• Aucun résultat trouvé

Le concept du fragmentaire dans le <em>Journal</em> d’Henriette Dessaulles

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Le concept du fragmentaire dans le <em>Journal</em> d’Henriette Dessaulles"

Copied!
21
0
0

Texte intégral

(1)

Mirella VADEAN

Le concept du fragmentaire dans le Journal d’Henriette Dessaulles

Le monde, pas seulement le nôtre, est morcelé. Pour-tant, il ne tombe pas en morceaux.

Castoriadis

L’écriture fragmentaire, qui caractérise le journal intime, rend compte paradoxalement d’un continuum, dépositaire de l’existence et de la figure de son diariste. En livrant son moi par bribes, le diariste aspire à la construction d’un Tout ordonné. La matrice de l’espace discursif du journal intime est le fragment. Du point de vue thématique et typogra-phique, le fragment « joue sur l’effacement des connexions entre les idées et les divers éléments du texte » (Vandendorpe). Dans cet univers épars, la cohérence est assurée par l’énonciation qui se fait constam-ment à la première personne, au « je ». Nous nous proposons de vérifier l’authenticité de l’esthétique du morcellement et du continu dans l’espace du Journal d’Henriette Dessaulles, journal écrit à Saint-Hyacinthe entre 1874 et 1881.

Henriette Dessaulles naquit le 6 février 1860 dans une famille bour-geoise. Elle est la fille de Georges Casimir Dessaulles, maire de la ville, et la nièce de Louis-Antoine Dessaulles, essayiste et humaniste « libé-ral », membre de l’Institut canadien de Montréal. Comme toutes les jeunes filles appartenant à cette même classe sociale, elle reçoit une éducation appropriée au couvent « Lorette » et au couvent de la « Pré-sentation de Marie » de Saint-Hyacinthe. Elle en sort diplômée de français, d’anglais et d’études musicales. Très jeune, elle subit la dure épreuve de la perte de sa mère, remplacée par une belle-mère exigeante et distante. Cette dernière s’oppose à sa relation avec Maurice Saint-Jacques, son voisin et amoureux, en dépit du fait que les deux familles se connaissent, fréquentent les mêmes milieux et partagent les mêmes activités. Henriette se voit ainsi à maintes reprises comme persécutée.

(2)

Cette période de son adolescence correspond à la rédaction de son

Journal, confident de ses enthousiasmes, amertumes, attentes et

désillu-sions qui marquent et fragmentent sa perception du monde. À travers son écriture intime, Henriette Dessaulles désire rendre compte, à son tour, d’une image des plus cohérentes de l’univers où elle vit.

Nous nous proposons d’analyser le processus complexe qui est à l’origine du rapport fragment/Tout. Dans un premier temps, nous analyserons trois obstacles auxquels se heurte le fragmentaire et que l’on peut repérer dans ce journal intime : l’obstacle définitionnel, l’obstacle structurel et l’obstacle idéologique. Enfin, nous vérifierons la pratique du fragment à l’échelle de ce journal.

Les obstacles du fragmentaire et leur résonance

Qu’il soit envisagé par voie de déduction ou d’induction, le fragment se situe difficilement tant par rapport à son évolution historique que par rapport à son esthétique. Que peut-on qualifier de fragment? Cette question signale un premier obstacle, d’ordre définitionnel, qui fait entrave à la démarcation du fragmentaire en tant que genre. La théorie littéraire a catalogué quatre-vingt-treize formes brèves d’écriture aux-quelles peuvent se prêter la définition et le concept de fragment (voir Gailliard, p. 401, Montandon et Susini-Anastopoulos). Ce sont, entre autres : l’adage (proverbe), le witz, les criailleries (plaintes, récrimina-tions), la gnomè (sentence des anciens sages et philosophes grecs), la remarque (ouvrages didactiques au XVIIe siècle), la devinette,

l’im-promptu (petite pièce ou poésie composée sur-le-champ), l’oracle, le slogan et le haïku. Cette multiplicité autorise Ginette Michaud à quali-fier le fragment d’« objet interdisciplinaire qui trouve son articulation à la jonction de la philosophie, de la littérature et de la psychanalyse, entre ces divers champs du savoir » (p. 54).

Aux formes discursives énumérées ci-dessus s’ajoute la condition même du texte à laquelle nous devons nous rapporter, car elle est soumise au choix de son concepteur, variable en fonction de l’époque et de l’accueil du public, c’est-à-dire de l’horizon d’attente. Ces consta-tations permettent à Constantin Zaharia de situer le texte dans une

(3)

relation d’autonomie par rapport à son genre, qu’il ne représente pas, mais dont il participe : « Un texte ne saurait appartenir à aucun genre. Tout texte participe d’un ou de plusieurs genres, il n’y a pas de texte sans genre, il y a toujours du genre et des genres mais cette participa-tion n’est jamais une appartenance ». À la lumière de ces affirmaparticipa-tions, nous comprenons que le journal intime « participe » au genre du frag-mentaire.

Outre ce premier obstacle, définitionnel, deux autres s’érigent contre toute tentative normative : il s’agit des obstacles structurel et idéolo-gique.

L’obstacle structurel traduit l’impossibilité d’aligner toutes les fragmen-tations sur un même plan, vu les causes multiples qui sont à l’origine de l’écriture fragmentaire. Premièrement, il y a la fragmentation invo-lontaire, nécessaire, fondée surtout sur des raisons matérielles (la perte des manuscrits ou la mort de l’auteur) et la fragmentation volontaire, libre, décidée par l’auteur. Cet obstacle, lié à la dialectique de la discon-tinuité et de la condiscon-tinuité à l’échelle du journal intime, se traduit avant tout par la datation des fragments. Par ailleurs, la datation est la spéci-ficité qui assure et assume la différenciation d’avec tout autre type d’écriture fragmentaire non daté comme les pensées, les chroniques, les carnets, les essais ou les syllogismes. Selon Jean Rousset (1986) et Maurice Blanchot (1959), « l’assujettissement » à la datation est une condition sine qua non du journal intime. Indépendamment des raisons du diariste, du contenu du fragment, celui-ci est bien daté, preuve d’une écriture du présent, invariablement ouverte. Les déictiques, tels la date, le moment de la journée, l’heure même, les détails climatiques parfois, restituent le moment de l’énonciation et prennent valeur de donnée stylistique. De là découle une certaine volonté d’ancrage dans la réalité, qui évoque des points de repère nécessaires à l’auteur pour se reconnaître, comme le soutient Blanchot : « Le journal enracine le mouvement d’écrire dans le temps, dans l’humilité du quotidien pré-servé par sa date. » (1955, p. 25; 1959, p. 270-271) L’obstacle structurel rendrait ainsi compte de l’écriture d’un moi soumis à une fragmenta-tion temporelle. Celle-ci peut être volontaire et traduit un caractère parcellaire, où on surprend le tout « dans la perspective du jour et de ce

(4)

jour seul » (Rousset, p. 159). Cependant, ce morcellement contribue paradoxalement à une unité, car l’auteur, en écrivant, est en quête de l’essence et d’un idéal du Moi, qui aurait justement « triomphé des dis-continuités », selon les mots de Kunz Westerhoff.

Dans le cas du Journal d’Henriette Dessaulles, nous constatons que la périodicité n’est pas quotidienne, contrairement à de nombreux autres journaux intimes, où les diaristes s’imposent avec rigueur la pratique de l’écriture dans l’espoir d’arriver à bâtir consciencieusement leur idéal d’un Moi unitaire, continu. L’obstacle structurel est donc transposé dans la mesure où la diariste se réserve l’entière liberté du rythme de l’écriture. D’un côté, elle s’impose le devoir d’écrire; de l’autre, elle ne veut pas succomber à la lassitude d’une activité devenue trop contrai-gnante, comme le montre Jean-Louis Major (1989, p. 43-47). C’est peut-être une façon pour elle d’exprimer sa liberté, d’assumer seule l’acte de l’écriture intime d’une jeune fille un peu rebelle, tenue sous la tutelle d’une belle-mère exigeante. Cependant, en même temps, c’est peut-être une façon de ne pas se livrer à la tentation d’écrire « toutes les méchancetés », tous les épisodes frustrants, comme elle l’affirme dans le fragment écrit quelques jours après son anniversaire :

13 février (1875)

Deux jours sans écrire — pourquoi écrire des choses tristes? — j’ai de la peine parce que maman m’a grondée hier bien fort pour si peu, une étourde-rie… (p. 136)

Cette discontinuité peut être éclairée à la lumière de l’analyse que Gus-dorf réalise du contenu de l’écriture intime, inextricablement liée au rythme de l’écriture, d’où il dégage une méthodologie du journal in-time : « La méthodologie du journal est excentrique; elle se satisfait de la perpétuelle digression, qui prend la tangente à tout moment, déra-pant au seuil des questions fondamentales, évoquées au passage, aussitôt abandonnées au gré des humeurs du moment. » (p. 318) En ce qui concerne Henriette Dessaulles, le rythme de l’écriture ren-voie à une régularité moyenne hebdomadaire, chacun des quatre cahiers du Journal traduisant des particularités spécifiques aux diffé-rentes étapes de l’existence de la jeune fille. Ainsi, lorsqu’elle est

(5)

pensionnaire au couvent, le rythme est lié à l’interdiction d’une telle pratique au sein de l’établissement, alors qu’après cette période, le rythme de l’écriture est dicté plutôt par des raisons subjectives que par un interdit formel. Par ailleurs, l’écriture au « je » désigne un espace discursif inextricablement lié à la subjectivité, le « je énonciateur » tra-duit « la subjectivité agissante qu’est un être humain » (Vandendorpe). Christian Vandendorpe montre que « le langage ne se met pas en marche tout seul », qu’il est amorcé, causé par l’existence d’un contexte particulier, d’un point de vue ou d’une raison qui renvoie à son émet-teur et qui le justifie. Dans notre cas, la diariste « prend la parole » dans son journal aussi en fonction de divers événements qui tiennent une place plus ou moins importante dans son esprit, comme la relation avec son amoureux, les querelles avec sa belle-mère ou le temps passé en compagnie des ses amies. Cependant, toutes ces situations ne sont pas préétablies.

Il n’est peut-être pas inutile de placer, à cet égard, le Journal d’Henriette Dessaulles dans une perspective comparatiste et de le situer par rap-port au Journal de Saint-Denys Garneau (1954). Ce dernier, même s’il est écrit plus tard (entre 1935 et 1939), incarne le projet d’un « pro-gramme », comme le nomme le diariste même. En écrivant son journal, l’auteur s’impose de respecter un ordre; il numérote ses pages, dresse une table des matières pour rendre la chronologie de l’écriture plus cohérente. Pour lui, le journal se veut un espace d’exercice de la pensée, mais aussi du style. Nous observons le contraire dans le Journal d’Henriette Dessaulles, qui associe l’acte d’écriture à la délivrance, à la confidence et à l’édification et la construction de son Moi qu’elle assi-mile à la liberté totale, y compris celle d’« ouvrir son journal » à son gré. Nous retrouvons, pourtant, dans les deux cas, « l’exigence frag-mentaire » comme « lieu où s’opère la mutation, la crise de l’écriture et de son sujet » (Michaud, p. 9).

Un dernier obstacle du fragmentaire, que reflète aussi l’écriture intime, est l’obstacle idéologique. En examinant l’étymologie même du terme « fragment », nous constatons que celui-ci est associé, invariablement, à la notion de discontinuité, de dispersion, de fracture. Le mot fragment provient du latin fragmentum : « morceau d’une chose qui a été brisée en

(6)

éclats, comme partie qui est restée d’un livre, d’un poème perdu, comme morceau détaché qui a l’air d'un fragment d’ouvrage, et qui cependant n'a jamais été destiné à entrer dans un ouvrage » (Littré). Nous appréhendons la présence du morceau, du discontinu, du dé-sordre comme une forme de contestation d’un ordre esthétique. Ainsi, en se fondant sur cette définition, Joseph Joubert a analysé le fragment comme simple chute de l’activité créatrice, comme « [p]etite écriture, qui renvoie au désordre psychologique et à l’impuissance formelle de tempéraments trop chétifs, en proie à une fécondité qui ne peut se faire jour et à un talent qui n’a d’outils. » (Susini-Anastopoulos, 1994, p. 1240)

En substance, le fragment ne serait qu’un « faux-fuyant », un subter-fuge, une forme à laquelle on ferait appel faute d’avoir d’autres moyens de création à sa portée. Comme le montre Françoise Susini-Anastopoulos dans son étude comparative, on exile dans le territoire du fragment « l’échec d’une volonté de l’écriture » qui, si cela était pos-sible, se pratiquerait dans une tout autre forme d’expression comme la poésie, le roman, l’essai.

Cette affirmation trouve une certaine résonance dans le cas d’Henriette Dessaulles. Le fragment dont est constitué son journal est un « faux-fuyant », dans la mesure où il est la seule forme propre à satisfaire au besoin de la création. Si celle-ci était davantage permise aux femmes et reconnue par l’institution littéraire de l’époque, la diariste aurait choisi vraisemblablement une autre forme d’écriture. Or, la création du pré-sent journal s’inscrit entre 1874 et 1881, soit une époque où la littérature canadienne d’expression française se trouve sous le contrôle du clergé, gardien des « vraies valeurs » et qui est en mesure d’imposer les critères d’authentification de la littérature.

En général, le journal intime n’avait pas, au XIXe siècle, de place

attri-buée dans le cadre de l’institution littéraire. À la différence des journaux historiques, des journaux de voyage ou des documentaires, le journal intime n’était publié alors qu’à titre posthume et à condition

(7)

d’avoir appartenu à des personnalités1. Béatrice Didier montre que

c’est au XXe siècle qu’il commence à « exister » et à appartenir à un

« genre » au moment de sa publication, à l’époque où André Gide, Charles du Bos ou Julien Green publient leurs journaux. Mais écrire en vue de publier signifie travailler, censurer sa propre écriture en quelque sorte. S’agit-il d’une amélioration ou d’une mutilation du texte? Du statut d’« écriture secrète » pour une « lecture muette », le journal ac-quiert alors statut de représentation (Didier).

En ce qui concerne le Journal d’Henriette Dessaulles, la publication intervient en 1971, soit vingt-cinq ans après la mort de la diariste. Ce-pendant, des extraits paraissent dès son vivant, en 1908, dans le Journal

de Françoise2. Il convient de préciser également qu’au Québec, le journal

intime est une forme à laquelle s’exercent, d’un côté, les prêtres (auquel cas l’écriture n’a pas une dimension personnelle) et, de l’autre, les femmes (qui, elles, lui impriment des traits intimes, mais qui ne pou-vaient néanmoins pas prétendre à un statut littéraire). Dans l’inventaire des journaux intimes tenus à l’époque, Yvan Lamonde ne répertorie que six diaristes femmes, dont Henriette Dessaulles. Allier le statut de femme à celui d’écrivain en cette fin de XIXe siècle au Canada français

était certes peu banal. L’histoire littéraire atteste que, jusqu’en 1879, les femmes n’ont quasiment pas écrit ou que, si elles l’ont fait, leur

1 C’est le cas de Lord Byron (1830), de Maine de Biran (1845), de Benjamin Constant (1861), d’Alfred de Vigny (1866), de Michelet (1884) ou de Stendhal (1888).

2 La première édition du journal paraît sous le titre Fadette, Journal d’Henriette Dessaulles, 1874-1880 [précédé de « Souvenir de Fadette » par Pierre Dansereau

et d’une introduction par Louise Saint-Jacques Dechêne], Montréal, Hurtubise HMH, 1971. Dans l’édition critique du journal, Jean-Louis Major montre que la diariste est revenue sur ce texte, après la mort de son mari en 1897. Ce geste s’inscrit à l’origine dans son travail de deuil (elle reprend son journal pour revivre le souvenir des années de jeunesse passées sous le signe de l’amour pour Mau-rice). Mais finalement, cette relecture s’est transformée en un véritable travail de révision. Ce geste a été interprété comme une volonté « d’obéir aux lois d’un genre naissant », ce qui « donne au texte statut d’œuvre littéraire ». Voir « Les textes de l’imagination et de la subjectivité », dans Lemire (1999,p. 427), et Ma-jor,« Introduction » (1989, p. 6-68).

(8)

duction était insignifiante. Elles produisaient surtout des essais, des brochures disparues aujourd’hui3.

Henriette Dessaulles, elle, commence à tenir son journal à l’âge de 14 ans, alors qu’elle était pensionnaire au couvent de la « Lorette », à Saint-Hyacinthe4. Cette activité était d’emblée proscrite à toute jeune

fille dont l’âme était « en formation ». Malgré cela, « tenir journal in-time » était une pratique courante5. Autour d’Henriette, ses cousines et

ses amies s’adonnaient à cette pratique, pour s’insurger contre un ta-bou imposé par le couvent, comme la diariste le précise d’ailleurs en ouverture à son deuxième cahier :

Au couvent.

Le 17 septembre (1876)

Mon pauvre petit, tu es en danger ici. On y est très indiscret, on appelle ça de la surveillance. — Il y a un langage spécial au couvent : on décore les

3

Voir Brunet (p. 117-121) et Lemire (1999, p. 425-432). 4 Voir Major (p. 7), Aubin et Dion (p. 109).

5

C’est une pratique que nous identifions comme « pratique envisagée du de-dans ». À la suite d’une enquête entreprise sur les journaux de jeunes filles, Philippe Lejeune établit une critériologie. Selon lui, cette pratique a une origine externe (« pratique envisagée du dehors », c’est-à-dire conseillée par des éduca-teurs, la famille) ou interne (« pratique envisagée du dedans », c’est-à-dire une décision appartenant aux jeunes filles). Par l’identification de ce type de pratique, nous inscrivons le journal d’Henriette Dessaulles « dans un portrait de groupe ». Lejeune montre que toutes ces jeunes filles sont bourgeoises, voire nobles, toutes sont « à marier ». La mode du journal émerge vers l’âge de quinze ans, une fois leurs études achevées et persiste jusque vers l’âge de vingt ans, lorsqu’elles se marient. C’est en général l’époque des interrogations sur le sens de la vie, sur le rôle de la femme, sur le mariage, sur les croyances, sur le chemin à choisir (car certaines d’entre elles choisissent le couvent). De ce point de vue, nous pouvons rapprocher le journal de la diariste québécoise des journaux tenus par des jeunes filles en France entre 1874 et 1876 (tels les journaux d’Antoinette H. Q, de Ga-brielle Laguin, de Marie Lenereu, Émilie Girette, d’Odette Maurel, entre autres). De plus, il est intéressant de remarquer que cette pratique ne disparaît pas de nos jours. Bien au contraire, « tenir journal » demeure une mode assez prisée. Qu’il s’agisse d’un journal en format papier ou d’un journal électronique (le cyberjour-nal), on recense souvent les mêmes préoccupations associées aux jeunes filles qui ont aujourd’hui l’âge d’Henriette Dessaulles. Voir Lejeune (p. 9-12, 15-88 et 331-333).

(9)

tesses, les indélicatesses et les niaiseries de jolis noms qui ont tout à fait « bon air »!

C’est défendu d’écrire son journal. Je m’en moque un peu et je saurai bien me garder des vertueuses curiosités! (p. 292)

Le journal intime sert à cette adolescente de confident pour ses bon-heurs et ses malbon-heurs, tout comme il lui sert d’espace pour exercer son penchant artistique. En effet, Henriette avait un certain don à cet égard, comme l’atteste l’extrait du 17 août 1880 :

J’ai veillé tard au jardin […] je voudrais être un poète de la Nuit […] tant de mortels ont admiré sa beauté depuis des siècles, je voudrais faire passer dans mes vers toute l’admiration de leur silence et toute la beauté de leur pensée […] l’ineffable paix de belles nuits me rappelle toujours la béatitude promise au doux, on comprend la promesse divine quand le monde entier se fond dans la douceur silencieuse qui enveloppe la terre. (p. 563)

Néanmoins, elle doit renoncer à cette vocation artistique et à une car-rière littéraire en raison des impératifs sociaux de l’époque6.

Une preuve incontestable en est exprimée par « le fardeau » de l’identité, qu’on doit constamment mettre « à l’abri » des pseudonymes. Henriette ne fait pas exception : elle publie sous le pseudonyme de Fadette, entre autres, surtout dans le journal Le Devoir. Or, ce geste de se cacher constamment derrière des pseudonymes touche non seule-ment à l’identité de l’auteure, mais rend compte égaleseule-ment des limites imposées par la société de l’époque quant à l’attention et aux droits accordés à la création féminine à l’époque.

6 Les femmes qui prirent courageusement la décision de publier le firent cons-tamment à l’époque sous des pseudonymes. Voir le cas de Mademoiselle Angers qui publia, en 1882, son premier roman Un amour vrai sous le pseudonyme de Laure Conan. Voir aussi le cas de Robertine Barry, dont le pseudonyme est Fran-çoise. Cette dernière tint, à l’époque, Le journal de Françoise, où Henriette Dessaulles accepte de publier un extrait de son journal, plus précisément les fragments du 14 mai au 13 août 1876 (Premier Cahier dans le Journal de

Fran-çoise, 7e année, no 3, samedi 2 mai 1908, p. 34-40 sous le titre « L’amour passa… »). Henriette change par précaution tous les noms de la version originale de son Journal et signe elle-même ce passage sous le pseudonyme de Françoise (le même pseudonyme de Robertine Barry). Voir Jean-Louis Major (p. 644).

(10)

C’est ainsi qu’on relève, une fois de plus, le choix du journal comme forme adoptée par les femmes en tant que « refuge de la création fémi-nine privée d’autres modes d’expression littéraire » (Didier, p. 4). Le journal est donc une forme de libération des pensées et des sentiments par fragments, une forme d’émancipation, mais en même temps, ce même journal est aussi la confirmation d’un engagement impossible sur la voie littéraire, en raison de l’obstacle idéologique imposée par le fragmentaire même.

Henriette rend compte de sa position, de sa volonté de renoncer « à la passion pour le bon sens », au « poème » pour la « vie ». Elle écrit à sa cousine, Adine Bourassa, sœur d’Henri Bourassa, dans une lettre datée du 26 juin 1881 :

La vie n’est pas un poème et Dieu merci j’ai su en choisir le côté gracieux jusqu’à présent, je sais aussi voir son aspect sérieux et avec Dieu et Maurice et notre amour, je réussirai bien à donner à ce sérieux une beauté attachante. Du moins je ferai de mon mieux et j’ai confiance. (Couture, 1966)

Mettant fin à son Journal la veille de son mariage, elle met également fin à une vie d’écrivaine à laquelle elle a pourtant aspiré : la « jeune fille d’abord attirée par la carrière d’écrivain choisit finalement d’exercer un rôle féminin traditionnel » (Lemire, 1999, p. 427). En fait, le projet auquel elle s’est livrée, celui de « devoir être une très vraie demoiselle Dessaulles », pour devenir ensuite une très vraie madame Saint-Jacques, ne prenait pas en compte l’écriture du « Je ». Voilà pourquoi ce Journal renferme à son échelle l’obstacle idéologique du fragment en tant que faux-fuyant7.

7 À noter qu’Henriette commence à publier uniquement après la mort de son mari. Elle écrit des lettres dans plusieurs journaux : La Patrie (1904), Le Journal

de Françoise (1906-1909), Le Nationaliste (1914-1922), L’Action française

(1920-1927), mais surtout dans le journal d’Henri Bourassa, Le Devoir (de 1911 jusqu’à sa mort en 1946), où elle signe sous le pseudonyme de Fadette. Elle signe aussi sous le pseudonyme de Danielle Aubry, Jean Deshayes (Deshaies) ou Marc Lefranc. Voir la chronologie établie dans Major(p. 82-102). Anne-Marie Aubin, elle, compte plus de six pseudonymes utilisés par Henriette Dessaulles pour si-gner ses 3000 articles, en dehors des graphologies (p. 6). Voir également Lemire (2005, p. 92, 188, 195, 285, 289, 304 et 433).

(11)

Le fragment, une praxis intentionnelle

Outre les obstacles d’ordre définitionnel, structurel et idéologique que le journal intime oppose à une carrière d’écrivain, le fragment se charge d’une signification distinctive qui tient au rapport très complexe qu’il entretient avec le Système, le Tout. Pour identifier ce rapport, nous considérerons le fragment en tant que praxis intentionnelle. Nous avons vu que les morceaux en soi engendrent le discontinu, le désordre et provoquent une contestation de l’ordre esthétique de l’unitaire. À cela se joignent, par ailleurs, les non-dits intentionnels ou involontaires occasionnés dans l’économie de toute écriture fragmentaire (y compris l’écriture intimiste), rendant problématique la cohérence formelle de l’ensemble. Mais comment comprendre en fait ce discontinu dû au fragment même? Zaharia accentue la distinction entre la notion de discontinuité et celle de fragment en montrant que, même si ces deux notions trouvent leur origine dans un même champ sémantique, il ne faut pas les comprendre comme synonymes. La discontinuité est la multiplication de l’Un par la division, alors que le fragment est une « entité irréductible à d’autres éléments qui conserve ses propriétés essentielles ».

C’est dire que cette discontinuité permet de saisir une forme à l’échelle individuelle en tant qu’entité autonome uniquement dans le but de restituer la globalité. Le fragment, d’un côté, relève de la propriété d’indépendance dans le cadre du Système (du Tout); de l’autre, il resti-tue la globalité de ce même Système.

Le Système est un ensemble d’idées qui offre des informations sur le monde (création divine, société, art, etc.) et, par là même, il restitue la totalité. Selon Schelling, écrit Zaharia, c’est ainsi que nous pouvons percevoir une image globale du monde formée d’« enchaînements jus-tifiés ». Zaharia réinterprète les propos du philosophe Gabriel Liiceanu, qui énonce le Système comme une « capacité ordonnatrice des fragments ». La volonté d’ordonner et de justifier un état chaotique est évidente tant sur le plan artistique qu’au niveau interprétatif du fait artistique (littéraire ou philosophique). En se dressant contre le Tout et en fusionnant en même temps avec ce Tout, le fragment incarne une

(12)

tension entre la « plénitude infinie de la vie » et sa « prétention ridicule à une forme fermée de connaissance », comme l’affirme Blanchot. Ce-lui-ci explique cette tension à l’aide de ce qu’il appelle « l’exigence fragmentaire », anticipée déjà par les romantiques allemands, mais qu’il nuance justement grâce à cette opposition entre Partie et Tout : « L’exigence fragmentaire fait signe au système qu’elle congédie […] sans cesser de le rendre présent. » (1987, p. 100-101) Nous compre-nons dès lors que le Système est abusif et implicitement faux, même s’il se veut « incontournable ». En effet, il est trop vaste, trop ambitieux dans son entreprise d’expliquer le Tout. Ainsi, il échoue. Cependant, ce qui résiste, c’est le fragment et ce qu’il porte en lui. Le fragment certifie son importance. C’est un « nécessaire impossible ».

À l’opposé, la « vocation totalisante » du fragment est reliée, entre autres, objectivement, à la possibilité de celui-ci de tenir cette totalité « en réserve ». Du point de vue philosophique, le fragment est considé-ré au départ comme partie d’un Tout, liée à ce Tout8. Mais ce rapport

sera mis en question par le groupe de l’Athenaeum. Friedrich Schlegel, un de ses représentants, avance le concept du hérisson comme totalité au niveau du fragment, concept réinterprété par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy :

La totalité fragmentaire, conformément à ce qu’il faudrait plutôt se risquer à nommer la logique du hérisson, ne peut être située en aucun point : elle est

si-multanément dans tout et dans chaque partie. Chaque fragment vaut pour lui-même et pour ce dont il se détache [nous soulignons]. La totalité, c’est le fragment

lui-même dans son individualité achevée. (1978, p. 64)

Une distinction s’impose donc pour expliquer la « totalité fragmen-taire », comprise comme l’ensemble renfermé entre la première page et la dernière page d’une œuvre en fragment, alors que la « totalité » réfère plutôt à l’indépendance et la finalité du fragment comme unité (Zaha-ria).

8 Cette conception s’impose depuis Schleiermacher depuis les années 1800. Elle sera cristallisée par Lucien Goldmann, qui postule l’impossibilité de connaître une partie sans connaître le Tout, tout comme il est impossible de saisir le sens du Tout sans parcourir chaque partie. Voir Le tout et les parties (Michaud, p. 30).

(13)

Pour mesurer la bonne, la vraie « dimension » de la totalité dans l’écriture fragmentaire, à l’échelle de chaque fragment, il faut convo-quer la pensée. C’est à l’échelle de la pensée qu’émergent des images invisibles au départ, dans une sorte d’« éclairage », connoté par Zaharia comme « fulguration »9. Gusdorf atteste d’ailleurs lui aussi la nécessité

de la fulguration. Il montre que le fragment nous met face à une « vé-rité en pièces détachées », une « vévé-rité dans le désordre », mais comme « éclat arraché à la vérité totale » (p. 328). Cette fulguration serait donc nécessaire pour déclencher le mécanisme de la pensée. À cet égard, Paul Valéry considère que la « mécanique de l’esprit » doit trouver une forme d’expression dans un Système. Ce Système est, pour lui, une interaction du Corps, de l’Esprit et du Monde qui rend possible la dé-finition d’un Système du Moi (1997). Valéry postule la possibilité du fonctionnement de l’esprit disposant d’un nombre fini d’éléments et de phénomènes. Il fonde donc son Système sur « les variations [fragmen-taires] de la vie mentale » qui font successivement appel à des modèles proposés par les sciences physiques dans le but de les représenter avant de les expliquer, c’est-à-dire d’assumer la création d’une image propre (Jarrety).

Dans son essence et dans sa position, assurément chaotique au départ, qui ne répond à aucun ordre préétabli, le fragment se voit associer l’aptitude à rendre compte, par des « fulgurations », des enchaînements cognitifs, des véritables paradigmes thématiques qui peuvent moduler autrement la glose du Journal d’Henriette Dessaulles. Nous constatons que ce processus pourrait devenir outil d’édification de l’identité de la diariste à partir des fragments de son journal, où les images, variables, peuvent être assemblées par le lecteur sur l’axe d’un Tout sans fentes. Concrètement, le véhicule qui nous permet de « tracer la diagonale » entre la dialectique du fragment et ce journal intime est le langage. De toute évidence, nous sommes en présence d’un langage propre à la diariste Henriette Dessaulles, qui singularise son projet d’écriture inti-miste (voir Didier et Girard). Par ailleurs, on a montré que, dans le

9 Antonin Artaud et Roland Barthes parlent aussi de la « fulgurance » associée au fragment, qui se voit chargé d’une profondeur, d’un sens supplémentaire. Voir Mèredieu (p. 447).

(14)

cadre du journal intime, l’intimité ne peut être qu’effet de langage10.

Une des caractéristiques de ce langage est reconnue à l’échelle d’une véritable stratégie de substitution, seule en mesure d’assumer et d’assurer la totalité au niveau du morceau. Cette stratégie fonctionne par un tropisme que nous réduisons à l’exemple de la métonymie et/ou de la synecdoque. En effet, le journal a été associé à un en-semble de métonymies qui ne font que souligner l’existence de la totalité au niveau du fragment. C’est le cas du Journal de Michelet, con-sidéré comme une « formidable machine fictionnelle où s’abolit le partage du public et du privé, de l’intime et de l’Histoire […], une ma-chine métonymique (n’importe quel épisode de sa vie privée renvoie à la totalité présente, passé ou future du monde), où sa vie privée devient comme le modèle de la Vie » (Oster, p. 1793).

Dans le Journal de Michelet, cette métonymie est possible, car les fi-gures de Pauline, d’Athénaïs remplacent celle de la Nature, de la France, du Peuple, de l’Humanité et de l’Histoire. Dans le Journal d’Henriette Dessaulles, nous retrouvons le même concept et le même type d’assemblage de métonymies, où le trope répond à sa définition littérale. Tel le fragment, qui peut contenir à son échelle la totalité, n’importe quel thème, épisode du Journal renvoie à une « totalité », ne serait-ce que par les données de la vie privée de la jeune fille, qui intè-grent un paradigme de vie au XIXe siècle, propre à toutes les jeunes

filles de l’époque. Ainsi, le fragment du journal, telle la métonymie ou la synecdoque, peut transposer le Tout par la partie11. La définition

même de la métonymie et de la synecdoque, comme figures de la con-tiguïté, le confirme, dans la mesure où ces figures permettent l’utilisation d’un mot à la place d’un autre, non pas pour traduire une relation de ressemblance (comme c’est le cas de la métaphore), mais dans le but d’établir un rapport d’interdépendance. Ce sont les tropes qui rendent possible la représentation du Tout au niveau du fragment,

10

Cet effet de langage peut aussi être étudié dans la perspective du fragmentaire mis en relation avec le désir, avec son rituel. Voir Vadean (2006b, p. 123-140). 11 Il n’entre pas dans notre propos d’analyser la différence entre métonymie et synecdoque. Signalons seulement que la base de la métonymie est la compréhen-sion alors que la base de la synecdoque est l’extencompréhen-sion. Ainsi, ces deux figures ne diffèrent pas par leur logique, mais par leur application. Voir Henry (p. 18-26).

(15)

en le rattachant à ce Tout dont il est partie constituante. Ce sont aussi les figures qui « institutionnalisent » la liberté de la réception sous les multiples rapports où celle-ci peut être envisagée. Michel Le Guern l’affirme : « La métaphore est aisément repérable parce qu’elle introduit une image, alors que la métonymie ne fait image que dans certains cas particuliers, relativement rares. » (p. 104)

Dans le Journal d’Henriette Dessaulles, nous sommes en présence d’un tel « cas particulier » où la métonymie/synecdoque « suggère une image » rare qui nous pousse à expérimenter la fonctionnalité de ces deux tropes, la façon dont ils sont en mesure de restituer un sens glo-bal, tout en assurant et assumant le repli du fragment sur lui-même, tel un hérisson. Il y a de nombreuses propriétés associées à cette figure sty-listique qui incarnent une telle image. Nous en avons retenu une seule, suggestive dans notre cas. Il s’agit de la propriété de « brûler des étapes » (Henry, p. 22) et de raccourcir le chemin de perception des choses déjà connues. Voici un exemple concret :

13 mai 1875

Cousine Louise a chanté divinement — j’étais dans un grand fauteuil, loin de la lumière, écoutant et me perdant dans cette harmonie — j’en ai pleuré… de plaisir? de quoi alors?... Je ne sais, j’étais toute remuée, toute vibrante et je viens de remercier Dieu d’avoir créé la musique et de m’avoir mis dans l’âme une telle puissance d’en jouir! (p. 161)

La musique devient l’agent qui permet de « brûler » toutes les étapes du raisonnement cheminant vers l’image de la mort. Vu les morceaux joués, leur « harmonie divine », on peut interpréter cette scène comme prémonitoire. La cousine Louise chante d’abord Ave Maria, la prière la plus connue de toute la chrétienté, qui est constituée de deux parties, institutionnalisées et généralisées depuis le XVIe siècle : « La

Salu-tation », la partie des anges — l’ange Gabriel salue Marie selon l’Évangile de Luc — et « l’Imploration », la partie réservée aux hommes. Lus attentivement, les vers de cette deuxième partie figurent la mort, image qui « s’installe » dans l’inconscient de la jeune fille. Le deuxième morceau joué par cousine Louise le même soir ne fait qu’affermir cette sensation. Il s’agit de Tantum ergo, dernière partie de la prière Pange

(16)

jour de la Cène qui symbolise le corps (le pain) et le sang (le vin) du Christ. La figure de la mort s’incruste dans l’inconscient de la diariste, comme cruauté, injustice de la part de Dieu, comme antagonisme de la grâce divine. Henriette Dessaulles se révolte par ses réflexions contre le pouvoir divin.

30 mars 1875 Plus tard

Mon Dieu, je ne veux pas voir en vous un maître dur, pardonnez-moi et faites-moi voir ce que je ne comprends pas dans votre sévérité, car il doit y avoir quelque chose de caché, que je ne sais voir et qui expliquerait cette dou-leur dont vous accablez tant de monde. (p. 151)

Ces méditations prennent, dans ce cas, une valeur d’anticipation. En effet, Gusdorf affirme que « toute existence reconnaît [un] emboîte-ment des horizons spatio-temporels. Nous vivons au jour le jour selon les rythmes d’un emploi de temps modulé par les exigences du quoti-dien, mais nous vivons aussi entre le souvenir et le projet, une existence à longue échéance dont nous nous efforçons de démêler les significations ». (p. 319). Cette disposition [laquelle?] ne fait que con-firmer, selon l’auteur [qui?], que nous nous situons entre le passé et le futur, entre ce qui a eu lieu et ce qui va se passer.

Cette disposition emboîtée pourrait être récupérée également dans notre cas, elle atteste sa valeur prospective. Trois ans plus tard, Hen-riette allait faire un rêve dont elle parle dans l’extrait du 21 mars 1878. Elle y voit clairement, et au détail près, la mort de Maurice ou, plutôt, le rituel funèbre. Quelques années plus tard, Maurice, devenu son époux, trouvera la mort à la suite d’une maladie (Gauthier-Cano, 1988). La métonymie restitue « en résumé » l’image complexe de la mort, la musique devenant figure de la « rhétorique mentale » de la diariste. Le procédé de la substitution occupe la place centrale. C’est un moyen de plus qui légitime ces tropes comme « figures de la contiguïté » selon la catégorie de Jakobson. Le sens d’un mot présuppose en effet une rela-tion avec l’objet qu’il désigne. Or, pour considérer cet objet, il faut se rapporter à sa représentation mentale. C’est en ce sens que nous pou-vons parler d’une relation extérieure, dite de référence, apte à restituer des phénomènes ou des choses connus. Cependant, il est nécessaire

(17)

d’ajouter le fait que la métonymie et la synecdoque ne réfèrent qu’indirectement à des choses et des phénomènes présumés connus. D’où découle la précision que ces deux tropes opèrent en compréhen-sion et/ou en extencompréhen-sion : « Tout se passe dans l’esprit, mais l’essentiel reste l’opération de l’esprit » (Henry, p. 23). L’exemple ci-dessus sur l’effet de la musique en est une preuve. Henriette use, volontairement ou involontairement, des méto-nymies/synecdoques qui structurent son langage écrit, mais qui sont puisées dans son inconscient, comme nous l’avons vu12. Dans le cas analysé, on ne puise pas uniquement

dans l’inconscient de la diariste, mais aussi dans l’inconscient collectif, vu que la mort est une figure qui hante l’humanité tout entière. C’est une autre façon de restituer, dans ce journal intime, la globalité au ni-veau du fragmentaire. L’Un se divise, se multiplie en restituant, singulièrement, la même totalité. Une véritable dynamique met le rap-port fragment/Tout sous le signe du mouvement, que l’on doit retrouver tant dans l’esprit de la diariste que dans celui de ses lecteurs. G. Michaud l’explique :

Si le fragment vaut moins pour nous comme morceau détaché […] que comme le mouvement même de la partition, […] sa césure, cette nouvelle arti-culation du fragment(aire) rend caduque une lecture reconstructrice, de type herméneutique, qui garderait encore, face aux fragments, une visée totali-sante, qui s’efforcerait, par exemple, devant le désordre apparent des fragments, de dévoiler le principe secret de leur (dés) organisation. (p. 33)

La présente étude a tenté de situer le Journal d’Henriette Dessaulles dans un contexte herméneutique susceptible de confirmer, d’une part, la difficulté d’inscrire le fragment dans un genre bien délimité par la présence de trois obstacles : définitionnel, structurel et idéologique. D’autre part, ce contexte prouve l’existence d’un rapport complexe que le fragment entretient avec le Système, le Tout. À travers un langage particulier et particularisant, nous avons vu qu’une rhétorique intime fragmentée, puisée dans l’inconscient de la diariste, est apte à restituer

12 À cela s’ajoute aussi le fait que, selon les théories lacaniennes, on peut analyser l’inconscient humain comme un langage métonymique et métaphorique, car il est formé de lapsus et de jeux de mots. Si l’inconscient est considéré comme un lan-gage, on suppose alors qu’il y a également un inconscient du texte, qu’il faut explorer.

(18)

un aspect de totalité. La discontinuité ne s’analyse alors dans ce journal intime que sous le signe de la continuité, dynamique qui fait « représen-ter l’irreprésentable » (Michaud, p. 49).

Bibliographie

AUBIN, Anne-Marie et Jean-Noël DION. 1985, Hommage à

Hen-riette Dessaulles, pionnière du journalisme féminin, 1860-1946,

Saint-Hyacinthe, Regroupement littéraire Richelieu-Yamaska. BARTHES, Roland. 1977, Fragments d’un discours amoureux, Paris,

Seuil.

BLANCHOT, Maurice. 1955, L’espace littéraire, Paris, Gallimard,

coll. « Folio »;

—. 1959, Le livre à venir, Paris, Gallimard, coll. « Idées »; —. 1987, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, coll. « NRF ». BRUNET, Berthelot. 1970, Histoire de la littérature canadienne

française suivie des portraits d’écrivains, Montréal, Éditions HMH,

coll. « Reconnaissance ».

COUTURE, Jeannine. 1966, « Fadette, vie et œuvre de Madame H.D

Saint-Jacques (1860-1946) », thèse de maîtrise inédite, Ottawa, Université d’Ottawa.

DESSAULLES, Henriette. 1989, Journal, édition critique de Jean-Louis Major, Montréal, Les Presses Universitaires de Montréal, coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde ».

DIDIER, Béatrice. 1976, Le journal intime, Paris, France, Presses Universitaires de France, coll. « SUP ».

(19)

GAILLIARD, Michel. 1999, « Le fragment comme genre », Poétique,

vol. 120, novembre, p. 387 - 401.

GARNEAU, Saint-Denys. 1954, Journal. Montréal, Beauchemin

[« Préface » de Gilles Marcotte, p. 13-41, et « Avertissement » de Robert Elie et Jean Le Moyne, p. 7-13].

GAUTHIER-CANO, Mona. 1988, « La métamorphose du sujet dans Fadette, Journal d'Henriette Dessaulles 1874/1880 », thèse de maî-trise inédite, Ottawa, Université d’Ottawa.

GIRARD, Alain. 1986, Le Journal intime, Paris, Presses Universi-taires de France.

GUSDORF, Georges. 1991. Les Écritures du Moi. Lignes de vie 1, Paris, Éditions Odile Jacob.

HENRY, Albert. 1971, Métonymie et métaphore, Paris, Éditions Klincksieck.

JAKOBSON, Roman. 1973, Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit.

JARRETY, Michel. 2000, « Valéry (Paul) 1871 -1945 », Encyclopédie

Universalis, CD-ROM, version 6. 0. 72.

KUNZ WESTERHOFF, Dominique. 2005, Méthode et problèmes. Le

journal intime, http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements. LACOUE-LABARTHE, Philippe et Jean-Luc NANCY. 1978, L’Absolu

littéraire, Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris,

Seuil.

LAMONDE, Yvan. 1983, Je me souviens, la littérature personnelle au

Québec (1860-1980), Québec, Institut québécois de la recherche sur

(20)

LEMIRE, Maurice et Denis SAINT-JACQUES (dir.). 1999, La Vie

litté-raire au Québec. Je me souviens, tome IV : 1870-1894, Sainte-Foy,

Presses Universitaires de Laval;

—. 2005, La Vie littéraire au Québec. Sois fidèle à la Laurentie, tome V : 1895-1918, Sainte-Foy, Presses Universitaires de Laval. LE GUERN, Michel. 1973, Sémantique de la métaphore et de la

mé-tonymie, Paris, Larousse université, coll. « Langue et langage ».

LEJEUNE, Philippe. 1993. Le Moi des demoiselles. Enquête sur le

journal de jeune fille, Paris, Seuil.

LIICEANU, Gabriel. 1992, Cearta cu filozofia (Querelle avec la

phi-losophie), cité dans Constantin ZAHARIA. 2003, La parole

mélancolique. Une archéologie du discours fragmentaire,

http://www.unibuc.ro/eBooks/filologie/melancolie.

LITTRÉ, Émile. 1892, « Fragment », dans Dictionnaire de la langue

française, Paris, Hachette.

MÈREDIEU, Florence. 2003, « Fragment », dans Michel Blay (dir.),

Grand Dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse, p. 447.

MICHAUD, Ginette. 1989. Lire le fragment. Transfert et théorie de la

lecture chez Roland Barthes, Montréal, Éditions Hurtubise, coll.

« Brèches ».

MONTANDON, Alain. 1992, Les formes brèves, Paris, Hachette.

ROUSSET, Jean. 1986, Le lecteur intime, Paris, Corti.

SUSINI-ANASTOPOULOS, Françoise. 1994, « Fragment », dans

Béa-trice Didier (dir.), Dictionnaire universel des littératures, Paris, Presses Universitaires de France, p. 1239-1242.

(21)

—. 1997. L’écriture fragmentaire, définitions et enjeux, Paris, Presses Universitaires de France.

VADEAN, Mirella. 2006a, Texte et musique dans le Journal

d’Henriette Dessaulles, une disposition en abîme de type fractal,

thèse de maîtrise, Université Concordia, Montréal.

—. 2006b, « Écrire son journal, rituel du désir tenu secret », Cahier

du Groupe de recherche sur les entrées solennelles, « Des entrées solennelles du XVIe au XVIIIe siècle et des rituels publics ou privés au XXe siècle », Marie-France Wagner (dir.), vol. 2, hiver 2007,

p. 123-140.

VALÉRY, Paul. 1997, Cahiers 1894-1914, Paris, Gallimard, coll. « NRF ».

VANDENDORPE,Christian. 2004, « Du fragmentaire et de la subjec-tivité dans l’essai », dans Anne Caumartin et Martine-Emanuelle Lapointe (dir.), Parcours de l’essai québécois, Québec, Éditions Nota Bene, p. 127-144. Article consulté sur

http://www.lettres.uottawa.ca/vanden/Fragmentaire.pdf. WESTERHOFF, Kunz. Le journal intime,

http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/journal/ jiintegr.html

ZAHARIA, Constantin. 2003, La parole mélancolique. Une

archéo-logie du discours fragmentaire,

http://www.unibuc.ro/eBooks/filologie/melancolie [reprise du livre publié en 1998 aux Presses universitaires du Septentrion].

Références

Documents relatifs

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

Cette catégorie comprend 24 verbes qui se dérivent en 34 noms verbaux (17 en W, 11 en Y, et 6 communs aux deux parlers). Vingt et une (21) règles de dérivation morphologiques ont

The hub location-routing problem (HLRP) with less-than-truckload (LTL) shipments considers the location of hub facilities concentrating flows and through which flows are

Même si le territoire n'est pas toujours aussi vaste que dans cet exemple, la mise en situation du projet selon le schéma urbain classique permet d'envisager le

In a second example related to coating tools or bi-materials tools, the concept of thermo-mechanical screening is explained: it corresponds to the optimum

avec persistance l'idée suivant laquelle l'homme est sans fondement , que tout en lui appartient à une &#34; hi s toir e&#34;, en ce sens que tout se transforme et

Entre os materiais genéticos avaliados, os clones 02 e 23 apresentaram maior produção de massa seca de folhas, sendo o clone 23, o que apresentou maior acúmulo de massa seca da

Ce droit, qui ne figure pas dans le Code de la propriété intellectuelle mais dans le Code de la recherche, leur permet de diffuser gratuitement en ligne, et dans un format ouvert,