• Aucun résultat trouvé

Prendre et trouver sa place : discours hétéronormatifs et pratiques hétérosexuelles dans un cruising bar de Montréal

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Prendre et trouver sa place : discours hétéronormatifs et pratiques hétérosexuelles dans un cruising bar de Montréal"

Copied!
261
0
0

Texte intégral

(1)

ln compliance with the

Canadian Privacy Legislation

sorne supporting forms

may have been removed from

this .dissertation.

While these torms may be included .

in the document page count,

their removal does not represent

(2)
(3)

PRENDRE ET TROUVER SA PLACE: DISCOURS HÉTÉRONORMA TIFS ET PRA TIQUES HÉTÉROSEXUELLES DANS UN CRUISING BAR DE

MONTRÉAL

Aurélie Lebrun

Thèse présentée au Département de Géographie Université McGill

Montréal

Février 2003

Thèse soumise à la Faculté des Études Supérieures et de la Recherche comme exigence partielle en vue de l'obtention du grade de Docteur en Philosophie

(4)

1+1

National Library of Canada Bibliothèque nationale du Canada Acquisitions and Bibliographie Services Acquisisitons et services bibliographiques 395 Wellington Street

Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

The author has granted a non-exclusive licence allowing the National Library of Canada to reproduce, loan, distribute or sell copies of this thesis in microform, paper or electronic formats.

The author retains ownership of the copyright in this thesis. Neither the thesis nor substantial extracts from it may be printed or otherwise

reproduced without the author's permission.

Canada

Your file Votre référence ISBN: 0-612-88508-9 Our file Notre référence ISBN: 0-612-88508-9

L'auteur a accordé une licence non exclusive permettant à la

Bibliothèque nationale du Canada de reproduire, prêter, distribuer ou

vendre des copies de cette thèse sous la forme de microfiche/film, de

reproduction sur papier ou sur format électronique.

L'auteur conserve la propriété du droit d'auteur qui protège cette thèse. Ni la thèse ni des extraits substantiels de celle-ci ne doivent être imprimés ou aturement reproduits sans son autorisation.

(5)

REMERCIEMENTS

J'aimerais avant tout remercier mon directeur de thèse Brian Ray ainsi que ma co-directrice Sherry OIson professeur-e-s au département de géographie de l'université McGill. Je les remercie particulièrement pour avoir soutenu mon projet et pour m'avoir permis de le mener à bien.

Nombreuses sont les personnes qui m'ont accompagné dans cette aventure. Je tiens dès à présent à remercier ma 'collègue' du département de géographie, Kendra McSweeney avec qui j'ai partagé les étapes, les hauts et les bas inhérents à l'écriture d'une thèse de doctorat, mais aussi la vie quotidienne d'étudiante au doctorat, les périodes de vache maigre, de questionnement, les soirées studieuses et les rendez-vous pour 'faire une pause' . Au département j'ai également eu l'occasion de pouvoir engager de longues réflexions avec Julie Podmore, réflexions et discussions qui m'ont toujours motivé et encouragé dans ma démarche.

Et puis, pendant ces quelques années de travail et de rédaction, il y a toujours eu Sophie Morisset à qui je dois bien plus que je ne pourrais exprimer, toujours présente pour les relectures, les trous noirs et les pages blanches, les cafés, les bières, les doutes, les joies et les temps durs. Elle a été sans conteste mon alliée infaillible. Au cours de mes

'années thèse' j'ai également eu la chance de croiser Peter VanderWoude, notre amitié s'est faufilée à travers les problèmes d'ordinateur qui sont probablement devenus un prétexte à de longues soirées voire de journées entières à faire mille et une autre choses. Peter a toujours été, et est encore, l'assurance que tout est simple et possible. Je le remercie pour avoir partagé avec moi autant de moments de sérénité.

Finalement, il Y a eu Johnny B. Ma rencontre avec Johnny a eu un énorme impact sur mes réflexions théoriques et pratiques sur les femmes, les hommes et la sexualité. Johnny m'a accompagné au Minuit, nous avons échangé nos points de vue et avons essayé de mettre en pratique certaines de nos théories, ce fut et c'est encore, un vrai défi. Je le remercie pour ces frustrations répétées qui m'ont fait évolué

intellectuellement et affectivement. Je le remercie pour ses encouragements, son aide et sa patience. Ma thèse serait sans aucun doute très différente si nos chemins ne s'étaient pas croisés.

J'ai également une pensée pour mes 'lectrices' Sophie Morisset, Vérilibe Huard, Sophie Taam et Sophie Lebrun qui ont assaini mon français. Je remercie enfin mes ami-e-s et ma famille qui n'ont cessé de me soutenir tout au long de ces années : Pascale

Thivierge, Julie Coutu, Patrick Fernandez, Deanna Bourassa, Pierre-Edouard Latouche, Catherine Félix, Sophie Taam, Anne-Christine Decas, Jean-Claude Lebrun et Nicolas ù~brun.

Cette thèse est dédiée à ma mère, France Thomas qui n'a jamais cessé de m'encourager et de me soutenir tout au long de ces années.

(6)

RÉSUMÉ

Dans les années 1980 et 1990, différents courants théoriques, notamment les théories 'queer', ont conceptualisé l'hétéronormativité afin de remettre en question le système hétérosexuel érigé en norme privilégiée et récompensée. Cependant, le concept d'hétéronormativité n'a pas permis d'interroger l'hétérosexualité. Cette thèse soutient que l'hétéronormativité n'est pas suffisante pour déstabiliser le système hétérosexuel parce qu'elle ne permet pas de rendre compte de sa complexité. Loin d'être uniforme et homogène, l'hétérosexualité est construite à partir de différents processus de

hiérarchisation dont l'organisation dépend de multiples variables et critères. Nous soutenons dans ce travail que la régulation qui intervient dans les discours est sans cesse défiée dans les pratiques, et que pour comprendre l'hétérosexualité, il faut interroger ces pratiques ainsi que les arrangements des identités hétérosexuelles femmes et hommes.

D~: plus, il faut observer l'hétérosexualité dans des lieux qui ne se limitent pas au découpage hétéronormatif et hégémonique privé-public, soit la maison ou les lieux de travail ; il faut questionner tous ces lieux de l'hétérosexualité non hégémonique, car si les discours hétéronormatifs encouragent l'occupation de certains espaces et pas d'autres, l'hétérosexualité se pratique dans des espaces. En effet, l'hétéronormativité n'équivaut pas à l'hétérosexualité.

Pour ce faire, nous sommes allés dans un 'cruising bar' de Montréal, le Minuit, qui accueille une clientèle célibataire (divorcée ou jamais mariée) régulière et âgée en moyenne de 39 ans. Le discours du cruising bar est significatif pour une compréhension du système hétérosexuel pour deux raisons. Dans un premier temps, il nous donne accès aux représentations et perceptions du moment perçu comme fondateur de

l'hétérosexualité: la rencontre entre les femmes et les hommes. Dans un second temps,

le discours du cruising bar, par les caractéristiques de la population qui s'y retrouve

(7)

(célibataire dans un bar à 39 ans) nous livre une version de l'hétérosexualité non hégémonique.

Dans la société québécoise, les discours qui circulent sur les cruising bars mettent en scène des individus qualifiés de perdants (ils ne sont pas mariés, en couple ou avec des enfants) et inadéquats (à 39 ans, ils occupent un espace qu'ils auraient dû quitter depuis longtemps). Face à ces discours méprisants qui dévalorisent leurs expériences, la clientèle du Minuit engage un processus de reconstruction. En effet, dans les entretiens, les informateur-trice-s ne cessent d'effectuer des va-et-vient entre ces représentations méprisantes, qui véhiculent les valeurs des discours hétéronormatifs sur les bars et sur le céHbat, et leurs expériences, en cherchant à la fois à se détacher de ces discours

hétéronormatifs et à s'y conformer. Sortir au Minuit leur permet de reconstruire leurs expériences en d'autres termes que l'échec ; de la même façon, occuper ce lieu leur permet de renégocier certaines dimensions de leur identité de genre car cela change leur perception des 'femmes dans les bars' et 'des hommes dans les bars'.

Nous concluons que pour comprendre l'hétérosexualité et mettre fin à ses privilèges, il faut savoir comment elle s'organise, se produit et se reproduit. Il faut donc aller à sa rencontre, c'est-à-dire observer les arrangements des identités de genre dans le quotidien mais aussi, et surtout, relever les perceptions et les discours sur ces arrangements qui définissent, en définitive, les pratiques hétérosexuelles. Pour connaître l'hétérosexualité, il faut donc observer et écouter celles et ceux qui, bien qu'apparemment en marge, sont, en fait au cœur de l'hétérosexualité; ceux et celles qui par leurs efforts constants pour parvenir aux normes, participent également à leur maintien.

(8)

ABSTRACT

ln the 1980s and 1990s, lesbian and gay politics and queer theory problematized the concept of heteronormativity in order to denounce and call into question the normative system that privileges and rewards heterosexual identities and lifestyle. However, conceptualisations of heteronormativity have failed to destabilize heterosexuality as a norm. In this thesis, 1 argue that the concept of heteronormativity is insufficient to subvert the heterosexual system because it fails to acknowledge the complexity of heterosexual identities. Far from being uniform and homogenous, heterosexuality is organized as a hierarchical system. The regulation of heterosexuality is ensured by heterosexual masculine and feminine gender identities within which the acquisition of privilege and power depend on many variables and criteria.

1 argue that the regulatory effects of these discourses are constantly challenged in practice and that to overcome the limits of the concept ofheteronormativity we have to investigate the practices and arrangements of heterosexual masculine and feminine gender identities. Moreover, we have to observe heterosexuality in 'place', specifically in places other than the home or workplace that do not reproduce the hegemonic

heteronormative division between the public and private spheres. Because, if

heteronormative discourses police spaces according to specific norms, heterosexuality is practised everywhere.

To do so, 1 went to a heterosexual cruising bar in Montreal, Le Minuit, where the clientele is typically single (divorced or never married) and 39 years old. The discourse of the 'cruising bar' label is significant in two ways. First, it gives a striking

representation of what is perceived and constructed at the founding moment of heterosexuality: the meeting of women and men. Second, the discourse of the cruising bar, because of the specific characteristics ofits clientele, illustrates non hegemonic

(9)

heterosexuality. In Quebec, the discourse surrounding the label 'cruising bar' brings to mind images of 'losing' heterosexual identities that are se en as inadequate and lacking. In this sense, the label 'cruising bar' is heteronormative since it also defines, by default, its opposite - 'winning' identities that are privileged. In the face of contemptuous

discourses that devalorize their personal experiences, the patrons of Le Minuit engage in a process of reconstruction. During the interviews, informants would incessantly go back and forth between the norms and their own experiences in an attempt to both conform to and detach themselves from heteronormative discourses. At the Minuit, informants, night after night, in becoming regulars, distance themselves from their negative

perceptions about 'women in bars' and men in bars, perceptions they acquire long before going out.

In order to understand heterosexuality and end its privileges we have to know how heteronormativity organises, produces and reproduces itself. Therefore, it is necessary to observe how heteronormativity organizes gender identities in everyday life. It is equally important to reveal that there are multiple perceptions and experiences of the

arrangements that define heterosexual practices, which can simultaneously conform to and confront heteronormative discourses. To know heterosexuality, we must observe and listen to those who, though marginalized, are in fact at the heart of heterosexuality; those who through incessant efforts to achieve norms take part in their maintenance.

(10)

LISTE DES FIGURES

Figure 1 : Logo Montréal Tourisme ... 53

Figure 2 : Flyer du Minuit 1997 ... 55

Figure 3 : Flyer du Minuit 1999 ... 55

Figure 4 : Arbre des informateur-trice-s ... 76

Figure 5 : Publicité d'Éduc alcool. Voir 2000 ... .193

(11)

LISTE DES ANNEXES

Annexe 1 : La collecte des données ... 228

Annexe 2 : Profil des informateurs et informatrices ... 234

Annexe 3 : Statut de fréquentation ... 240

Annexe 4 : Grille d'entretien ... 244

(12)

TABLE DES MATIÈRES

Remerciements ... .i

Résumé ... .ii

Abstract ... .iv

Liste des figures ... vi

Liste des annexes ... vii

INTRODUCTION ... ... 1

CHAPITRE 1 Discours hétéronormatifs et pratiques hétérosexuelles ... 13

CHAPITRE 2 Les discours hétéronormatifs de l'étiquette cruising bar du Minuit ... .40

CHAPITRE 3 Stratégies de rencontres: ethnographie de l'hétérosexualité ... 81

CHAPITRE 4 Sortir dans un bar, sortir dans un cruising bar ... 124

CHAPITRES Drôle d'endroit pour une rencontre. Le Minuit: lieu d'échec du célibat ou lieu d'échec des discours hétéronormatifs? ... 158

C()NCLUSION ... 197

BIBLIOGRAPHIE ... 205

ANNEXES ... . 227

(13)

INTRODUCTION

L'objectif de cette thèse est de reconnaître l'existence d'une identité hétérosexuelle construite et problématique, faire une descente dans la méconnaissance. En

m'appropriant la terminologie des théories 'queer', gaies et lesbiennes, mon objectif est d'énoncer les termes de certaines identités hétérosexuelles, d'en faire leur coming out et d'observer à un niveau local comment cette hétérosexualité se négocie, se produit et se reproduit contre et avec les discours normatifs. Dans le champ de la géographie sociale et culturelle qui envisage la sexualité et les rapports de genre, la théorisation de

l'hétérosexualité comme institution sociale et non seulement comme pratique sexuelle est inexistante. Plutôt que de chercher à dépasser ce fossé théorique et ce défi pratique que sont la problématisation et la connaissance de l'hétérosexualité, les chercheur-e-s1 ont largement utilisé le concept d'hétéronormativité. L'hétéronormativité a

principalement été théorisée par les théories 'queer' comme une conséquence de la :

Het culture [that] thinks of itself as the elemental form of human association, as the very model of inter-gender relations, as the invisible basis of aIl community, and as the means of reproduction without which society wouldn't exist. (Wamer 1993 : xxi)

Les théories et les politiques' queer' cherchent à exposer et à perturber ces politiques (hétéro )normalisantes des identités. Cette normalisation des identités est perçue comme le produit de la distinction entre homosexuel-Ie-s et hétérosexuel-le-s. Sedgwick (1990) affirme que la déconstruction de cette définition est au cœur même de tout projet de compréhension des sociétés occidentales. Les valeurs heuristiques des projets 'queer' sont réelles mais après plus d'une décennie de recherches, de développements théoriques et d'activisme, les tenants de la planète 'queer' ont échoué à interroger« the het

culture» (cf. Namaste 1996, Lamoureux 1998, Jackson 1999, Richardson 2000). 1

Pour cesser de faire du féminin et de l'expérience des femmes, le spécifique et « sortir [le masculin] du général» (Mathieu 1991 [1971] : 40), j'ai, le plus souvent possible, rendu visible la forme féminine des

(14)

Parallèlement, les théories féministes de la seconde vague ont largement investigué les espaces et identités problématiques de l'hétérosexualité et n'ont cessé de mettre en évidence la nature oppressive du système sexe/genre sans, toutefois, remettre en

question les termes normatifs de sa production. Ainsi, d'une part, si les théories 'queer' ont questionné l'hétérosexualité obligatoire, elles n'ont toutefois pas reconnu que l'hétérosexualité normative n'était pas uniforme et homogène et que l'obligation à l'hétérosexualité est oppressive et normative pour la définition homo-hétérosexuel mais aussi pour la définition de l'homosexualité et des identités homosexuelles et pour la définition de l'hétérosexualité et des identités hétérosexuelles. D'autre part, si les théories féministes ont démontré à quel point le patriarcat et les outils du patriarcat entretiennent et reproduisent une société oppressive pour les femmes, elles n'ont pas déstabilisé les termes de ces identités et ont ainsi participé à reproduire les dimensions oppressives du système hétérosexuel gardé sous silence.

DéfiS cette thèse, nous argumentons qu'il faut comprendre l'hétérosexualité, or ceci nécessite la reconnaissance de l'existence de plusieurs discours hétéronormatifs qui définissent plusieurs hétérosexualités pratiques. Cela exige de comprendre que

l'hétéronormativité est un concept théorique et qu'en pratique, les normes imposées par la société hétérosexuelle n'existent jamais telles quelles et sont plutôt des illusions, des mythes, des imaginaires entretenus; toujours impossibles à réaliser. En effet, comme le suggère Schwartzwald (1991) l'hétérosexualité normative est peut-être un stéréotype,

«

tille hétérosexualité elle-même impossible.» (121) Par contre, les effets des discours hétéronormatifs sont réels sur les pratiques et les expériences de l 'hétérosexualité. Pour comprendre l'hétérosexualité, nous allons investiguer différentes facettes d'un discours hétéronormatif et ses conséquences sur la définition et les expériences d' 'une

hétérosexualité' dans un lieu. Si l'hétérosexualité s'établit à travers les institutions macro-sociales telles que l'État, la religion, le mariage, l'amour; elle se pratique, se produit et se reproduit avant tout dans les lieux du quotidien. Comme telle,

l'hétérosexualité a été largement documentée. Toutefois, les lieux observés se sont souvent limités à un découpage hétéronormatif et hégémonique de l'espace entre

(15)

maison, famille et tâches domestiques; espace public et lieux de travail. Ces limitations peuvent être outrepassées si l'on ouvre ce découpage et que l'on fréquente d'autres lieux. S'il est clair, comme nous l'ont démontré certaines géographes, que

l'hétéronormativité opère partout et, donc, qu'il n'y a a priori aucun espace qui ne soit pas le produit des normes imposées par la société hétérosexuelle, se rendre dans d'autres espaces nous permet d'établir qu'il existe plusieurs discours hétéronormatifs et donc de multiples identités hétérosexuelles. Pour aller à la rencontre d'une hétérosexualité parmi d'autres, je suis allée dans un cruising bar. Le bar ne doit pas être conceptualisé comme un récipient, un 'contenant d'hétérosexuels', mais comme un produit de la société hétérosexuelle. Tout au long de ce travail, le bar ne sera donc jamais au second plan. Le bar comme lieu de recherche permet de localiser dans l'espace, les diverses significations des identités de genre puisque leurs attributs sont place-specifie (McDowell et Massey

1984).

Le bar produit du discours hétéronormatif

Le bar hétérosexuel a été lu et interprété comme un produit de la société

hétéronormative. Comme tel, il accueille, avant tout, des communautés masculines qui se retrouvent autour d'un verre de bière ou de scotch (cf. Hey 1986, Campbell 2000). Dans ces termes, le bar, le pub et le café s'érigent comme espaces dans lesquels l'identité masculine se construit entre hommes mais également autour des femmes : leurs épouses, les prostituées et danseuses nues ou les trois2. Dans les tavernes québécoises, par

exemple, la présence des femmes était interdite en vertu de la loi, mais elles étaient tac:itement présentes dans l'imaginaire de la taverne -- décrite comme un havre de paix pour les ouvriers, un lieu à l'abri de leurs épouses tyranniques (également à l'abri de leur

patron) (Jupp 1969, Poupart 1972, Gilmore 1985). Lorsque les femmes sont

2

Dans ce sens, la prostituée n'est pas en dehors de l'hétérosexualité normative, mais est une version non hégémonique parmi d'autres de l'identité féminine hétérosexuelle. Par contre, l'existence de la prostitution permet de maintenir certaines dimensions hégémoniques de l'identité masculine.

(16)

officiellement encouragées à fréquenter ces espaces, elles doivent être accompagnées de leurs maris, frères ou pères ou doivent être dirigées dans des sections séparées. Dans le cas contraire, lorsque les femmes sont encouragées à venir seules, c'est-à-dire non accompagnées d'un homme, elles travaillent la plupart du temps; soit comme serveuses, soit comme objets sexuels à consommer sur place ou à emporter. Que les femmes soient réduites à des objets ne signifie pas qu'elles n'ont pas la parole et qu'elles sont

effectivement des objets, il s'agit ici plutôt des conditions requises pour que leur présence soit tolérée, encore une fois, il s'agit du discours hétéronormatif qui touche l'espace du bar et qui définit les identités attendues et appropriées dans ce lieu. De la même façon, les définitions et les pratiques des identités masculines sont sans cesse renégociées dans le bar. Ainsi, la paix bienfaitrice des bars, tavernes ou pubs s'établit lorsque le contrôle des femmes est assuré, ce qui est la condition sine qua non pour que l'identité masculine se construise et se renforce (Hey 1986, Wilson 1991, Allison 1994).

Cependant, comme le rappellent de nombreux auteur-e-s sur les bars, clubs, tavernes et autres lieux de danse (Peiss 1986, Lemieux et Mercier 1989, Weintraub 1996, Campbell 2000, McBee 2000), les femmes et les hommes ont souvent partagé les espaces de consommation d'alcool, et ce, indépendamment de leur appartenance sociale. Invariablement la présence des femmes comme consommatrices indépendantes3 tend à être surveillée, limitée et contrôlée. Parallèlement, certaines communautés lesbiennes se sont développées dans les bars et pubs, en s'impliquant dans des activités illégales telles que la prostitution ou en développement une culture du secret (Lapovsky et Davis 1997 [1993], Wolfe 1997, Chamberland 1998), tandis que les communautés gaies ont profité de leur accès à tous ces espaces pour 'hommes seulement' (Higgins 1998).

En l'an 2002, la présence des femmes comme 'sujets' dans les bars, clubs, boîtes de nuit

ou raves est irréversible, ce qui, toutefois, ne signifie pas que les termes de leur présence

3

La distinction entre les femmes présentes pour travailler (comme propriétaires, serveuses ou prostituées) et les femmes qui sont présentes en tant que consommatrices est souvent évacuée des ethnographies et études sur les bars, alors que c'est par cette distinction que l'on peut commencer à conceptualiser l'hétérosexualité, sa normativité et la hiérarchie implicite au genre.

(17)

soient libérés de tous les discours nonnatifs précédemment énoncés. De plus, si les jeunes femmes de toutes les catégories sociales se retrouvent un jour ou l'autre à

célébrer dans un bar, un jour viendra où il faudra qu'elles en sortent. Ainsi, si les discours hétérononnatifs ne contrôlent plus les femmes dans les mêmes tennes qu'il y a seulement trente ans, ils n'ont pas pour autant disparu mais se sont plutôt transfonnés. Si la présence des femmes dans les espaces nocturnes de consommation, et plus

particulièrement dans les bars ou clubs, est un fait, on peut se poser la question à savoir dans quels tennes cette présence massive a modifié ou altéré les tennes des identités féminines mais aussi ceux des identités masculines. En effet, il ne suffit pas d'ajouter les femmes et de remuer (Scott 1988), par la nature même de l'hétérosexualité, par sa nature rét1exive, les tennes des identités hétérosexuelles femmes et hommes se définissent dans un système interactif mais hiérarchisé. Nous verrons que tous ces discours

hétérononnatifs qui touchent les espaces des bars ont une résonance particulière sur l'étiquette cruising bar. Dans le cadre de cette recherche, nous interrogerons les discours qui posent le cruising bar et ceux et celles qui s'y rendent de 'quétaines' et 'losers'.

'Cruising bar'

L'étiquette cruising bar réfère aux pratiques et aux identités supposées qu'il abrite. Cette étiquette est officieuse et si tous les bars sont des espaces de cruising, tous les bars ne sont pas étiquetés cruising bar. Dans un cruising bar l'on remarque que la clientèle est d'environ 35 ans et plus, que la grande majorité est célibataire (ou prétend l'être), qu'une grande partie de cette clientèle est régulière et que finalement la plupart viennent seul-e-s et s'attendent à rencontrer ou simplement à échanger avec une personne, connue ou Inconnue.

La spatialisation d'un espace tel que le bar s'établit à travers un système d'images qui lui attribue, en ce qui nous intéresse, l'étiquette cruising bar. C'est le discours sur cet espace, celui du cruising bar qu'il faut recueillir, c'est-à-dire un discours sur des

(18)

perceptions et des représentations qui s'opposent, se renforcent et se contredisent. Ces perceptions et représentations associées à l'étiquette cruising bar, sont celles des discours hétéronormatifs de la rencontre, du célibat, du mariage et de l'amour. Sous l'étiquette cruising bar, c'est le couple hétérosexuel qui est à l'avant-scène, notamment ce qu'il devrait être, ce qu'il devrait faire et où il devrait être lorsque qu'il a 35 ans et plus. En effet, cette population est comprise comme 'loser' parce qu'elle se révèle incapable de vivre les hétéronormes propres à sa génération, particulièrement en ce qui concerne les identités développées et l'espace occupé. Ces individus sont alors

également perçus comme 'quétaines' parce qu'ils véhiculent des normes qui ne font plus partie des discours hégémoniques hétéronormatifs qui définissent les identités

appropriées dans les espaces de nuit.

Le Minuit

O:::tte recherche se base sur un terrain d'un an et sur 37 entretiens semi-dirigés (cf. Annexe 1) avec la clientèle d'un cruising bar de la ville de Montréal, le Minuit. Le Minuit

accueille une clientèle célibataire, divorcée ou en passe de l'être, âgée en moyenne de 39 ans. La majeure partie appartient à la classe moyenne, occupe un emploi stable et est d'origine québécoise. Le Minuit a fidélisé sa clientèle à partir des années 1980, décennie pendant laquelle le bar s'est construit comme bar de drague où hommes et femmes

vivaient la libération sexuelle et les années disco. Les années 1990 ont mis ces pratiques à rude épreuve, le sida, le cocooning, le vieillissement de ces célibataires ainsi que

l'apparition des nouveaux divorcés ont peu à peu transformé le Minuit en un lieu où les expériences n'appartiennent plus aux nouveaux discours hégémoniques.

Ouvert sept soirs par semaine les premières années, le Minuit ouvre actuellement ses portes cinq soirs par semaine, du mercredi au dimanche. Les heures d'ouverture sont chaque soir de 21h00 à 3hOO du matin. Aucune nuit n'est semblable, chaque soir a sa particularité, sa clientèle, ses détenteurs et détracteurs. Tout au long de l'année et de la semaine, les

(19)

propriétaires du Minuit agrémentent les soirées de quelques distractions. Depuis 1999, des soirées « Nuits tropicales» sont organisées le dimanche. Quatre soirées d'envergure marquent l'année au Minuit. La soirée qui rencontre le plus de succès est le Jour de l'An, vient ensuite la Sainte-Catherine, le 27 novembre. La Sainte-Catherine qui fête les

célibataires4 se développe autour du thème de la rencontre. Ce soir là chacun et chacune doit 'rencontrer'. À la recherche de sa 'moitié', les barrières tombent et il est de bon ton

d'adresser la parole à n'importe qui.

La semaine du Minuit commence par le mercredi, soirée 'Black Jack'. Les mercredis soirs sont assez calmes mais rassemblent une clientèle de régulier-ière-s qui sans être des joueurs invétérés apprécient sans aucun doute ce divertissement. Parfois considérées comme le début de la fin de semaine, les soirées du jeudi sont plus animées que celles du mercredi, mais ne sont toutefois pas comparables aux vendredis et samedis. Les jeudis sont la « Soirée pour Dames ». Pour encourager les clientes à sortir les jeudis soirs, des coupons pour boissons gratuites leur sont distribués les vendredis et samedis soirs à la sortie du bar.

Les vendredis et les samedis soirs, le Minuit perd ses allures de bar de quartier et ces deux soirs marquent l'existence du Minuit comme discothèque. Les client-e-s qui veulent avoir de la place ou qui veulent prendre un verre plus calmement arrivent avant le grand boom qui débute vers 23h00. Pour une personne qui travaille toute la semaine, les vendredis et les samedis sont les soirs de célébration. Ces soirs là, la proportion de 'touristes' est plus importante. La fin de semaine, le Minuit se transforme complètement, l'espace personnel devient quasiment inexistant. La réputation du Minuit comme cruising bar provient sans aucun doute des vendredis et samedis soirs.

4

A l'origine cette tradition était destinée à souligner le célibat des femmes de plus de 25 ans. Cet événement plutôt que de célébrer le célibat, le stigmatisait. D'ailleurs il en est toujours ainsi, la soirée de la Sainte-Catherine est tournée vers la rencontre pour 'remédier' au célibat, la fête de la Sainte-Catherine

(20)

Le Minuit cruising bar

Lorsque j'ai commencé la recherche de mon terrain d'étude j'étais nouvellement montréalaise, je n'avais alors pas d'idées précises des lieux de la vie nocturne. Je me suis donc promenée au hasard dans la ville. Je savais, par contre, que je cherchais un cruising bar, c'est-à-dire un bar où se retrouve une population de plus de 35 ans généralement célibataire, et un bar dans lequel la danse occupe une place centrale. Parallèlement à mes promenades nocturnes, j'ai commencé à parler de ma recherche à mon entourage montréalais. Je savais également par ma recherche précédente dans un cruising bar de la ville de Québec qu'un cruising bar se définissait autant par les

caractéristiques de sa clientèle et de sa musique que par des points de vue négatifs ainsi que des rumeurs plus ou moins farfelues qui n'impliquaient jamais l'interlocuteur-trice. Le Minuit n'a pas été une exception, dès le début de ma recherche j'ai pu converser du Minuit avec beaucoup de gens qui a priori n'allaient pas au Minuit ou qui y étaient allés une fois ou qui connaissaient quelqu'un qui, etc. J'ai toutefois recueilli des histoires semblables sur le Sherlock's, le 737 ou le Lovers, cruising bar connus du centre-ville.

Les cruising bars (reconnus comme tels) de la ville de Montréal se trouvent essentiellement dans plusieurs secteurs bien définis: le centre-ville, les abords des grands axes périphériques et les banlieues. Au centre-ville on trouve le Sherlock's et le

73

Z

connus pour leur 5 à 7 et leurs part ys de bureau, aux alentours près des boulevards périphériques et dans les banlieues on trouve les Lovers ou le Select. Mon choix du Minuit plutôt que d'un autre cruising bar s'explique par mon intérêt pour son histoire. Le Minuit ouvert depuis 17 ans a longtemps été un bar très couru dont la réputation n'était pas à faire. Durant les 10 premières années d'existence le Minuit avait la réputation d'ètre un bar in, réputation qu'il a perdue. A cette époque si au Minuit on cruisait, le Minuit n'en était pas pour autant un cruising bar. Cette évolution du discours m'a semblé significative pour comprendre l'étiquette cruising bar, tel qu'on le définira (cf. chapitre 2). Les questions reliées à cette 'histoire' particulière-- à savoir si le

(21)

construisent l'étiquette cruising bar et dans quelle mesure cela touche la définition des identités hétérosexuelles de la clientèle qui s'y retrouve-- sont, en effet, centrales dans ma recherche au Minuit. L'histoire du Minuit se démarque ainsi de celle des autres bars étiquetés cruising bar comme le Lovers qui se sont toujours publicisés comme bars-rencontres pour célibataires de plus de 30 ans.

Présentation des chapitres

Ce travail se divise en cinq chapitres. Le premier chapitre pose les jalons théoriques de la recherche. Nous établissons que le concept d'hétéronormativité tel que proposé et posé par les théories' queer' n'est pas suffisant pour déstabiliser la norme

hétérosexuelle. Pour ce faire, l'on doit connaître et comprendre l'hétérosexualité, c'est-à-dire reconnaître que l'hétérosexualité est multiple et changeante et qu'il y a autant de discours hétéronormatifs qui définissent autant d'hétérosexualités. Ainsi, un marqueur du genre tel que l'âge peut déterminer un discours hétéronormatif qui aura des

implications et des conséquences différentes : être une femme de 18 ans dans les filets de l'hétéronormativité n'a pas les mêmes implications sur la définition et les pratiques de son identité hétérosexuelle que pour une femme de 40 ans prise dans les mêmes filets. Dans ce sens l'histoire, le contexte culturel, le contexte religieux et celui de classe ajoutent encore d'autres dimensions dont il est impossible de rendre compte si l'on s'en tient au concept d'hétéronormativité tel que défini par les théories 'queer'. Dans ce chapitre, nous soutenons que pour connaître l'hétérosexualité, il faut observer les micro-pratiques du genre, en même temps que reconnaître qu'elles se définissent et se

pratiquent constamment contre et malgré l'hétéronormativité.

Dans le chapitre deux, nous allons expliciter l'étiquette cruising bar véhiculée par les

institutions, les médias, la culture québécoise et les informateur-trice-s ; étiquette qui qualifie les cruising bars et leur clientèle de 'losers' et 'quétaines'. Ces discours institutionnels, médiatiques et culturels sont normatifs puisqu'ils énoncent, par défaut,

(22)

des pratiques non perdantes de sorties nocturnes et des scripts pour construire des identités hétérosexuelles hégémoniques, c'est-à-dire gagnantes et adéquates. Ce chapitre sera également l'occasion de se familiariser avec le Minuit, ses règles spatiales tacites et son organisation quotidienne ainsi qu'avec les informateurs et informatrices.

D,ms le chapitre trois, nous démontrons que, sur le terrain, au Minuit, les pratiques de l'hétérosexualité sont inscrites au cœur de discours hétéronormatifs qui mettent le couple de sexe opposé au centre des dynamiques sociales et qui organisent toutes les interactions autour de la réalisation de ce couple. Cette grille hétéronormative a ainsi structuré les

interactions avec les clientes et les clients du Minuit et a été centrale dans la formation de du groupe d'informateur-trice-s. Cependant, face à ces principes de l'hétéronormativité, les informateur-trice-s négocient d'autres pratiques, lorsque au fur et à mesure des sorties, ils-elles prennent leur place au Minuit et développent des stratégies qui manipulent et

outrepassent certaines règles normatives de la rencontre hétérosexuelle. Ainsi, à partir de ma propre expérience et à partir de mes interactions avec la clientèle du Minuit, il est possible de repérer quelques principes pratiques de 1 'hétérosexualité dans le contexte de la rencontre; celle de la chercheure avec ses informateurs et informatrices et celle plus large entre les clientes et les clients du Minuit.

Dans le chapitre quatre, nous argumentons que la Révolution tranquille, qui caractérise le Québec du début des années 1960, a permis l'apparition de nouveaux modes de conjugalité tels que les nouveaux célibataires. Ces nouveaux célibataires, qui dans les années 1970 prônent la révolution sexuelle et l'émancipation des femmes, et qui, dans les années 1980, s'engagent dans des conjugalités plus ponctuelles et négociables avec la multiplication des divorces et des unions libres, ont permis l'émergence de nouveaux styles de vie dont font partie les sorties dans les bars et les discothèques. Sorties

auxquelles participent officiellement les « femmes innovatrices» dès les années 1970. Or, bien que les discours hétéronormatifs aient modifié les significations de ces espaces nocturnes, notamment les discours sur les femmes dans ces espaces, ils véhiculent

(23)

encore des valeurs reliées aux identités masculines. Valeurs avec lesquelles, à la fin des années 1990, les informatrices doivent encore composer lorsqu'elles arrivent au Minuit.

Dans le chapitre cinq nous concluons qu'au Minuit, les informateurs-trice-s font sans cesse un travail de reconstruction, un va-et-vient continuel entre les discours

hétéronormatifs de l'étiquette cruising bar et leurs expériences propres. Ces 'allées et venues' entre expériences et discours hétéronormatifs varient selon son genre, son âge, son célibat et sa fréquentation et instituent des identités alternatives non normatives. Dans ce chapitre nous verrons ainsi comment les informateur-trice-s se positionnent par rapport à l'étiquette cruising bar et comment ils-elles négocient leur place et leur identité au Minuit. En effet, au moment de leurs sorties, les informateur-trice-s se rendent

compte que leurs modes de vie (sortir et être célibataire) les marginalisent par rapport à ceux et celles du même âge, c'est-à-dire par rapport aux normes de l'hétérosexualité à 39 ans dans la société québécoise. Ainsi, en même temps que circulent des discours d'échec qui traduisent un sentiment d'inadéquation, on peut entendre qu'au Minuit, ces

hétéronormes sont sans cesse détournées, manipulées et déstabilisées dans les pratiques.

Au sein de la pensée universitaire, penser l'hétérosexualité reste une pratique taboue, volontairement ignorée (Mathieu 1991, Valentine 1996, Welzer-Lang 2000b). Or, il est essentiel de mettre à jour les mécanismes du système hétérosexuel dans la totalité de l'espace social, il est également important de fréquenter ces espaces qui dans la société hétérosexuelle ont rarement été considérés comme tels, c'est-à-dire comme le produit d'une société hétérosexuelle. Cette thèse soutient qu'il faut dépasser les représentations rigides et réductrices des discours hétéronormatifs pour comprendre l'hétérosexualité, c'est-à-dire comprendre, comment, au quotidien ces discours sont reproduits en même temps que manipulés. Il faut observer la « spatiality of the (hetero5)gender construction » (Bondi et Domosh 1992 : 202). Dans le cadre de ce travail, nous allons observer les

(24)

pratiques et expériences d'une population qui ne cesse de se définir dans le bar contre et malgré les discours hétéronormatifs implicites dans l'étiquette cruising bar.

(25)

CHAPITRE 1

DISCOURS HÉTÉRONORMATIFS ET PRATIQUES HÉTÉROSEXUELLES

INTRODUCTION

Ct: chapitre présente l'angle théorique de ce travail. Dans le champ de la géographie humaine et sociale, l'observation des espaces des rapports sociaux de genre et de la sexualité n'a pas abouti à une théorisation de l'espace de l'hétérosexualité. Dans de nombreux écrits, l'hétérosexualité est l'espace de l'hétéronormativité et vice versa. Or, pour pouvoir envisager la complexité du système hétérosexuel il faut questionner cette équation entre hétérosexualité et hétéronormativité. Dans un premier temps, nous allons voir comment il est possible de problématiser le concept d'hétérosexualité. Pour avoir aceès aux multiples réalités des pratiques et expériences hétérosexuelles, il est nécessaire d'interroger le genre à un micro-niveau comme principe hiérarchique producteur et reproducteur du système hétérosexuel au niveau micro social. Le genre est le meilleur concept opératoire puisqu'en même temps qu'être un relais efficace des discours hégémonique et normatif, il traduit et comprend aussi des réalités multiples qui se négocient et se réinventent en fonction de diverses variables telles que l'âge, l'ethnie, la religion, la culture, l'orientation sexuelle et l'espace dans lequel il est performé. De plus, il faut également interroger le processus normatif de 1 'hétérosexualité qui est produit et reproduit par les institutions-relais telles que le mariage, l'État, la religion, les médias et montrer qu'il prend plusieurs formes et contenus. Dans un deuxième temps, nous verrons que la majorité des études géographiques ont traité l'espace de l'hétérosexualité, coincées entre des espaces féministes normatifs et hégémoniques et des conceptualisations 'queer' apolitiques. En effet, si les féministes ont été très efficaces à dénoncer l'oppression masculine par le biais de la division patriarcale de l'espace, elles n'ont pas interrogé la normativité de ce découpage. Les recherches sur les communautés gaies et lesbiennes

(26)

n'ont pas réussi à déconstruire le macro discours de l'hétérosexualité et informer la nature et le processus des régulations que l 'hétérosexualité opère sur leurs identités. Dans une troisième partie nous conclurons que pour examiner la construction sociale de

l 'hétérosexualité et pour en illustrer ses contenus il faut investiguer ces espaces inexplorés entre la maison, le travail ou le centre commercial et ceux de

l'hétéronormativité qui sont plus théoriques que réels. Dans ce sens, l'espace du bar peut être conceptualisé comme un lieu privilégié pour observer la construction réciproque et hiérarchisée des identités de genre et celle d'une hétérosexualité non hégémonique au quotidien.

PROBLÉMATISER L'HÉTÉRONORMATIVITÉ

L'hétérosexualité: normale et naturelle

Dans le champ des sciences sociales l'espace de l 'hétérosexualité a été longtemps ignoré bien qu'extrêmement observé. Ignorée parce que « naturelle », l'hétérosexualité est restée longtemps sans nom (Jackson 1999) invisible et non problématisée6

• Cette organisation,

structure ou institution sociale, loin d'être anodine, détermine ce qui est bon ou pas, acceptable ou pas dans l'ensemble social. La plupart de nos concepts théoriques

camouflent, produisent et reproduisent l'hétérosexualité7• Son 'évidence' a longtemps été

le garant de notre ignorance de ses principes fondateurs et de sa nature arbitraire. Rosemary Pringle (1992) remarque d'ailleurs que les féministes ont mis du temps à

6 Ignorée en sciences sociales, l'hétérosexualité a trouvé sa validité dans les disciplines telles que la

biologie, la médecine, la psychologie, etc. (cf. Vance [1984] 1992, Katz 1995)

7 Certaines auteures préfèrent utiliser les termes 'hetero-relations' (Raymond 1986 citée dans Calhoun

2000) ou encore 'heterosexualism' (Hoagland 1988 citée dans Calhoun 2000) qui rétèrent « à la nature patriarcale des relations [femmes-hommes] dans les sphères privée et publique. )} (Calhoun 2000: 42, ma traduction)

(27)

questionner 1 'hétérosexualité parce qu'elle était implicitement à la base de nombreuses théories féministes (cf. également Gross 1992).

C'est lorsque la sexualité devient politique que l'hétérosexualité commence à devenir un o~jet possible de recherche et de questionnement. Or, lorsque l'on pense à la sexualité hétérosexuelle l'on signifie une construction du désir à travers la différence, le désir pour 'l'autre', ainsi l'hétérosexualité s'est construite comme:

A set of confused representations turning around a belief in the necessity of close and permanent relations between most males and most females. I wanted to calI this set 'heterosexuality' but it has been suggested it would be better called 'complementarity'. (Delphy 1980 dans Delphy [1993] 2002: 57)

Cette 'complémentarité' s'est institutionnalisée comme la forme hégémonique de sexualité humaine, celle de la sexualité reproductive. L'hétérosexualité n'est pas alors seulement naturelle mais devient normale, « l'hétérosexualité est une qualité de la normalité» (Mathieu 1991 [1989] : 233). La construction sociale du désir est

hétérosexuelle et quelles que soient nos préférences (orientations) sexuelles, il semble que nous sommes tous et toutes imprégné-e-s des discours que le 'vrai sexe' est défini, par essence, dans un acte hétérosexuel (Richardson 1996b, Jackson 1999). Les premiers débats instaurés sur la normativité de 1 'hétérosexualité proviennent principalement des questionnements des féministes lesbiennes radicales. Le slogan « sleeping with the enemy » donne naissance, dans une certaine mesure, aux premières théorisations sur l'hétérosexualité. Perçue comme 'forcée', l'hétérosexualité existe en opposition binaire à d'autres formes d'orientations sexuelles (telles que l'homosexualité ou la bisexualité) et est légitimée socialement et économiquement à travers les institutions politiques du patriarcat. Pour Adrienne Rich (1980), l'hétérosexualité est récompensée, notamment dans l'institution du mariage, alors que d'autres pratiques sexuelles (et par extension d'autres modes de vie) sont sanctionnées socialement. Ironiquement, c'est

1 'hétérosexualité des femmes qui est questionnée. Pour Rich, les femmes sont toutes lesbiennes mais sont tenues dans l'ignorance de cette possibilité; c'est l'hétérosexualité

(28)

obligatoire: « 'Compulsory heterosexuality' is a systemic and forcible imposition of heterosexuality through institutional and cultural arrangements that privilege people for being or appearing to be heterosexual. » (Khayatt 1995 : 150).

ü~s féministes dénoncent l'hétérosexualité comme le site de l'oppression des femmes et de l'expression du pouvoir masculin. Toutefois, cette construction sociale de la sexualité est définie principalement comme patriarcale, servant les intérêts masculins (Rich 1980, Wittig 1980, MacKinnon 1989). La dictature du patriarcat fait de l'homme l'Ennemi principal (cf. Delphy 1970). Le patriarcat est la première structure sociale reconnue

d'oppression et d'exploitation des femmes (Walby 1990). Ainsi, bien que

l'hétérosexualité ait été au cœur des préoccupations féministes et ait été considérée par certaines comme institutionnelle, il s'agit avant tout de dénoncer les pratiques sexuelles imposées aux femmes au sein du mariage et de la famille. En fait, tout au long de ces débats, l'hétérosexualité est plus questionnée que problématisée ; il s'agit de repenser la certitude hétérosexiste selon laquelle « everyone is, or should be, heterosexual » (Friend 1993 dans Khayat 1995 : 150) mais en aucun cas de déconstruire l'hétérosexualité comme système oppressif. Le système hétérosexuel est perçu comme norme oppressante pour la majorité, certes, mais principalement pour ceux et celles qui ne s'y conforment pas dans leurs pratiques sexuelles et dans leur mode de vie, ceux et celles qui ne se conforment pas au« Dominant discourses of sexuality [that] refer primarily to a white, as weIl as male and heterosexual subject. » (Richardson 1996 : 2, cf. également D'Emilio 1983, Weeks 1986, 1990) et nous rajouterons que ce discours dominant implique une femme blanche, hétérosexuelle, mariée.

Comme le souligne Dinah Forbes (1987), l'argument de l'hétérosexualité obligatoire n'a pas tellement servi à informer les conséquences et le fonctionnement de l'hétérosexualité sur la vie de chacun, ni à informer ses principes hétéronormatifs mais a plutôt nourri une vague anti-homme et anti-féministes hétérosexuelles dans les rangs féministes (Jackson

(29)

1996, Richardson 1996). Vague qui s'est, par la suite, transformée en hétérophobie8 (Patai 1998, Jackson 1996, 1999). Paradoxalement dans ces réflexions, l'homosexualité est présentée comme construite alors que l'hétérosexualité serait innée, à laquelle on n'échappe pas (Jackson 1996). Kitzinger et Wilkinson expliquent, par exemple, que:

When a woman makes a transition to lesbianism, the appropriate question [ ... ] is not : Am l lesbian? [ ... ]. The question is, rather, Do l want to be lesbian-meaning do l want to construct my experience in that way? (1997 : 200)

Ce: faisant, bien que les auteures soutiennent que l'hétérosexualité n'est pas la norme, leur questionnement pose quand même l'hétérosexualité comme un donné, un fait qui ne se questionne pas9

• Richardson (1996b) remarque également que la question de l'identité hétérosexuelle est rarement posée en ces termes, il n'y a pas de prise de conscience de son hétérosexualité. L'identité hétérosexuelle reste difficile à conceptualiser. Selon Smart, il faut faire la distinction entre pratique et identité subjective, il faut distinguer le faire (pratique) du être (l'identité) :

l want to suggest therefore that boundless numbers of manuals and videos on the practice of heterosexuality or on varieties of heterosexuals acts, do not necessarily have the discursive effect of constituting the self-conscious heterosexual subject or heterosexual identity, even though heterosexuality is clearly expressed as the normative ideal. (1996a : 226)

Dt~ la même façon, les tentatives comme celle de Rubin (1984) de définir des sexualités acceptables (hétérosexuelles) et d'autres pas (non hétérosexuelles), n'aboutissent pas à une remise en question de l'hétérosexualité. En plaçant le débat presque exclusivement sur l'hétérosexualité comme pratique sexuelle, les théorisations achoppent sur la nature

8 Hétérophobie qui semble exister au sein même de la géographie. Des auteures telles que Valentine

(1993) ou Chouinard et Grant (1996) parlent de complicité des femmes hétérosexuelles dans le maintien du statu quo quant aux manifestations anti-lesbiennes. Des féministes de toutes orientations sexuelles ont engagé des débats et des réflexions sur le lien et l'inter-dépendance entre hétérosexualité, homosexualité et féminisme (notamment sur la possibilité politique d'être une femme hétérosexuelle féministe) (cf. Wilkinson et Kitzinger 1993).

(30)

mëme de cette hétérosexualité dans l'ensemble du social. C'est lorsque la sexualité est perçue et pensée comme une structure régulatrice (Foucault 1976), un macro-discours sur la société, que l'hétérosexualité est problématisée. Cependant, plutôt que l'institution mëme de l'hétérosexualité, ce sont la naturalisation et l'idéalisation des individus femmes et hommes et leur rapport obligé qui sont remis en cause, ce qui traduit la première étape vers une dénaturalisation de l'hétérosexualité.

Vers une conceptualisation de l'hétérosexualité: l'hétéronormativité

Les théorisations de l'hétérosexualité obligatoire ont amorcé l'émergence du concept d 'hétéronormativité. Pour Wittig (1980), l'hétérosexualité est la principale catégorie dans la pensée dialectique: « To live in society, is to live in heterosexuality. » (Wittig

1980 citée dans Wamer 1993 : xxi). Or, cette institutionnalisation de la 'pensée straight' nécessite un outil de contrôle et de régulation (Foucault 1976) pour maintenir sa

primauté, outil que les théories 'queer,10 ont énoncé comme étant le régime social hétérosexuel-homosexuel. Les théories 'queer' prônent un détachement de ces définitions, catégorisations et classifications imposées par la norme hétérosexuelle et remettent en question l'essentialisme sous-jacent aux luttes gaies et lesbiennes: « The labels gay and lesbian are as proscriptive, as having bec orne as oppressive as

heterosexuality in restrictiveness. » (Woods 1995 citée dans Richardson 1996b : 5).

10 Le terme 'queer' réfère à la fois aux groupes politiques originellement mobilisés dans la lutte contre le sida et

aux théories 'queer' qui ont pris naissance dans les universités nord-américaines. Nous retiendrons la définition de Seiidman (1995) quant à la présentation du projet théorique des études 'queer': « Queer interventions urge a shift from a framing of the question ofhomosexuality in terms ofpersonal identity and the politics ofsexual oppression and liberation to imagining homosexuality in relation to the cultural politics ofknowledge. [ ... ] The

homo/heterosexual definition is said to shape the culture of society, not just the individual identities and behaviors. It does so, moreover, not only by imposing sexual definitions on bodies, actions, and social relations, but, perhaps more significantly, by shaping broad categories ofthought and culture whose thematic focus is not always explicitly sexual. »(Seidman 1995 : 128-129)

(31)

Seidman (1995) explique que dès qu'un «individull se sent obligé de 'choisir' entre homo ou hétéro, il érige des frontières et des identités de protection qui le limitent et le contrôlent.» (127, ma traduction)

En voulant se détacher d'une définition imposée justement par la norme hétérosexuelle, les théoriciens et les théoriciennes 'queer' formulent la normativité du système

hétérosexuel (Sedgwick 1990; Fuss 1991 ; Butler 1990, 1993 ; Seidman 1997). En effet, l 'hétéronormativité, « straightness as such » (Thomas 1997 : 98) s'établit non pas sur un désir pour l'autre sexe mais bien sur une peur du même sexe et une négation de

l'éventualité d'une telle confusion ou même d'un tel désir:

The terror of being mistaken for queer dominates the straight mind because this terror constitutes the straight mind; it is precisely that culturally produced and reinforced horror of/fascination with abjected homosexuality that produces and maintains "the straight mind" as such, goveming not so much specific sexual practices between men and women [ ... ] as the institution [ ... ] ofheteronormativity itself. (Thomas 1997 : 99)

Butler (1993) souligne cependant que ce processus de sécurisation nécessite des efforts constants, à tel point qu'il est possible d'affirmer que l'hétéronormativité n'existe pas et est inefficace. Ainsi, l 'hétéronormativité serait au niveau des discours et de la culture plutôt qu'au niveau des pratiques. L'hétérosexualité fonctionne alors en régulant des versions idéales du genre 'femme' et 'homme'.

11 Seidman implique ici le choix du sujet 'homosexuel' ce qui limite les possibilités de reconnaître les

impositions des normes sur les identités hétérosexuelles et les choix que les hétérosexuel-Ie-s peuvent effectuer.

(32)

Les constructions et déconstructions du genre

D~~puis les années 1980 (cf. Rubin 1975, Ortner et Whitehead 1981, Scott 1988) certains courants féministes ont différencié le sexe biologique du genre construit afin de

dénaturaliser l'asymétrie entre les sexes. Le système sexe12/genre que Ortner et

Whitehead (1981) et Rubin (1984) mettent en place réfère aux représentations culturelles de la différence sexuelle (mais toujours de façon binaire13). Les auteures arguent que les identités homme, femme n'ont pas de référents uniques et peuvent être utilisées pour servir une large variété de valeurs et de réalités sociales. Le genre symbolisant la ditTérence sexuelle a également la fonction de constituer des individus concrets en

hommes et en femmes, il est le produit de sa représentation: « the construction of gender is both the product and the process of its representation. » (De Lauretis 1987 : 5)

Or, effectivement, si le système sexe-biologique/genre-culture a permis de remettre en cause le caractère universel et naturel de l'oppression des femmes, il n'a pas cessé d'inscrire la différence sexuelle sans jamais ébranler nos perceptions de ces différences.

D~~ façon générale, toutes les binarités sont perçues comme véhicules et produits des institutions et des valeurs masculines (Bondi 1990, Pile 1994). Ce sont les féministes poststructuralistes et postmodemes qui, les premières, engagent les réflexions sur cette primauté de la différence structurelle au genre et qui ouvre le système sexe/genre; c'est l'ère du« gender scepticism » (Bordo 1990) qui nous force à interroger nos plus profondes certitudes face au genre. Butler (1990, 1993) pousse la réflexion et le

12 Les féministes matérialistes françaises (Wittig 1980, Delphy 1984, Mathieu 1991 [1989], Guillaumin

1992) ont toujours été réticentes à abandonner le concept de 'sexe', de peur que dans le système sexe/genre il devienne synonyme de fait naturel immuable. C'est pourquoi elles ont préféré utiliser les concepts de sexe social, de rapports sociaux de sexe, d'identités de sexe ou sexuelle: « Le sexe [ ... ] fonctionne effectivement comme paramètre dans la variabilité des rapports sociaux concrets et des élaborations symboliques-ce que la tendance actuelle (notamment dans les Women 's Studies anglo-saxonnes) à l'utilisation exclusive et à tout propos du terme « genre» tend à masquer, faisant perdre toute valeur heuristique que nous avions voulu lui donner. [ ... ] Sans doute y a-t-il des genres « hommes-femmes », mais à la base et au bas de l'échelle des genres, il y a bien des femelles: sexe social « femme ». »(Mathieu 1991 [1989] : 266, cf. également Probyn 1993).

(33)

scepticisme et démontre que nous ne pouvons jamais échapper aux discours

hégémoniques de la norme et que même en se démarquant délibérément (ou non) des normes hétérosexuelles, l'on reste dans leurs filets. Cependant, Butler nous offre une porte de sortie en affirmant que s'il n'y aucune identité en soi, si toutes les identités sont des constructions du discours, alors, le genre et le sexe le sont aussi. En effet, si l'on accepte que la notion d'identité de genre et de sexe ne sont pas des 'essences' mais des constructions, l'on se donne la possibilité de penser leur élaboration (Butler 1990). L'hétérosexualité est en constante production à travers un processus de performance, elle doit constamment être produite (créée) par le biais de performances répétées qui imitent sa propre idéalisation et ses propres normes et ce qui engendre, selon Butler, 'l'effet de naturalité'. Les corrélations homme-masculin, femme-féminin deviennent aléatoires, contextuelles et choisies. Il est donc possible et nécessaire de penser la différence en d'autres termes et cesser d'opposer des catégories binaires tels hommes, femmes, homosexuels, hétérosexuels (lngraham 1996). L'hétérosexualité et les identités ne sont plus naturelles mais sont toujours normatives: l'hétérosexualité prétend être la norme.

Toutefois, ces développements ne permettent pas d'interpréter et analyser les réalités quotidiennes dans un cadre théorique satisfaisant. Les théories de déstabilisation sont vite limitées par les réalités et apparaissent souvent un peu trop utopistes. Les critiques

féministes sont mitigées et beaucoup dénoncent le manque d'engagement politique dans les théories 'queer' : « queer theorizing is limited to the extent that it takes place at the level of culture and discourse, paying little attention to social structures and material social practices » (Jackson 1999 : 161). Les théories 'queer' ont tendance à travailler plus avec les normes ahistoriques et presque stéréotypées plutôt qu'avec ies identités

quotidiennes et pratiques, finalement, inconnues. En effet, les théories 'queer' sont restées largement au niveau des textes et n'ont jamais réellement déstabilisé les systèmes en place (cf. Seidman 1995, Jeffreys 1996).

De la même façon, le postmodernisme n'est pas suffisant pour certaines féministes (Nicholson 1995, 1990; Bondi 1990 ; Di Stephano 1991 ; Ramazanoglu 1993) qui

(34)

trouvent qu'une trop grande préoccupation pour la symbolique des rapports de genre se fait aux dépens de la réalité des rapports sociaux de genre. Pour toutes ces auteures, les théories postmodernes perdent les bases matérielles de la conceptualisation du genre, la connexion entre la domination masculine et la subordination féminine, entre classe et appartenance ethnique. Ainsi, lorsque Butler (1990) pose que les identités de genre doivent être comprises à l'intérieur de la matrice hétérosexuelle, elle évite de questionner ces identités de genre, qui, bien que performées, restent toujours dans un contexte où leur signification demeure hiérarchisée. La fiction régulatrice du genre et du désir de Butler n'examine pas non plus l'hétérosexualité dans son contenu. Elle ne laisse également aucune place à un sujet concret qui décide, résiste et manipule (cf. Morris 1995, Nelson 1999).

Déplacer le débat: Questionner les privilèges de l'hétérosexualité

Cependant que les tentatives pour se défaire des consquences du pouvoir normatif de l'hétérosexualité semblent vouées à l'échec, certaines appellent à déplacer le débat et à déstabiliser l'oppresseur hétérosexuel qui reste toujours une masse informe et inconnue, (De Lauretis 1991 ; Katz 1995 ; Kinsman 1996 ; Smart 1996a et b) ce qui,

insidieusement, continue de perpétuer des dichotomies arbitraires et limitatrices. Ne pas interroger le fonctionnement interne de l'hétérosexualité est encore une fois accepter son hétéronormativité. En effet, l'hétéronormativité a pris des formes de discours macro-social, régulateur, producteur d'une autre hiérarchie qui pose tout ce qui est non

hétérosexuel comme 'autre qui a le droit d'exister' et tout ce qui est hétérosexuel comme oppressant, mais encore authentique. Plus on a mesuré les effets de l'hétéronormativité, moins l'on a remis en cause l'instance productrice de ces discours. Paradoxalement après toutes ces années de recherche sur les identités sexuelles et la sexualité, l'hétérosexualité reste encore intouchable. Plus les recherches sur les gais, les lesbiennes, les sexualités alternatives, les modes de vie alternatifs se sont multipliées, plus les effets normatifs de

(35)

l'hétérosexualité ont été documentés, plus l'hétérosexualité est devenue une norme immobile.

Sans chercher à remettre en cause l'hétérosexualité normative à un niveau global puisque les structures sociales, économiques et politiques sont hétérosexuelles et blanches sans conteste, au niveau local, il serait absurde de soutenir que nos structures sociales privilégient, d'abord, tous et toutes les hétérosexuel-Ie-s de la même façon.

L'hétérosexualité normative est, dès lors, un concept fourre-tout inadéquat pour rendre compte des subtilités du quotidien et des expériences apparemment anodines. Dans de nombreux écrits, lorsque l'on parle d'un espace hétérosexuel normatif, on signifie un espace où il est attendu un comportement particulier. Or, c'est entrevoir comme

homogène le pouvoir hétérosexuel sans exactement remettre en question la construction de ce processus normatif. Qu'arrive-t-il si tout à coup l'on remarque qu'il existe des hommes efféminés qui ne sont pas gais, des 'femmes butchs' qui ne sont pas lesbiennes? Qu'arrive t-illorsqu'on remarque que la performance (la pratique) des identités est tellement variée que justement une 'lipstick lesbienne' peut être perçue comme une hétérosexuelle?

L'exemple de Valentine (1993) selon lequel une femme non-féminine peut-être prise pour une lesbienne illustre bien qu'il n'existe pas d'espaces et d'identités hétérosexuels inébranlables. Thomas (1997) propose, dans cette optique, que « on a certain level the straight is, [ ... ] always aIready taken for a queer, self-mis-taken for a queer, and that there is, therefore, in a sense, really no mistake at aIl. » (102). De plus, il semble que plutôt que de chercher à montrer la non-naturalité des identités homosexuelles et hétérosexuelles, il serait plus profitable de reconnaître que la normativité de

l'hétérosexualité doit sans cesse être réaffirmée (Butler 1990) et que, de ce fait, son hégémonie est fragile et changeante. Il n'est peut-être plus nécessaire d'interroger

l'authenticité de l'espace hétérosexuel ni même de questionner sa légitimé comme espace original, mais plutôt de cerner des mécanismes plus furtifs où l'hétérosexualité se fissure.

(36)

Ainsi, lorsque l'on s'attarde dans la ville à observer la multitude d'espaces, de micro espaces, il est important de remarquer que l'hétérosexualité normative n'a pas grand sens et ne peut rendre compte de ce qui se joue dans la journée d'un homme employé de la poste, célibataire sans enfant, sans véhicule. L'on oublie que nous sommes tous et toutes des produits de ce système hiérarchisé et que si être un-e hétérosexuel-le est plus

libérateur qu'être gai ou lesbienne, la hiérarchisation est beaucoup plus complexe; dans l'ensemble social il y a des formes gagnantes et perdantes d'être hétérosexuel-le. En opposant dans des termes monolithiques (et toujours binaires) homosexualité et

hétérosexualité l'on reformule des identités et des comportements stéréotypés. Or, si les théories 'queer' et féministes veulent penser un autre social comme le souligne Di Stephano (1991), nous ne pouvons pas faire l'économie de savoir en quoi consistent ces identités que nous choisissons, subissons ou rejetons. Ainsi, l'hétéronormativité se trouve essentiellement au niveau des discours et des représentations. Une fois pratiqués, ces discours sont réappropriés, négociés et réinterprétés pour soit s'en rapprocher le plus possible, soit s'en détacher ou s'en défendre.

Comment penser l'hétérosexualité?

S'il est clair que l'hétérosexualité en tant qu'institution et discours « code et structure l'ensemble du social» (Richardson 1996b : 3, ma traduction), il est également évident qu'elle est loin d'être uniformément vécue, pratiquée, manipulée ou interprétée.

L'hétérosexualité est complexe, non statique et non monolithique. Or, pour amorcer une critique de la naturalité de l'hétérosexualité, il faut prendre en considération le genre comme division et comme hiérarchie (Delphy 2002 [1993] ; Jackson 1996, 1999). Le genre est la substance de 1 'hétérosexualité, il contient les micro-pratiques qui nous permettent de penser la complexité de l'institution de l'hétrosexualité au niveau macro-social. En tant que pratique et idéologie institutionnalisées, l'hétérosexualité est fondée sur une hiérarchie des genres. De plus, souligne Ingraham (1996), le genre doit être conceptualisé de telle façon à ne plus reproduire l'impression selon laquelle il est une

(37)

catégorie culturelle alors que l'hétérosexualité serait naturelle. En effet, « l'imaginaire hétérosexuel» est tel qu'il cache les « opérations» qui structurent le genre et avorte, ainsi, quelconque analyse critique. Ingraham propose le concept d'hétérogenre :

Reframing gender as heterogender foregrounds the relation between heterosexuality and gender. Heterogender confronts the equation of

heterosexuality with the natural and of gender with the cultural, and suggests that both are socially constructed, open to other configurations (not only opposites and binary), and open to change. (1996 : 169)

Le genre doit être théorisé comme une « construction de l'hétérosexualité» (Richardson 1996: 47, ma traduction), ce qui revient à accepter et interroger le fait que « within a framework of gender inequality and female subordination, androcentric constructions of femininity and masculinity remain dominant» (Bondi 1992 : 166-167). Jackson (1999) pose que pour une critique effective de l'hétérosexualité l'on doit considérer deux dimensions. Une critique de l'hétéronormativité, « of the normative status of

heterosexuality which renders any alternative sexualities 'other' and marginal» (1999 : 163). La seconde est ce que certains ont appelé « hétéropatriarchie ou hétérooppression, soit l'hétérosexualité comme un système dominé par les hommes» (Jackson 1999 : 163, ma traduction). Si ces deux dimensions sont suffisantes pour qualifier l'hétérosexualité, elles ne le sont pas assez, à notre avis, pour parvenir à interroger, illustrer et rendre compte de sa complexité. Pour ce faire, le concept d'hégémonie semble approprié. Si l'hétérosexualité est normative elle est aussi hégémonique, ce qui signifie que dans la totalité de l'espace et des identités hétérosexuelles, existe une hétérosexualité du quotidien qui se négocie et se réinterprète sans cesse en rapport et contre cette hétérosexualité gagnante.

Carrigan et al. (1985) utilisent le concept de masculinité hégémonique pour argumenter que la masculinité n'est pas uniforme mais qu'il existe des discours hégémoniques qui définissent des façons gagnantes d'être un homme, en même temps que de définir d'autres styles de masculinité qui se révèlent inadéquats et inférieurs. Ainsi, dans sa forme

(38)

masculinité passe alors par la négociation et la pluralité. D'autres auteurs (Cornwall et Lindisfarne 1994, Connell 1995) reprennent le même concept et montrent que la réalité de la masculinité hégémonique ne concerne qu'un petit nombre d'hommes, ce qui oblige un très large nombre d'autres à composer avec ce modèle hégémonique en créant des masculinités variantes. Elles peuvent être des tentatives de résistance ou des tentatives de complicité, c'est-à-dire une volonté de parvenir à l'image de l'homme idéal, à cette image de la masculinité hégémonique.

Ainsi, alors que l'hétéronormativité façonne l'ensemble social et spatial comme

hétérosexuel, la hiérarchie interne au genre maintient l'institution de l'hétérosexualité en produisant et reproduisant la domination masculine et l'hégémonie de certaines identités hétérosexuelles et de certaines pratiques, valeurs ou idéologies. Ces propriétés propres au genre construisent des hiérarchies complexes au niveau des rapports femmes/femmes et des identités de genre 'femme' et au niveau des rapports hommes/hommes et des identités de genre 'homme'. Toutefois, il faut garder à l'esprit que les formes de l'hétérosexualité hégémonique ne sont pas fixes mais varient. Ainsi, si le mariage peut être considéré comme l'institution régulatrice qui perpétue la normativité de

l'hétérosexualité au sein d'une certaine partie de la population, ce sera le couple monogame, non marié, dans une relation à long terme dans d'autres parties de la population.

Et ceci est également le cas en ce qui concerne le genre car, à plusieurs égards, le genre est une mesure toute relative. Plusieurs études (Goff man 1977, West et Zimmerman 1987) ont montré que le genre se construit de façon interactionnelle plutôt que comme donné existant dans les institutions ou les individus. Les théories de la performativité (Butler 1900, 1993) ont intensivement théorisé sur la performance, la construction du

genre. En définitive, on ne doit pas considérer le genre comme une fin mais comme un

moyen, « gender is a constitutive element of social relationships based on perceived differences between the sexes, and gender is a primary way of signifying relationships of power. » (Scott 1988 dans Lorber 1994 : 5) Une reconnaissance de la diversité et de la

Figure

Figure 3 : Flyer du Minuit 1999
Figure 4 : Arbre des informateur-trice-s

Références

Documents relatifs

La liste des plantes de ce dépliant présentera donc les deux noms: le nom vernaculaire pour son coté imagé et mnémonique, le nom latin pour son caractère encyclopédique, et sera

Avec un regard de géographe qui s’intéresse aux pratiques et usages de l’es- pace pour éclairer les phénomènes sociaux, nous nous demandons comment les jeunes usagers apprennent

Sows of commercial farms (essentially Lavge-White or Landvace x Lavge-White sows) were randomly inseminated with the semen of 5 Blanc de L’Ouest x Piétrain boars (PBO x

La cigarette électronique inquiète car elle pourrait ne pas être sans danger, être un moyen d’initiation des jeunes à la nicotine, rendre impossible l’application

Créer un document HTML qui permet de choisir son menu au restaurant : une entrée, un plat principal et

Je vais multiplier la première équation par 5 et la deuxième par (-2)..

Un joueur qui dit "je ne sais pas" indique que toutes les formes présentes une seule fois dans son tableau quant à son paramètre personnel ne conviennent pas (car sinon,

Si la lutte pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans notre société est de plus en plus assumée et revendiquée publiquement et si le mot « féminisme » est de