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Vie et mort chez Heidegger, Henry et Levinas - E-book - Livres pour tous | Livres gratuits

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(1)

MÉMOIRE PRÉSENTÉ À

L'UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À TROIS-RIVIÈRES

COMME EXIGENCE PARTIELLE DE LA MAÎTRISE EN PHILOSOPHIE

PAR

JONATHAN BERGERON

VIE ET MORT

CHEZ HEIDEGGER, HENRY ET LÉVINAS

(2)

Université du Québec à Trois-Rivières

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(3)

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION GÉNÉRALE. ... 1

PREMIÈRE PARTIE VIE ET MORT CHEZ HEIDEGGER CHAPITRE 1 Le thème de la vie chez le jeune Heidegger 1. L'herméneutique phénoménologique. ... ... ... ... ... ... ... 9

2. Les catégories ... 12

3. L'ontologie et la logique ... 14

4. La notion de « vie » ... 16

5. La facticité, le souci, le monde ... 18

6. Les trois mondes du souci ... 22

7. Les catégories relationnelles du souci... ... ... ... ... ... ... ... .... 23

8. Les catégories du mouvement.. ... 25

9. Le« On », la mort, l'existence ... 29

CHAPITRE II De la vie à la mort: Sein und Zeit 1. Le thème de la vie dans Sein und Zeit ......................................... 31

2. L'analyse heideggérienne de la mort ... 33

3. La mort des autres Dasein ......................... 37

4. Le sens existential du «ne-pas-encore», de la fin, et de la totalité ... 40

5. La mort et le souci ... 43

6. La mort dans la quotidienneté du Dasein ... ....... 45

7. La certitude de la mort et le concept existential intégral de la mort ... 46

8. Le pouvoir-être-tout authentique ... 49

DEUXIÈME PARTIE VIE ET MORT CHEZ HENRY ET LÉVINAS Introduction ... 54

CHAPITRE 1 Michel Henry ou la vie et rien d'autre 1. L'oubli de la vie chez Heidegger selon Henry ... 57

a. Le problème de l'homogénéité de l'apparaître entre le non-vivant et le vivant.. ... 57

b. Le problème de l'accessibilité à la vie par le Dasein ......................................... 59

c. Le problème de la naissance du Dasein ........... 64

(4)

CHAPITRE II Emmanuel Lévinas ou l'autre de la mort

1. La mort d'Autrui comme rupture de la question de l'être et de la totalité ... 69

2. La mort comme « responsabilité-poUf-autrui » ... 74

3. «Que m'est-il permis d'espérer? » : une lecture lévinassienne de Kant.. ... 77

CONCLUSION GÉNÉRALE. ... 85

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

La vie est apparue sur Terre il y a environ 3,5 milliards d'années, et depuis elle n'a cessé, sous les formes les plus variées, de s'étendre partout sur la planète jusque dans les milieux les plus hostiles. La vie a même, au cours du temps géologique, survécu à cinq extinctions massives d'espèces, la plus dévastatrice ayant été celle de la période du Permien qui s'est produite il y a environ 250 millions d'années et qui fit disparaître près de 95% des espèces marines et 70% des espèces terrestres. De plus, la vie a, après chaque extinction, rebondi en faisant preuve de nouvelles inventivités. Tout semble donc indiquer que, quoi qu'il advienne, la vie sur Terre n'est pas près de disparaître.

Il reste que la VIe est exposée aujourd 'hui à ce que les scientifiques appellent une «sixième extinction massive» causée non plus cette fois par la nature mats par une espèce animale: l'homme.' L'homme saura-t-il agir avant que n'ait été atteint le seuil critique à partir duquel tout retour en arrière sera devenu impossible? Rien n'est moins certain. Et dans cette crise de la biodiversité, du tissu vivant, l'homme, au sommet de la chaîne alimentaire, est une espèce aussi fragile que les autres et qui n'est pas plus à l'abri d'une menace d'extinction?

1 Voici les chiffres des espèces en voie de disparition par notre faute:

« Gland, Suisse, 3 novembre 2009 (UICN) - Selon la dernière mise à jour de la Liste rouge des espèces menacées de 1'[Union Internationale pour la Conservation de la Nature], 17291 espèces sur les 47 677 espèces répertoriées sont menacées d'extinction. Les résultats révèlent que 21 pour cent de tous les mammifères connus, 30 pour cent de tous les amphibiens connus, 12 pour cent de tous les oiseaux, 28 pour cent des reptiles, 37 pour cent des poissons d'eau douce, 70 pour cent des plantes, 35 pour cent des invertébrés répertoriés à ce jour sont menacés. »

(Le comité Fançais de l'UICN, (page consultée le 19 octobre 2010), [en ligne], adresse URL : http://www.uicn.fr/IMG/pdf/Communique _de ---'presse_Liste _rouge _2009 _International. pdf).

2 Après tout, comme l'écrivent les auteurs de Introduction à l'analyse génétique : «Chaque espèce fmit par disparaître et plus de 99,9% des espèces ayant existé à un moment ou à un autre ont déjà disparu». Pour le dire autrement, toute la biodiversité actuelle ne représente même pas 1 % de toutes les espèces que la Terre a hébergées. (Anthony 1. F. Griffiths, et al., Introduction à l'analyse génétique, Paris, De Boeck, 2002, p. 775).

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C'est sur l'arrière-fond de cette situation critique que nous voulons réfléchir, dans ce mémoire de philosophie, sur les concepts de vie et de mort chez trois grands philosophes contemporains: Martin Heidegger (1889-1976), Michel Henry (1922-2002) et Emmanuel Lévinas (1906-1995). La première partie de ce mémoire portera sur la vie et la mort dans la philosophie de Heidegger; dans la seconde partie, nous nous attacherons à expliciter la critique que Michel Henry et Emmanuel Lévinas opposent à Heidegger au sujet de la vie et de la mort.

*

La publication dans les années qui suivirent la mort de Heidegger en 1976 de ses œuvres de jeunesse, c'est-à-dire les cours que Heidegger professa à l'université de Fribourg ainsi que les rares textes publiés durant la période 1919-1923, a donné lieu à une compréhension nouvelle de la genèse de la philosophie heideggérienne. Cela aura permis de mieux comprendre l'ensemble des chemins qui ont mené à son œuvre maîtresse Sein und Zeit (Être et Temps). Mais l'intérêt de ces œuvres de jeunesse n'est pas uniquement historique ou généalogique; elles invitent à philosopher d'un point de vue neuf avec Heidegger. Et ce point de vue neuf concerne ses recherches effectuées au sujet de la vie. La vie, ou plus précisément ce que Heidegger appellera en termes plus techniques <<herméneutique de la vie facticielle», est, tout au long de cette période, la problématique centrale de la philosophie heideggérienne. La chose se révèle d'autant plus étonnante et digne d'intérêt quand nous savons que, dans Sein und Zeit, la mort seule et non la vie est un existential, c'est-à-dire fondée dans l'existence du Dasein3 et que, au surplus, ce

Dasein est sans chair et sans sexe. Or, il fut un temps où, pour Heidegger, la vie était la source,

3 Ce terme se traduit en français par «être-là», «da» voulant dire «là» et «sein» «être». Le «là» désigne ici le «lieu» ontologique où l'être se révèle. Le Dasein, c'est l'être pour qui la question de l'être (qu'est-ce qu'être?) a un sens. Or, pour Heidegger, comme les animaux ne peuvent se questionner sur leur être, ils n'ont pas de Dasein, ou plutôt, il faudrait dire que c'est parce qu'ils n'ont pas de Dasein qu'ils ne peuvent se questionner sur leur être. Seull'hornnle, en fait, peut être dit Dasein, bien que le Dasein ne se réduise pas à l'homme.

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la motivation et le but de la philosophie. Comme il l'affinnait lui-même en cette période de jeunesse: «Philosophy's departure as weIl as its goal is facticallife experience\>.

Dans le premier chapitre, nous exposerons la problématique de cette hennéneutique de la vie facticielle ainsi que les thèmes principaux qui s'y rapportent, tels que le souci, le monde, l'inclination, la reluisance, la préstruction, la ruinance, le «On», l'avoir-Ia-mort, la destruction ... 5 Le lecteur familier avec Sein und Zeit pourra constater que certains concepts clés de cet ouvrage magistral se trouvent déjà dans les œuvres de jeunesse et qu'ils jouent un rôle avant l'élaboration de l'analytique existentiale du Dasein.

Panni les huit œuvres de jeunesse de la période 1919-23, c'est principalement à partir du cours du semestre d'hiver 1921-22 et du manuscrit «Rapport Natorp» de 1922 - qui portent tous deux le titre de Phanomenologische Interpretationen zu Aristoteles - que nous aborderons la question de la vie chez le jeune Heidegger. Ce choix tient au fait que ces deux œuvres exposent de la façon la plus complète la conception de l'hennéneutique de la vie facticielle. Le livre intitulé Phenomenological interpretations of Aristotle : initiation into phenomenological research est la traduction en anglais du cours que Heidegger donna durant le semestre d'hiver 1921-22 à l'Université de Fribourg et qui fut publié à titre posthume dans le livre 61 des Gesamtausgabe (<<Œuvres complètes») de Heidegger en 1985 (une édition révisée eut lieu en 1994). Jusqu'à ce jour, il n'existe aucune traduction française de ce cours, c'est pourquoi nous utiliserons la version anglaise. Ce livre se divise en trois parties : la première a pour titre

4 Martin HEIDEGGER, The phenomenology ofreligious life, p. Il (Phiinomenologie des religiosen Lebens).

Ce livre est un regroupement d'un cours donné au semestre d'hiver 1920-21, d'un autre au semestre d'été 1921, ainsi que des notes et esquisses d'un cours non donné en 1918-19.

5 On peut retrouver ces termes techniques en français dans les ouvrages suivants:

- Martin HEIDEGGER, Interprétations phénoménologiques d'Aristote, traduction de Jean-François Courtine,

Mauvezin, TER, 1992,59 p.

- Jean GREISCH, L'arbre de vie et l'arbre du savoir: les racines phénoménologiques de l'herméneutique heideggérienne (1919-1923), Paris, Les Éditions du Cerf, 2000, 335 p.

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«Aristotle and the reception of his philosophy», la seconde, «What is philosophy?», et la troisième, «Factical life», qui se révèle la seule pertinente pour notre propos. Quant au second texte que nous utiliserons et qui s'intitule également Interprétations phénoménologiques d'Aristote, on l'appelle couramment «Rapport Natorp», d'une part pour le différencier du cours du semestre 1921-22, mais surtout parce que c'est à la demande de Paul Natorp, professeur à l'université de Marbourg (et qui fut le directeur de thèse de Hans-Georg Gadamer), que Heidegger rédigea, de septembre à octobre 1922, soit en trois semaines, ce manuscrit qui lui valut un poste important dans cette même université en 1923. Ce texte, qui fut traduit en français par Jean-François Courtine, ne contient pas de divisions formelles mais on y trouve cependant deux parties: la première porte sur l'herméneutique de la vie facticielle, la seconde sur les recherches phénoménologiques sur Aristote, lesquelles se divisent à leur tour en deux recherches, la première qui porte sur Éthique à Nicomaque (livre Z, Métaphysique, livre A 1 et 2, et Physique, livres A, B, D 1-3), la seconde sur Métaphysique Z, H, O. Nous nous limiterons à la première partie sur l'herméneutique de la vie facticielle.

Dans notre second chapitre, nous quitterons le Heidegger de la période de jeunesse pour poursuivre l'analyse du thème de la vie dans son œuvre maîtresse Sein und Zeit. Là nous verrons que la vie n'a plus du tout son caractère fondamental de point de départ et de but de la philosophie, la problématique étant désormais centrée sur le Dasein et la question de son être, Dasein que Heidegger refuse de déterminer en son existence comme vie, puisque c'est la mort qui a maintenant la primauté. Nous examinerons donc cette notion de mort qui est au cœur de Sein und Zeit, car c'est le phénomène de la mort qui permet à Heidegger d'éclaircir la question centrale du projet de Sein und Zeit, qui est celle de l'être dans sa différence avec l'étant.

(9)

À propos de la notion de mort, bien que l'on traduise habituellement l'expression allemande Sein zum Tode par «être-pour-Ia-mort», nous n'utiliserons pas cette traduction, d'une part parce que comme le souligne Jean-Marie Vaysse, elle «suggère que la mort serait quelque chose comme une finalité visée, autorisant une exaltation guerrière et un culte de la mort ou bien une vision du monde pessimisté». D'autre part et surtout, comme le souligne cette fois Françoise Dastur, «Heidegger lui-même, dans une lettre adressée à Hannah Arendt et datée du 21 avril 1954, a attiré l'attention sur la "grave erreur" qui "s'est répandue [dans les] premières traductions françaises - et qu'il n'est plus possible d'éradiquer à présent - à savoir la traduction de la locution "Sein zum Tode" par être pour la mort, au lieu de vers la mort"\ >. Il s'agit donc de l'être vers la mort du fait que la préposition allemande «zu» signifie bien «par rapport à», «en vue de», et non pas «pour», ce qui laisserait faussement croire que Heidegger serait pour la mort.

*

Notre deuxième partie se divise également en deux chapitres. Le premier chapitre portera sur la critique henryenne de la notion de vie chez Heidegger, le second chapitre sur la critique que Lévinas oppose à l'être-vers-Ia-mort heideggérien. Notons tout de suite que ces deux critiques procèdent de deux perspectives différentes sur l'ontologie de Heidegger. Alors que Henry voit dans la philosophie heideggérienne une philosophie de la transcendance, où tout est fondé dans la visibilité et l'extériorité, Lévinas, lui, au contraire, considère la philosophie de Heidegger comme une philosophie de l'immanence et de la totalité, où ne règne que la question de l'être, laquelle occulte la transcendance radicale d'Autrui.

6 Jean-Marie VAYSSE, Dictionnaire Heidegger, p. 104. 7 Françoise DASTUR, La mort: essai sur la finitude, p. 107.

(10)

Dans le premier chapitre de cette seconde partie, il s'agira, en un premier temps, de voir

comment, selon Henry, l'analyse existentiale du Dasein chez Heidegger a manqué l'essence de la

vie. Du point de vue de Henry, le fait que le Dasein ne relève pas de la vie pose le problème

capital suivant: comment le Dasein peut-il, s'il n'est pas vivant, exister en tant qu'être-au-monde; comment peut-il avoir tout simplement quelque rapport que ce soit avec le monde? L'être seul ne saurait suffire à faire exister le Dasein en tant monde. Pour exister en tant qu'être-au-monde, le Dasein doit naître, et toute naissance procède du vivant, autrement le Dasein ne serait pas plus au monde que la pierre.

Cela dit, si la question de la vie ne fit pas partie des préoccupations réelles de l'analyse

existentiale du Dasein, si toute l'attention y était portée sur la question de l'être, la vie était cependant l'enjeu fondamental de la philosophie du jeune Heidegger. C'est donc avec grand

intérêt que nous confronterons, dans le second temps de ce chapitre, la philosophie du jeune

Heidegger à celle de Henry. Nous nous demanderons si la critique que Henry adresse au

Heidegger de Sein und Zeit au sujet de la vie s'applique également au jeune Heidegger. Est-il possible que le jeune Heidegger ait trouvé bien avant Henry les fondements de la vie en tant

qu'immanence et auto-affection? Il importe ici de préciser que les cours et les écrits de jeunesse

de Heidegger n'ont été publiés à titre posthume que dans les années 1980-90, et que Henry ne

connaissait manifestement pas ce corpus; en tout cas, il ne s'y réfère pas dans ses écrits. C'est donc nous qui prendrons l'initiative de mettre la philosophie du jeune Heidegger à l'épreuve de la phénoménologie henryenne de la vie.

Notre lecture de Michel Henry prendra appui principalement sur le premier des quatre

tomes de La phénoménologie de la vie et, secondairement, sur L'essence de la manifestation, La Barbarie, ainsi que sur les deux ouvrages que Gabriel Dufour-Kowalska a consacrés à Michel

(11)

Henry, soit Michel Henry: un philosophe de la vie et de la praxis et Passion et magnificence de

la vie.

Dans le dernier chapitre de notre mémoire, nous reviendrons, avec Lévinas, sur le thème de la mort si cher à Heidegger. Nous verrons que pour lui, et contrairement à Heidegger, la mort

n'est pas une question ontologique qui aurait pour but de saisir le Dasein dans son être le plus propre, mais une question éthique. Le sujet lévinassien est un être fondamentalement responsable pour Autrui, et comme tel, il est aux antipodes du Dasein heideggérien défini comme berger de l'être et comme être-vers-sa-mort. Nous nous appuierons ici sur trois ouvrages de Lévinas : d'abord son œuvre maîtresse Totalité et infini, puis La mort et le temps (l'un des deux derniers cours que Lévinas professa à la Sorbonne durant l'année 1975-76), et enfin Le temps et

l'Autre, qui renferme les quatre conférences que Lévinas a prononcées au Collège philosophique de Paris en 1946-1947.

(12)
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CHAPITRE 1

LE THÈME DE LA VIE

CHEZ LE JEUNE HEIDEGGER

Dans ce chapitre, nous commencerons par thématiser ce que l'on pourrait appeler les «outils d'analyse» de la vie facticielle que sont l'herméneutique phénoménologique, l'ontologie, et la logique; puis nous tâcherons d'expliciter les catégories constitutives de la vie facticielle, à savoir le souci, le monde, la ruinance, le «on», l'avoir-Ia-mort, l'existence.

Bien que nous parlions «d'outils d'analyse», il importe de savoir, avant d'aller plus loin, que ceux-ci ne sont pas des entités situées hors de la vie et sur laquelle ils viendraient se plaquer; au contraire, ils prennent leur origine dans la mobilité de la vie facticielle et sont toujours expression de cette dernière. Seulement, l'herméneutique phénoménologique a un rôle plus fondamental que l'ontologie et la logique, puisque comme l'affirme Heidegger: «Ontologie et logique doivent être reprises dans l'unité originaire de la problématique de la facticité et donc être comprises comme les retombées de la recherche principielle qui se laisse caractériser comme herméneutique phénoménologique de la facticité».

1. L'herméneutique phénoménologique

L'herméneutique phénoménologique est l'union de deux disciplines autonomes dont rien ne laissait présager qu'elles se croiseraient un jour : l'herméneutique et la phénoménologie. Commençons par la phénoménologie. Celle-ci consiste à décrire la phénoménalité des phénomènes, c'est-à-dire la manière dont les phénomènes apparaissent. «La structure objective

(14)

qui caractérise quelque chose comme phénomène [est] l'intentionnalité [ ... ]9». L'intentionnalité, qui fut développée par le philosophe et psychologue Franz Brentano (1838-1917) et ensuite repris par son élève Edmund Husserl (1859-1938), s'entend comme suit: tout phénomène psychique est caractérisé par le fait qu'il contient en lui-même quelque chose à titre d'objet; par exemple, dans l'amour, il y a quelque chose qui est aimé, dans la haine quelque chose qui est détesté. Bref, toute représentation quelle qu'elle soit est représentation de quelque chose; il ne saurait y avoir d'acte psychique ou de vécu intentiOlmel qui ne se rapporte à sa visée ou à son objet intentionnel, que ce demier soit réel ou fictif. C'est ce que Husserl exprime sous la formule célèbre «la conscience est toujours conscience de quelque chose». Ainsi, avec cette nouvelle définition de la conscience, la conscience n'est plus une forteresse enfermée sur elle-même qui, pour se joindre aux objets extérieurs, devrait enjamber la distance la séparant de ceux-ci, puisqu'elle est toujours déjà d'emblée à l'extérieur d'elle-même, auprès des choses. Aussi faut-il dire que l'intentionnalité n'est pas une propriété parmi d'autres de la conscience mais son mode même d'exister.

Or, bien que Heidegger voie en l'intentionnalité un concept central de la phénoménologie, il ne s'accorde pas avec Husserl pour qui l'intentionnalité trouve son siège dans la conscience. Heidegger considère cette conception trop théorique, car elle ne voit pas qu'il y a quelque chose de plus fondamental que la conscience, ou encore, que le théorique s'enracine dans le pré-théorique, c'est-à-dire la vie. Heidegger interprète plutôt l'intentionnalité comme souci, lequel est, comme nous le verrons, «le sens fondamental de la mobilité facticielle de la vie 10». Mais, dans les années 1919 à 1923, Husserl n'a pas encore développé le <<Illonde de la vie», qui sera un thème majeur dans son demier ouvrage la Krisis. D'ailleurs, à cette époque, Husserl n'a même

9 Ibid., p. 28.

(15)

pas encore écrit Les méditations cartésiennes dans lesquelles la phénoménologie devient de part

en part une philosophie transcendantale et égologique, c'est-à-dire dans laquelle toute transcendance, tout étant, y compris le monde lui-même dans sa totalité, tirent leur sens de la conscience de l'ego. Il reste que la conscience chez Husserl jouit déjà à ce moment-là d'un grand pouvoir de transparence dans sa relation avec le réel, et que le «voir» de la conscience suffit à constituer l'intégralité des phénomènes, si ce n'est, cependant, le phénomène de la vie. La vie est, pour Husserl et les néo-kantiens de cette époque tels que le directeur de thèse de Heidegger Heinrich Rickert (1863-1936) et Paul Natorp, opaque à l'analyse, ou pire encore, un thème d'étude indigne de la philosophie. En fait, la vie est un objet d'étude récent en philosophie, qui

remonte à peine au 1ge siècle avec Schopenhauer (1788-1860) et son concept philosophique central qu'est la volonté, ainsi qu'avec Nietzsche (1844-1900), Dilthey (1833-1911), et Bergson (1859-1941).

À l'opposé de ses maîtres, Heidegger considère qu'il est possible d'étudier rigoureusement la vie, puisque celle-ci n'est pas aussi opaque que le croient ces derniers. Elle a une certaine part de limpidité, quoique cette limpidité ne soit pas celle de la conscience chez Husserl. Heidegger,

lui, utilise le terme «brumeux» pour désigner un état intermédiaire entre la transparence et

l'opacité 1 1. Cet état brumeux de la vie implique que le «voir» phénoménologique ne peut suffire

à lui seul à rendre compte des phénomènes, car, comme ceux-ci sont issus non de la lumière de la

conscience mais de la vie et de son état brumeux, ils doivent être interprétés et clarifiés. Or, cela

ne peut se faire que par l'herméneutique, laquelle consiste chez le jeune Heidegger à expliciter les

structures fondamentales du phénomène de la vie à travers les «catégories» de la vie, qui sont elles-mêmes herméneutiques, interprétatives. Cette définition heideggérienne de l'herméneutique

Il Comme nous le verrons dans la section sur Henry, cette conception de visibilité de la vie chez Heidegger ne s'accorde pas avec celle de Henry pour qui la vie est de fond en comble invisible.

(16)

est en partie issue des travaux de Dilthey, le grand théoricien de cette discipline au 1ge siècle,

pour qui la vie s'auto comprend et s'interprète elle-même. Mais, en vertu de son orientation

phénoménologique et intentionnelle, l'herméneutique heideggérienne se démarque décisivement

de celle de Dilthey qui, de par son orientation épistémologique, se résume, en gros, à «une

théorie universelle et normative de l'interprétation qui propose des règles universelles, valides

pour toutes les sciences interprétatives 12».

En reprenant une citation célèbre de Kant, Jean Grondin affirme dans Le tournant

herméneutique de la phénoménologie: «Une phénoménologie sans herméneutique est aveugle, et

une herméneutique sans phénoménologie est vide.13» Autrement dit, la phénoménologie apporte

le contenu, l'herméneutique la forme. Voilà donc pourquoi il est question chez Heidegger d'une

herméneutique phénoménologique.

2. Les catégories

Dans la mesure où nous savons que, dans SZ, Heidegger récuse le terme de «catégorie»

au profit de celui d'«existential», il est étonnant de constater que, dans ses œuvres de jeunesse, il

en fait un terme central. En fait, dans SZ, le terme «catégorie» renvoie à la tradition

métaphysique pour laquelle la catégorie est une forme fixe représentant une partie de la réalité,

tandis que chez le jeune Heidegger, elle signifie une forme interprétative du mouvement de la vie

et fidèle à la vie, parce qu'issue de la vie elle-même, et non d'une théorie herméneutique.

Comme le dit Heidegger lui-même : «The categories are not inventions or a group of logical

schemata as such, "lattice"; on the contrary, they are alive in life itselfin an original way : alive

12 Jean GRONDIN, Le tournant herméneutique de la phénoménologie, p. 84. 13 Ibid., p. 86.

(17)

in order to "form" life on themselves 14». Mais si la catégorie n'a rien de formel, si elle est interprétation de la vie en son mouvement, elle doit aussi, pour que la compréhension ne soit pas un arrêt du mouvement mais bien saisie du mouvement en tant que tel, être répétitive: «[ ... ] the categorial interpretation [ ... ] must essentially be repeated, even when it has already become intelligible. Its evidence matures precisely in its genuine and ever more rigorous repeatability. In concrete repetition, the interpretation itself becomes ever simpler [ ... ] 15». La répétition a donc un rôle manifeste dans la mise en lumière de la vie. Cependant, le fait que les catégories soient interprétatives et répétitives ne vaut pas seulement pour les raisons que nous venons d'évoquer, mais aussi parce que la vie est détour (<<circuitous») et brumosité «<hazy»). Cela signifie que la vie ne peut être analysée par la seule vision, et que comme telle, elle a besoin d'être interprétée, de même que, si l'on peut dire ainsi, répétée, car la répétition fait en sorte que «the circuitousness,

as complex as it is, becomes straighter and becomes more original in its appropriation and existentiell maturation, although that also means "more serious" and "more difficult,,16». «Plus sérieux», «plus difficile», rien n'est donc simple avec la vie. Que le détour de la vie, par l'effectuation de la répétition, devienne non seulement plus droit mais aussi plus difficile à saisir,

se comprend par le fait qu'on ne cesse jamais d'interpréter la vie, qu'il faut constamment retourner à la vie. Comme l'affirme Heidegger:

"Repetition" : everything depends on its sense. Philosophy is a basic mode of life itself, in su ch a way that it authentically "brings back", i. e., bring life back from its downward faH into decadence, and this "bringing back" [or re-petition, "re-seeking"], as radical re-search, is life itself.17

14 Martin HEIDEGGER, Phenomenological interpretations of Aristotle, p. 66. 15 Ibid., p. 67.

16 Ibid., p. 67.

(18)

Ce passage, qui illustre la liaison fondamentale entre la philosophie et la vie, est d'ailleurs une attaque directe contre Rickert, pour qui la philosophie et la vie sont deux choses à dissocier, et ce, pour le bien de chacune.

3. L'ontologie et la logique

Sein und Zeit, on le sait, est l'un des plus grands ouvrages d'ontologie de l'histoire de la

philosophie, et peut-être le plus grand du 20e siècle. Mais le chemin qui a mené Heidegger à SZ était loin d'être tracé d'avance. Quand il commence à élaborer son herméneutique de la vie facticielle en 1919, Heidegger rejette toute ontologie. Comme le dit Jean Greisch dans L'arbre

de vie et l'arbre de la connaissance: «[ ... ] lors de la première fondation de l'herméneutique de la

vie facticielle, Heidegger affirme qu'une phénoménologie qui assigne pour tâche l'investigation originaire de la vie, n'a besoin ni d'un fil conducteur transcendantal, ni d'une ontologie, car l'ontologie ne fait que radicaliser les tendances objectivantes des sciences particulières (GA 58, 240)18». Ce n'est qu'avec les deux ouvrages portant le titre d'Interprétations phénoménologiques

d'Aristote (1921-22) que l'ontologie apparaît comme fondamentale dans le questionnement

philosophique heideggérien; le champ d'étude qui n'avait porté que sur la vie, se déplace alors sur l'être de la vie facticielle. Et comme la vie facticielle n'est pas une région de l'être, mais que c'est plutôt en elle que prennent sens les étants ou les régions d'étants, l'ontologie qui considère la vie est dite alors principielle et non régionale; par exemple, l'idéalisme et le réalisme sont pour Heidegger des ontologies régionales.

Il n'est pas étonnant d'ailleurs que ce tournant ontologique se produise avec les recherches effectuées sur Aristote, puisque ce dernier est le père de la métaphysique; mais pour Heidegger, 18 Jean GREISCH, L'arbre de vie et l'arbre du savoir: les racines phénoménologiques de l'herméneutique

(19)

Aristote n'est pas que le père de la métaphysique, car «Aristotle's metaphysics is perhaps already more advanced than we ourselves are today in philosophy'9».

Mais la philosophie n'est pas qu'ontologie pour Heidegger, elle est aussi «en même temps interprétation catégorielle de l'advoquer et de l'expliciter, c'est-à-dire logique2o». Que faut-il entendre par «logique»? Que c'est en ayant recours aux catégories de l'advoquer et de l'expliciter, lesquels sont d'ordre logique, qu'on peut rendre compte de l'être de la vie facticielle. Mais ne sommes-nous pas ici en train de prendre la vie et de l'insérer dans des catégories logiques toutes faites? Logique et vie ne sont-elles pas inconciliables? La logique n'est-elle pas au statique ce que la vie est au mouvement? Pensons, par exemple, à la thèse de Bergson selon laquelle la logique, n'étant qu'un langage d'ordre spatial, ne peut rendre compte de la vie, qui est durée intérieure. Si la logique est possible, peut parler le langage de la vie, s'il ne s'agit pas de fixer la vie quelque part, c'est parce que c'est la vie qui s'advoque et s'explicite elle-même. Comme le dit Heidegger lui-même: «L'advocation et l'explicitation de soi-même [sont] accomplies par la vie facticielle elle-même [ ... f'». C'est pourquoi Heidegger parle aussi, dans le Rapport Natorp, de «logique du coeur», de «logique de la pensée pré-théorique et pratique22».

Toutefois, il ne faut pas oublier que l'ontologie et la logique ne prennent leur sens que dans l'herméneutique phénoménologique de la vie facticielle. Rappelons ce que dit Heidegger à ce propos: «Ontologie et logique doivent être reprises dans l'unité originaire de la problématique de la facticité et donc être comprises comme les retombées de la recherche principielle qui se

19 Martin HEIDEGGER, Phenomenological intelpretations of Aristot/e, p. 39.

20 Martin HEIDEGGER, Interprétations phénoménologiques d'Aristote (<<Rapport Natorp»), p. 28. 21 Ibid., p. 30.

(20)

laisse caractériser comme herméneutique phénoménologique de la facticité23».

4. La notion de «vie»

Après avoir exposé les «outils d'analyse» de la vie, il est nécessaire, avant d'entrer dans les catégories constitutives de la vie, teIIes que la facticité, le souci, le monde, l'avoir-Ia-mort, de voir ce qu'il faut entendre selon Heidegger par la notion de «vie».

Heidegger nous dit que le mot «vie» est vague et ambigu. Il peut aussi bien signifier la

vIe dans sa réalité ultime, «la vie elle-même», que «la vie politique», que «d'avoir la vie

difficile», ou encore «de perdre la vie dans un naufrage». Mais l'ambiguïté du mot «vie» se fait aussi sentir, selon Heidegger, dans le sens transitif et intransitif du verbe <<vivre». Que faut-il entendre par «transitif» et «intransitif»? Par «transitif», il faut entendre que le sujet possède un complément d'objet et que l'action du sujet est transmise directement ou indirectement au complément; par «intransitif», que le sujet n'a pas de complément d'objet. Un verbe peut être transitif et intransitif dépendamment du contexte, n'être que transitif ou qu'intransitif. Par exemple, «parler» peut avoir un sens transitif (<<parler une langue», «parler de la vie», «parler de sa mère») ou intransitif (<<parler fort», «parler en public»); «dire» n'a qu'un sens transitif (<<dire quelques paroles», «dire bonjour»); «converser», seulement un sens intransitif (<<converser avec

quelqu'un sur quelque chose ou de quelque chose»). Quant au sens transitif et intransitif du

verbe <<vivre», Heidegger dit ceci:

1. To live, in an intransitive sense: "to be alive", "to really live" (= to live intensely), "to live

recklessly, dissolutely", "to live in sec1usion", "to live half live", "to live by hook or crook".

2. To live, in a transitive sense: "to live life" : "to live one's mission in life"; here for the most part we find compounds : "to live through [durchleben] something", "to live out [verleben] 23 Ibid., p. 28.

(21)

one's years idly", and, especially, "to have a lived experience [erleben] ofsomething".24

À noter que ces considérations ne sont pas d'ordre grammatical, elles viennent de la parole vivante, «of the immanent speaking of life itselrZ\>. Et pour cette raison, l'ambiguïté illustrée ci-dessus n'est pas écartée par l'analyse heideggérienne, elle est au contraire conservée. Par ailleurs, bien que Heidegger n'en fasse pas mention, il est intéressant de remarquer que le verbe «mourir» ne porte que le sens intransitif (<I1lourir vivant», «mourir à la tâche»).

Après avoir défini le verbe (<vivre», Heidegger nous amène aux trois significations du nom (<VIe» que VOICI:

1. Life in the sense of the unity of sucession and maturation of the two previously named modes of "to live"; this unit y in its extension over the totality of a life or over any delimited

portion, in its full or partial manifold of actualization, and in its respective originality or lack

of originality (aversion and direct hostility to the origin).

2. Life, grasped as such a delimited unit y of sucession : now in the sense of something that

specifically bears possibilities, ones matured partially in life itself and for il. Life of which we say that it can bring a11 things, that it is incalculable; and it is itself something which bears possibilities and is its possibilities, itself as a possibility [ ... ]

3. Life, understood in a sens in which 1. and 2. intertwine : the unit y of extension in possibility and as possibility - lapsed possibilities, laden with possibilties and laden with

itself, fonning possibilities - and this whole taken as reality, indeed as reality in its specifie opacity as power,fate.26

Malheureusement, ces trois significations de la VIe sont peu développées par Heidegger. Néanmoins, on apprend qu'elles pennettent de révéler un sens plus important de la vie selon lequel la vie est existence; vivre, c'est «être» dans et au travers la vie. De plus, aucune

24 Martin HEIDEGGER, Phenomenological interpretations of Aristotle, p. 63. 2S Ibid., p. 63.

(22)

signification ne vaut plus qu'une autre, chacune étant aussi importante l'une que l'autre, puisque c'est par les trois sens du nom <<vie» pris ensemble, ainsi que par le sens transitif et intransitif du

verbe «vivre», qu'il est possible de comprendre la vie comme existence.

5. La facticité, le souci, le monde

Nous en sommes maintenant à l'analyse des catégories de la vie. De toutes les catégories de la vie, la facticité est la plus fondamentale, puisque le sens d'être de la vie, c'est la facticité (<<Facticity (sense of Being of life)27»). On peut définir la facticité comme suit: elle est le contraire de la factualité, du fait brut, statique, elle est la mobilité, le fait d'être jeté dans la mobilité. En ce sens, la vie n'est pas réelle à la manière d'une chose, qui est là voilà tout, la vie

doit vivre, doit assumer constamment sur ses épaules le poids de sa vie; et quand bien même elle

s'en irait au bout du monde, elle ne ferait que confirmer plus encore que jamais qu'elle se charge de se décharger. Et cette charge que la vie assume envers elle-même a la forme du souci : «Le

sens fondamental de la mobilité facticielle de la vie est le souci28». Ainsi, déjà à l'époque du jeune Heidegger, bien avant qu'il ne devienne dans SZ la structure unificatrice de tous les existentiaux, l'être du Dasein, le souci est au centre de la vie facticielle. Vivre, c'est se soucier.

Et se soucier, c'est l'être envers le monde, avec le monde, et dans le monde. Et ce de manière familière et pratique, c'est-à-dire précédant tout schéma théorique sujet-objet. En tant qu'intentionnalité originelle, le souci est donc constamment tourné vers le monde: le monde de

soi, le monde ambiant (les objets), le monde commun (autrui). Le souci est le sens relationnel entre la vie et le monde. Cependant, cette relation entre la vie et le monde n'est pas de type

spatial comme peut l'être la chaise avec la table, qui sont deux choses isolées qu'on assemble. La

27 Ibid., p. 84. 28 Ibid., p. 21.

(23)

chaise n'a pas besoin de la table pour être chaise, alors qu'il n'y a pas de vie qui ne soit vie mondaine. «World is the basic category ofthe content-sense in the phenomenon, life29

».

En outre, le souci en ouvrant la vie au monde, apporte aussi signification à ce dernier, en fait, à tout objet du monde. Comme l'affirme Heidegger:

What we care for and about, what caring adheres to, is equivalent to what is meaningful. Meaningfulness is a categorial determination of the world; the objects of a world, worldly,

world-some objects, are lived inasmuch as they embody the character ofmeaningfulness.3o

Ainsi, s'il n'y avait pas le souci, il n'y aurait pas de signification, et sans signification aucune expérience du monde ne pourrait être possible. Mais comme vivre c'est se soucier, et que se soucier est se soucier du monde, le monde est alors toujours déjà signifiant, expérimenté. La significativité est présente depuis la chose la plus banale jusqu'à la plus riche. Donc pas d'objets nus auxquels leur serait ensuite ajoutée la signification. Cela dit, ce n'est jamais la signification comme telle qui est expérimentée, mais bien les objets en tant qu'ils sont signifiants; il reste que la catégorie de la signification peut toujours devenir un objet thématique d'expérience, passer de l'implicite à l'explicite. C'est d'ailleurs elle qui permet de révéler <<how objects are in life according to the basic sense of their content and how they hold themselves and comport themselves in a world and under what guise they do S031». Ainsi, avec Heidegger, la

signification ne s'applique pas à un domaine d'objets particulier, mais bien à l'ensemble des objets. Elle est partout où est le souci, son champ d'action est aussi large que celui de ce dernier.

Le souci n'est pas seulement le sens relationnel de la vie, ce qui met la vie au monde et lui apporte significativité, il est aussi ce qui porte les directions que la vie lui donne. «This caring

29 Ibid., p. 65. 30 Ibid., p. 68. 31 Ibid., p. 70.

(24)

al ways exists In a detem1inate or indeterminate, secure or wavenng, direction. Life finds

direction, takes up a direction, grows into a direction, gives to itself or lives in a direction, and even if the direction is lost to sight, it nevertheless remains presene2». Donc, s'il n'y a pas de vie sans souci, monde et signification, il n'y a pas non plus de vie sans direction. Cela dit, que faut-il

entendre par le concept de «direction»? En voyant le mot anglais «direction», nous sommes

immédiatement portés, du fait qu'il est écrit de la même manière qu'en français, à le prendre au sens de <<way», de «chemin». Sauf que, en anglais, «direction» peut signifier tout autant «direction» que «directive», dépendamment du contexte. Dans ce cas, comme nous savons que le souci est ce qui tend la vie vers le monde, en tant que sens relationnel, tout porte à croire que

«direction» s'entend au sens de <<way». La réponse se trouve en consultant le vocabulaire allemand. Heidegger emploie le terme «Wei sung», lequel signifie «directive» et non «direction». Mais comme le souci est intentionnel, souci du monde, de quelque chose dans le monde, la directive issue de la vie est par le fait même en direction vers le monde. Étrangement, ce n'est qu'à la fin des explicitations sur la «direction» du souci et de la vie que nous est donné dans la

version anglaise le sens allemand: «The sense of relationality is in each case, in its own way, an adverting [Weisen) and contains in itself a direction [Weisung) which life give itself, which it undergoes : in-struction [Unterweisung). Full sense ofintentionality in its originality!33» La vie se donne et suit donc des directives, des instructions. Mais de quelle manière, et quel genre de

directives? En fait, sur les directives ou les instructions Heidegger dit peu de chose. À tout le moins, on sait que la vie peut bien vivre sans que les directives lui soient données explicitement,

sauf que chaque chose qui est vécue par la vie l'est au travers d'une directive. Quant à savoir de quel genre de directives il s'agit, les analyses de Jean Greisch dans L'arbre de la vie et l'arbre du

32 Ibid., p. 71.

(25)

savoir pennettent de mieux éclairer ce point:

Ces "consignes" ne viennent pas d'en haut (c'est-à-dire de la "Hauteur" éthico-religieuse au sens de Lévinas), mais d"'en bas". C'est ce que confirme la déclaration suivante: "Problème de la facticité - la phénoménologie la plus radicale qui commence par "en bas" au sens authentique" (Ga 61, 195). L'herméneutique de la vie facticielle est une phénoménologie "par en bas". En précisant "au sens authentique", Heidegger veut sans doute éviter que le sens phénoménologique de ce "par en bas" ne soit confondu avec les notions biologiques d'instinct, de pulsion, de besoin vital, etc.34

Dès sa période de jeunesse, Heidegger récusait donc déjà le recours à la biologie pour toute explicitation de la vie. En outre, si les directives ne sont pas d'ordre biologique, elles ne sont pas plus d'ordre psychologique35. Toutefois, savoir ce que les directives ne sont pas, cela ne nous dit guère ce qu'elles sont de manière positive. Notons que si les directives ne sont décrites que négativement, il ne faut pas oublier que l'oeuvre que nous analysons est un cours de jeunesse, reconstruit ultérieurement, et surtout, que la pensée de Heidegger est encore à ce moment en pleine maturation.

Dernière chose à mentionner en ce qui a trait aux directives : la citation ci-haut qui nous apprenait que la direction de la vie était «Wei sung», «directive», se tenninait comme suit «Full sense of intentionality in its originality! », ce qui signifie que les directives que suit la vie sont à la source de l'intentionnalité. L'intentionnalité, en trouvant sa source à même la vie, a donc un fondement plus originaire que la conscience chez Husserl36•

34 Jean GREISCH, L'arbre de vie et ['arbre du savoir, p. 263.

35 Sachons aussi, comme nous le verrons mieux plus loin, que Henry récuse toute philosophie naturaliste dans l'explicitation de la vie.

(26)

6. Les trois mondes du souci

Si la vie est vie mondaine, comme nous l'avons vu, alors le monde est monde de la vie. Le monde de la vie se distingue chez Heidegger en trois mondes du souci : le monde du soi, le monde commun (autrui) et le monde ambiant.

La vie, en tout temps, vit au travers de ces trois mondes, qUI ne connaissent pas de frontières déterminées entre eux et sont constamment co-présents. Bien que Heidegger n'emploie pas cet exemple, on peut dire que l'individu, seul à la maison, qui sort voir ses amis, ne passe pas du monde du soi au monde commun. Même dans la solitude ou l'isolement, l'individu reste relié

à autrui, que ce soit en pensée ou par les objets fabriqués par la communauté. Et d'ailleurs même sans ces derniers, dans l'hypothèse où un individu se retrouverait sur une île inconnue et complètement déserte, il serait encore lié avec autrui, car faire usage du langage, c'est faire usage de la collectivité. Comme l'a montré Wittgenstein dans un tout autre ordre d'idées, il n'y a pas de langage privé, il n'y a de langage que collectif.

Bien que ces trois mondes soient constamment co-présents, il semble que le monde du soi ait un certain privilège sur les deux autres, car c'est à partir de lui que le monde commun et le monde ambiant tirent leur sens:

The shared world is encountered in "part" in one's own world, insofar as a person lives with other people, is related to them in sorne mode of care, and finds himself in their world of care. [ ... ]

The "surrounding" character is determined in each case from the sense of actualization and sense of relation of caring and of its dominant directions, from the care for what is round about, from the scope and originality ofwhat is round about.37

(27)

Voyons maintenant les quelques précisions qu'apporte Heidegger à propos de chacun de

ces mondes. Commençons par le monde du soi. Le monde du soi se distingue de tout ce qui est

théorique, que ce soit l'auto-réflexion, l'ego, l'expérience psychologique interne, etc. Le soi

qu'entend Heidegger n'est pas un sujet épistémique, il vit, au contraire, dans l'habitude, avec ses espoirs, ses craintes, ses réussites, ses échecs, sans avoir de prime abord une perception thématique de lui-même. De plus, le soi n'est pas un ego isolé du monde qu'il a à rejoindre, mais

est toujours déjà dans le monde, ambiant et commun.

Pour ce qui est du monde commun et du monde ambiant, si on les distingue, le premier concerne les humains et le second les objets. Cependant, comme les mondes ont des «bords flous» et que ces «bords flous» sont considérés par Heidegger comme positifs, on peut dire, par exemple, de l'outil qu'il appartient à la fois au monde commun et au monde ambiant, dans la mesure où il est fait par autrui et qu'on le trouve dans le monde environnant.

7. Les catégories relationnelles du souci

Après les trois mondes du souci, Heidegger nous introduit aux catégories relationnelles du souci que sont l'inclination, la distance, et la séquestration. Résumons son analyse.

Comme on l'a vu, la vie est toujours mondaine, la vie est, par le souci, projetée vers le monde. Ce phénomène, Heidegger - toujours dans les textes de cette période (1921-22) - le nomme «inclination» ou encore «tendance». Cela signifie que le souci apporte une pesanteur à la vie qui l'amène à aller vers le monde, à pencher d'un côté, à prendre telle direction plutôt qu'une autre. Bien que cette pesanteur ne vienne pas de l'extérieur mais bien de la vie elle-même, que ce soit l'inclination mue par le souci qui pousse la vie à se fixer dans un monde, il n'en demeure pas

(28)

moins que le monde exerce une certaine pression à ce que la vie s'abandonne. Qui plus est, le fait d'être propulsé constamment dans le monde pousse la vie à s'y disperser. On peut même dire que c'est comme s'il y avait quelque chose dans l'inclination qui veut à tout prix que la vie s'égare dans le monde. Et la raison en est que la vie y trouve une auto-assurance. Pendant qu'elle est dans le monde, elle ne se préoccupe pas authentiquement d'elle-même: en se souciant du monde,

elle est insouciante d'elle-même. Sauf que l'insouciance n'est pas l'inverse du souci, mais un mode de ce dernier. L'insouciance n'est possible que dans le souci. Cela nous conduit tout droit à la seconde catégorie du souci : la distance.

Dans la relation souci-monde, la distance est ce qui apporte à la VIe la concrète signification des choses qui s'offrent à elle. Mais comme l'inclination amène la vie à se perdre dans le monde, cette distance constitutive est par là même abolie, ce qui est voulu par la vie dans la mesure où cette distance est inquiétante et qu'elle contredit l'assurance. En fait, la distance,

qui n'est pas d'ordre spatial ou quantifiable, n'est jamais vraiment abolie, elle se conserve dans l'être du souci, elle est, peut-on dire, seulement mise entre parenthèses dans la dispersion. Voici un nombre de visages sociaux dans lesquels peuvent se manifester ces formes de dissimulation de la distance: «Intent on a rank, success, position in life (position in the world), superiority,

advantage, calculation, bustle, clamor, and ostentation [ ... ]38». Cette tendance qu'à la vie à se distancer d'elle-même est dite par Heidegger hyperbolique: la vie a le monde pour excès.

Pourtant, malgré cet excès du monde, la vie a en elle quelque chose qui la pousse à ne pas se perdre de vue, ce qui s'explique par la séquestration, une catégorie que Heidegger définit amsI:

(29)

In caring, life sequesters itself off from itself and yet in doing so does precisely not get loose

of itself. In its constant looking away toward new things, life always seeking itself and does

encounter itself precisely where it least expects - i.e., for the most part in its disguises (larvance).39

Avec la catégorie de séquestration, on constate donc que dans son souci du monde, la vie garde

un souci d'elle-même. Cependant, ce regard qu'elle conserve en coin sur elle-même n'est ni

immédiat ni transparent, s'effectuant plutôt par le biais d'un déguisement. La vie porte, tant face

au monde que face à elle-même, un déguisement, que l'on retrouve en nombre infini. «The

infinity is the disguise facticallife factically places upon and holds before itself or its world4o

».

En outre, si la vie porte des masques, c'est aussi parce que c'est le chemin le plus facile

pour affronter la difficulté du monde. La vie cherche la légèreté, car là où est la légèreté est du

même coup l'assurance.

Voilà pour les trois catégories du SOUCI que sont l'inclination, la distance, et la

séquestration.

8.

Les

catégories du mouvement

Après avoir décrit deux des trois sens fondamentaux de la vie, à savoir le monde et le souci, il ne reste plus qu'à aborder le dernier sens de la vie, c'est-à-dire l'effectuation en tant que

mouvement. Les catégories du mouvement sont la reluisance, le préstruction, et la ruinance.

La reluisance consiste en ce que la vie, en illuminant le monde par le souci, reçoit en

retour le reflet de sa lumière. «[ ... ] the movement of life toward itself in every encounter is what

39 Ibid., p. 80. 40 Ibid., p. 80.

(30)

we call relucence41». Mais en étant reluisante, la vie est même temps préstructive, c'est-à-dire que la vie s'empresse de construire et d'organiser le monde. Rien ne doit être laissé pour compte, question surtout d'y trouver assurance et sécurité. La préstruction montre en quelque sorte la vie déjà en pré-possession d'elle-même. Quant à la ruinance, le terme renvoie tout droit à la chute, à l'effondrement, et concerne la vie facticielle dans un sens ultime. Voici la définition qu'en donne

Heidegger dès le commencement du chapitre portant le nom de ce concept:

This movedness of factical life (a movedness which as such is produced by the world of

facticallife), as it develops itself in this way and as it thereby intensifies, in procuring itself for

itself, can be called "collapse"; it is a movement which by itself forms itself - and yet not by

itself but by the [nothingness] in which it moves; its [nothingness] is its possibility of

movement. Thereby we acquire a basic sense of the movedness of facticallife, a sense we can

fix in the tem1 "ruinance" (ruina - collapse)42

La vie est donc fondamentalement ruineuse en tant qu'elle court directement à sa perte. Mais pour mieux comprendre la ruinance, il nous faut aborder les concepts suivants : le souci de puissance plus élevée que Heidegger nomme «préoccupation» (besorgnis), la tourmente, le temps, et les indications formelles de la ruinance, parmi lesquelles, le néant.

Le souci de puissance n'est plus le souci du monde (sorgen) ayant un regard en coin sur

lui-même, mais préoccupation (besorgnis), c'est-à-dire que le souci cesse de se soucier du monde

pour se soucier entièrement de soi-même. Mais alors, pouvons-nous penser que la

préoccupation, en ne se souciant que d'même, réussisse à ramener la vie pleinement sur elle-même, à la sortir du monde, réussisse à donner un contre-mouvement à la ruinance? Bien qu'il semble plausible de répondre par l'affirmative, il reste que Heidegger ne le dit pas clairement. En fait, la préoccupation apparaît plus ambiguë avec cette affirmation: «Factical life, as ruinant, 41 Ibid., p. 89.

(31)

co vers itself up, so to speak, in [preoccupation] (besorgnis)! (The character of larvance as collapse)43». Il semble donc que, même avec la préoccupation, la vie n'arrive pas à se

débarrasser de ses masques, lesquels sont en effet mondains.

Mais le rôle de la préoccupation ne s'arrête pas là. En ne se souciant que d'elle-même, la préoccupation permet de révéler la vie comme historique et temporelle, quoique cela ne se fasse

pas sans peine. Car quand la vie est dans la pleine préoccupation, elle fait l'expérience de la toumlente (d'un «être-à-moi» (mir-sein)), et dans celle-ci - qui n'a rien à VOIr avec le «feeling» - la VIe se dévoile elle-même dans son monde ambiant comme historique et

temporelle. Ici le temps n'est à comprendre ni comme structure a priori du sujet pemlettant d'ordonner les expériences entre elles, ni comme succession chronologique, mais comme co-constitutif du mouvement de la vie facticielle. Sauf que, paradoxalement, dans la vie facticielle en tant que ruinante, le temps est constamment annihilé: la ruinance est de l'ordre de «le n'ai pas le temps». Ce qui fait en sorte que «in [preoccupation] [besorgnis] [ ... ], ruinant life becomes

caught up in itself. Care [ ... ] devotes itselfto life more and more [ ... ]; i.e., facticallife desires to bear itself - in its factically ruinant life - and becomes in the end, openly or not, frantic over

itself and confused.44» Dans cet extrait, on doit comprendre ceci: comme la ruinance n'a pas le

temps, la vie ruinante finit par être en retard sur elle-même, de sorte que pour compenser ce

décalage, la préoccupation, qui a pour but de se supporter elle-même, doit constamment élever sa

puissance, ce qui finit par la mener à bout.

Poursuivons notre compréhension de la rumance à l'aide de ses quatre indications

formelles que sont la séduction, la quiétude, l'aliénation, et le néant (ou négatif dans son sens

43 Ibid., p. 102. 44 Ibid., p. 104.

(32)

actif et transitif). Des quatre, seul le néant a droit à une véritable analyse de la part de Heidegger, la quiétude et l'aliénation étant complètement abandonnées; quant à la séduction, le peu qui en est dit ne nous apprend pas grand-chose sur la vie facticielle ruinante. Les indications formelles

sont dites «formelles» parce qu'elles ne sont pas inscrites dans la vie facticielle, leur rôle étant d'orienter le regard de l'interprétation, et ce, en même temps comme directive (ou guide) et comme dissuasion (ou prévention). Cette fonction directive et préventive permet d'éviter que les

quatre indications tombent dans une métaphysique de la vie comme c'est le cas, selon Heidegger,

chez Bergson et Scheler, où les propriétés de la vie sont fixées sur celle-ci.

C'est à l'aide de l'indicatif formel «néant» que Heidegger analyse la direction du

mouvement de la ruinance. D'où provient la ruinance et où va-t-elle? La ruinance ne se meut

dans aucune direction spatiale, la ruinance vient du néant et va vers le néant, la ruinance vient de

la ruinance et va vers la ruinance. Le mouvement de la ruinance est complètement immanent à la ruinance, c'est-à-dire que «nothing could possibly receive the collapse [ ... ], the collapse is purely and simply collapse. [ ... ] the "whereto" of the collapse is not something foreign to it but is itself of the character of facticallife and indeed is "the nothingness of facticall(fe".45»

Qui plus est, comme le néant de la ruinance n'est pas d'ordre spatial, il n'a rien à voir avec

le vide, lequel suppose un milieu même s'il n'y a rien, au sens où le vide est absence de quelque

chose. C'est pour cela d'ailleurs que, selon Heidegger, il est préférable en parlant du vide de dire: « il n'y a pas quelque chose» (<<there is not anything») plutôt que «il n'y a rien » (<<there is nothing»), laquelle expression concerne le néant, et où le «"not" resides in the very structure of factici ty46».

45 Ibid., p. 108. 46 Ibid., p. 110.

(33)

9. Le

«

On

»,

la mort, l'existence

Là où se manifeste avec concrétude la ruinance, c'est dans le «Om>. Ce concept du «On» - dont on sait l'importance qu'il aura dans SZ, surtout dans l'analyse de la mort, sur

laquelle nous reviendrons dans notre chapitre sur l'être-vers-Ia-mort heideggérien - apparaît

pour la première fois dans le texte de 1922, le RN.

Dans la mesure où la ruinance pousse sans cesse la vie à s'échouer sur le monde, la vie voit

le poids facticiel qu'elle a à prendre sur elle-même comme allégé, ce qui la console. Étant consolée, la vie est du même coup sujette à s'adonner davantage au monde, ce qui a pour effet de

l'aliéner, de la rendre étrangère à elle-même de plus en plus, au point de devenir impersonnelle et

anonyme, au point que ce n'est plus <~e vis» mais «on vit». Comme l'affirme Heidegger:

C'est le "on" qui en fait vit la vie de l'individu: on se préoccupe, on voit, on juge, on jouit, on travaille et on pose des questions. La vie facticielle n'est vécue par "personne", et c'est à "personne" que toute vie consacre son soin. Elle est pour ainsi dire toujours plus ou moins engluée dans des traditions et des habitudes inauthentiques. Ce sont elles qui suscitent les besoins et c'est en elles que sont tracées les voies pour les satisfaire dans la préoccupation.47

Ainsi, la ruinance enlève toute individualité à la vie, ce n'est plus que la vie de tous et de personne. Mais là où la ruinance est le plus manifeste, c'est par rapport à l'attitude adoptée face à la mort. Car «on vit» c'est aussi «on meurt», c'est-à-dire que si ce n'est pas tout à fait moi qui vit,

ce n'est pas davantage moi qui meurs, mais toujours le «On» impersonnel - comme si la mort

relevait du monde et non de la vie. Cependant, quand la mort est prise avec certitude comme quelque chose de singulier et d'imminent, susceptible de se produire à tout moment, cette attitude rend alors la vie visible en elle-même48, et la remet devant son présent et son passé le plus propre.

47 Martin HEIDEGGER, Intelprétations phénoménologiques d'Aristote (<<Rapport Natorp»), p. 24.

(34)

En fait, la mort, comme dans SZ, a un rôle d'authenticité: c'est elle qui permet à l'individu de sOliir du «On» pour prendre en charge son individualité et ses particularités, c'est-à-dire son existence; la mort prise avec certitude révèle la vie dans son existence, à savoir comme «un étant pour lequel il y va dans sa manière de se déployer temporellement de son être propre49» -définition qui s'apparente de près en effet à ce qui deviendra le centre de l'analyse existentiale dans SZ, le Dasein50. Il reste qu'ici Heidegger ne parle pas encore de la mort en terme d'être (<<être-vers-Ia-mort»), mais en terme d'avoir (<<avoir-la-mort»).

Toutefois, la mort en tant que contre-mouvement à la ruinance ne peut suffire à elle seule pour accéder à l'existence, il faut aussi la «destruction», c'est-à-dire l'effectuation d'un travail de déconstruction vis-à-vis des tendances et structures inauthentiques et recouvrantes de la tradition philosophique, afin de retourner aux sources propres et originelles de la vie facticielle. «Elle [l'existence] ne devient évidente à soi-même que dans la mise en question effective de la facticité, dans la destruction à chaque fois concrète de la facticité [ .. .].51»

vie devenait visible, elle cesserait du même coup d'être vie, puisque le propre de la vie, pour Henry, c'est d'être complètement fermée sur elle-même, en dehors de toute lumière: la vie est de part en part invisible.

49 Martin HEIDEGGER, Inte/prétations phénoménologiques d'Aristote (<<Rapport Natorp»), p. 25.

50 Il importe de souligner que si la vie humaine dans le Rapport Nato/p et le Dasein dans SZ ont à peu près la même définition, il reste qu'il y a des différences majeures entre les deux. Pour ne nommer que la plus fondamentale, le Dasein ne relève pas de la vie, la vie n'ayant, dans SZ, aucun caractère ontologique, étant réduite qu'à un caractère ontique.

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CHAPITRE II

DE LA VIE

À

LA MORT: SEIN UND ZEIT

1. Le thème de la vie dans

Sein und Zeit

Il est très peu question de la vie dans l'œuvre maîtresse de Heidegger, Sein und Zeit. Des

83 paragraphes qui composent l'œuvre, deux seulement traitent du thème de la vie, soit le § 10 et

le § 49. Le phénomène de la vie dans SZ n'est pas analysé en soi mais que par rapport au Dasein. C'est en effet le Dasein et la question de son être qui devient dans SZ la problématique centrale. La vie, qui fut chez le jeune Heidegger le fondement et le but de la philosophie, cesse complètement d'être tels. En fait, le lecteur qui n'aurait jamais lu un texte du jeune Heidegger ne

soupçonnerait sans doute même pas que la vie fut auparavant au cœur de la philosophie heideggérienne. Dans SZ, la vie n'est plus qu'un concept traditiolli1el de la métaphysique qu'il

faut cesser d'utiliser au même titre que les concepts de sujet, conscience, personne, esprit, âme, homme. Le concept de vie est donc à éviter pour la raison qu'il laisse, comme tous les concepts traditionnels de la métaphysique, indéterminé l'être du Dasein, faisant de celui-ci un

être-sous-Ia-main, c'est-à-dire un objet. Par exemple, dans la définition de l'homme en tant qu'animal

rationnel, être vivant raisonnable, le mode d'être du <<zoom> (qui veut dire «vivant» en grec) est considéré comme allant de soi et entendu au sens de l'être-sous-Ia-main. Cela dit, pour

Heidegger, «la vie n'est pas un pur être-sous-Ia-main [ ... ]», étant plus qu'un simple objet, mais

elle n'est pas, par contre, «encore, un Dasein. Et le Dasein, inversement, ne peut en aucun cas

être déterminé en affirmant qu'il est vie [ ... ]52». Ainsi la vie qui, chez le jeune Heidegger, se trouvait révélée comme existence par le fait de considérer la mort en tant que certitude, se trouve ici ontologiquement disqualifiée. La vie ne peut être existence. Les animaux et les végétaux

52 Martin HEIDEGGER, Être et temps, traduction de Martïneau, p. 50 (pagination de l'oeuvre allemande d'origine). À noter que toutes les pages que nous citerons à l'avenir de SZ se réfèreront à la pagination d'origine.

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vivent, seul le Dasein existe. Vie et Dasein ne vont donc pas ensemble. Mais faut-il comprendre alors que le Dasein est supérieur à l'animal, à la vie? Et qu'en est-il des pulsions vitales (penchant, appétit) du Dasein, n'en a-t-il pas tout comme l'animal? À la première question, la réponse est non, puisque, pour Heidegger, il ne s'agit pas de supériorité, mais de différence, en ceci que pour le Dasein la question de son être fait sens, alors que pour l'animal ce n'est pas le cas. Quant à la seconde question, la réponse consiste en ce que le Dasein a bien des pulsions vitales, mais que celles-ci ne relèvent pas d'une part d'animalité en l'homme; elles sont enracinées dans le souci, lequel constitue l'être entier du Dasein et exclut toute détermination biologique.

Ajoutons que la vie, qui était considérée chez le jeune Heidegger comme le fondement de toutes les ontologies régionales, se voit, d'une part, perdre cette place au profit du Dasein, et, d'autre part, réduite à une région d'étant. Comme le dit Heidegger: «La vie n'est qu'un genre d'être particulier qui n'est accessible que dans le Dasein53».

Toutefois, si le Dasein n'est pas caractérisé par la VIe, il l'est, en tout cas,

fondamentalement par la mort, puisque la mort est, dans SZ, la manière dont le Dasein est son être, c'est-à-dire que le Dasein est défini en tant qu'être-vers-Ia-mort54. Le passage du jeune

Heidegger au Heidegger de SZ, c'est le passage d'une herméneutique de la vie facticielle à une ontologie de la mort fondée dans une analyse existentiale du Dasein. Autrement dit, on peut dire

que la vie est au jeune Heidegger ce que la mort est au Heidegger de

sz.

53 Ibid., p. 50 (citation légèrement modifiée).

54 Comme nous le verrons plus loin dans la critique que M. Henry adresse à Heidegger, le fait que le Dasein ne soit pas déterminé comme vie en son être met en échec tout l'édifice du projet de Sz.

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