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Politiques d’achats « responsables » de grandes entreprises et institutionnalisation de la RSE : étude des déterminants

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Politiques d’achats « responsables » de grandes entreprises

et institutionnalisation de la RSE : étude des déterminants

Françoise Q

UAIREL

Chercheur Associé DRM CREFIGE CNRS UMR7088, Université Paris-Dauphine ; quairel@dauphine.fr

Angélique N

GAHA

Allocataire monitrice de recherche, Institut de recherche en gestion, Université Paris-Est ; angeliquengaha@yahoo.fr

La gestion « responsable » des achats est devenue un thème majeur dans les directions des grandes entreprises. Elle émerge et s’inscrit dans un continuum entre cosmétique et véritable changement managérial. La littérature académique a étudié les déterminants de l’adoption de politiques d’achats responsables mais ne s’est que peu intéressée au processus et à l’importance de la diffusion de la RSE et de ses critères vers les fournisseurs. À partir de cinq études de cas approfondies et d’entretiens auprès des directeurs d’achats nous proposons de mettre en évidence les principaux déterminants (ou freins) de cette diffusion.

Mots clés : Responsabilité sociale d’entreprise, politique d’achats, processus de diffusion, entrepreneur insti-tutionnel

Managing ‘responsible’ buying is now a popular subject in multinational company management. This type of managing is part of a continuum between cosmetic and a real modification in organization. The academic litera-ture has studied how the companies incorporate CSR criteria into their purchasing decisions, but the processing and passing on of the CSR criteria to suppliers is of little interest. From five cases studies and interviews with purchasing directors we propose to highlight the main factors (or limits) of distributing this criteria.

Key Words: Corporate social responsibility, purchasing decisions, processing and passing, institutional entre-preneurship

Au cours des vingt dernières années, les grands groupes industriels ont développé des stratégies de recentrage sur leur métier principal. Selon les secteurs, les achats représentent de 50 à 70 % de la valeur des produits commercialisés par les groupes industriels. Cette évolution restitue au marché un pouvoir d’arbitrage qui était du ressort des dirigeants. L’importance des enjeux stratégiques liés à la fonction achat et les pressions sur les coûts liées à une concurrence mondiale exacerbée ont placé cette fonction, dans les grands groupes, au cœur du dispositif de création de valeur financière. Il n’est donc pas étonnant que les pressions pour une rentabilité toujours plus forte aient conduit non seulement à des stratégies d’externalisation des activités mais aussi à l’externalisation des impacts qui leur sont liés. Les pratiques de dumping social et environnemental ont été l’un des facteurs de remise en cause de la légitimité des grandes entreprises mondialisées1. Face aux dénonciations fortement médiatisées,

elles ont adopté des comportements réactifs, cherchant à démontrer de bonnes pratiques en matière de gestion de la chaîne d’approvisionnement. Dans les secteurs les plus exposés au risque de réputation, des codes régulant le comportement des fournisseurs et sous-traitants et des audits de conformité se sont progressivement et inégalement mis en place. Ces dispositifs ont acté une conception d’une res-ponsabilité sociale qui dépasse les frontières juridiques de l’entreprise pour couvrir sa zone d’in-fluence.

Cette conception de la RSE a été renforcée par un ensemble de discours, de principes et de règles plus formalisées à travers les référentiels internationaux, nationaux, sectoriels qui font de l’intégration

1

Nike pour les conditions de travail chez ses sous-traitants, Home Dépôt pour ses approvisionnements en bois tropicaux, Total pour son choix d’un transporteur maritime non fiable (Erika)…

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de critères sociaux ou environnementaux dans le pilotage de la chaîne d’approvisionnement l’une des questions clés dans la définition du concept. On peut rappeler que le décret d’application de l’article 116 de la loi NRE demande aux entreprises de rapporter sur « la façon dont la société promeut auprès de ses sous-traitants et manière dont elle s’assure du respect par ses filiales des dispositions des con-ventions de l’OIT » [décret n° 2002-221].

La gestion responsable des relations fournisseur apparaît donc, au niveau des discours, comme con-substantielle de la RSE. L’enquête annuelle « Achats durables » [2009] menée par Ecovadis et HEC auprès des directeurs achats de 95 grandes entreprises européennes, note que, dans sa première édition de 2003 le sujet était émergent alors qu’en 2008, 90 % considèrent les « achats durables » comme im-portants et que 37 % des entreprises ont mis en place une direction achats durables ; les freins restent toujours la contradiction entre les objectifs à moyen terme et à court terme et le manque d’indicateurs pour évaluer les performances sociales des fournisseurs. On ne se pose plus la question : « Pourquoi intégrer la RSE dans la gestion de la relation fournisseur, mais comment ? » Il semble donc « tenu pour acquis » que l’intégration de critères RSE dans les politiques d’achat est incontournable, ce qui traduit bien le premier degré d’un processus d’institutionnalisation.

L’institutionnalisation résulte des processus par lesquels les valeurs et les normes constituent un ensemble d’évidences partagées et structurent les actions qui deviennent « habituelles » au sein d’une organisation ou d’un champ organisationnel [Scott, 1995]. L’analyse de ce processus proposée par Hasselbladh et Kallinikos [2000] souligne que la formulation orale puis écrite des valeurs, des dis-cours et des grands principes rendent possible le déploiement de ces valeurs dans un domaine particu-lier mais qu’elle est insuffisante pour achever le processus. Des technologies managériales stabilisées, des dispositifs de contrôle et d’évaluation de performances, sont indispensables à leur institutionna-lisation et à leur diffusion. La reconnaissance, au niveau des principes, de l’intégration nécessaire de la RSE dans les politiques d’achats pose donc la question de sa diffusion au sein du réseau des relations « acheteurs, fournisseurs et sous-traitants ». De plus, de nombreux référentiels et textes internationaux relatifs aux principes de RSE s’inscrivent dans une vision messianique2 [Quairel, 2006] et considèrent

la « gestion responsable » de chaîne d’approvisionnement des grandes firmes comme des leviers potentiels de RSE chez les fournisseurs notamment chez les PME et dans les pays du Sud, participant ainsi au potentiel régulatoire de la RSE.

Dans un contexte où les valeurs et les règles dominantes qui structurent les décisions intra ou inter-organisationnelles s’inscrivent dans une « logique marchande »3, la diffusion de logique d’action

res-sortant d’un principe « civique » et les processus de l’appropriation de nouveaux systèmes, posent la question des conditions et des formes de cette diffusion, des controverses ou des compromis qui en résultent. Or, les approches académiques des politiques d’achats durables sont centrées sur les facteurs de l’adoption et de justification d’une telle politique au regard d’un environnement fortement institu-tionnalisé sur les valeurs financières ; elles abordent peu les conditions de la diffusion de ces prati-ques. La perte de légitimité des entreprises liées à leurs pratiques d’achats irresponsables a remis en cause les valeurs structurant l’action et a influencé le contexte institutionnel. En suivant Hasselbladh et Kallinikos [2000] nous pouvons faire l’hypothèse que la diffusion au travers de dispositifs de gestion formalisés, la définition de nouveaux rôles pour les acteurs participeraient du processus d’institution-nalisation de la RSE dans l’organisation et au sein du réseau des fournisseurs et sous-traitants. La question est donc : à quelles conditions peut-on parler de diffusion de la RSE en relation avec les achats ? Quels sont les déterminants de la diffusion des pratiques sociales et environnementales res-ponsables au sein du réseau des fournisseurs et des sous-traitants d’une grande entreprise et par quels processus ils participent à l’institutionnalisation de la RSE ?

Dans une première partie, nous allons poser le cadre conceptuel de la recherche, qui repose essen-tiellement sur les théories sociologiques néo-institutionnelles et plus particulièrement sur la figure de l’entrepreneur institutionnel. Nous présenterons, dans une deuxième partie, à partir de cinq études de

2

La vision messianique repose sur une conception normative de la RSE (idée d’un devoir moral). Elle diffère de la vision défensive qui s’inscrit, elle, dans une conception utilitariste de la RSE.

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Selon la typologie de Boltanski et Thevenot dans leurs travaux sur les économies de la grandeur [1992] : Le principe supérieur du monde civique est le bien commun qualifié d’intérêt général et la solidarité collective ; Le principe supérieur du monde marchand est l’enrichissement dans un monde des échanges et de la concurrence.

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cas portant sur les pratiques d’achats et les discours des directeurs achats durables de grands groupes industriels ou de services proactifs, (hors confection, chaussures et grande distribution), la représen-tation des déterminants clés des processus de diffusion de la RSE pour les directeurs achats durables et nous montrerons comment ces déterminants peuvent permettre une appréciation du processus d’insti-tutionnalisation au sein du réseau de relations intra et inter-organisationnel étudié.

Dans ce cadre, le terme « pratiques d’achats durables», recouvre d’une part, les aspects fonction-nels et instrumentaux de la gestion « durable » des relations avec les fournisseurs et les sous-traitants, des critères de choix des biens achetés (souvent liés à la gestion fournisseur) et d’autre part les aspects organisationnels et notamment le rôle du manager en charge de sa mise en œuvre. L’importance des relations au sein du champ organisationnel dans la dynamique institutionnelle nous a conduits à privi-légier la gestion de la relation fournisseur aux choix des produits.

I- Approches théoriques et cadre conceptuel de la recherche

I-1. Les approches théoriques des politiques « achats durables » : une justification

Les dispositifs mis en œuvre par les grandes entreprises pro-actives (code de conduite, audit, condi-tions contractuelles...) ont fait l’objet d’une abondante littérature managériale descriptive des prati-ques, présentant des études de cas ; une littérature, liée aux approches qualité, a également développé des études sur les enjeux des « achats verts » [Bowen et al., 2001 ; Walton et al., 1998].

La question de la RSE dans la gestion des relations fournisseurs par les entreprises industrielles est peu étudiée par la littérature académique, sauf dans les secteurs (confection, jouets ou chaussures et vêtements de sport..) dénoncés pour les violations des droits de l’homme au travail chez leurs sous-traitants. Ces secteurs ont mis en place des codes de conduite et des dispositifs d’audit sur leur chaîne d’approvisionnement afin de protéger ou de restaurer leur réputation [Roberts, 2003] et des pratiques de dialogue multi-parties prenantes [Capron et Lavigne, 2005].

Au niveau plus général des politiques d’achats socialement responsables, les articles se concentrent principalement sur la justification de l’intégration de critères sociaux ou environnementaux dans les achats, tant au niveau des produits et services achetés qu’au niveau de la gestion de la relation four-nisseur et sur les principaux freins. Les auteurs [Carter et Jennings, 2004 ; Maignan et al., 2002 ; Salam, 2008] mettent en lumière les facteurs des politiques d’achats durable repris dans l’étude de Müller et Seuring [2006] ; ces derniers présentent une synthèse de cent trente articles4 portant sur le

management « durable » de la chaîne d’approvisionnement, parus sur les dix dernières années. Le modèle théorique qui en ressort met en évidence les principaux facteurs qui conduisent les entreprises à intégrer dans la gestion de leur chaîne d’approvisionnement des critères RSE : pressions des parties prenantes, valeur et culture des dirigeants, recherche de l’amélioration des performances économiques. Les stratégies décrites répondent soit à un objectif de réduction des risques, notamment le risque de réputation lié au non respect des droits sociaux fondamentaux, soit à un objectif de processus de pro-duction et d’intégration de composants respectant plus l’environnement. Dans la littérature analysée, les préoccupations environnementales sont beaucoup plus présentes que les préoccupations sociales (75 % des articles) ; les obstacles à l’adoption, par les grandes entreprises, de politiques d’achats dura-bles recensés sont essentiellement les surcoûts, l’absence de communication au sein de la chaîne d’ap-provisionnement et la complexité de mise en œuvre. L’ensemble des publications est focalisé sur la grande entreprise, et comme nous l’avons vu, sur certains secteurs sensibles (textile) ou sur des entre-prises s’adressant directement aux consommateurs (grande distribution) pour leur chaîne d’approvi-sionnement dans les pays du Sud. On constate donc que les justifications mises en lumière par la litté-rature s’inscrivent pour l’essentiel, dans une vision « défensive » et non dans une vision « messia-nique » [Quairel, 2006] ; elles restent ancrées dans la logique marchande.

Les enquêtes portant sur l’influence exercée par la grande entreprise sur sa chaîne d’approvision-nement, et notamment sur les PME en Europe, montrent que celle-ci est faible [Jorgensen et Knudsen, 2006 ; Auberger et Quairel, 2007] : les acheteurs n’accordent qu’une importance secondaire aux cri-tères environnementaux et sociaux par rapport au triptyque : prix, qualité, délai. Lorsqu’elles existent,

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les exigences sont peu formalisées et peu vérifiées. Si elle s’exerce, l’influence est de deux sortes : stricte conformité du fournisseur aux exigences de la grande entreprise cliente ou construction d’un partenariat orienté vers le cycle de vie des produits [Philipp, 2006].

Sur la base des modèles de contrôle inter-organisationnel, F. Quairel [2006] a défini trois types de pilotage de relations fournisseurs : contrôle par le marché, la bureaucratie, la confiance et le parte-nariat, types qui dépendent de l’importance stratégique plus ou moins grande accordée, par les diri-geants à ces fournisseurs. Les objectifs et le degré de diffusion de la RSE seront différents selon le segment ciblé.

Au-delà des discours et des dispositifs formels, on constate donc que la question du processus de diffusion de pratiques RSE dans la chaîne d’approvisionnement est une question fondamentale qui n’est peu traitée par la littérature. La grille de lecture théorique de la dynamique institutionnelle fournit un cadre pour étudier dans quelle mesure les pratiques d’achats durables des grands groupes indus-triels contribuent à une diffusion de la RSE et constitue un vecteur de son institutionnalisation.

I-2. Cadre conceptuel du processus d’institutionnalisation

Ces pratiques émergentes apparaissent dans un contexte qui est largement dominé par une logique économique et financière. Les changements dans les dispositifs de contrôle ne se font que très lente-ment. Ces pratiques et les managers qui les portent peuvent ils catalyser ces changements et participer à l’institutionnalisation de la RSE au sein du champ organisationnel constitué par l’ensemble des fournisseurs et sous-traitants ? Les théories sociologiques néo-institutionnelles classiques [Meyer et Rowan, 1977 ; Di Maggio et Powell, 1983 ; Scott, 1995] s’intéressent à l’influence des valeurs institu-tionnalisées, au sein d’un champ organisationnel, sur le comportement collectif des acteurs ; elles pré-sentent aussi une analyse du processus d’institutionnalisation, mais comme le soulignent Hasselbladh et Kallinikos [2000], elles étudient peu l’influence des dispositifs : instrument de gestion, arrange-ments organisationnels sur le processus et le statut des acteurs. Nous proposons de construire le cadre théorique de cette étude sur la base du modèle de Hasselbladh et Kallinikos5, complétée dans une

vi-sion plus dynamique du rôle des acteurs, par les approches de l’entrepreneur institutionnel.

• Le modèle de Hasselbladh et Kallinikos : le rôle clé des dispositifs de gestion et du statut du

manager

Hasselbladh et Kallinikos [2000] analysent le processus d’institutionnalisation à partir des idéaux (exprimé oralement) au niveau global de la société, par exemple le « Développement durable » ou la « Responsabilité sociale » ; ces idéaux prennent corps dans des discours, repris par la pression média-tique et ils sont théorisés donnant lieu à des publications et la définition de principes de performances ; ils apparaissent alors comme des formes de justification se référant à des valeurs et à des principes supérieurs communs au sens de Boltanski et Thévenot [1991]. Comme nous l’avons vu précédem-ment, la littérature académique a essentiellement analysé les pratiques et les discours portant sur les justifications des politiques d’achats durables, du point de vue de la logique économique marchande, assurant ainsi un rôle important dans la stabilisation et la diffusion de la connaissance.

Selon Hasselbladh et Kallinikos [2000], au niveau de l’organisation, la mise au point de techno-logies managériales et d’outils de gestion stabilisés, matérialise les discours, les « objectivise », les formalise, permet ainsi leur diffusion et contribue, dans le domaine où ces dispositifs s’appliquent, à la traduction de ces valeurs au niveau de l’action collective. On passe alors d’une vision générale et floue au niveau macro et au niveau de toute l’entreprise, à un champ sémantiquement plus délimité où des définitions, de nouveaux dispositifs de mesure, de documentation, des systèmes de contrôle assurent une codification formelle et vont participer à l’institutionnalisation6. Ces outils de gestion ne sont pas

neutres, mais portent en eux les valeurs présidant à leur conception ; les managers qui mettent en œuvre ces techniques intériorisent les valeurs contenues dans les outils, infléchissent leur comporte-ments au regard de la représentation nouvelle des performances ; ils modifient leur perception

5

Le cadre conceptuel de Hasselbladh et Kallinikos [2000] a été mobilisé par Moquet et Pezet [2006] pour mettre en lumière le processus d’institutionnalisation destiné à créer une figure du manager responsable.

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“Institutions are conceived as consisting of basics ideals that are developped into distinctive ways of defining and acting upon on reality [i.e. discourses], supported by elaborate systems of measurement and documentation for controlling actions outcomes” [Hasselbladh et Kallinikos, 2000, p. 704].

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tivisation des valeurs) et se forgent ainsi de nouveaux rôles ; ils construisent une figure nouvelle d’acteur (actorhood), [Moquet et Pezet, 2006].

Le déploiement des stratégies de RSE dans les grands groupes étudiés résultent d’un changement dans les idéaux qui déstabilisent les valeurs économiques et financières dominantes. De nombreux auteurs [Wolf, 2007] ont analysé la RSE comme la tentative de trouver un accord, un compromis entre les mondes marchand et civique7, par la référence au « bien commun » représenté dans le discours par

le développement durable ou la « triple Bottom line », c'est-à-dire des qualités acceptables par plu-sieurs mondes. C’est la confrontation de ces deux idéaux qui déstabilise les valeurs institutionnalisées et pose la question d’un changement institutionnel. Dans ce contexte, les managers perçoivent le déca-lage entre les idéaux, les discours et les dispositifs qui véhiculent les anciennes valeurs institution-nalisées, Moquet et Pezet [2006]8 complètent l’approche de Hasselbladh et Kallinikos en mettant en

lumière une étape de « problématisation » qui caractérise le moment où apparaissent les contradic-tions ; on va alors établir, mettre au point des outils et des règles de conduite qui s’inscrivent dans la cohérence des nouveaux idéaux et discours. Selon Hasselbladh et Kallinikos [2000], la cohérence entre les idées, les modèles, les techniques de contrôle et leur degré de formalisation constituent un « rationalized package » qui permet la conformation des managers et qui participent à la diffusion et au processus d’institutionnalisation. Pour participer à l’institutionnalisation, ces packages doivent être facilement reproductibles, transposables d’un contexte à l’autre, et communicables. Il ne s’agit pas d’initiatives ponctuelles, expérimentales et souvent non formalisées, mais de technologies managé-riales formalisées et qui peuvent se reproduire. On peut remarquer que les auteurs s’éloignent du découplage [Meyer et Rowan, 1977] qui présente un rôle symbolique des organisations pas néces-sairement cohérent et ni articulé avec les pratiques réelles.

Dans le contexte des politiques « achats durables », comme nous l’avons vu, les idéaux, les dis-cours, les écrit formels portant sur les principes et les justifications théoriques se sont développés au niveau général et peuvent être considérés comme un système de valeurs affichées susceptible de faire évoluer les institutions dominantes de la logique marchande ; mais l’approche de Hasselbladh et Kalli-nikos conduit à focaliser l’attention sur la cohérence, la stabilité et le degré de diffusion des dispositifs formels de pilotage de la relation fournisseur et sur l’évolution effective du rôle des acheteurs et du directeur des achats durables.

Cette approche s’inscrit dans le paradigme classique de la théorie néo- institutionnelle ; l’institu-tionnalisation se fonde sur des idéaux et des valeurs de la société (au niveau macro ou meso) et le directeur des achats durables se comporte dans ce cadre institutionnel. Théoriquement, dans une phase de changement, voire de conflit entre les idéaux et les valeurs, le directeur des achats durables va contribuer à mettre en place de nouveaux discours et de nouveaux dispositifs qui, ou bien, construisent un compromis donc contribuent à l’institutionnalisation de la RSE dans un champ organisationnel des fournisseurs et sous-traitants, ou bien sont juste des arrangements9, ajustements qui ne modifient pas les valeurs dominantes. Une lecture de ce nouveau rôle peut donc être réalisée à partir des approches théoriques de l’entrepreneur institutionnel potentiel.

• Les conditions d’émergence et les processus d’action de l’entrepreneur institutionnel

Alors que l’approche classique considère les institutions comme statiques et stables, une part im-portante des travaux de la théorie néo-institutionnelle porte sur l’émergence et le changement insti-tutionnel, Dans une perspective dynamique, ils se proposent d’analyser l’influence d’acteurs sur la transformation ou l’apparition de nouvelles institutions. À partir d’une revue de littérature très com-plète, portant sur tous les articles10 relatifs à l’entrepreneur institutionnel, publiés entre 1988 et 2008

dans les principales revues académiques, les auteurs, Battilana, Boxenbaum et Leca [2008] mettent en

7 D’après la typologie de Boltanski et Thévenot [1991]. 8

En se référent aux travaux de Miller et Rose [1993].

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La confrontation entre les mondes [Boltanski et Thevenot, 1991], donne lieu à des controverses. La recherche d’un accord stable entre deux mondes peut donner lieu à un compromis qui cherche à dépasser les tensions pour assurer une compatibilité au nom d’un bien commun qui dépasse les grandeurs en présence. Le compromis est stabilisé par des dispositifs qui associent des objets de plusieurs mondes ou construisent des objets innovants. Le compromis est stable ; il diffère de l’arrangement qui est un accord local entre des personnes de mondes différents ; il repose sur la personnalité des acteurs.

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évidence les facteurs et les processus d’influence de ces acteurs dans l’émergence de nouvelles insti-tutions.

Nous présentons ici les conditions favorisant l’émergence d’un entrepreneur institutionnel et les caractéristiques de sa contribution au processus d’institutionnalisation, telles qu’elles ressortent de la revue de littérature théorique et empirique présentée par Battilana, Boxenbaum et Leca [2008]. Nous partons de l’hypothèse que ces caractéristiques relatives au niveau global d’un champ organisationnel, peuvent être transposées au champ plus restreint des relations fournisseurs et sous-traitants.

Les conditions favorisant l’apparition d’un entrepreneur institutionnel (EI) tiennent aux champs organisationnels, à la position de l’acteur et à sa personnalité ; le faible degré d’institutionnalisation du champ, l’absence de régulation obligatoire, l’hétérogénéité de ses acteurs, l’apparition de nouveaux problèmes ou de ruptures technologiques, sont autant de facteurs qui affaiblissent la pression institu-tionnelle sur l’agent et favorise son influence. La position sociale de l’acteur est un facteur-clé : son accès aux ressources, sa position de « marginal sécant »11 qui lui confère une légitimité auprès de

par-ties prenantes différentes et une capacité à faire des ponts entre différents acteurs ; sa capacité de réflexion et de relation favorisent également l’émergence d’un entrepreneur institutionnel.

La littérature s’intéresse également au processus par lequel cet acteur influence le changement institutionnel : Les EI mobilisent des alliés, nouent des alliances et des coopérations au sein du champ, notamment avec des acteurs fortement encastrés comme des experts dont la compétence est reconnue. Il faut rappeler par ailleurs que la dimension discursive est fondamentale dans la théorie néo- institu-tionnelle ; en conséquence, l’EI influence par ses discours le processus de construction sociale qui sous- tend l’institution, théorise le projet institutionnel en justifiant de la supériorité du projet et qu’il fasse écho aux intérêts d’alliés potentiels dans le champ ; il souligne les insuffisances des arrange-ments institutionnels actuels. Certains auteurs soulignent qu’il doit éviter de présenter le projet comme un changement trop radical afin d’éviter les rejets et de mobiliser de nouveaux acteurs qui adhèrent au projet. En termes cognitifs, l’entrepreneur institutionnel s’appuie sur des cadres qui existent déjà dans le champ ; les cadres institutionnels existants sont à la fois des contraintes et des ressources ; l’entre-preneur institutionnel s’appuie sur une rhétorique pour modifier les cadres existants dans un sens qui justifie le projet et accroît sa résonance. La stratégie discursive est fondamentale dans le processus et s’appuie souvent sur la fascination de la nouveauté et de la modernité. Dans les champs organisa-tionnels émergents, il faut à la fois légitimer l’existence du champ auprès des principales parties pre-nantes et construire une identité pour les membres du champ.

Le succès de l’entrepreneur institutionnel dépend de sa capacité à mobiliser des ressources maté-rielles et financières, mais aussi immatématé-rielles. Sa position de marginal sécant lui confère une légiti-mité et une reconnaissance auprès d’un large nombre de groupes ; l’autorité formelle est aussi retenue comme facteurs par certains auteurs. Dans le processus d’institutionnalisation, l’EI met en place des dispositifs de mesure, de standardisation, de structuration de la profession pour poursuivre le pro-cessus. On retrouve l’importance des dispositifs mise en évidence par Hasselbladh et Kallinikos [cf. 2.1]. Ces dispositifs sont nécessaires pour stabiliser le compromis entre les logiques marchande et civique [Boltanski et Thévenot, 1991] et permettre la cohérence des comportements collectifs. Ces dis-positifs peuvent être considérés comme des innovations associant les deux logiques d’action et desti-nés à « frayer » des compromis.

• Cadre conceptuel de la recherche

Sur la base du corpus théorique présenté, nous avons établi une grille d’analyse pour les cas étudiés ; elle propose une synthèse des déterminants théoriques et de l’articulation du processus qui ont été retenus comme des facteurs d’institutionnalisation de la RSE au sein du réseau des relations « acheteurs, fournisseurs et sous-traitants ». Elle donne une place centrale au manager en charge de la politique « achats durables » comme EI-relai dans son champ. À partir des caractéristiques des dispo-sitifs mis en place et des discours des directeurs des achats durables et de la représentation qu’ils

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« marginal-sécant » est défini par Crozier et Friedberg [1977] comme un « acteur qui est partie permanente dans plusieurs systèmes d'actions en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer le rôle indispensable d'intermédiaire et d'interprète entre les logiques d'actions différentes, voire contradictoires », p. 86.

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construisent de leur rôle, nous nous proposons d’analyser les différents processus de diffusion suscep-tible (ou non) de participer à l’institutionnalisation de la RSE au sein de la chaîne d’approvision-nement.

Le cadre d’analyse repose sur trois variables (cf. schéma 1) : Les idéaux et les valeurs, les relations et les réseaux, et les dispositifs12. Les idéaux et les valeurs s’incarnent dans des discours au niveau

macro ; ils se rattachent à des logiques de justification (principes marchand, civique...) et sont repré-sentés par les concepts de développement durable ou RSE ; ils portent aussi la recherche de com-promis dans des postures « gagnant-gagnant » ; ils sont institutionnalisés plus ou moins fortement au sein du champ organisationnel, des réseaux et des dispositifs qui contribuent en retour au renforcement de l’institution. Les réseaux et le champ organisationnel qui constituent le domaine de notre étude recouvrent les relations intra et inter-organisationnelles ; ils intègrent les relations formelles et infor-melles qui s’établissent entre les acteurs internes de l’organisation (relations avec la direction, avec les managers opérationnels des différentes business units, le réseau des acheteurs, l’organisation de la fonction achat..). Il recouvre également les relations avec les fournisseurs et les sous-traitants, notam-ment la nature et la force du lien et du contrôle inter-organisationnel (partenariat...) mais aussi les relations avec d’autres parties prenantes et les associations professionnelles. L’hétérogénéité et la con-flictualité, la maîtrise des réseaux par l’entreprise, la cohésion sont autant de facteurs qui expliquent l’institutionnalisation des valeurs et la renforce. Comme nous l’avons vu, les dispositifs formels : procédures, codes, contrats, suivis, évaluations ... sont autant d’actants qui participent du processus d’institutionnalisation; ils assurent la transférabilité, la communication des valeurs et l’apprentissage. Ils mettent en sens les idéaux et influencent le comportement des acteurs. Ce cadre d’analyse se situe dans une perspective dynamique, chacune des variables interagit avec les autres dans le processus de diffusion et d’institutionnalisation de la RSE. La cohérence de ces trois variables assure la stabilité de l’action collective et renforce l’institutionnalisation. L’évolution de ce système dépend très largement de l’EI ; les conditions de son influence ont été largement présentées dans l’étude de la littérature ; elles tiennent à sa légitimité auprès du plus grand nombre d’acteurs du champ, aux ressources maté-rielles et immatématé-rielles qu’il peut mobiliser, à sa force de conviction. La littérature a soulevé le para-doxe de l’EI qui influence le changement d’institution alors qu’il est conformé par la dite institution ; cependant, lorsqu’il y a rupture du consensus, déstabilisation du système, l’ensemble de ces éléments peut évoluer, entrer en dissonance et l’EI, s’il existe, pourra contribuer à faire émerger ou renforcer une nouvelle institution, en l’occurrence contribuer à la diffusion de la RSE.

II- Résultats de l’étude et discussion

II-1. Méthodologie de la recherche et présentation des cas

Les études de cas concernent les pratiques achats durables de cinq grands entreprises du secteur industriel ou de services, proactives en matière de RSE. Le degré de centralisation de leur fonction achat varie selon le cas. Toutes s’inscrivent dans une démarche d’harmonisation de leur stratégie d’achats groupe. Nous avons rencontré les cinq directeurs des achats durables (DAD) et réalisé des études documentaires (documents de travail, rapports RSE, site internet...). Les extraits des entretiens sont en italique dans le texte. L’exploitation des données s’est réalisée de manière similaire pour les cinq cas. Nous avons codifiées les données en fonction des concepts identifiés dans le cadre théorique.

Dans un premier temps, nous présenterons le contexte d’émergence des cinq politiques « achats durables », le profil de leur directeur et la manière dont les trois variables de la grille d’analyse sont mobilisées pour contribuer (ou non) au processus d’institutionnalisation de la RSE. Un tableau récapi-tulatif permettra de mettre en évidence les principales convergences et divergences entre les cas. Dans un deuxième temps, nous proposerons une typologie des modes de diffusion des politiques « achats durables » et discuterons de la manière dont ils contribuent respectivement à l’institutionnalisation de la RSE.

12

De nombreuses grilles d’analyse en gestion reposent sur des variables de même nature : par exemple la grille « Stratégie- structure-instruments » [Perez, 2003] en matière de gouvernance, ou la grille « connaissance-relations-instruments » proposée par Acquier, [ 2007] pour son analyse de l’EI

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Schéma n° 1. Cadre conceptuel pour l’analyse de l’institutionnalisation de la RSE au sein de la chaîne d’approvisionnement

Idéaux, valeurs,

discours

Dispositifs

Réseaux, relations,

champ organisationnel

Entrepreneur

institutionnel

Logique : marchande, civique.. Développement durable/ RSE comme compromis

(vision messianique ou défensive)

Discours gagnant-gagnant

Outils existants au niveau qualité, codes de conduites, contrats, évaluations..

Formation

Ancrage cognitif des outils Position de marginal sécant

Légitimité et reconnaissance Capacité de mobilisation et d’enrôlement

Organisation de la fonction achat Relations direction-filiale Réseau des acheteurs

Fournisseurs, sous-traitants : nature du lien et degré de contrôle (marché-partenaires..)

Autres parties prenantes, associations professionnelles

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L’opérateur énergétique, avec 158 000 collaborateurs se présente comme un des leaders sur le marché européen. D’abord EPIC (Établissement public à caractère industriel et commercial), il change de statut en 2004 pour celui de société anonyme au moment de l’ouverture de son marché à la con-currence. En 2006, le groupe s’engage dans la mise en place d’un Accord Cadre international sur la RSE [Ngaha et Gissinger, 2009]. Cet accord se traduit en 22 articles dont un concerne directement la gestion de la sous-traitance. La tâche d’introduire une gestion « responsable » de la relation fournis-seur est confiée au directeur « méthodes Achats et programme Qualité France ». Son objectif est d’« agir sur les stratégies d’achat » pour « que ce [ne] soit [pas] l’acheteur qui arbitre lorsqu’il est devant le fournisseur [...] entre coût et responsabilité sociale... ». L’étape de la « problématisation » [Moquet et Pezet, 2008] est dépassée. Il s’agit d’établir des outils qui s’inscrivent dans la cohérence du nouvel idéal, de former le « rationalized package » adéquate pour conformer les acheteurs aux discours.

Membre depuis quatre ans du groupe de travail « fournisseur et développement durable » de l’ORSE (l’Observatoire de la responsabilité sociale de l’entreprise)13, il s’appuie sur les exemples de

bonnes pratiques échangés entre pairs. Sur le même mode « plutôt qu’en termes de prescriptions », il tente d’intéresser les Directions Achats des filiales clés. Dans cette démarche, l’Accord sur la RSE lui permet de rappeler qu’« il y a une démarche d’entreprise, un accord sur la RSE... qui s’impose à toutes les Directions ». L’autorité formelle lui sert de justification. En termes cognitifs, il s’appuie sur les cadres existants et « progressivement introduit... des choses en matière de développement durable... ». Le mode de pilotage est proche de celui développé dans les démarches Qualité. La RSE a d’abord été introduite dans le processus amont de sélection des fournisseurs : « On a commencé par l’aspect con-tractuel, c’est-à-dire les conditions générales d’achat. » Une charte développement durable a été ensuite, rédigée pour accompagner les contrats. Désormais le processus est « verrouillé au niveau contractuel, au niveau amont de l’évaluation, et au niveau aval du retour d’expérience » et entre « bons prix et RSE […] il y a un équilibre qui commence à être mis entre les deux ». Des consultants, experts extérieurs sont mobilisés pour définir le type de pilotage à adopter selon le profil des fournisseurs ; car si tous sont concernés à termes (actuellement 100 audits planifiés), le degré de diffusion de la RSE diffère.

Le projet d’instituer le compromis RSE dans les pratiques est bien en marche, mais sur le mode progressif « on est dans une démarche de progrès... vous vous rendez compte : résilier un contrat !! Il faut parfois deux ans ! [...] c’est une catastrophe pour les deux côtés ! ». Tout se passe sous l’œil avisé des juristes qui veillent à ce que le groupe ne s’engage pas de façon « trop contractuelle » car finale-ment « si [le groupe] paye des fournisseurs, on ne veut pas être responsable, chacun ses responsa-bilités... ». Dans ces conditions, les évolutions institutionnelles visant à modifier les représentations du domaine des achats vers une logique plus civique apparaissent difficiles.

Le prestataire de télécommunications, classé parmi les leaders mondiaux de son secteur, présent dans 30 pays de façon significative, emploie plus de 190 000 personnes dans le monde. Le groupe est adhérent du Global compact depuis 2000, est présent dans plusieurs indices boursiers extra financier, et a signé, comme l’entreprise énergétique, un accord sur les droits sociaux fondamentaux depuis 2005 avec ses partenaires sociaux. Il s’agit, dans ses discours, au travers de sa politique Achats durables d’appliquer ses différents engagements et de veiller à ce que ses fournisseurs et sous-traitants parta-gent la même logique messianique de la RSE.

Le DAD occupe depuis 15 ans la fonction de Directeur de la qualité fournisseur. Son expertise dans ce domaine lui sert de référence pour « objectiver » le projet RSE. Il travaille avec trois personnes à temps plein sur le sujet et s’appuie sur une quarantaine de qualiticiens en interne. En 2003, dans une logique de réduction des coûts, un outil de mesure de la performance des fournisseurs est développé. La RSE, limitée au domaine de l’éthique et de l’environnement, est alors introduite dans cet outil sous la forme d’un indicateur « Qualité » coloré (rouge : faible ; jaune : moyen ; vert : fort) indiquant le degré d’implication du fournisseur : « Cela permettait de ne pas dire simplement : j’agis sur les coûts,

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L’ORSE est une association loi 1901 créé en 2000 par une trentaine de grandes entreprises, sociétés de gestion de porte-feuille, organisations syndicales, institutions de prévoyance et mutuelles en vue d’échanger sur les questions de RSE.

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mais que j’agis sur les coûts et j’assure que l’on reste à un niveau de performance acceptable pour le groupe. »

L’émergence de la RSE dans la fonction achat, trouvant ses justifications dans la logique messia-nique « le fait qu’on est un grand groupe, ça nous donne un devoir, une certaine obligation morale de communiquer », une importance est accordée aux actions « visibles » et qui répondent notamment aux attentes des agences de notation extra financières « on voit aujourd’hui que tout ce qui est RSE, le focus est surtout mis sur la Chine... on a priorisé la Chine... ». Ce mode de fonctionnement oblige le groupe à « ne pas s’abriter derrière un contrat...» mais de développer des technologies managériales cohérentes par rapport aux discours. Les échanges dans le cadre du groupe de travail « fournisseur et développement durable » de l’ORSE servent de référence : « On a contribué à un fascicule... et les communications que nous avons pu faire ont toujours été bien reçues... tout cela confirme que l’on est dans la bonne direction. » Concernant la cible fournisseur, les outils sont adaptés selon leur impor-tance stratégique : « les gros fournisseurs [...] après avoir lu ce qu’il y a sur leur site, on va aller voir concrètement ce qu’ils font [...] et faire un peu plus de partenariats [...]. La catégorie à risque de l’an passé, on refait un questionnaire pour savoir où ils en sont, les autres s’ils ne sont pas à risque, on attend une consultation pour s’y intéresser ». Ce mode de pilotage de la relation fournisseur, basé sur le degré de risque, traduit une logique de promotion de la RSE différente de celle affichée dans les discours.

L’entreprise de transport ferroviaire l’un des cinq acteurs mondiaux de transport de marchandises embauche plus de 210 000 salariés dans le monde. L’ouverture à la concurrence, en 2003, de son activité de transport de marchandises l’a conduite à penser son organisation en intégrant les logiques concurrentielle, économique et financière. Bien qu’engagée depuis 1999 dans le développement dura-ble14, c’est véritablement en 2007, à la suite du Grenelle de l’environnement, qu’elle enclenche une

démarche de développement durable. Au niveau des achats, il faut attendre 2008, au moment de l’arri-vée d’un nouveau directeur Achat (alors Président du réseau de la Compagnies des dirigeants achat de France (CDAF)), pour qu’une politique « achats durables » soit définie. L’enjeu, selon ses dires, est de « faire passer les achats d’un service opérationnel à un service stratégique [...] d’inscrire la durabilité dans le code génétique des acheteurs. ». Pour cette mission, il recrute une de ses connaissances extérieures (un membre du CDAF), expérimentée (14 ans d’expérience dans les achats et déjà en poste dans une entreprise en tant que DAD), convaincue (conférencier bénévole : « je ne me fais pas rémunérer c’est parce que je crois à ce message … ») et appréciée pour ses qualités de communicant.

Le discours qu’il porte s’inscrit dans des postures gagnant-gagnant : « plus on a des fournisseurs avec lesquels on a des relations de confiance, qu’on a aidé à s’améliorer, qu’on n'a pas assassiné à la première erreur, plus on aura nous aussi le droit à l’erreur et de demander de l’aide... ». En interne, à partir d’un argumentaire basé sur la conception utilitariste de la RSE, il tente de conscientiser les acheteurs « les enquêtes prouvent que le développement durable est important [...] dans les prochaines années on va être confronté à d’autres entreprises [...] et un des facteurs compétitif [...] c’est l’image de développement durable de l’entreprise.». Il utilise aussi d’autres méthodes originales, comme celle par exemple d’acheter des revues dédiées aux enjeux du DD: « je les ai distribué en interne et je leur ai dit : voilà, c’est les vacances, vous pouvez les lire au bord de la plage... ». Il promeut le « gentleman agreement », c'est-à-dire, la négociation en face à face, comme mode de gestion à privilégier. Les tech-nologies managériales passent au second plan surtout que « [les fournisseurs] sont trop nombreux... À un moment donné, on ne peut pas tout faire... donc, on compte aussi sur le fait qu’[ils] s’améliorent d’eux mêmes... »

Le groupe pharmaceutique, l’un des leaders mondiaux de son secteur, est présent dans 100 pays avec plus de 100 000 collaborateurs. En 2006 une direction du développement durable est mise en place et une charte est diffusée en 2007 à l’ensemble des fournisseurs. Sa politique Achats respon-sables dit s’inscrire dans la logique messianique de promotion et de partage de la RSE chez ses four-nisseurs et sous-traitants. Son site traduit l’institutionnalisation discursive de la RSE : « Les acheteurs

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ne peuvent plus ignorer l'impact écologique des biens et des services achetés ainsi que la manière dont ils ont été produits ou réalisés quant aux aspects sociaux, éthiques et environnementaux. »

Le DAD, après une succession de postes à haut niveau dans différentes fonctions et pays du groupe (plus de 20 ans d’ancienneté) est, depuis un an et demi, Directeur des achats généraux et marketing. Doté d’une grande force de conviction, il consacre une part importance de son temps à sensibiliser les acteurs internes du groupe « il faut que la hiérarchie soit au courant, formée et achète [...] et ensuite on fait adhérer l'équipe achat ». Le rapport DD 2008 présente d’ailleurs la formation des acheteurs comme le point clé de la démarche. Sa position sociale et son expérience au sein du groupe lui per-mettent de faire des ponts entre les différents acteurs. Pour les convaincre, il s’appuie sur la conception utilitariste de la RSE : « cela permet d'avoir une meilleure compréhension de la robustesse des pro-cessus internes des fournisseurs [...] de stabiliser votre partenariat et d'obtenir une qualité optimum ». L’activité de l’entreprise (la santé) lui sert aussi de justification : « Il y a un risque qu'on n'a pas le droit de prendre, qui devient la loi interne : nous ne pouvons pas travailler avec des gens qui ne sont pas fiables. » Cependant, les règles du marché ne permettent pas « d’imposer une procédure aux fournisseurs » mais « de mettre en place un certain nombre de principes [...] parce que si on fait ça, on va perdre 80 % de nos fournisseurs. » Les fournisseurs stratégiques et à risque font l’objet d’une attention particulière, mais « lorsque l'on bascule sur la RSE [...] le risque vient de là où il y a le moins de ventes et le plus de fournisseurs... ». Il faut donc « s’attaquer à 80 % des fournisseurs qui font 20 % de la valeur et là : Aie !!! [...] c'est la montagne qu'il faut prendre ! ». Aussi, l’autoévaluation s’impose et lorsque « ce genre de processus ne peut plus suffire [...] à ce moment-là on s'adresse à une société de services qui va faire l'audit pour nous. Ensuite, nous prenons le rapport d'audit, et nous discuterons en face-à-face avec le fournisseur pour lui dire : là, là et là, on n'en veut pas. Donc qu'est-ce qu'on fait ? Plan d'action, [...] suivi par une société de certification ». Le dialogue, les échanges de bonnes pratiques, le mimétisme, se présentent ainsi comme les modes de diffusion de la RSE. Les procédures et outils de gestion interviennent en dernier ressort.

L’entreprise de cosmétiques est présente sous 23 marques mondiales dans 130 pays et comptabilise plus de 67 000 collaborateurs. Dotée d’un comité de pilotage développement durable, elle s’appuie sur un réseau de correspondants pour déployer sa stratégie. Un code de déontologie Achat a été diffusé en 2006 à l’ensemble de ses fournisseurs. Selon le rapport DD de 2007, l’enjeu au travers l’objectivation sa politique « achats durables » est de « créer des partenariats à long terme basés sur le respect mutuel, la transparence, une communication régulière et des standards élevés ».

Le directeur qui a occupé diverses fonctions stratégiques depuis plus de 16 ans dans le groupe est une personne passionnée par son métier. À ses yeux, la RSE « est une nouvelle façon d’aborder [le] métier ». Elle s’adapte à la logique de « diminution des coûts et pas des prix » telle celle qu’emprunte le groupe. La RSE favorise le développement de relations « fusionnelles, rencontres officielles et in-formelles [...] avec les fournisseurs, les business partners ». Ces business partners sont les fournisseurs stratégiques du groupe. Dans un contexte d’instabilité et dominé par la logique financière, ces ren-contres créent des occasions inédites de tisser des liens entre acteurs du même univers (les industriels) car comme le souligne le directeur « mon problème... c’est que je passe d'interlocuteurs qui sont des industriels à des interlocuteurs qui sont des financiers ». Dans une logique de rapport gagnant-gagnant, ces liens permettent au groupe, de capturer « l’innovation de ces entreprises [les business partners] d’une façon privilégiée voire exclusive par rapports aux compétiteurs » ; aux fournisseurs, d’intégrer une catégorie à part « VIP [...] et ça leur donne quelque chose... [Ils vont] avoir, en moyenne, plus de business que les autres. ». La RSE devient un déterminant pour « construire un socle de fournisseurs solide ». Elle se présente comme un moyen pour maîtriser « le risque d’image, d’environnement ». Un risque qui conduit la direction Achat à mener une politique systématique d’audits de vérification chez les fournisseurs catégorisés à risque. Ainsi, « l’acheteur qui a un fournisseur qui n’est pas bon en RSE, qui n’est pas bon en qualité : c’est un mauvais acheteur, point barre ». Cependant, les acheteurs ne sont pas objectivés sur la RSE. Elle joue surtout un rôle symbolique « d’abord, parce que c’est super lourd [...] puis, si on le met dans les objectifs [V] on repart dans la vision mécaniste du truc (à l’image des démarches qualités, selon le DAD) les mecs vont faire de la RSE, pour la RSE et donc ... c’est une erreur ». Et puis, « au fond, ce que nous demandent les ONG, pour avoir discuté avec eux tous les jours, c'est [de faire] un travail de prêche en expliquant au fournisseur pourquoi c’est important pour

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que, jour après jour, il s'améliore ». L’aspect discursif se présente comme fondamental dans le proces-sus de diffusion de la RSE.

Tableau 1. Synthèse des caractéristiques des cinq politiques « achats durables »

Variables Entreprise d’énergie Entreprise de télécoms Entreprise de transport Entreprise pharmaceutique Entreprise de cosmétiques Contexte 2006 (accord sur la RSE) 2003 (outil d’évaluation) 2008 (politique éco-mobilité)

2007 (charte achat) 2006 (code de déontologie achat) Profils du potentiel Entrepreneur Institutionnel Expert Qualité/ ancienneté (+10 ans)/ légitimité/ reconnaissance Expert Qualité/ Ancienneté (+10 ans)/ légitimité/ reconnaissance Expert RSE/ Nouvelle recrue/ Militant RSE Militant RSE/ Ancienneté (+10 ans)/légitimité/ reconnaissance Ancienneté (+10 ans)/légitimité/ reconnaissance Principe supérieur dominant Logique marchande/ technique Logique marchande/ technique Logique marchande /civique

Logique marchande Logique marchande

Réseaux organisationnels ORSE Réseau Qualité ORSE Réseau Qualité ORSE, CADF, milieu universitaire ORSE métiers- business units ORSE métiers- business units Dispositifs centrés sur Processus et dispositifs achat Processus et dispositifs achat Sensibilisation Évaluation des acheteurs Sensibilisation Formation des acheteurs Contrôle (audits) rencontres avec les fournissseurs Fournisseurs ciblés Tous les fournisseurs Outils adaptés à chaque catégorie Tous les fournisseurs Outils adaptés à chaque catégorie Tous les fournisseurs conscientisation Fournisseurs à risque Fournisseurs stratégiques

II-2. Discussion: vers une institutionnalisation de la RSE ?

Dans les cinq études de cas, le contexte d’apparition des politiques « Achats durables » est quasi-ment le même. Le domaine Achat apparaît fortequasi-ment institutionnalisé sur le principe de la logique marchande. Toutes les entreprises évoluent dans un environnement changeant. De nouvelles questions se posent : l’enjeu concurrentiel se trouve renforcé par la logique financière ; dans le même temps, on assiste à des poussées médiatiques autour des thèmes du Développement durable/RSE (l’effet Grenelle de l’environnement). Des controverses apparaissent et les conduisent à repenser leur mode d’orga-nisation (création de direction développement durable, diffusion de code, charte auprès des fournis-seurs...). Ce contexte affaiblit la pression institutionnelle sur les directeurs des achats durables et favo-risent leur influence. Sans remettre en cause les cadres existants et les logiques de justifications domi-nantes qui les sous tendent (marchande), ils tentent de répondre aux nouveaux besoins, idéaux encore difficilement saisissables. Les dynamiques à l’œuvre révèlent qu’ils contribuent à créer des arrange-ments plutôt que des compromis au sens de Boltanski et Thévenot [1991], favorables à l’institution-nalisation de la RSE.

Plusieurs similitudes dans les pratiques déployées émergent de l’analyse des cas. Les managers, s’ils ont été choisis sur la base de qualités spécifiques, ont en commun un capital de relations consé-quent qui leur confère une certaine légitimité et une reconnaissance en interne. Tous sont acteurs de plusieurs systèmes d’actions (Directeur qualité, de business units, membres d’initiatives de promotion de la RSE...). Dans le cas du directeur de l’entreprise de transport, ses atouts reposent sur l’appuie du directeur achat et son capital relationnel externe. Pour les autres, les relations établies lors de leur parcours professionnel, leur octroient la possibilité de jouer le rôle d’interprète entre différentes logi-ques d’action, parfois contradictoires, amenées à se croiser dans le cadre du déploiement des politilogi-ques « Achats durables ». Cette position de marginal sécant augmente leur capacité à mobiliser des res-sources matérielles et immatérielles pour la promotion de la RSE.

Au niveau du discours, les DAD s’appuie à la fois sur les conceptions messianique et utilitariste de promotion de la RSE. Lorsqu’il s’adresse à l’externe, bien souvent, la logique messianique est retenue. En interne, l’accent est surtout porté sur la diminution du risque et l’optimisation de la qualité produit.

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Les études de cas ont en commun de révéler qu’aucune modification majeure n’a été menée sur le plan fonctionnel. La RSE s’intègre par ajout dans les outils de gestion existants (dans les clauses générales d’achats, les outils d’évaluation des fournisseurs...). Dans les entretiens, rarement le contenu de la « RSE » nous a été présenté. Elle ne s’inscrit pas dans un système de sanction bien défini. Elle tient surtout un rôle symbolique (l’indicateur coloré de l’entreprise de télécoms par exemple). Aussi, on ne peut pas dire que la fonction achat se dote d’une identité nouvelle. Cependant, des changements sont en cours : les DAD disposent de marges de manœuvre pour faire évoluer les représentations de la fonction achat vers une logique plus civique mais, dans le respect des cadres existants.

Enfin, selon le champ organisationnel, le degré de diffusion de la RSE varie. Les actions de sensi-bilisation se tournent essentiellement vers l’interne. Au niveau des fournisseurs, elles s’incarnent au travers de textes (charte, clauses dans les contrats...), restent faibles et concernent surtout les fournis-seurs stratégiques.

Nous assistons donc à des arrangements RSE plus qu’à des compromis. Les dispositifs sont encore expérimentaux et ne constituent pas encore des « rationalized packages » facilement reproductibles, communicables, transposables [Hasselbladh et Kallinikos, 2000]. À partir des divergences, nous avons distingué trois modes d’arrangements type de RSE dans la fonction Achat (cf.. tableau 2).

Tableau 2. Les modèles d’arrangements- types de RSE au sein de la fonction Achat

Variable Modèle du relationnel Modèle de la conscientisation Modèle de l’expert Principe supérieur dominant

Logique marchande Logique marchande/ civique Logique marchande/technique

Discours Optimisation du processus

de production

Le « bien commun » Diminution du risque

Dispositifs Gentleman agreement Évaluation des acheteurs Restructuration du processus

Achat sur le modèle qualité

Relations privilégiées Acheteur-fournisseurs Acheteurs-supérieurs

hiérarchiques

Acheteur-experts

Cible fournisseurs Fournisseurs stratégiques Fournisseurs les « moins » sensibilisés

Tous les fournisseurs

Institutionnalisation Par actions symboliques Par actions symboliques Par les outils et dispositifs

Le premier modèle d’ajustement est ancré dans la logique marchande et de fait, s’appuie sur la conception utilitariste de la RSE. Il accorde une place particulière à la variable du champ organisa-tionnel. À l’image de l’entreprise de cosmétiques, l’enjeu est de développer une organisation, un « écosystème 15», bâtit sur des relations de confiance entre partenaires (donneurs d’ordre-fournisseurs

stratégiques). L’objectif de faire évoluer les valeurs institutionnalisées vers une logique plus civique apparaît secondaire. Ce modèle répond à un besoin de stabilité nécessaire dans le cadre d’un renforce-ment d’une logique financière contradictoire. Dans notre exemple, les pratiques de RSE se transfor-ment en occasion de rencontres, propices à des échanges d’informations stratégiques dépassant les domaines couverts par la RSE (social, environnement...). Sur le processus d’institutionnalisation de la RSE, ce modèle impliquant une persistance d’un flou autour du concept de RSE et une absence de régulation obligatoire, ne l’encouragera que mollement.

Le deuxième modèle repose, lui, sur une logique à dominante « civique ». Les références au bien commun, à l’intérêt collectif sont les moteurs. L’enjeu est de conscientiser les acteurs, à l’instar du directeur de l’entreprise de transports qui diffuse à ses collaborateurs des revues de sensibilisation aux enjeux DD. Le mimétisme, les échanges de bonnes pratiques, les actions de sensibilisation, de forma-tion sont de mise. L’organisaforma-tion se doit d’adopter un comportement irréprochable et servir d’exemple pour tirer vers le haut ses partenaires. Sur le processus d’institutionnalisation de la RSE, ce modèle milite pour une responsabilisation progressive des acteurs. Il n’aboutit pas nécessairement à la mise en place de cadres, lois rigides et directives. Par la force des choses, étant tous concernés par le devenir

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du bien commun, l’intégration de préoccupations « civiques » dans les modes de management apparaît inévitable.

Le troisième modèle d’ajustement traduit semble-t-il un état de maturité plus élevé que les deux autres. L’étape de la problématisation [Moquet et Pezet, 2006], des contradictions qui ont conduit à l’émergence de la politique « achats durables » est dépassée. Il accorde une place centrale au fonction-nel et laisse de côté l’aspect symbolique des actions RSE. Il s’inscrit dans une conception fortement orientée par les logiques technique/industrielle. Il s’agit de matérialiser, d’objectiver le discours du compromis RSE accepté dans son sens normatif. On retrouve ici les démarches développées par les groupes d’énergie et de télécoms. L’enjeu est de restructurer le processus achat pour intégrer la RSE, d’élaborer des objets innovants susceptibles de dépasser l’opposition des logiques originelles de la RSE (marchande/civique). Les experts ont une place centrale car se sont eux qui, finalement, détien-nent les secrets de la bonne « caisse à outils », celle qui permettra l’appropriation de la RSE par les acteurs, l’institutionnalisation de la RSE au sens de Hasselbladh et kallinikos, [2000].

Conclusion

Pour répondre à notre question : Quels sont les déterminants de la diffusion des pratiques sociales et environnementales responsables au sein du réseau des fournisseurs et des sous-traitants d’une grande entreprise et par quels processus ils participent à l’institutionnalisation de la RSE, nous avons appliqué à cinq cas d’entreprises proactives, une grille de lecture issue des théories néo-institution-nalistes. Cette grille de lecture théorique nous a permis :

− de faire ressortir les représentations des déterminants clés des processus de diffusion de la RSE pour les directeurs achats DD : les relations inter et intra organisationnelles que ces derniers ont établies, leur position sociale, les cadres existants dans l’organisation et les logiques de justifica-tions qui les sous tendent (technique/industriel-civique-marchand...) apparaissent fondamentaux ; − de montrer que le domaine particulier étudié étant encastré dans un champ fortement institu-tionnalisé sur le principe de la logique marchande, les évolutions institutionnelles visant à modi-fier les représentations vers une logique plus civique pouvaient encore difficilement être consi-dérées comme des compromis [au sens de Boltanski et Thevenot] plutôt comme des arrange-ments. Même dans les cas les plus avancés, la RSE s’introduit par ajout dans les dispositifs existants et tient un rôle plus symbolique qu’effectif ;

− de voir que si le directeur achat DD se représente comme un « missionnaire » (pour le bien com-mun) plutôt qu’un « défenseur » (contre le risque de réputation), il mobilise surtout la rhétorique qui s’attache au second rôle (discours sur l’optimisation de la qualité produit. ...) ;

− de montrer que dans ces représentations, le degré d’avancement d’institutionnalisation de la RSE était inégal selon le champ organisationnel envisagé. Elle reste finalement faible vers les four-nisseurs, sauf entre pairs au travers les instances de dialogue telle que l’ORSE. Elle est plus forte au sein de l’entreprise.

Aussi, trois voies se sont présentées pour une institutionnalisation de la RSE au travers les politi-ques achats durables : deux accordent une place centrale aux actions symbolipoliti-ques et à la dimension discursive (le modèle « du relationnel » et « de la conscientisation »). Elles se distinguent par rapport à leur finalité. Alors que le modèle « du relationnel » s’inscrit dans une logique à dominante marchande et remanie la RSE pour développer des relations d’échanges opportunistes, le modèle « de la conscien-tisation » œuvre pour une évolution des valeurs institutionnalisées vers une logique plus « civique ». Ce qui compte dans ces voies, c’est l’existence de pratiques « achats durables », plus que leur mise en œuvre. Elles renouent avec le découplage du rôle symbolique des organisations avec les pratiques réelles, mis en avant par Meyer et Rowan, [1977], laissé de côté par Hasselbladh et Kallinikos, [2000] ; l’autre voie accorde par contre une importance particulière aux technologies managériales (le modèle « de l’expert »). Elle traduit semble t-il un degré de maturité plus élevé.

Ces conclusions restent à valider. Nous avons essentiellement travaillé sur le discours des Direc-teurs achats DD qui se mettent en scène et valorise leur rôle. Si ce choix se justifie par la nature de notre hypothèse sur l’entrepreneur institutionnel, il serait intéressant de croiser ces données avec d’autres (entretiens menés auprès d’acheteurs, fournisseurs, données portant sur les outils de gestion à

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l’œuvre) pour s’assurer de l’importance du rôle des directeurs dans le processus de diffusion de la RSE. Ensuite, notre étude s’est limitée à cinq grandes entreprises proactives. La reconduire auprès d’entreprises moins proactives permettrait de valider, plus systématiquement, les déterminants perçus comme clés. Enfin, les trois modèles proposés semblent traduire des niveaux de maturité différents. L’idée de mener une étude longitudinale sur quelques cas d’entreprise permettrait de valider ou d’in-firmer ce point.

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Figure

Tableau 1. Synthèse des caractéristiques des cinq politiques « achats durables »
Tableau 2. Les modèles d’arrangements- types de RSE au sein de la fonction Achat

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