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Le potentiel théâtral et dramaturgique de la musique dans le processus de création chorégraphique

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Academic year: 2021

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Le potentiel théâtral et dramaturgique de la musique

dans le processus de création chorégraphique

Mémoire

Claudia Blouin

Littérature et arts de la scène et de l’écran

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Le potentiel théâtral et dramaturgique de la musique

dans le processus de création chorégraphique

Mémoire

Claudia Blouin

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ

Le présent mémoire de maîtrise présente une recherche-création réalisée dans le cadre du programme Littérature et arts de la scène et de l’écran de l’Université Laval et qui s’intéresse à la problématique du potentiel théâtral et dramaturgique de la musique prise comme « texte » en vue de la création de séquences de danse théâtralisée. L’auteur y présente d’abord le cadre théorique et conceptuel lié aux trois relations interartistiques impliquées dans son sujet : musique et théâtre, théâtre et danse et danse et musique. Elle prend alors appui notamment sur les écrits d’Adolphe Appia, Michèle Febvre et Jean-Jacques Nattiez et sur l’expérience de praticiens tels qu’Anne Teresa de Keersmaeker et Pina Bausch. De cette base réflexive, elle tire des outils permettant de dégager le potentiel recherché et de l’appliquer à la mise en mouvement de la musique. Elle expérimente également avec ces outils dans la mise en marche d’un processus de création dont les différentes étapes, qui s’étendent de la recherche de musique à la présentation publique des séquences réalisées, sont exposées dans ce mémoire. Les deux séquences de danse théâtralisée De fil en fils et Fuis-moi je te suis…, dont la captation vidéo se trouve en annexe, font l’objet d’une analyse visant à découvrir les divers éléments musicaux ayant participé à induire une forme de théâtralité.

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ABSTRACT

This master’s thesis presents a research-creation completed in Laval University’s Littérature et arts de la scène program and focuses on the question of music’s theatrical and dramaturgical potential when used as « text » in the creation of theatrical dance sequences. The author first presents a theoretical and conceptual framework linked to the three inter-artistic relationships implied in her subject: music and theater, theater and dance and dance and music. She supports her ideas with the works of Adolphe Appia, Michèle Febvre and Jean-Jacques Nattiez as well as with the practical experience of Anne Teresa de Keersmaeker and Pina Bausch choreographies. From this reflexive framework she finds the tools needed to release the music’s potential and to set it in motion. She also experiments with these tools to implement a creative process from the search for music to the public presentation of the constructed sequences, which are exposed in this thesis. Both theatrical dance sequences De fil en fils and Fuis-moi je te suis…, the video recording of which can be found in the annex, are analyzed in order to discover the different musical elements that encouraged their theatrical form.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

ABSTRACT ... iv

TABLE DES MATIÈRES ... v

REMERCIEMENTS ... viii

INTRODUCTION ... 1

1. CADRE THÉORIQUE ET CONCEPTUEL D’UNE RELATION TRIPARTITE ... 10

1.1. Le potentiel théâtral et dramaturgique de la musique ... 10

1.1.1. Complémentarité et interdépendance : Adolphe Appia et le drame musical ... 11

1.1.2. Reconnaissance et narrativité : la musique raconte l’humain ou l’humain se raconte la musique 13 1.1.3. Structure temporelle : la musique comme « texte » dramatique ... 17

1.2. Le corps comme tremplin de la théâtralité de la danse ... 19

1.2.1. Théâtralité et types de présences du corps en scène ... 19

1.2.2. Mobilité des signes ... 26

1.2.3. Infra-théâtralité : singularité du corps comme esquisse d’un personnage ... 33

1.3. Approches chorégraphiques de la musique ... 39

1.3.1. Prisme des relations possibles entre danse et musique ... 41

1.3.1.1. Autonomie, silence et hasard ... 41

1.3.1.2. Musique d’ambiance : de l’ornementation à l’utilisation de la musique pour sa signification 43 1.3.1.3. Musique « méta-complémentaire » ... 45

1.3.1.4. Symétrie et réciprocité ... 48

1.3.2. Comment certains de ces rapports induisent la théâtralité ? ... 50

2. DES OUTILS POUR LA CRÉATION ... 59

2.1. Pour dégager le potentiel théâtral et dramaturgique de la musique ... 59

2.1.1. Narratologie musicale ... 59

2.1.2. Subjectivité et projection ... 63

2.1.3. Description par métaphore matérielle ... 65

2.1.4. Contrainte constructive ... 67

2.2. Pour mettre en mouvement la théâtralité ... 69

2.2.1. Improvisations dirigées ... 70

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2.2.3. Partenariat en danse ... 74

3. MISE EN PRATIQUE ... 77

3.1. Analyse des deux séquences de danse théâtralisée ... 77

3.1.1. De fil en fils ... 77

3.1.1.1. Description de l’action scénique ... 78

3.1.1.2. Image théâtrale initiale ... 79

3.1.1.3 Figures dramatiques ... 79

3.1.1.4. Structure dramaturgique ... 80

3.1.1.5. Autres images théâtrales ... 81

3.1.2. Fuis-moi je te suis… ... 82

(V1 10:35 à 24:25et V2 10:29 à 24:05) ... 82

3.1.2.1. Description de l’action scénique ... 82

3.1.2.2. Figures dramatiques ... 84

3.1.2.3. Structure dramaturgique ... 85

3.1.2.4. Autres images théâtrales ... 85

3.2. Retour sur le processus de création ... 88

3.2.1. Laboratoires d’écoute musicale ... 88

3.2.1.1. Corpus musical ... 88

3.2.1.2. Méthode de travail et son évolution ... 92

3.2.2. Écriture scénaristique à partir de la musique ... 95

3.2.2.1. Exploration de l’écriture scénaristique ... 95

3.2.2.2. Choix des musiques et analyses du potentiel théâtral et dramaturgique ... 97

3.2.3. Mise en mouvements et en actions d’un scénario : mise en scène et chorégraphie ... 100

3.2.3.1. La direction d’acteurs/danseurs : spécificités ... 101

3.2.3.2. Incarnation de figures dramatiques évoquées par la musique ... 103

3.2.3.3. Mise en interaction des personnages ... 105

3.2.4. Rétroaction entre les étapes ... 106

3.3. Retour sur la représentation des séquences de danse théâtralisée et la discussion avec le public 107 CONCLUSION ... 111

BIBLIOGRAPHIE ... 116

ANNEXES ... 121

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Annexe B : Montage des captations vidéo des représentations ... 123

Annexe C : Exemples de projections vidéo dans Fuis-moi je te suis… ... 124

Annexe D : Laboratoire d’écoute musicale ... 125

Annexe E : Essais de scénarisation de pièces musicales 2 ... 129

Annexe F : Timelines ... 133

Annexe G: Scénarios ... 136

Annexe H : Laboratoires d’exploration du rythme et de la texture des instruments comme base pour la création de personnages ... 149

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REMERCIEMENTS

Puisque tout projet de recherche-création en arts de la scène ne peut se réaliser complètement seul, je tiens d’abord à remercier Shayne Michael Thériault et Karine Ledoyen qui, en participant à ma maîtrise à titre d’interprètes, ont gracieusement accepté de prêter leur corps, leur créativité et leur expérience à mes expérimentations.

Je remercie également mon directeur de recherche, Liviu Dospinescu, qui a non seulement encouragé mon intérêt pour la recherche et la poursuite aux études supérieurs, et ce, dès le début de mon baccalauréat, mais a également semé le germe de l’idée autour de laquelle s’est articulé mon projet de maîtrise. Je suis extrêmement reconnaissante de son soutien chaleureux, tant sur le plan académique que personnel.

Quelques mercis pratico-pratiques à Keven Dubois et Émile Beauchemin pour leur aide et conseils concernant les détails techniques reliés à la présentation de mon projet et à Catherine Fortier pour son investissement au niveau de la conception et réalisation des costumes et éclairages. Encore un à Jocelyne Lacouline pour la révision linguistique de ce mémoire.

Et, enfin, un énorme merci à tous ceux qui sont venus assister à la présentation de mon projet et qui m’ont nourrie de leurs commentaires et questions.

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INTRODUCTION

« Parce que la danse théâtrale muette (cette muse sans contrainte pour le créateur) qui ne dit rien mais signifie tout […] Parce que la danse théâtrale, forme originelle de l’opéra et du théâtre, est prédestinée – du fait qu’elle est libre de toute contrainte – à redevenir sans cesse et toujours le germe et le point zéro de toute renaissance du théâtre. » Oskar Schlemmer, Théâtre et abstraction, 1978, Lausanne Ces propos de l’artiste visuel allemand Oskar Schlemmer expriment l’essence de l’intuition qui anime notre intérêt pour le métissage entre la danse et le théâtre, métissage qui, semblerait-il, permettrait de renouveler constamment les arts de la scène. De ces deux disciplines artistiques, nous possédons une expérience bien différente. La première est ancrée dans notre corps par la pratique de la danse comme loisir, pendant plusieurs années, alors que nous avons principalement abordé le deuxième (le théâtre) par la théorie et la réception. Nos premières rencontres avec une danse théâtrale, à travers le visionnement d’œuvres de Pina Bausch, ont suscité chez nous une grande émotion esthétique, un plaisir de spectatrice que nous avions rarement eu l’occasion d’expérimenter ailleurs. Depuis cette rencontre marquante avec la mère de la danse-théâtre, nous n’avons cessé de nous intéresser aux relations inter et trans, disciplinaires et artistiques, qui ont croisé notre chemin. Chaque fois, nous interrogeons le plaisir à la fois intellectuel et sensoriel que stimulent ces œuvres hybrides sans réellement avoir le temps, dans le rythme effréné du quotidien, de construire une réflexion complète et satisfaisante autour de ce mystère. C’est dans le contexte de cette curiosité, de cette soif de comprendre un phénomène qui demeure énigmatique parce qu’il se renouvelle sans cesse chez les différents créateurs qui le mettent en branle, que nous avons entamé le présent projet de maîtrise.

Nous avons fait de ce projet une recherche-création parce que nous voulions aborder la question du métissage entre la danse et le théâtre autant d’un point de vue pratique que théorique. Nous avons mis en avant nos expériences académiques en complément de celles de spectatrice, mettant également la main à la pâte pour saisir le phénomène dans sa

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complexité. C'est ainsi que l’expérimentation pratique est l'étape de la recherche dans laquelle nous tentons de repérer les angles morts de la dynamique théorique.

Par ailleurs, nous avons eu à choisir un point de vue particulier pour aborder la question du métissage entre la danse et le théâtre qui est tout de même très large. C’est en ce sens que nous avons choisi la musique qui constitue une troisième discipline artistique, alliée millénaire des deux premières et qui met la table pour une problématique peu explorée dans le domaine des arts de la scène. Il s’agit de la question du potentiel théâtral et dramaturgique de la musique, prise comme « texte » dramatique. Nous nous posons la question à savoir comment dégager ce potentiel et l’utiliser dans la création d’une chorégraphie de danse théâtrale. Cette problématique se penche donc sur trois relations interartistiques, soit celle de la musique au théâtre, du théâtre à la danse et de la danse à la musique. De nombreuses interrogations découlent de cette problématique tripartite : une musique peut-elle inspirer, un peu à la manière de la parole, un contexte, des personnages, des situations et des actions dramatiques ? Comment le metteur en scène/chorégraphe ou l’acteur/danseur peut-il tirer profit de ce potentiel théâtral de la musique pour projeter ou incarner des personnages et situations dans la création d’une pièce de danse théâtralisée ? Comment éviter, dans la tentative de donner corps aux personnages tout en conservant la texture musicale, de tomber dans la simple performance mimétique, esthétique et athlétique ou simplement chorégraphique, i.e. non symbolique ?

Le but de cette recherche, principalement menée du point de vue du théâtre, est donc de comprendre les stratégies qui permettent d’extraire le potentiel dramaturgique et théâtral d’une ressource sensible musicale et de l’utiliser comme point de départ en tant que « texte » dramatique pour inspirer et nourrir la composante théâtrale de la performance scénique dans la création d’une séquence de danse théâtrale. Nous avons donc cherché à voir si la musique était capable d’imprimer des contenus symboliques et dramatiques à la danse, lui faisant dépasser la posture formaliste esthétisante qui lui est propre. En ce sens, nos objectifs de recherche consistaient à montrer notamment que la structure d’une musique peut suggérer des situations dramatiques, voire un schéma narratif. Également, que certains instruments musicaux ou thèmes récurrents peuvent évoquer des personnages et à partir

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desquels il est possible d’imaginer comment donner corps à leurs états d’âme, émotions et actions.

Dans l’optique d’une présentation publique du résultat de nos explorations pratiques, notre objectif de création était donc de construire une ou plusieurs séquences chorégraphiques que l’on pourrait qualifier de théâtrales à partir d’un scénario ou canevas inspiré par une ou des musiques n’ayant pas été composées spécifiquement pour la danse et/ou le théâtre. Nous voulions d’abord comprendre comment nous y prendre pour découvrir et dégager le potentiel théâtral et dramaturgique de plusieurs musiques jusqu’à en choisir une ou plusieurs dont le potentiel nous semblerait maximal pour la réalisation de notre projet. Ensuite, nous voulions voir comment transposer les éléments théâtraux dégagés de la musique en un scénario dramaturgique mettant en scène des personnages, un conflit dramatique, des situations théâtrales, etc. Finalement et pour atteindre notre but final, nous voulions trouver comment mettre en mouvement dansé ces éléments théâtraux en tâchant de ne pas, ce faisant, gommer ou diminuer leur qualité théâtrale tout en exploitant au maximum le lien naturel, via le rythme, qui existe en la danse et la musique.

De manière générale, les études interdisciplinaires se penchent sur la dynamique des liens qui rattachent deux formes artistiques. Puisque notre projet s’intéresse à une relation tripartite, soit celle de la musique, du théâtre et de la danse, il devient plus ardu de trouver de la documentation qui questionne ce sujet somme toute complexe. Voilà pourquoi, dans notre recherche, nous nous appuyons sur une combinaison d’ouvrages portant sur les relations musique/danse, musique/théâtre et danse/théâtre et avons nous-mêmes tâché de combler les liens manquants.

Sur le sujet des rapports entre la musique et la danse, un colloque a eu lieu, en 1987, à Montpellier. Dans Création musicale et création chorégraphique : actes du Colloque

Montpellier Danse, 9-10 juillet 1987 (1988), compositeurs et chorégraphes discutent du

travail de collaboration, de leur vision de l’art de l’autre et proposent des solutions pour des échanges encore plus fructueux. Dans un même ordre d’idées, Carnets d’une chorégraphe (2012-2014), des entretiens entre Anne Teresa de Keersmaeker, figure marquante de la danse flamande, et une musicologue, examine en détail l’évolution des rapports de la chorégraphe avec la musique dans son travail de création. C’est dans l’optique de

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documenter ces mêmes approches et leur évolution chez les créateurs contemporains que nous avons tenu quelques discussions informelles tant avec des musiciens ayant composé pour la danse et le théâtre, qu’avec des chorégraphes.

Quelques auteurs traitent également des relations qui existent entre la musique et le théâtre. Par contre, ceux-ci font surtout état, d’une part, de l’apport de la musique à la représentation théâtrale et, d’autre part, de la théâtralisation de l’acte de jouer la musique. Dans Musique et théâtre : du désir au modèle, actes du colloque international IRPALL de l’université Toulouse II – Le Mirail (2010), les auteurs s’intéressent à la « musicalité » de la mise en scène ou des textes et à la « théâtralité » de la musique et de l’interprétation musicale. S’ils donnent à voir quelques indices des qualités dramaturgiques de la musique, ils n’offrent cependant pas d’outils pour en dégager tout le potentiel et les manifestations. Nous avons donc cherché du côté de l’analyse musicale par la narratologie, notamment chez Martá Grabócz (2009), dans Musique, narrativité et signification et de la description musicale par métaphore matérielle, telle qu’explorée par Francesco Spampinato (2008) dans Les métamorphoses du son : matérialité imaginative de l’écoute musicale pour comprendre s’il était possible de tirer structure, action dramatique et personnages de la musique.

Enfin, la relation entre théâtre et danse est explorée en détail, historiquement et esthétiquement, par Michèle Febvre, professeure de l’Université du Québec à Montréal, dans Danse contemporaine et théâtralité (1995) et dans de nombreux articles parus dans les revues Jeu et Nouvelles de danse, par exemple. Elle questionne entre autres ce qu’elle nomme les « effets-théâtre » (Febvre, 1991) en danse, qui proviendraient notamment d’une tendance, chez celle-ci, à vouloir signifier. De plus, les numéros 47 à 49 de la revue Études

théâtrales de l’Université catholique de Louvain, regroupés sous le titre « Théâtre et danse :

un croisement moderne et contemporain » (2010), proposent une multitude d’articles sur les nombreuses formes que prend le métissage entre danse et théâtre. Le numéro 49, « Vol. II Paroles de créateurs et regards extérieurs » est consacré à des entrevues avec des chorégraphes et metteurs en scène contemporains.

En plus du fait qu’il examine une relation tripartite, ce qui est assez peu commun, l’intérêt de notre projet de recherche-création réside principalement dans le fait qu’il est essentiel de

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bien comprendre, dans le domaine de la recherche en art, les métissages interdisciplinaires opérés par les créateurs, puisque ceux-ci ne ressentent pas toujours le besoin de construire une réflexion théorique en regard de leur pratique. Il revient donc aux chercheurs de se pencher sur les pratiques actuelles pour les situer dans le paysage artistique et rester à jour dans la compréhension de celui-ci. Puisqu’il s’agit d’étudier les relations entre musique, théâtre et danse, notre projet de recherche-création s’inscrit dans cet ordre d’idées. En plus de documenter certaines postures de créateurs contemporains, il met en lumière et en pratique une approche plutôt novatrice, car peu étudiée et appliquée, de la création transartistique, soit l’utilisation de la musique comme « texte » dramatique servant de point de départ à une création de danse-théâtre. Notre projet permet donc de commencer à tracer les éléments constitutifs d’une dramaturgie musicale, qu’ils soient d’ordre symbolique, suggestif, ou à simple caractère inspirateur. Comme nous l’avons fait remarquer dans l’état de la question, cela semble manquer à la littérature existante qui a pour sujet les liens entre musique et théâtre. Si celle-ci mentionne à l’occasion quelques qualités dramaturgiques de la musique, elle n’en fait pas son objet d’étude principal. Notre recherche propose donc de regrouper les connaissances disséminées et, peut-être, par l’expérimentation pratique, d’en allonger la liste. Par ailleurs, les musiciens reprochent souvent aux danseurs et chorégraphes de ne pas être assez à l’écoute et ouverts au travail musical ainsi qu’aux metteurs en scène de théâtre d’y voir une ornementation, un ajout en fin de travail. Or, l’approche que nous nous proposons d’expérimenter place la musique au cœur de la création scénique et permet d’affiner l’écoute du créateur par des laboratoires destinés à établir un rapport sensible avec la musique, à se l’approprier pour en développer et réaliser l’univers dramaturgique.

Quant à la méthodologie de recherche que nous nous sommes proposé d’utiliser, elle peut être qualifiée d’hybride, tout comme l’objet de nos recherches. Le contenu appelle la forme ! En ce sens, elle a combiné deux approches, soit, principalement, la « recherche pour la création » et la « recherche à partir de la création », deux parmi les quatre types de recherche-création discutés par Owen Chapman et Kim Sawchuk dans leur article « Research-Creation : Intervention, Analysis and “Family Resemblances”» (2012). Dans un premier temps, nous avons établi un cadre théorique et conceptuel par des recherches bibliographiques et des observations pratiques qui documentent les trois relations

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interartistiques impliquées dans notre problématique. Pour réaliser notre collecte de données, nous avons donc assisté à une vingtaine de représentations, nous nous sommes entretenus informellement avec des chorégraphes et musiciens, avons suivi leurs ateliers et stages et avons observé leur travail en salle de répétition. Nous avons effectué ces opérations à l’hiver 2015, durant un séjour de recherche1 en France où le nombre de compagnies et de spectacles s’inscrivant dans notre corpus est considérablement plus élevé qu’au Québec. Nous nous sommes également appuyée sur diverses entrevues avec des chorégraphes/metteurs en scène, publiées notamment dans les numéros 47 à 49, « Théâtre et danse », de la revue Études théâtrales. Ce cadre nous a permis de dégager des outils pour la création (narratologie, métaphore, improvisation dirigée, etc.).

Dans un deuxième temps, nous avons expérimenté ces outils dans des laboratoires de création dont nous avons collecté les données à l’aide de rapports qui décrivent nos objectifs, les étapes de l’expérimentation et nos observations pendant et après le visionnement des vidéos. Seule, nous avons d’abord effectué des laboratoires d’écoute musicale dans le déroulement desquels les connaissances théoriques acquises dans le volet « recherche » ont servi d’outils d’analyse et d’interprétation. Nous avons ensuite tenté de transposer, par l’écriture gestuelle et chorégraphique, les éléments dramaturgiques issus de l’analyse des pièces musicales choisies dans deux séquences de danse théâtralisée, cette transposition devant alors les transformer en éléments de théâtralité. Ont pris part aux laboratoires de création chorégraphico-théâtrales à titre d’interprètes et co-créateurs Karine Ledoyen, danseuse-interprète, chorégraphe et directrice artistique de la compagnie Danse K par K et Shayne Michael Thériault, bachelier en théâtre, profil Mise en scène et dramaturgie et danseur-interprète. Les deux séquences ont été présentées devant public afin de nous permettre de recueillir commentaires et questions qui ont nourri notre réflexion sur notre processus de création. Cette approche expérimentale s’inscrit dans la « recherche à partir de la création », en ce sens qu’elle a produit de nouvelles données ou réflexions qui sont à leur tour venues nourrir notre essai. Il s’agit en somme d’une méthodologie a priori déductive, où les lectures comme l’expérimentation ont servi à acquérir des connaissances permettant de valider l’hypothèse selon laquelle la musique est porteuse d’un potentiel

1 Ce séjour de recherche a pu être réalisé grâce aux bourses de mobilité du Bureau international et de la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université Laval.

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théâtral et dramaturgique, à travers sa structure et les possibilités de références extérieures que renferment ses unités constitutives, potentiel qu’il est possible d’exploiter dans la création d’une séquence chorégraphico-théâtrale.

Exposée ainsi, cette méthodologie paraît particulièrement rigide et cela reflète plus ou moins la réalité de notre parcours de recherche. C’est qu’en commençant cette maîtrise nous nous faisions une idée de la méthodologie en recherche-création comme de quelque chose d’extrêmement restreignant. Nous avons passé une première année à faire des recherches bibliographiques très systématiques pour couvrir les trois relations interartistiques incluses dans notre problématique. Nourries de ces théories et de témoignages de créateurs, nous avons entamé le travail sur le volet « création » avec l’intention de procéder de manière tout aussi systématique, ayant imaginé un ordre optimal dans lequel réaliser les étapes que nous avaient inspirées nos lectures et nos rencontres. Nous voulions que notre recherche soit objective, intelligible et (surtout) reproductible, tel que le recommandent les auteurs de Traiter de recherche création en art (2007), Monique Bruneau et André Villeneuve. Nous avons peut-être pris un peu trop au pied de la lettre ces qualités en nous imposant de complexes et stricts protocoles régissant les laboratoires durant lesquels allait prendre forme notre création. C’est dans ce contexte que la collaboration avec Karine Ledoyen, comme praticienne expérimentée du domaine artistique, nous a permis d’envisager une perspective plus ouverte sur la méthodologie en recherche-création et le pouvoir libérateur qu’implique sa rigidité.

À ce sujet, un peu plus loin dans leur ouvrage, Bruneau et Villeneuve citent Alvaro Pires et expliquent :

Pour sa part, Pires (1997, p.49) associe au terme méthodologie le sens d’une « réflexion trans-théorique et trans-disciplinaire de la pratique de recherche », donnant au préfixe trans la valeur de mouvement, de traversée, d’échappée. La méthodologie permettrait donc une certaine liberté de pensée et d’action en se dotant d’outils de travail et de réflexion susceptibles de faire émerger des connaissances nouvelles et nouvellement accessibles à notre esprit. Cette démarche réclame du chercheur une ouverture d’esprit et une rigueur intellectuelle. Il s’ensuit l’idée que la méthodologie est pour le chercheur ce

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que la technique est pour l’artiste : une contrainte qui libère l’expression et permet de communiquer avec un public2.

Dans le cadre de nos répétitions, alors que nous arrivions toujours très préparées, avec du matériel à explorer, des improvisations dirigées déjà décidées, etc. Karine nous demandait parfois : Et si tu arrivais avec rien ? Ou encore, lorsque nous lui demandions d’improviser selon telle ou telle indication, elle nous proposait souvent d’essayer aussi le contraire. Son attention toujours portée sur « l’autre possibilité » nous ramenait constamment à l’importance des espaces de liberté qui doivent pouvoir trouver leur place dans la méthode de travail que l’on se donne. Le contact avec Karine dans notre travail de recherche était donc synonyme de vigilance à ne pas étouffer la créativité dans trop de rigueur, à lui laisser l’espace pour prendre de l’expansion et servir l’exploration de notre problématique qui visait à induire une théâtralité dans la danse à partir de la musique pour le plaisir des sens et de l’entendement des spectateurs.

Ainsi, cet essai propose à son lecteur de découvrir notre parcours de recherche-création et les différents tâtonnements qui l’ont caractérisé en revisitant de manière plutôt chronologique ses trois grandes étapes. Dans un premier chapitre sont regroupées les connaissances qui forment le cadre théorique et conceptuel de notre projet. Nous y examinons donc le rapport entre la musique et le théâtre sous l’angle de la complémentarité, de la narrativité et de la structure dramaturgique. La relation entre la danse et le théâtre est analysée en termes de types de présence du corps en scène, de mobilité des signes de la représentation et d’« infra-théâtralité » des corps dansants. Quant à la musique et la danse, nous proposons un prisme des possibles relations exploitées par les chorégraphes de manière générale ainsi qu’un questionnement de l’émergence de la théâtralité au cœur de ce lien privilégié qu’entretiennent musique et danse. Dans un deuxième chapitre, nous dressons la liste des différents outils que nous avons tirés de nos recherches bibliographiques et de nos rencontres avec des artistes et des spectacles. Nous les présentons sous deux catégories, soit celle des outils permettant de dégager le potentiel théâtral de la musique et celle des outils permettant de mettre en mouvement cette théâtralité. Enfin, le troisième chapitre revient sur le processus de création. Nous y

2 Monique Bruneau et André Villeneuve, Traiter de recherche création en art : entre la quête d’un territoire

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analysons les deux séquences chorégraphico-théâtrales que nous avons créées pour y évaluer la présence d’une théâtralité induite par la musique. Nous revenons également sur les différentes étapes et les rétroactions entre celles-ci qui nous ont permis de parvenir au résultat final. Pour terminer, nous rapportons quelques réflexions soulevées par les discussions avec le public qui ont suivi nos présentations.

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1. CADRE THÉORIQUE ET CONCEPTUEL D’UNE

RELATION TRIPARTITE

La problématique de cette recherche s’articule autour d’une relation triangulaire, mettant en jeu les trois disciplines qui nous intéressent : musique, théâtre et danse. Ce triangle peut être décomposé en trois couples disciplinaires dont il importe d’étudier les rapports isolément, tant du côté des postulats théoriques qu’ils ont engendrés que du côté de la pratique où leurs échanges sont à la base d’œuvres très diversifiées. Ce regard microscopique sur les différentes relations qui dynamisent le triangle musique-danse-théâtre nous permet de définir les concepts-clé desquels nous avons tiré les outils nous permettant d’explorer la problématique à travers la création.

1.1. Le potentiel théâtral et dramaturgique de la musique

Puisqu’il s’agit de comprendre comment la musique peut engendrer une forme de théâtralité pouvant être exploitée dans la création d’une séquence de danse théâtrale, il semble naturel de se pencher dans un premier temps sur les rapports qu’entretiennent la musique et le théâtre. Plus précisément, nous posons la question à savoir quels éléments de cette relation permettent de penser que la musique pourrait détenir un tel potentiel théâtral et dramaturgique.

Historiquement, ces deux formes d’arts entretiennent des liens très étroits, que l’on pense à l’opéra qui les voit presque fusionnés, ou encore, en reculant davantage dans le temps, au rôle du chœur dans la tragédie antique. Aujourd’hui encore, la musique est presque toujours présente, sous une forme ou une autre, sur les scènes du théâtre contemporain. Il n’est donc pas étonnant que des chercheurs provenant de ces deux disciplines s’interrogent sur la dynamique de leurs échanges et se réunissent pour y réfléchir, comme ce fut le cas à l’Institut de Recherche Pluridisciplinaire en Arts, Lettres et Langues de l’Université Toulouse II – Le Mirail (France) en 2010, où a eu lieu un colloque international sur Les

relations musique-théâtre : du désir au modèle. Lors de cette rencontre, partant du constat

que la recherche d’une totalité vers laquelle tendre à travers le métissage n’est plus la voie dans laquelle s’engagent les artistes d’aujourd’hui, les chercheurs se sont intéressés

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notamment à la manière dont une forme d’art peut servir de modèle inspirant la création d’une autre. Cette façon de procéder trouverait sa source aux premières heures de la mise en scène théâtrale qui cherchait des modèles à partir desquels s’affirmer comme forme d’art autonome :

En effet, de nombreux théoriciens et metteurs en scène du XXe siècle, maîtres et réformateurs du théâtre d’art, utilisent la musique comme modèle franc ou implicite, une référence idéale ou une réserve de métaphores, un lieu ou un instrument des nécessaires révolutions de la scène : des termes comme « composition musicale », « rythme de la mise en scène », « partition », accord, harmonie, contrepoint, orchestration ou choralité se rencontrent chez tous ces artistes qui tentent de donner des lois ou des fins à un art balbutiant à l’identité d’autant plus fragile que son développement est rapide3.

Les réformateurs dont il est question, ce sont entre autres André Antoine, Edward Gordon Craig et Adolphe Appia. Et puisque ce qui est décrit plus haut — l’utilisation du modèle musical et de ses lois pour la création théâtrale — est en quelque sorte ce que nous nous proposons de faire en utilisant la musique comme source d’inspiration et structure pour l’écriture d’un scénario dramatique, nous ne pouvons pas passer à côté des idées du dernier en matière de drame musical.

1.1.1. Complémentarité et interdépendance : Adolphe Appia et le drame musical Au début du XXe siècle, le décorateur et metteur en scène suisse Adolphe Appia s’est grandement intéressé au projet d’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk) de Richard Wagner. À travers l’étude et l’analyse des œuvres opératiques de ce dernier, Appia a développé une réflexion riche sur les rapports que devraient entretenir la musique et le théâtre dans l’objectif de se réunir sous la forme d’un drame musical. Pour lui, la musique, par sa nature abstraite et liée à l’émotion, exprime les mouvements de l’âme :

On s’aperçut alors que les éléments qui sont la base de toute combinaison de sons se trouvaient en si étroites relations avec les éléments essentiels de notre vie intérieure, de la vie de nos sentiments et de nos émotions, que les combinaisons de ces derniers nous étant directement connues dans notre conscience intime, pouvaient dicter celles de la musique, et concilier ainsi le

3 Muriel Plana et Frédéric Sounac [dir.], Les relations musique-théâtre : du désir au modèle, Paris, L’Harmattan, 2010, p.18.

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rôle expressif de la musique avec la nécessité dans le développement de ses formes4.

C’est ainsi dire que contrairement au théâtre, la musique ne s’adresse pas à l’intelligence du spectateur, mais à sa capacité à ressentir en prenant pour modèle la forme de cette vie intérieure, mentionnée par Appia, pour construire sa propre forme. En ce sens, les deux formes d’art sont complémentaires, l’une tenant davantage de l’expressivité et l’autre de l’intelligibilité. La musique aurait donc besoin du drame, pour se préciser en termes de signification et atteindre l’entendement du spectateur, tout comme le drame aurait besoin de la musique pour y puiser la source, l’essence du phénomène qu’il cherche à exprimer. C’est à partir de l’affirmation de cette interdépendance que l’œuvre d’art, le drame musical, peut se construire :

Le poète-musicien tire par conséquent sa vision du sein même de la musique. Par le langage parlé il lui donne une forme dramatique positive et constitue le texte poétique-musical, la partition ; ce texte impose à l’acteur son rôle, déjà vivant de sa vie définitive ; il n’a plus qu’à s’en emparer. Les proportions de ce rôle posent à l’évocation scénique des conditions formelles au moyen de la

praticabilité (le point de contact entre l’acteur vivant et le tableau inanimé) ; du

degré et de la nature de cette praticabilité dépend ensuite la plantation du décor, et celle-ci entraîne à son tour l’éclairage et la peinture. Cette hiérarchie, comme on le voit, est constituée organiquement : l’âme du drame (la musique) lui communique la vie et détermine par ses pulsations les mouvements de tout l’organisme, dans leurs proportions et leur suite5.

On comprend ainsi que la musique devient la base même sur laquelle se construisent le drame et sa réalisation scénique, qu’Appia compare à un organisme vivant en pleine croissance. La musique est la source d’inspiration, le souffle de vie, puisque c’est à elle que revient le rôle d’expression, tout autant que la structure, puisque c’est elle qui donne la partition et donc, le déploiement de l’action dramatique dans le temps. Sans dire explicitement que la musique possède effectivement un potentiel théâtral et dramaturgique, Appia semble affirmer qu’elle détient une force expressive dont le théâtre devrait s’emparer pour l’inscrire dans le cadre scénique, et ce, afin d’en enrichir la communication. L’union de la musique et du théâtre dans le drame musical tel qu’envisagé par Appia semble être la

4 Adolphe Appia, La musique et la mise en scène (1892-1897), Bern, Theaterkultur-Verlag, 1963, p.5. 5 Ibid., p.16.

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manière idéale de combiner les forces de ces deux disciplines dans un produit qui s’adresserait à la fois aux sens et à la raison du public. C’est donc à partir de cette volonté qu’avait Appia de tirer profit de la complémentarité et de l’interdépendance du théâtre et de la musique pour réformer la scène de son temps que nous basons notre propre réflexion sur l’exploitation de cette relation interartistique. À notre sens, la musique serait en mesure de fournir un contenu thématique et expressif et une structure dramaturgique qui puissent se déployer dans l’espace par le mouvement dansé tout en conservant la qualité théâtrale nécessaire à maintenir l’intelligence du spectateur dans le jeu de la communication sensible, décuplant le plaisir de la réception du spectacle. Et si ce jeu est possible, c’est qu’à la base la musique est l’expression de l’émotion humaine et donc que l’humain peut s’y reconnaître.

1.1.2. Reconnaissance et narrativité : la musique raconte l’humain ou l’humain se raconte la musique

Le concept de reconnaissance en art a été abordé par le philosophe français Gérard Chazal, sous la forme d’un jeu de symétrie, dans son ouvrage Formes, figures, réalité (1997). Il y explique de la façon suivante comment cette symétrie et les transformations qu’on lui fait subir accentuent l’efficacité de l’art à atteindre son auditoire :

Ainsi la symétrie s’accompagne de sympathie et la forme ne se donne comme une signification qu’à travers la perception de régularités et de proportions que nous pouvons comprendre. […] L’art n’en finit pas d’imiter et représenter, de reprendre et retoucher cette matérialité que nous sommes pour mieux dire l’esprit, le sentiment, la pensée ou le désir. C’est par cette commune mesure de la figure humaine que le sens habite l’œuvre6.

C’est donc d’abord en prenant le corps humain comme référence formelle que l’art joue de la symétrie et de toutes ses variations et qu’il semble finalement parvenir à susciter l’émotion. La symétrie, c’est ce miroir que présente l’œuvre à l’Homme et où il retrouve sa propre image, plus ou moins transposée, plus ou moins déformée. Et c’est à cette reconnaissance et au travail de l’imaginaire qu’elle enclenche qu’il prend tout son plaisir esthétique.

6 Gérard Chazal, « Arts plastiques », dans Formes, figures, réalité, Seyssel, Éditions Champ Vallon, 1997, p.66.

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La musique n’est pas un art de la forme matérielle et concrète comme le sont la sculpture, l’architecture et même la danse que Chazal prend comme exemples pour illustrer son propos dans son ouvrage. Cependant, elle ne fait pas exception et suscite elle aussi une forme de reconnaissance chez son auditeur en prenant l’humain comme point de départ. En effet, le musicien, dans l’acte de composition, crée un système d’organisation des sons dans le but d’exprimer, pour en revenir à Appia, les mouvements de son âme, une émotion ou une énergie qui l’habite intérieurement et qu’il veut communiquer par son art. Comme le nombre d’or et la suite de Fibonacci qui sont des concepts mathématiques basés sur la nature et le corps humain utilisés en art depuis l’Antiquité, on peut penser que les lois qui sous-tendent la composition musicale sont d’une manière ou d’une autre reliées à l’humain. Par exemple, le pianiste et compositeur new-yorkais Vijay Iver, dans son article « Exploding the Narrative in Jazz Improvisation » souligne l’importance du rapport au corps dans l’empathie induite par l’écoute musicale :

Hence the act of listening to music involves the same mental processes that general bodily motion. One might suppose that musical elements might be more efficacious in eliciting sympathetic behaviour if they represent aspects of human motion somehow. Such sounds might include the dynamic swells associated with breathing, the steady pulse associated with walking, and the rapid rhythmic figurations associated with speech7.

Ce qu’il décrit renvoie à une forme d’identification kinesthésique où l’auditeur reconnaissant des sons associés à un mouvement dont il a physiquement l’expérience de la sensation s’identifie corporellement à l’action qu’ils supposent. Ainsi, en reconnaissant de façon plus ou moins consciente le type de proportions intrinsèquement humaines décrites par Iver et que l’on retrouve dans de nombreuses pièces musicales, l’auditeur est en mesure d’identifier des éléments à partir desquels il peut commencer à se raconter une histoire. La reconnaissance mènerait donc à une forme de narrativité.

7 Traduction libre : « D’où que l’action d’écouter de la musique implique le même processus mental que le mouvement général du corps. On pourrait supposer que les éléments musicaux puissent être plus efficaces à susciter un comportement de sympathie s’ils représentent d’une certaine manière des aspects du mouvement humain. De tels sons pourraient inclure les gonflements dynamiques associés à la respiration, la pulsation régulière associée à la marche, et l’expression rapide et rythmique associée à la parole. », Vijay Iver, « Exploding the Narrative in Jazz Improvisation », dans Uptown conversation: the new jazz studies, New York, Comlumbia University Press, 2004, p.396.

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Les musiciens et compositeurs rencontrés lors de notre séjour de recherche à Toulouse et questionnés à ce sujet ont d’ailleurs été catégoriques : la musique évoque des histoires. Du moins, la personne qui écoute en projette dessus. Ainsi, il est possible de penser qu’il existe une forme de narrativité musicale partiellement issue de l’organisation interne de l’œuvre qui devient un tremplin pour la projection du vécu personnel de son auditeur sous la forme d’un récit. Le musicologue Jean-Jacques Nattiez, dans le chapitre « Récit littéraire et ‟récit” musical » de son ouvrage La musique, les images et les mots (2010), compare effectivement ces deux types de récit : « Une œuvre musicale est, elle aussi, faite d’un certain nombre d’‟évènements” musicaux – les guillemets sont importants —, objets de récurrences et de variations, et organisées en unités de différents niveaux : motifs, phrases, thèmes, etc8. ». En plus de tendre à un dénouement, à la résolution d’une tension construite dans la durée, tel que Nattiez le souligne un peu plus loin dans son texte, la musique peut se comparer au récit littéraire en se présentant comme une suite d’actions. Cette structure en constante transformation est ce qui permet à l’imagination de l’auditeur de prendre appui. Ainsi, il est en mesure de reconnaître et s’approprier les mouvements de l’âme humaine, et par leur organisation, de les inscrire dans une suite qui peut prendre la forme d’une histoire.

Cette narrativité musicale, on en retrouve différents éléments dans le jazz qui nous permettront de la rattacher à une forme de théâtralité. Toujours dans son article « Exploding the Narrative in Jazz Improvisation », Vijay Iver dénote la présence d’une histoire dans les improvisations des musiciens jazz notamment dans la relation entre les différentes phrases musicales qui participent à la construction d’un climax. Cela rejoint les propos de Nattiez sur l’organisation et le dénouement présents dans le « récit » musical. Cependant, pour Iver, ce qui semble avoir le plus grand pouvoir évocateur en matière de narrativité, c’est l’incarnation, dans la musique, de la subjectivité et de l’individualité du musicien. Cette subjectivité amène les musiciens jazz à développer ce qu’on nomme dans leur milieu « leur son ». Un son unique qui leur appartient et porte les traces de leur personnalité: « Indeed,

one could also view ‟ musical personality” as a kind of mask that the performer wears onstage, Signifyin(g) on his or her offstage identity as well as on performance itself. But in either case, the notion of personal sound, relating musical characteristics to personality

8 Jean-Jacques Nattiez, La musique, les images et les mots : du bon et du moins bon usage des métaphores

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traits, reveals much about how music, life, and personal narrative can be conceptualized together9. » On peut alors imaginer que dans une improvisation jazz surgissent autant de personnages, dont le masque serait le son, qu’il y a de musiciens en train de participer à la construction de la musique. Sans avoir besoin de soutien visuel, l’individualité de ces personnages serait perceptible à même la texture particulière de leur musique qui renverrait à différents traits de leur personnalité. Ces personnages s’exposent par des solos, dialoguent entre eux sous la forme d’actions-réactions et amènent l’auditeur, par le jeu des répétitions de motifs et leur transformation, vers une finale qui clôt le récit de leur rencontre. La notion même de rencontre dans un dialogue qui se déploie dans l’instant présent nous rapproche un peu plus de la théâtralité qui partage avec la musique la temporalité du présent, là où le récit littéraire s’inscrit plutôt dans le temps passé. Car, bien que l’on puisse tirer une certaine narrativité de la musique, certains éléments du récit littéraire, pointés par Fred Everett Maus dans son entrée « Narratology, narrativity » du Grove Music Online, manquent pour que l’analogie soit complète :

Various writers have pointed out features that are central to narrative but seem to be absent from most instrumental music: for instance, the distinction between subject and predicate (Nattiez), the capacity for various kinds of reflexive self-commentary (Kramer, 1990), the existence of a past tense and the resulting space between story and story-telling (Abbate). Such failures of analogy have led Kerman, Maus, Newcomb and other to suggest that instrumental music may often be closer to drama than to prose narrative, offering enactments of stories rather than story-telling in the most litteral sense10.

9 Traduction libre : « En effet, on peut aussi voir la « personnalité musicale » comme une sorte de masque que le performeur porte sur la scène, Signifiant sur son identité hors la scène autant que sur la performance elle-même. Mais dans les deux cas, la notion de son personnel, liant les caractéristiques musicales à des traits de personnalité, révèle largement comment la musique, la vie et la narrativité personnelle peuvent être

conceptualisées ensemble. », Vijay Iver, op. cit., p. 400.

10 Traduction libre : « Différents auteurs ont remarqué que certaines particularités centrales du narrative semblent absentes de la plupart des musiques instrumentales: par exemple, la distinction entre sujet et prédicat (Nattiez), la capacité pour différentes formes d’autocommentaire (Kramer, 1990), l’existence d’un temps passé et la distance résultante entre l’histoire et son récit (Abbate). Ces failles dans l’analogie ont mené Kerman, Maus, Newcomb et d’autres à suggérer que la musique instrumentale s’avère souvent plus proche du drame que de la prose narrative, en offrant des représentations d’histoires plutôt que leur récit dans le sens le plus littéraire du terme.», Fred Everett Maus, « Narratology, narrativity », dans Oxford Music Online, [en ligne]. http://www.oxfordmusiconline.com.acces.bibl.ulaval.ca/subscriber/article/grove/music/40607, [Consulté le 27 novembre 2014].

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Ainsi, bien que dans la musique on ne puisse en effet pas vraiment distinguer le sujet de son action ou les différents temps de la narration, ni dénoter la présence d’un narrateur qui offrirait à l’auditeur son point de vue sur l’action, elle met tout de même en scène une série d’actions organisées vers la résolution d’une tension qui dans le théâtre imaginaire de l’auditeur, peuvent se déployer sous la forme d’un scénario dramaturgique. En bref, on peut dire que la musique, comme plusieurs formes d’art, en prenant l’humain comme référence formelle, crée chez son auditeur une reconnaissance qui entraîne la construction imaginaire d’un récit. Celui-ci s’appuie sur la structure dans laquelle s’organisent des évènements ou actions et qui met de l’avant des sujets aux caractéristiques humaines issues de la personnalité des compositeurs et musiciens qui les ont créés autant que de la projection du vécu de l’auditeur. Encore plus précisément, si l’on prend en compte les réticences de certains musicologues à parler d’une narrativité, on pourrait rapprocher la musique d’une forme de dramaturgie.

1.1.3. Structure temporelle : la musique comme « texte » dramatique

En effet, si l’on se réfère à l’anthropologue du théâtre Eugenio Barba, la dramaturgie serait un concept issu du mot texte. Toujours selon lui : « le mot texte avant de signifier texte parlé ou écrit, imprimé ou manuscrit, signifiait “tissage”. En ce sens, il n’y a pas de spectacle sans texte. Ce qui concerne le “texte” (le tissage) du spectacle peut être défini comme “dramaturgie” ; c’est-à-dire drama-ergon, travail, mise en œuvre des actions11. » Comme nous l’avons vu plus haut avec Nattiez, la musique est elle-même un enchaînement, un tissage de sons – d’évènements musicaux, d’actions musicales — en rapport à la mélodie et au rythme. On peut donc penser qu’elle puisse être considérée comme un texte et prise comme base dramaturgique nécessaire à la construction d’un spectacle.

Il semble également que ce soit la structure temporelle de la musique qui puisse inspirer cette dramaturgie. C’est parce qu’elle implique une suite d’actions ou d’évènements musicaux qui se déploient dans le temps, en allant toujours vers l’avant, vers un accomplissement futur, qu’elle peut être utilisée pour définir la structure dramaturgique d’un spectacle. Appia supporte non seulement cet avis, mais en rajoute : « La musique par

11 Eugenio Barba, « Dramaturgie », dans Anatomie de l’acteur, Cazilac, Bouffonneries-Contrastes, 1985, p.186.

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contre fixe non seulement la durée et la suite dans le drame, mais, nous l’avons vu, doit être considérée au point de vue représentatif comme étant elle-même le temps12. » Pour lui, dans le spectacle de théâtre, l’élément musique doit jouer le rôle d’un métronome tout-puissant qui règle l’enchaînement des actions, la transformation des situations et le rythme de la représentation. Elle doit être le temps. Si la musique est l’art qui maîtrise l’organisation des sons dans le temps menant à l’expression des sentiments humains, elle doit pouvoir servir de modèle à l’organisation des actions qui représentent ces sentiments sur la scène. Appia semble nous suggérer qu’il faille apprendre à jouer du métissage entre le sensible que propose l’expression musicale et l’intelligible, le signifiant que porte la représentation théâtrale en s’appuyant sur la structure temporelle solide qu’offre la musique. Et ce métissage nous ramène à Barba et son tissage que Monique Borie commente ainsi dans son article « Grotowski et Barba : sur la voie du théâtre-danse » (2010) :

Mais l’élément le plus significatif est qu’il place en exergue à ses propos un texte de Stevenson sur le travail de l’écrivain, où celui-ci analyse la création littéraire comme production d’un tissu, d’une texture, selon un principe à la fois logique et sensoriel, où structure et thème sont en symbiose, et où il s’agit de créer une variété de transformations destinées à intéresser et à surprendre. Lorsque Barba fait référence à ce texte et le commente, c’est pour souligner que l’on peut tisser des paroles sur le papier, mais aussi « tisser des actions dans l’espace et dans le temps », ce qui « conduit au texte logico-sensoriel : le théâtre et la danse13. »

On comprend donc que, lorsque la dramaturgie se déploie dans la dimension spatio-temporelle propre à la scène, lorsqu’elle allie la logique du contenu à la sensorialité de la forme, advient le métissage auquel nous nous intéressons pour cette recherche : celui du théâtre et de la danse. Nous convenons donc, à la lumière de ceci, que la musique prise comme structure de la dramaturgie est le terreau recherché, la base solide à partir de laquelle construire ce métissage entre sens et sensation. Le rôle de la relation musique-théâtre dans la dynamique tripartite qui nous intéresse semble donc être celui de la fondation, de la base du triangle.

12 Adolphe Appia, op. cit., p.8.

13 Monique Borie, « Grotowski et Barba : sur la voie du théâtre-danse », dans Philippe Ivernel et Anne Longuet Marx [dir.], « Théâtre et danse : un croisement moderne et contemporain : Vol. I Filiations historiques et positions actuelles » dans Études théâtrales, nos.47-48, 2010, p.63.

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1.2. Le corps comme tremplin de la théâtralité de la danse

Une fois cette fondation bien assise, il importe de mieux comprendre ce second métissage dont il vient d’être question avec Barba, celui qui anime la relation entre théâtre et danse. Plus spécifiquement, nous l’interrogeons à partir du point de vue du corps dansant comme possible lieu d’émergence de la théâtralité. Ainsi, nous posons la question à savoir comment se manifeste cette théâtralité du corps dans la danse contemporaine. Dans un premier temps, pour comprendre la théâtralité du corps, il est nécessaire de se confronter à la grande question de la théâtralité elle-même. Bien qu’au sujet de l’essence du théâtre, les avis divergent, il n’en reste pas moins que certains éléments viennent assez spontanément à l’esprit lorsqu’il est question de théâtralité. Action mimétique et personnages sont deux de ces notions primordiales, principalement dans leur rapport au corps de l’interprète. La présence en scène de ce dernier est également à questionner lorsqu’on cherche l’origine de la théâtralité. Nous nous proposons donc d’examiner trois types de présence du corps en scène qui viennent alimenter cette problématique : l’individu, l’interprète et le personnage. Dans un second temps, et pour examiner plus avant le concept d’action mimétique, nous nous pencherons sur le corps comme producteur de signes, l’interprète donnant à voir toute une panoplie de signaux dont le sens est mobile, voire glissant, pour tout spectateur qui cherche à s’en saisir. Ces signes seraient pour nous, les outils efficaces d’un jeu de symétrie à partir duquel serait possible une certaine identification pour le public. Et quelle partie du corps plus efficace que la main pour produire des symboles reconnaissables pour le spectateur ? Nous examinerons donc comment ce type de geste accomplit un rôle majeur dans la théâtralité de la danse. Dans un troisième et dernier temps, nous irons voir du côté de la notion de personnage, plus spécifiquement, comment la singularité des corps dansants devient l’esquisse même d’un être fictif. En ce sens, le genre semble être une authentique source de théâtralité. L’intégration d’un style « autre » a aussi son rôle à jouer dans la construction d’un personnage. C’est donc à travers ces notions, participants de l’essence du théâtre, actions mimétiques et personnage, que nous verrons comment le corps dansant peut devenir le lieu d’émergence de la théâtralité.

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Il serait impensable de questionner la théâtralité du corps dansant sans établir d’abord ce qui est entendu par ce terme même de théâtralité. En effet, il s’agit d’un concept assez problématique et dont la définition dépend souvent du point de vue que l’on adopte. Si, dans un premier temps, certains théoriciens tels que Barthes ou Adamov ont voulu, à travers lui, distinguer le théâtre de la littérature en cherchant dans le texte ce qui faisait advenir le spectacle, on l’a ensuite utilisé pour le différencier des autres arts de la scène tels que la performance et, bien sûr, la danse. Cependant, sur une définition arrêtée, il est difficile de s’entendre, car, comme l’affirme Patrice Pavis cité par Michèle Febvre dans Danse

contemporaine et théâtralité (1995) : « “la spécificité du théâtre”, le “langage théâtral”,

[…] la “théâtralité” restent des métaphores brillant plus par la perspective d’une découverte que par leur contenu actuel14. » L’art théâtral, de par le métissage de disciplines qu’il implique, questionne perpétuellement sa spécificité et c’est là même que se trouve le paradoxe qui en empêche la distinction. Nous ne prétendrons donc pas ici clore une question dont l’incertitude est la plus grande richesse.

Nous nous arrêterons simplement sur l’acception générale qui le lie à la représentation, c’est-à-dire à sa capacité à créer sur scène un monde fictif en opposition au monde réel extrascénique, à sa tendance à signifier autre chose que ce dont il est constitué (des acteurs pour des personnages, des décors pour un lieu, etc.). Cette acception suppose trois éléments très justement pointés par Pavis dans son Dictionnaire de la performance et du théâtre

contemporain (2014) : « […] le théâtre étant implicitement synonyme d’action mimétique,

de personnage et de récit15. » Le dernier élément se rapporte davantage à la dramaturgie et nous venons d’en traiter en lien avec la musique et son potentiel théâtral. Les deux premiers prennent vie sur scène grâce à l’interprète. C’est donc à ceux-ci que nous nous intéresserons pour comprendre leur présence au sein de la danse contemporaine. L’action mimétique peut être reliée aux gestes quotidiens, familiers ou encore symboliques auxquels il est souvent fait référence lorsqu’il est question de danse-théâtre. Le personnage, quant à lui, tient de cette faculté de l’interprète à adopter un style ou une attitude autre que celle qui le caractérise comme personne pour donner à voir au spectateur un être fictif. Ainsi, la

14 Patrice Pavis, Voix et images de la scène, Villeneuve D’Acq, Presses universitaires de Lille, 1985, p.28. 15 Patrice Pavis, Dictionnaire de la performance et du théâtre contemporain, Paris, A. Colin, 2014. p.254.

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théâtralité fera ici référence à ce qui, dans le spectacle, participe à la création d’un double de la réalité, d’une fiction.

La théâtralité de la danse est en quelque sorte une pensée qui s’incarne dans le danseur et s’exprime par la mise en mouvement, à l’aide du langage chorégraphique, de son corps. Pour citer Michel Bernard dans l’entrée « Danse et théâtre » du Dictionnaire

encyclopédique du théâtre (1995), mettre en scène la théâtralité, c’est « jouer avec l’image

et le sens de ce corps offert au regard et à la conscience d’autrui 16[…] ». Au-delà de l’image esthétique, voire athlétique que donne à voir la danse, la présence de la théâtralité insuffle à son mouvement souvent abstrait une signification qui parle à l’intellect du spectateur. Le métissage entre danse et théâtre tient donc d’une forme de ludisme qui consiste à opérer des transformations dans la gestuelle du corps dansant, de l’abstrait au reconnaissable et vice versa, de sorte que le signifiant glisse entre les doigts du spectateur pour réapparaître ailleurs, à un autre moment.

Quant à l’expression « effet de théâtre » qui s’avère souvent utile pour examiner l’émergence, dans la danse, de la théâtralité, elle renvoie à deux définitions plutôt complémentaires. Pour Febvre17, il s’agit de ce qui, dans la danse, fait théâtre, tandis que pour Pavis18, c’est ce qui rappelle au spectateur qu’il est devant une illusion. L’effet de théâtre, pour ce dernier, tient davantage de la visibilité de l’artifice. Les effets de théâtre, dans la danse, se présentent donc à différents degrés. Qu’il s’agisse d’une théâtralité discrète, affichée, voire soulignée, les créateurs jouent de ces différentes possibilités pour marier la fiction au langage de la danse.

Si l’on cherche à comprendre l’émergence de cette théâtralité du corps dansant, il faut encore s’interroger sur la présence de celui-ci sur la scène. Ou plutôt, il faut questionner les différents types de présence que le corps peut arborer lorsqu’il se présente devant un public. Plus traditionnellement, on dénombre deux états de corps en représentation – tous arts de la scène confondus —, expliqués ainsi par Le Moal dans son Dictionnaire de la danse (2008) : « D’une manière générale, au cœur de la notion de théâtralité, intervient le décalage, le

16 Michel Bernard, «Danse et theatre», dans Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995, p.251.

17 Michèle Febvre, « La danse et l’effet-théâtre : théâtralité?», dans Jeu : revue de théâtre, no.59, 1991, p.39. 18 Patrice Pavis, Dictionnaire de la performance et du théâtre contemporain, op.cit., p.78.

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‟jeu” possible entre l’identité de l’interprète et celle du personnage qu’il incarne, cet autre qu’il campe sur scène19. » Dans la danse, cette dualité entre identité et personnage, entre réel et fictif, peut selon nous être enrichie d’un troisième état, issu de la scission entre identité et interprète. Le Moal continue sa pensée en ce sens en décrivant comment différentes approches chorégraphiques s’approprient la dualité préalablement mentionnée : « La première [approche chorégraphique] tend à réduire, voire à éliminer le dédoublement inhérent au jeu scénique. » À notre sens, ce qu’il décrit est en quelque sorte un état propre à l’interprète de danse, qui n’est ni en état de représentation d’un personnage ni en état de présentation de son identité personnelle, de son masque social aussi appelé persona. L’interprète de danse semble être sur scène, tout simplement. Il donne à voir son corps propre dans sa phénoménalité, qui fait l’expérience physique d’un mouvement dont le principal objectif est tout simplement la dépense physique d’énergie. Il s’exprime par ce mouvement dans l’optique de communiquer cette expérience au spectateur. Ce corps de l’interprète dansant se distingue des autres corps, ceux qui l’accompagnent sur scène et ceux qui le regardent depuis la salle, en leur exposant sa subjectivité. Il ne se présente pas sous le couvert d’un masque, que ce soit le masque social qu’il construit pour se présenter au monde extrascénique ou le masque fictif du personnage. Cependant, comme le laisse entendre la deuxième approche chorégraphique décrite par Le Moal, le danseur doit être conscient de ce que son mouvement peut projeter comme éventuelle signification :

La seconde approche se déploie dans le champ expressif non narratif, c’est-à-dire dès lors que le danseur est autre que simplement dansant sans pour autant se transformer en personnage. Dans ce cas, l’interprète est amené à forger sa projection scénique, cet autre « soi », en conjuguant son intention — la « nécessité intérieure » qui le guide, pour reprendre l’idée de W.Kandinsky — et les possibilités expressives du mouvement (formes reconnaissables, archétypes, par exemple). De là toute l’ambiguïté des expériences de « danse-théâtre » ou de « danse-théâtre dansé ». Entre l’abstraction pure et le mode de la pantomime, s’offre au sujet dansant une large gamme de dédoublement du plus subtil au plus conventionnel20.

Ainsi, la subjectivité de l’interprète ne semble jamais pouvoir se présenter sur scène comme totalement pure, c’est-à-dire dénuée de toute interprétation possible. Le mouvement dansé

19 Philippe Le Moal (Ed.), «Théâtralité», dans Dictionnaire de la danse (Nouv. éd), Paris, Larousse, 2008. p. 814.

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ne renvoie jamais seulement qu’à lui-même, à l’expression immédiate de l’expérience

physique vécue par le danseur. Sans que l’intention qui l’accompagne soit nécessairement de construire une figure dramatique ou de raconter une histoire, en se donnant à l’entendement du spectateur, le mouvement dansé s’expose à se voir accoler un sens, une signification qui l’entraîne plus ou moins loin dans une fiction. En ce sens, les pratiques qui mêlent danse et théâtre semblent miser sur l’entre-deux de ces états – l’être utopique du mouvement pur et le personnage — sur la possibilité de n’être ni tout à fait un, ni tout à fait l’autre, mais quelque part à cheval entre la projection de soi et la représentation de l’autre. Le tableau qui suit tente de conceptualiser trois pôles extrêmes du prisme des types de présence scénique possibles.

Tableau 1 : Types de présence du corps en scène

État Individu (persona) Interprète Personnage

Sphère Réalité Fiction

Identité Construite (masque

social) Propre, subjective Fictive

Corps Construit (masque

social) Corps propre, subjectif Fictive

Statut Être humain Être humain du

mouvement pur (qui tend vers l’abstraction)

Figure humaine de la fiction

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Ce tableau présente donc trois états ou types de présence scénique qui opèrent dans deux sphères bien distinctes : la réalité et la fiction. Alors que l’individu et l’interprète proviennent de la réalité, seul le personnage prend forme et évolue dans la fiction. L’identité et le corps de ces états sont soit construits – d’où l’expression de masque social pour le persona dont la personnalité et l’attitude corporelle sont fabriquées par le milieu social dans lequel il évolue – subjectifs ou fictifs. Ces trois états sont également marqués par le statut qui leur est associé. Dans l’absolu, l’interprète dansant, par exemple, semble se distinguer de l’individu comme simple être humain par son inscription dans un mouvement abstrait, dont l’objectif dans le mouvement en lui-même et dans sa qualité esthétique. Le mouvement dansé de l’interprète, dans sa tendance à l’abstraction, aurait donc la possibilité de dépasser le mouvement qui caractérise naturellement la figure humaine. Ce mouvement libéré de toute connotation familière ouvre alors à tous les possibles. Le personnage, quant à lui, cherche à représenter la figure humaine et même l’univers des représentations de l’humain. Ce qui nous amène aux fonctions associées aux états. Si le personnage représente la réalité sous une autre forme, l’individu ou persona se présente comme étant le produit de cette réalité. L’interprète dansant semble tout simplement être, vivre cette réalité sans y référer. Nous nous retrouvons enfin avec un type de présence principalement rattaché à la danse, celui qui, poussé à l’extrême, tient d’une quête esthétique à travers la dépense énergétique, et avec deux autres qui tiennent davantage du théâtre. L’interprète qui se présente comme l’individu qu’il est en société crée une certaine distance avec l’illusion scénique et c’est en ce sens qu’il agit comme « effet de théâtre » tel que conçu par Pavis, en soulignant la théâtralité.

On retrouve notamment l’utilisation de ce persona dans le travail du chorégraphe montréalais Frédéric Gravel qui, lors de ses « concerts de danse » tels que le spectacle

Usually Beauty Fails, par exemple, vient s’adresser au public pour introduire le prochain

numéro ou encore expliquer ses intentions de créateur. Ainsi, sur la scène, il endosse son masque de chorégraphe et tient un discours lié à son identité sociale. Il ne joue pas un personnage, puisqu’il endosse une parole qui est la sienne, mais il n’est pas non plus dans

Affiliation

artistique Métathéâtralité et distanciation Danse pure (qui tend vers une abstraction maximale)

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