répandu, C'est un verbe vivant dans le cœur entendu;

[ ... ]

C'est la langue du ciel que parle la prière, Et que le tendre amour comprend seul sur la terre. Aux pures régions où j'aime à m'envoler, L'enthousiasme aussi vient me la révéler2

L'enthousiasme, qui est le moteur de la création poétique pour Lamartine, est certes le meilleur révélateur du message divin. Le commun des mortels n'est plus sensible à cette langue primitive qui ne ressemble à rien de ce que nous connaissons, mais le poète, l'élu, en saisit les accords et les retransmet par son œuvre. Dans cette langue divine, « les mots sont identiques aux choses qu'ils désignent; [ ... ] la parole en somme, incluant la réalité de la chose, est elle-même et immédiatement connaissance 3». Le langage divin est associé, chez Lamartine, à la nature qui lui révèlerait ses mystères. Par une communion quelque peu rousseauiste entre la nature et le poète, ce dernier accède à la transcendance absolue du signe. Sa poésie doit ensuite en retransmettre la vérité grâce au génie qui lui est imparti.

Toutefois, cette tâche n'est pas sans douleur. Le poète, quoique privilégié, souffre de sa condition, car ces chants divins qu'il entend évoquent l'exil. Ce cordon ombilical le rattache toujours à l'Eden, lui rappelle sa chute et jette une ombre sur la réalité. L'écart entre la douleur du poète et la beauté de ce qu'il entrevoit parfois correspond au chemin que doit parcourir sa foi pour que s'accomplisse son sacerdoce. Toute l'œuvre méditative, d'ailleurs, trace la route de la mission prophétique. Progrès et douleur y sont étroitement liés et agissent comme moteurs de cette mission. Dans plusieurs poèmes des

2 A. de Lamartine, « Dieu », dans Ibid., p. 107.

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-t

Méditations (<< La gloire », «Le temple », etc.), la douleur revient comme un leitmotiv porteur d'espoir et connaît son apogée dans « La poésie sacrée» où le poète, dans un pastiche de Jérémie, s'adresse à Dieu ainsi:

Non, votre amour n'est point tari:

Vous me frappez, Seigneur, et c'est pourquoi j'espère

[

...

]

Quand il punit il aime encore4

Le titre du poème, qui place la poésie dans la sphère sacrale, s'éclaire d'une lumière toute lamartinienne par son contenu qui fait de la douleur le gage de l'amour divin. Ainsi, Lamartine qui a tant souffert, lui qui a vu mourir autour de lui les gens qu'il aimait le plus, a été touché par Dieu comme Job le futs. Et comme ce fut le cas pour celle de Job, l'expression de sa douleur doit être rendue par une écriture sacrée.

Naissance d'une mission

De 1820 à 1833, année où Lamartine écrit« Gethsémani », plusieurs événements se sont produits dans la vie du poète et sur la scène politique. Durant ces années, le poète s'est mêlé de politique et s'est révélé un brillant orateur. Mais 1830 change véritablement tout. La chute de l'ancienne monarchie remet sur le tapis les valeurs de 1789, et ce, sans retour. La marche du temps doit aller dans ce sens, c'est la voix du peuple qui l'exige. Cette précipitation de l'histoire dans une direction encore inconnue inquiète et l'on tente

3 Paul Bénichou, Les mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 104.

4 A. de Lamartine, « La poésie sacrée », dans Méditations poétiques, op. cit., p. 121.

5 Voir à ce sujet Claudius Grillet, La Bible dans Lamartine, Paris, Emmanuel Vitte, 1938. L'auteur montre,

dans les deux premiers chapitres, toute l'importance que le personnage de Job trouve dans l'œuvre de Lamartine. Voir également et surtout l'article de John Whittaker, « Lamartine's « Novissima verba» : a biblical poem? », où l'auteur met en évidence le rapprochement qui se fait, dans ce poème, entre la figure de Job et celle du Christ à Gethsémani.

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,

d'y trouver un sens caché. Depuis plusieurs années déjà, et Frank Paul Bowman l'a bien montré dans Le Christ romantique, certains se plaisent à voir dans les valeurs de la

révolution une morale chrétienne. «De là à penser que l'âge qui s'ouvre ne devra pas marquer la fin de l'ère inaugurée par le Christ, comme jadis l'an 1 de la République, mais plutôt de son règne - qu'on l'entende ou non dans un sens surnaturel-, il n'y a qu'un pas que l'événement de 1830 fait franchir à beaucoup. 6» Lamartine entrevoie de mieux en

mieux le rôle qu'il pourra jouer auprès de son peuple. Depuis quelques années, déjà, il avait mis de côté les idées royalistes pour orienter son œuvre dans le sens de l'avenir. Mais 1830 le fait songer à une véritable action. Il sent qu'il a un rôle à jouer, une mission que lui seul peut remplir.

Il prétendait lire dans la volonté publique le signe moderne de celle de Dieu [ ... ]. Le voici donc qui parle de son «instinct des masses» comme il parlait, en tant que poète, de son investiture par l'Esprit-Saint. Le poète, qui est le Verbe terrestre de Dieu, pourrait bien être aussi son bras7•

La vocation de Lamartine prend, dès lors, un tour beaucoup plus large, englobant poésie et action politique, faisant de lui non seulement un prophète, mais celui par qui doivent advenir des jours meilleurs. Ce qui chez d'autres poètes est un sacerdoce poétique, se double, chez Lamartine, d'une mission d'envergure historique. Même Victor Hugo, dont la foi était beaucoup plus exigeante que celle de Lamartine, ne se croyait pas ainsi élu et ne donna pas autant à la politique.

6 Agnès Antoine, « Le voyage en Orient de Lamartine : du poète au prophète» dans Relire Lamartine

aujourd'hui, Actes du colloque international (Mâcon, juin 1990), Paris, Librairie Nizet, 1993, p. 192.

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Mais le rôle social que le poète s'impose entraîne de nombreuses désillusions. Le monde de la politique est rempli de jeux de pouvoir qui se nourrissent de jalousie et de rancunes et le nouvel homme d'action aspire à le révolutionner.

L'heure serait venue d'allumer le phare de la raison et de la morale sur nos tempêtes politiques, de formuler le nouveau symbole social que le monde commence à pressentir et à comprendre: le symbole d'amour et de charité entre les hommes, la politique évangéliques!

À ce sujet, Lamartine avait déjà publié, en 1831, une brochure intitulée La politique rationnelle dans laquelle il proposait un programme de politique toute chrétienne. Toutefois, ses idées ne rencontrent pas l'appui escompté et, la même année, Lamartine subit un triple échec électoral. Il est alors pris de doute, à la fois religieux et politique, et songe à s'éloigner de la scène publique pour pouvoir mieux juger des événements qui s'y déroulent.

Le voyage en Orient

Le voyage en terre sainte, pour lequel il s'embarque le 14 juin 1832, est donc lourd de significations pour Lamartine. C'est un voyage dans l'histoire qui lui permettra de comprendre sa place dans celle qui se joue à ce moment. Pour le poète, le temps ne peut aller contre Dieu et le voyage en Orient en est un de ré enchantement du monde qui

« implique, dans la tension à faire coïncider nature et surnature, l'entrée dans un temps eschatologique, par lequel le poète devient prophète, et dont le projet d'union de l'Orient à l'Occident est la figure achevée 9».

8 A. de Lamartine, Voyage en Orient, Édition de Lotfy Fam, Paris, Librairie Nizet, 1959, p. 191. 9 Agnès Antoine, op. cit., p. 193.

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Les années qui suivirent la chute définitive de l'ancienne monarchie virent la foi de Lamartine se fragiliser quelque peu et l'influence d'un nouvel ami, DargaudlO,

contribue à secouer cette foi déjà branlante. Mais en 1832, Lamartine ne veut pas, comme l'en exhorte Dargaud, dire adieu à la religion. Au contraire, il attend beaucoup de son Dieu et défend farouchement le christianisme, même s'il en arrange les dogmes pour l'adapter à sa vision rationnelle et politique du sacré. Il décide donc de resserrer les liens de la foi par un pèlerinage à la source même de l'histoire chrétienne. En Orient, les choses prendront une dimension sacrée et Lamartine y trouvera les signes de son élection divine.

Paul Bénichou retrace, dans Les mages romantiques, ces signes que collectionne Lamartine afin de prouver à lui-même et aux autres qu'il a été choisi pour accomplir une grande mission. Lors d'une escale au Liban, le poète rencontre Lady Stanhope, une cartomancienne par laquelle il apprend qu'il a été choisi pour un grand but et qu'il semble être d'origine arabe par certains traits de sa physionomie. Lamartine considère ces signes d'élection avec sérieux et les propos de Lady Stanhope lui plaisent au point d'en publier le récit détaillé dans le Voyage en Orient. Déjà il sentait en lui l'illumination, mais avait besoin d'un signe tangible, d'un encouragement, et celui de la Lady Stanhope tombe à point nommé.

La «magicienne moderne », comme la nomme Lamartine, lui aurait également cité une prétendue parole de Jésus: «Je vous parle encore en paraboles, mais celui qui

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viendra après moi vous parlera en esprit et en vérité 11». Soit qu'il ait rapporté ces propos, soit qu'il les ait inventés, comme l'a prétendu Lady Stanhope12, il n'en reste pas

moins que Lamartine adhère à cette idée d'une parole nouvelle qui doit être révélée dans un langage nouveau. Et l'idée d'être « celui qui viendra », le nouveau messie annoncé par le Christ lui-même, ne lui déplaît certes pas.

Bien que Bénichou souligne le caractère exceptionnel de la foi de Lamartine en ce qu'elle le pousse à agir non seulement par son art, mais aussi à se mêler plus qu'un autre de politique, il montre également que l'idée de se proclamer soi-même messie n'est pas, chez un romantique, aussi sacrilège qu'on pourrait le croire. La foi romantique est en effet des plus humanistes et « le langage humanitaire utilise volontiers des termes sacrés en en laïcisant aux trois quarts le sens 13». Pour Lamartine, être le second messie, celui qui parle « en esprit et en vérité », c'est procéder à l'avènement d'une ère nouvelle, ce qui correspond à sa conception de l'Évangile. En effet, ce que Bénichou appelle « l'Évangile progressif» de Lamartine propose une lecture du Livre qui se dévoilerait avec les âges selon le degré de compréhension des hommes: «La loi du progrès et du perfectionnement, qui est l'idée active et puissante de la raison humaine, est aussi la foi de l'Évangile [ ... ]; plus nos yeux s'ouvrent à la lumière, plus nous lisons de promesses dans ses mystères, de vérités dans ses préceptes, et d'avenir dans nos destinées 14». Dans cette optique, l'arrivée d'un nouveau messie révélant une nouvelle vérité n'est pas du tout

11 A. de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 301.

12 Voir P. Bénichou, op. cit., p. 33. L'auteur fait référence à la biographie que le docteur de Lady Stanhope

a faite de sa patiente.

13 Ibid, pAO.

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incompatible avec la foi. C'est ainsi que le poète s'identifie sans problème au Christ dans un poème publié dans Le Voyage en Orient et qu'il intitule « Gethsémani ou la mort de Julia ».

Gethsémani

Dans le Jardin des Oliviers, Lamartine choisit d'abord un épisode biblique: celui de l'agonie du Christ. En effet, Gethsémani est lourd des thèmes récurrents de la pensée lamartinienne. Mis en lumière par l'analyse pascalienne de l'agonie, ces thèmes révèlent les liens qui unissent l'agonie et la mort de Julia.

Ne doutons pas que Lamartine ait lu le Mystère de Jésus-Christ de Pascal et qu'il ait compris ces quelques pensées avec sa foi romantique, les rapprochant de ses propres idées. D'abord, un des passages les plus célèbres du Mystère fait du Jardin des Oliviers l'endroit même du rachat de l'humanité: «Jésus est dans un jardin, non de délices comme le premier Adam, où il se perdit et tout le genre humain, mais dans un de supplices où il s'est sauvé et tout le genre humain 15». Le Jardin des Oliviers est donc le

lieu du progrès, celui où le Christ décida d'instaurer l'ère nouvelle. Mais comme on l'a vu auparavant chez Lamartine, l'idée de progrès est ici aussi intimement liée à celle de douleur. Et cette douleur, propose Pascal, est celle de la solitude. C'est ainsi, dans la souffrance de voir ses amis indifférents et endormis, que le Christ peut pleinement assumer sa mission: « Jésus s'arrache d'avec ses disciples pour entrer dans l'agonie; il

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faut s'arracher de ses plus proches et des plus intimes pour l'imiter 16». Lamartine fera

donc de la perte du dernier être qu'il aimait le signe d'une mission qui lui est destinée.

Au premier vers, Lamartine introduit le thème de la douleur qui caractérise, ici, sa vie tout entière: « Je fus dès la mamelle un homme de douleur17 ». Dans son plus jeune

âge, le poète connut cette amère compagne qu'il présente comme une marque significative du destin. En évoquant ce qui sera le thème central du poème dès le premier vers, le poète donne le ton. Et pendant trois longues strophes, il brode sur ce même refrain, appuyant autant que faire se peut.

Puis, à la quatrième strophe, Lamartine lie ce thème à Gethsémani, lieu de la douleur suprême, celle du Christ, et raconte qu'arrivé en terre sainte il se fait conduire:

À ce jardin funèbre où l'homme de salut, Abandonné du Père et des hommes, voulut Suer le sang et l'eau qu'on sue avant qu'on meure.

[ ... ]

Homme de désespoir mon culte est l'agonie, Mon autel à moi, c'est ici!

(p. 356)

Le Jardin des Oliviers devient ici pour Lamartine bien plus qu'un lieu de pèlerinage. C'est le lieu d'un culte particulier: celui de la douleur et de l'abandon. Et c'est bien plus aussi qu'un épisode biblique - espace littéraire; c'est un espace physique permettant au poète de revivre, dans son corps, près de deux millénaires plus tard, la douleur de l'agonie. Ce lieu, Lamartine le décrit en détail, le fait sien. Et c'est grâce à la solitude qu'il peut bien voir le monde qui l'entoure. Ici, le thème de la solitude est bien différent

16 Ibid., p. 165.

17 A. de Lamartine, « Gethsémani ou la mort de Julia », dans Méditations poétiques, op. cit., p. 355. Pour

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de l'abandon que vit Jésus alors que ses apôtres dorment. Lamartine demande plutôt lui-même à être seul (vers 37) en ce lieu pour mieux goûter la douleur que vécut le Christ, mais aussi pour mieux comprendre ce que le jardin recèle de symboles. Claude Foucart a déjà relevé le rapport sacré qui s'établit entre solitude et paysage dans la poésie lamartinienne18. En effet, si la nature s'efface devant l'être aimé, elle se dévoile au poète lorsqu'il est seul et lui permet de comprendre son langage particulier, assimilé à cette langue primitive, divine, évoquée plus haut: « La nature est, surtout pour moi, un temple dont le sanctuaire a besoin de silence et de solitude 19». Au Jardin des Oliviers, Lamartine goûte sa propre solitude ainsi que celle du Christ. Il cherche à accéder à la transcendance par un lieu et une solitude qui lui permettent de s'associer à Jésus. Alors que d'autres feront le récit de l'agonie du Christ et laisseront au lecteur le soin de voir qu'ils expriment certaines de leurs pensées à travers sa voix, Lamartine se permet le parcours inverse: il parle de sa propre agonie et rapproche celle-ci de celle du Christ. Gethsémani n'appartient plus, dès lors, au temps biblique, mais à celui de l'homme qui y vit une nouvelle agonie et y prépare une nouvelle mission. L'« homme de douleur» qui désignait Lamartine au premier vers, désigne également, mais en second lieu, le Christ au vers 50 :

Là, s'ouvre entre deux rocs la grotte ténébreuse Où l 'homme de douleur vint savourer la mort. (p. 356)

18 Claude Foucart, « L'approche de Dieu chez Lamartine: du tarissement à l'élévation poétique », dans

Relire Lamartine aujourd 'hui, Actes du colloque international (Mâcon, juin 1990), Paris, Librairie Nizet, 1993, p. 179-190.

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Plus loin, au vers 57, Lamartine, « le front dans [ses] mams, [s'assoie] sur la pierre, pensant à ce qu'avait pensé ce front divin» (p. 357). Et comme si ce n'était pas suffisant, lorsque le poète s'éveille d'un rêve qui tourne au présage, « la pierre suintait sous [son] corps d'une sueur de sang» (p. 360) rappelant le sang et l'eau qu'a sués le Christ en cet endroit. Ainsi, Lamartine pense ce qu'a pensé, souffre ce qu'a souffert le Christ au Jardin des Oliviers, seul et abandonné

«

du Père et des hommes ». La référence est explicite, mais laisse la figure christique en marge: le poète prend littéralement la place de Jésus et met son propre drame de l'avant.

Le drame de « Gethsémani » est aussi celui de la solitude douloureuse2o du poète, celle causée par la perte de sa fille. Mais la solitude n'est douleur que si elle a été précédée d'un attachement et c'est justement au Jardin des Oliviers que Jésus s'est senti attaché à la vie, qu'il a vécu une détresse d'homme, comme le manifeste le fait qu'il a appelé par trois fois ses disciples pour qu'ils veillent avec lui et qu'il a demandé à son Père d'éloigner le calice de la mort. Lamartine aussi était toujours attaché à la vie par l'amour qu'il porte à sa fille. Cet attachement forme le point de départ nécessaire qui permettra l'élan ultérieur vers le divin, après le désespoir de la perte. C'est là que l'enthousiasme viendra, car l'homme, ainsi détaché de l'amour terrestre, sentira plus durement la distance entre lui et Dieu et tendra à s'élever.

Sept strophes décrivent la joie, le bonheur, la consolation qu'est Julia pour son père. Sept longues strophes où tous ses gestes, tous ses dons sont décrits; sept strophes après lesquelles le lecteur mesure l'horreur des événements que le poète voit en songe.

20 Cette solitude-là se rapproche peut-être un peu plus du sommeil des apôtres qui laissent Jésus seul au

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,

Car en effet, le rêve tourne bientôt au cauchemar et Lamartine sent la mort s'emparer de sa fille. Là, dans la douleur, il retrouve l'espace qui l'entoure. Julia, dont le souvenir l'aveuglait et l'avait emmené hors du Jardin, est maintenant morte et son poids devient tangible.

Et sur mes bras raidis, portant plus que ma vie, Tel qu'un homme qui marche après le coup mortel, Je me levai debout,je marchai vers l'autel

Et j'étendis l'enfant sur la pierre attiédie.

(p. 359)

D'immobile et rêvant, le poète, sous le poids de la douleur, marche maintenant vers l'autel. En y déposant sa fille, il met en scène le sacrifice à Dieu et donne sa signification à la mort de Julia. Ainsi, la douleur place le poète dans la sphère de l'action, du mouvement. Et c'est là, aussi, que commence l'appel à Dieu.

Et la douleur combla la place où fut mon cœur Et je dis à mon Dieu: Mon Dieu! je n'avais qu'elle! (p. 359)

Dans le rapprochement de ces deux vers, on peut voir que la douleur - qui prend la place de l'amour terrestre - permet l'élan vers Dieu. S'adressant au Seigneur, l'homme de douleur pleure son enfant et, surtout, fait la démonstration de l'ampleur de la perte, car Julia était plus que lui-même. La mort de son unique enfant est un événement extrêmement tragique pour le poète. Les lettres écrites tout de suite après la perte témoignent d'une immense douleur et montrent que le poète cherche à comprendre les desseins divins :

Voilà tout le bonheur et tout l'espoir, et tout l'intérêt et tout le charme de notre vie détruits à jamais. - Il n'y a de réponse à cela que dans le ciel, et Dieu seul peut parler. - Il le fait, j'espère, car, quoique dans l'horreur du premier sentiment de ce plus fort coup de ma vie, je ne prie

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pas, je tâche de confonner ma volonté à la volonté divine, seul culte que je puisse avoir désonnais21•

Lamartine se montre ici d'un courage surprenant dans sa résignation. Plusieurs critiques considèrent que la mort de Julia voit la foi de Lamartine s'éteindre complètement. Nous pensons plutôt qu'elle la met en suspens. Lamartine est pris d'un doute radical: il attend une réponse de Dieu. Seule cette réponse pourra faire de la mort de Julia soit une injustice qui écartera Lamartine de la foi, soit le signe d'une grande destinée. Maintenant, la mission ne peut être que de nature messianique; un tel sacrifice l'exige.

Eh bien! Prends! Assouvis, implacable justice, D'agonie et de mort ce besoin immortel; Moi-même je l'étends sur ton funèbre autel; Sije l'ai tout vidé, brise enfm mon calice. (p. 360)

Bien que prononcés sur un ton d'amer ressentiment - quel père serait Lamartine sans une peine sincère? - ces mots reprennent le symbole du calice que Jésus avait voulu éloigner pour signifier ici le « Que ta volonté soit faite ». La répétition du geste sacrificiel fait par le poète qui étend sa fille sur le « funèbre autel » montre que Lamartine a fait sa part du contrat, qu'il a bu jusqu'à la lie. Maintenant que tout est mort, que le poète est sans attache, Dieu peut en faire son instrument comme il l' entend. Et le poète attend:

Je vais sans savoir où, j'attends sans savoir quoi;

[ ... ]

Mais c'est Dieu qui t'écrase; ô mon âme! sois forte, Baise sa main sous la douleur!

(p. 361)

21 A. de Lamartine, « Lettre à Virieu, le 20 décembre 1832 », dans Correspondance d'Alphonse de

Lamartine (1830-1867), t. l, textes réunis, classés et annotés par Christian Croisille avec la collaboration de

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Ces vers, les derniers du poème, montrent le retour de la force et de l'adoration après le ressentiment. Mais surtout, ils concluent l'adéquation entre la transcendance et la

douleur, car c'est sous cette dernière que le poète touche Dieu d'un baiser. Sa main s'étend sur lui, l'écrase d'un poids divin, et lui permet d'accéder à la transcendance. Le poète n'a plus à s'élever, c'est Dieu qui descend jusqu'à lui. Si la mission lamartinienne doit être sacrée, ce sera à Dieu de descendre vers les hommes, car eux ne savent plus élever leur âme.

Le retour

Deux ans après son retour de voyage, Lamartine publie Le Voyage en Orient, sa première œuvre en prose, dans laquelle il n'insère que deux poèmes: «l'adieu à Marseille» et « Gethsémani ou la mort de Julia » : un poème de départ et un poème de retour.

L'épreuve du deuil a quelque peu ébranlé la foi déjà troublée de Lamartine. Mais comme le souligne lB. Barrère, la foi lamartinienne a ceci de particulier qu'elle est plus belle et plus grande dans le doute et l'épreuve22. Ce doute mène d'ailleurs Lamartine au

remaniement de ses notes de voyage dont il atténue considérablement les accents de mystique chrétienne23. Le poète qui, dans la première écriture, faisait de ce voyage une

entreprise de recherche de Dieu, publie finalement une œuvre transitoire entre le monde sacré de la poésie et celui, plus humain, de la politique. Or, il serait erroné de croire que

22 Voir J. B. Barrère, « Le "Dieu" de Lamartine en 1820 » dans Balzac and the Nineteenth Centwy : Studies

in French literature Presented to J Hunt by Pupils, Colleagues and Friends, Leicester, Leicester U.P., 1972, p. 255-267.

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le doute ait éloigné le poète de sa mission, car au contraire c'est lui qui, outre la douleur, conditionne la rédaction du poème «Gethsémani ». En effet, le Christ du Jardin des Oliviers douta et voulut éloigner le calice de la mort. Lamartine, accablé sous le poids de la douleur, n'est pas encore sûr de ce que Dieu attend de lui. Mais l'action politique, dans laquelle il se relance bientôt, est couronnée de succès et il retrouve, sinon une foi orthodoxe, du moins celle d'être voué à une destinée hors de l'ordinaire. Les signes d'élection que lui a fournis son voyage l'emportent sur les déceptions, et la douleur même porte le germe de sa mission.

En effet, « l'idée d'une mission féconde sanctifie nécessairement des douleurs qui ont pour fruit non seulement la gloire et le génie du poète, mais le salut des hommes 24».

S'il est vrai que le poète doit souffrir pour accéder à la transcendance, le vide que cette douleur creuse en son cœur laisse la place nécessaire pour celle des hommes et lui permet de devenir un Christ qui, au lieu d'expier les péchés de l'humanité, porte en lui ses souffrances. Or, le nouveau messie, beaucoup plus proche des hommes que de Dieu, trouve sa mission dans l'expression des souffrances humaines qu'il sanctifie par le biais de la poésie. Cinq ans après la mort de Julia, Lamartine écrira un poème où il réalise la suite logique de Gethsémani.

Puis mon cœur, insensible à ses propres misères, S'est élargi plus tard aux douleurs de mes frères;

[ ... ]

Alors, j"ai bien compris par quel divin mystère Un seul cœur incarnait tous les maux de la terre, Et comment, d'une croix jusqu'à l'éternité, Du cri du Golgotha la tristesse infmie

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Avait pu contenir seule assez d'agonie Pour exprimer l'humanité 25,

Lamartine passe du Jardin des Oliviers au Golgotha et affirme, par le poème, l'accomplissement de la mission. La poésie, qui accompagne l'action politique, permet au poète de placer cette action dans la sphère sacrale, de l'élever. En quelque sorte, Lamartine est un Christ qui écrit sa propre bible. En effet, jamais il ne cessera d'écrire, même si la politique occupera dorénavant un rôle de premier plan dans sa vie. C'est que sa carrière sur cette scène relève de la mission, tout comme l'écriture est un sacerdoce.

Jusqu'en 1848 où il est élu chef du Gouvernement provisoire, la politique le mènera toujours plus haut et lui fera sentir, de plus en plus, que les signes étaient bien réels: il est l'élu, il changera le cours du temps et Julia n'est pas morte en vain. Même si la déception et la misère suivront le coup d'État de 1851, les années de gloire auront été celles d'un nouveau messie.

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Le silence divin ou

«Le Mont des Oliviers» d'Alfred de Vigny

À voir ce que l'on fut sur terre et ce que l'on laisse, Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse Alfred de Vigny, « La Mort du loup ».

Étudier l'œuvre poétique d'Alfred de Vigny soulève une importante question quant au caractère de sa foi. Alors que la plupart des poètes romantiques laissent flotter sur leurs vers une flamme mystique, la poésie de Vigny reste froide. Jamais le rapport à Dieu ne provoque en lui l'enthousiasme qu'il suscite chez Lamartine. Si l'élégie fut l'apanage de Lamartine et le poèmel celui de Vigny, l'auteur des Destinées ne cherche pas comme Lamartine à accomplir une mission d'ordre messianique. L'idée d'une mission sacrée - tout de même présente dans son oeuvre - est d'un tout autre ordre. En

effet, le poème est le lieu d'une réflexion qui, si elle ne délaisse pas la religion, la traite

1 Bon nombre d'études et de préfaces se plaisent à rappeler cette désignation tripartite qui avait cours aux

temps du romantisme concernant les genres respectifs auxquels les grands poètes excellaient: Lamartine avait renouvelé l'élégie, Hugo faisait renaître l'ode et Vigny réinventait le poème, genre à mi-chemin entre l'épopée et la réflexion philosophique.

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avec un

«

scepticisme 2» rare chez un romantique. Le poète met en doute les dogmes et déplace la sphère sacrale du domaine religieux au domaine philosophique.

Les années suivant 1830 constituent ce que Vigny considère être la troisième étape de sa vie.

Je remarque en repassant les trente années de ma vie que deux époques la divisent en deux parts presque égales, et ces époques semblent deux siècles à la pensée - l'Empire et la Restauration. L'un fut le temps de mon éducation, l'autre de ma vie militaire et poétique. Une troisième commence depuis deux ans, celle de la Révolution, ce sera la plus philosophique de ma vie, je pense3•

Ainsi, les nombreuses désillusions que Vigny vécut au cours de ces années l'amenèrent à se forger une philosophie personnelle empreinte d'un pessimisme peu commun. La place qu'y occupe Dieu montre que le poète a consommé la rupture avec le Tout-puissant et ne cherche plus de ce côté la transcendance. «La race humaine se refroidit en ce qui touche le surnaturel. Elle a fini par comprendre que sa Pensée est la créatrice des mondes invisibles 4». En effet, ce scepticisme raisonné ressemble beaucoup plus à un discours des Lumières qu'à celui d'un poète romantique. La cause de ce décalage se trouve en partie dans l'origine noble du poète dont l'éducation fut marquée par la foi humble et orthodoxe de sa mère. Vigny n'a pas « découvert» le christianisme sur le tard comme ce fut le cas pour Lamartine et Hugo. L'idée de Dieu s'est ancrée en lui dès le berceau; elle est rattachée au passé, à une vision conservatrice du monde et ne se prête guère aux éclats

2 Paul Bénichou, Les mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 122. L'auteur montre d'ailleurs

comment Vigny fait du scepticisme une valeur chrétienne: « le Christ selon lui fut sceptique: "Oui, il le fut, et d'un doute plein d'amour et de pitié pour l'humanité" ».

3 Alfred de Vigny, Journal, mai 1832, cité par Jean-Philippe Saint-Gérand, Les destinées d'un style, essai

sur les poèmes philosophiques de Vigny, Paris, Lettres modernes, 1979, « Langues et styles », p. 8.

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