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La figure du spectateur idéal dans Rubber (Q. Dupieux, 2010) : les configurations réflexives au cinéma et leur énonciataire

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La figure du spectateur idéal dans Rubber

(Q. Dupieux, 2010)

Les configurations réflexives au cinéma et leur énonciataire

Mémoire

Josué Aylestock

Maîtrise en littérature et arts de la scène et de l’écran -

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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La figure du spectateur idéal dans Rubber

(Q. Dupieux, 2010)

Les configurations réflexives au cinéma et leur énonciataire

Mémoire

Josué Aylestock

Sous la direction de :

Lucie Roy

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RÉSUMÉ

Ce mémoire a pour objet d’étude le film Rubber (2010) de Quentin Dupieux. Nous nous intéressons en particulier à l’examen du spectateur idéal (celui qui répond aux offres de lecture proposées par le film) ou de l’énonciataire (cette instance du film à qui l’on prête la réception du discours) du second long-métrage du réalisateur français.

Bon nombre de films de fiction semblent se dérouler « naturellement » ou en l’absence plus ou moins avérée des marques d’énonciation. Il arrive cependant que l’énonciation soit marquée ou se reconnaisse à l’emploi d’interpellations faites au spectateur, à la mise en présence d’un narrateur, à l’utilisation d’une mise en abyme (film dans le film, image dans l’image), voire à la déconstruction du récit. Lorsque l’énonciation du film est marquée, celui-ci met en présence l’instance de l’énonciation à qui il s’adresse. Cette mise en évidence des procédés mobilisés par le film change la dynamique de réception habituelle du cinéma narratif classique. La posture idéale du spectateur prévue par le film narratif classique, le spectateur idéal, celui qui reçoit et répond idéalement aux offres de lectures du film, en est nécessairement changé. Parce qu’il diffère du cinéma narratif classique, le film Rubber forme le dessein d’une nouvelle figure du spectateur.

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé ... iii

Table des matières ... iv

Remerciements ... vi

Introduction ... 1

Chapitre I La problématique de l’énonciation ou la présence de l’énonciataire au cinéma ... 7

Les théories de l’énonciation cinématographique ... 9

Les déictiques du sujet et les déictiques spatiotemporels ... 11

Risques anthropomorphiques de l’énonciation ... 14

Risques de glissements terminologiques ... 16

Les délégations de l’énonciation ... 18

L’énonciateur « effectif », « réel », « fictif » ou « feint » ... 18

Trois cas de délégations au cinéma ... 19

Le spectre de l’énonciation au cinéma ... 22

Chapitre II Les configurations réflexives au cinéma ... 26

Le champ de la réflexivité ... 29

Une typologie des configurations réflexives ... 33

La réflexivité au sens strict ou le métafilm ... 35

L’autoréflexivité ... 36

Les renvois ou la réflexivité hétérofilmique ... 38

la réflexivité homofilmique ou la mise en abyme ... 43

Chapitre III Rubber, récit d’un pneu tueur et de son spectateur idéal ... 46

En circuit ouvert ... 50

Brèches dans la fiction ... 51

Entre l’hommage et la satire ... 56

En circuit fermé ... 63

Un film qui se regarde ... 63

L’aporie du discours ... 66

Conclusion ... 69

Court-circuiter le spectateur ... 69

L’esthétique du « no reason » ... 72

Filmographie ... 73

Bibliographie ... 73

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Partir, c’est crever un pneu.

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REMERCIEMENTS

Ce mémoire n’aurait jamais pu voir le jour sans le soutien de personnes que j’aimerais ici remercier.

D’abord, je veux remercier les enseignants et professeurs suivants : Jean-Patrick Lacoste, Sébastien Bage, Stéphane Leclerc et Jean-Marc Limoges. Ils ont été pour moi des personnes précieuses dans mon cheminement académique. J’ai apprécié la passion avec laquelle ils m’ont transmis leur savoir.

Merci à tous mes collègues de classe, ceux dont j’ai brièvement croisés le chemin, tout comme ceux avec qui j’ai développé de sincères amitiés. Je garde un bon souvenir de nos échanges et aussi du support moral que nous nous sommes mutuellement apportés.

Un merci bien spécial aux étudiants des différentes colocations de mon parcours universitaire. Vous avez été pour moi une source inépuisable de sourires.

Je veux remercier ma famille et mes amis qui m’ont toujours encouragé à me laisser guider par mes passions. Ils ont su m’accompagner dans les beaux moments de cette rédaction comme dans les plus difficiles.

Je tiens à remercier également Sarah Massicotte qui fut témoin de mes états d’âme durant la rédaction de ce mémoire. Sa patience, son écoute et ses bons conseils y sont pour beaucoup dans l’achèvement de cette belle aventure.

Finalement, un énorme merci à ma professeure et directrice de recherche Lucie Roy pour sa confiance et sa générosité. Ses justicieux conseils et sa pédagogie ont été de balises importantes tout au long de mon parcours à l’Université Laval.

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INTRODUCTION

Rubber (2010), le deuxième long-métrage du réalisateur français Quentin Dupieux —

aussi connu sous le pseudonyme de Mr Oizo —, a été présenté lors de la Semaine de la critique dans le cadre du 64e Festival de Cannes. Certains critiques ont salué l’originalité et l’audace de

cet « ovni » cinématographique. Dans les Cahiers du cinéma, Jean-Philippe Tessé affirme que le film « tient la route, adhère à l’asphalte d’un phénomène anthropomorphique sidérant1 ».

Jean-Sébastien Chauvin, un autre critique, qualifie le film d’« objet extra-terrestre, franc-tireur, en porte-à-faux avec un cinéma d’auteur souvent tenté de s’inscrire dans un ensemble aux contours bien définis2 ».

Un des films les plus commentés de Dupieux, Rubber, met en scène un pneu, « une roue libre » meurtrière, qui se découvre des pouvoirs télékinétiques. Outre la présence inhabituelle d’un pneu assassin qui tient le premier rôle, des personnages empruntant le rôle de spectateurs assistent au tournage du film dans le film. Par contre, ni caméra ni équipe technique ne se retrouvent dans la diégèse — contrairement à Nonfilm (2001), la première œuvre cinématographique du réalisateur qui montre une équipe de tournage ou encore à

Réalité (2014), son plus récent long-métrage, où l’un des personnages est un caméraman. Seuls

des spectateurs munis de jumelles regardent au loin le film sur le pneu. Ces derniers commentent l’histoire au fur et à mesure que l’action progresse et ne tardent pas à prendre part finalement au récit, c’est-à-dire le film à tourner, pour en modifier le cours. Le film à tourner et le récit du film lui-même s’emboîtent, s’enchâssent l’un dans l’autre. Pour finir, le film à produire est le film.

Figure esthétique récurrente du style de Dupieux, le film dans le film ou la mise en abyme se retrouve dans Nonfilm, son premier moyen métrage dans lequel la narration met en scène le tournage du film même — c’est le récit d’une équipe qui tourne le film auquel nous assistons. Dans Réalité, une structure similaire est déployée de façon plus complexe. Le film met en relation plusieurs niveaux d’histoires qui se chevauchent : « [l]es connexions étranges d’une scène à l’autre donnent à la narration l’aspect d’un raisonnement qui se referme sur lui-même, comme une aporie […cela semble assortie au] même geste poétique qu’un Raoul Ruiz

1 Jean-Philippe Tessé, « Un pneu come un film », Cahiers du cinéma, no 656, mai 2010, p. 36. 2 Jean-Sébastien Chauvin, « Roue libre », Cahiers du cinéma, no 661, novembre 2010, p. 16.

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par exemple3 ». L’enchâssement de récits qui s’entremêlent l’un dans l’autre donne ainsi l’impression d’un casse-tête insoluble, ce qui donne du fil à retordre au spectateur qui aspire à une résolution. Ce « geste poétique » dont parle Jean-Sébastien Chauvin caractérise la première période du réalisateur dont fait partie Rubber.

Qualifié par son auteur d’« [o]bjet théorique […] trop long qui contient néanmoins quelques fulgurances de cinéma numérique4 » —, Rubber est le premier film entièrement tourné en numérique à être présenté à Cannes. L’intérêt du film réside, à notre avis, dans sa structure ou sa configuration particulière. Le spectateur contemplatif est constamment mis à distance du récit filmique, tandis que le spectateur idéal posé par le film est invité à lui donner sens. Or, le postulat de départ du film tient à une causalité défaillante. Habituellement, les films mettent en scène des actions qui ont des conséquences. En ouverture, un personnage face-caméra interpelle directement le spectateur en lui disant : « This film is an homage to the No reason, the most

powerful element of style5 ». Les adresses et les références dans le film mettent sans cesse à mal

l’illusion référentielle dans la mesure où, d’une part, le personnage principal, un pneu, prête peu à une identification spectatorielle. Le pneu n’est pas un humain, mais reproduit des comportements humains erratiques. D’autre part, les interpellations adressées au spectateur, la mise en abyme et les nombreuses références intertextuelles empêchent le spectateur de prendre pleinement part à l’histoire sur le pneu. Le film se présente ainsi comme une fiction (ou une anti-fiction) qui sabote sa propre intrigue.

Bien que le propos s’y prête volontiers, il n’existe pas encore, à notre connaissance, d’analyse portant sur cette œuvre cinématographique. Seules quelques critiques, dont celles parues dans les Cahiers, font mention d’une certaine mise à distance du film envers son spectateur : « Rubber n’est pas un objet aimable, ne cherche jamais à séduire le spectateur. La frontière du drôle et du pas drôle, du gag et de l’horreur y est si ténue que le malaise n’est jamais très loin 6». Nous posons donc la question suivante : si le film Rubber ne cherche pas à

séduire son spectateur, que cherche-t-il à faire?

3 Jean-Sébastien Chauvin, « Dans la tête de la réalité », Cahiers du cinéma, no 708, février 2015, p. 20. 4 Ibid., p. 26.

5 Quentin Dupieux, Rubber, États-Unis, Realitism Films, 2010, 82 min. 6 Jean-Sébastien Chauvin, « Roue libre », op. cit., p. 17.

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Nous pensons qu’un film qui emploie des configurations réflexives comme le fait notre objet d’étude trace la figure d’un énonciataire et plus loin celle d’un spectateur idéal différent de celui du film narratif classique. Cette figure posée par le film est invitée à un travail de reconstruction. Il adopte, en somme, une posture participative et non contemplative. Conscient de la structure réflexive du film, ce dernier est amené à faire une lecture différente, ludique de l’œuvre. La satire, dont le film fait la promotion, se reconnaît, d’entrée de jeu, au fait que le spectateur contemplatif est, insistons-y, mis à distance de l’histoire et qu’il l’est à cause, comme nous le verrons, de la configuration particulière ou exceptionnelle du film. Elle se présente sous la forme de deux circuits distincts. D’un côté, il met en scène son propre mode de production (c’est la métatextualité) et de l’autre, il renvoie, sous la forme de références et de clin d’œil, à un cinéma de genre notamment d’horreur et de films de tueur en série (c’est l’intertextualité). La mise en abyme se reconnaît à la production d’un film dans le film et à la présence de spectateurs commentant les actions qui y sont prévues, ce qui contribue à la réflexivité du film. Les références et les clins d’œil présents dans le film participent également à la nature réflexive de Rubber. Un certain travail est dévolu à l’énonciataire posé par le film, c’est-à-dire l’instance à qui l’on prête la réception du discours, et, plus loin, le spectateur idéal, celui qui, en principe, adhère aux offres lecture du film. Le spectateur est donc pris à partie entre un circuit se refermant sur lui-même — la mise en abyme — et un autre qui est extérieur — les références établies par le film qui constituent autant d’invitations faites au spectateur. L’aspect satirique qui se dégage du film Rubber repose sur cette double réflexivité.

Nous supposons ici que les adresses (mouvements de caméra particuliers et montage abrupt) et les interpellations (regard-caméra et voix off) modifient le statut conventionnel de l’énonciataire. Cette modification est renforcée par le recours à cette double réflexivité. L’ensemble de ces mesures invite à la création d’une nouvelle figure du spectateur. L’énonciation d’un film marqué par des configurations ou constructions réflexives interpelle un spectateur capable de reconnaître et d’établir des liens entre le film et les renvois auxquels il a recours. Comme c’est le cas dans Rubber, l’énonciation met en présence l’instance à qui elle s’adresse. Cette mise en évidence des procédés mobilisés par le film change la dynamique habituelle du genre de fiction dans la mesure où elle modifie la réception du film. Dans le cas du film soumis à l’étude, l’énonciation réfère non seulement au contexte filmique dans lequel les instances responsables du discours agissent et performent, mais aussi au contexte

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cinématographique en général. Rubber réfère, en effet, à toute une culture filmique étatsunienne qui met en scène des tueurs en série. Le spectateur idéal est ainsi appelé à puiser parmi les films qu’il a vus des références susceptibles de contribuer à enrichir sa lecture. L’instance d’incarnation, qui prend en charge l’organisation du récit, le « Grand imagier » ou le « foyer virtuel de l’énonciation filmique7 », permet au film de se déployer sous les yeux du spectateur.

Dans les films narratifs classiques, elle est transparente et l’histoire paraît ainsi se raconter d’elle-même.

[L] » énonciation, dit Guy Borreli, n’est en général perceptible au cinéma que dans les films qui rompent avec les normes du cinéma représentatif traditionnel, puisque la règle dans ce dernier est de gommer toute référence — volontaire — ou tout renvoi — involontaire — aux circonstances concrètes de la production du message, qui pourrait anéantir l’effet de fiction8.

Même dans les films de fiction moins marginaux que Rubber, il arrive que l’énonciation paraisse marquée, que l’attention du spectateur soit mise à mal, qu’il se détourne de l’intrigue, pour s’arrimer aux cadres du récit. Lorsque le film déploie de façon ostentatoire les mécanismes responsables de sa construction ou de sa narration, la fiction est subitement remise en cause. Le spectateur idéal des films narratifs classiques, qui sont généralement plus linéaires, est enclin à décrocher plus facilement d’un film qui emploie des configurations réflexives marquées ou inhabituelles. Son attention est alors détournée de l’histoire au profit du discours.

Rubber constitue, en cela, un vaste laboratoire dans le cadre de notre mémoire dans la

mesure où il questionne et met à jour de nombreuses problématiques liées aux notions de l’énonciation filmique. Les études portant sur l’énonciation au cinéma permettent de mieux identifier les offres de lecture faites au spectateur idéal que construit le film ou d’identifier plus clairement les différentes configurations de l’énonciation responsables de l’aspect satirique du film.

Afin de rendre compte le statut particulier de l’énonciataire dans Rubber, il nous faudra dans un premier temps dresser un portrait général de l’énonciation au cinéma et de ses particularités par rapport aux théories linguistiques dont elle s’inspire. En analysant les notions qui s’y rattachent, nous étudierons plus amplement la structure communicationnelle du film et l’échange qui s’opère entre le film et son spectateur. Dans ce premier volet, la recherche

7 Marie-Thérèse Journot, Le vocabulaire du cinéma, Paris, Éd. Armand Colin, ©2004, 2013, p. 62. 8 Guy Borreli, « La genèse et les générations », CinémAction, « 25 ans de sémiologie », no 58, 1991, p. 24.

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recourra aux travaux de Francesco Casetti, l’un des plus grands analystes des théories de l’énonciation, ainsi qu’à ceux de Christian Metz qui a largement étudié la question. Nous définirons l’énonciataire (ou le spectateur idéal posé par le film) en abordant la problématique de l’« interlocuteur » de la théorie casettienne. Casetti affirme que le film s’adresse à son spectateur comme s’il était une sorte d’allocutaire ou d’interlocuteur idéal. Pour en faire la démonstration, il utilise des hyperphrases du type « Je fais voir et je te fais voir que » pour qualifier le travail de l’énonciateur et l’énonciataire du film, c’est-à-dire les instances abstraites responsables du discours filmique. Il reprend les déictiques repérés dans la langue et l’applique à l’énonciation filmique. Nous verrons en quoi cette notion linguistique et littéraire pose problème dans le contexte des études cinématographiques. En faisant appel à la théorie de Casetti, nous serons amenés à expliquer la relation qu’entretiennent les instances de l’énonciation par l’entremise du point de vue (une autre forme de déictique se conçoit à cet endroit qui a trait à la triade « ici, là, ailleurs »). Les bases théoriques relatives à l’énonciation définies, nous serons en mesure de distinguer une énonciation masquée d’une énonciation marquée.

Dans un deuxième temps, nous étudierons les différents degrés d’énonciation marquée (ou configurations réflexives) dans le cinéma narratif classique. Tous n’ont pas le même impact sur le spectateur. Les notes introductives de Gerstenkorn aideront à faire le pont avec les théories de Casetti qui portent précisément sur la large question des adresses. L’adresse a un caractère réflexif dans la mesure où elle affiche des procédés que le film déploie pour interpeller son spectateur. Par exemple, le regard-caméra, qui constitue une adresse, est l’un des plus grands « tabous » du film de fiction et du cinéma narratif classique en particulier. Son effet provoque généralement une rupture de l’effet de fiction, un décrochage du spectateur. Il existe, comme nous le verrons, d’autres types de configurations réflexives qui ont un pareil effet. À partir des travaux de Jean-Marc Limoges, qui dresse un tableau des « sens » de la réflexivité au cinéma, nous passerons en revue les différentes formes de réflexivité et nous procéderons à une sorte de « ménage conceptuel » de cette notion. Le terme « réflexivité » est largement utilisé et pour de raisons bien différentes9. Nous profiterons de l’occasion pour donner quelques exemples des différents types de configurations réflexives recensés par Gerstenkorn et

9 Jean-Marc Limoges recense sept sens de la réflexivité : sens très large, sens large, sens étroit, sens particulier,

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Limoges. Avec ces outils théoriques en main, nous pourrons aborder finalement notre objet d’étude, Rubber, dans lequel les configurations réflexives sont omniprésentes.

À la lumière des théories présentées, nous analyserons plus en détail l’énonciation particulière proposée dans l’œuvre à l’étude, Rubber. Nous observerons les cas possibles d’énonciation marquée selon les deux circuits (ouvert et fermé) à partir desquels nous dresserons le portrait de la figure du spectateur idéal dessiné par le film. Nous le ferons en observant comment, passant d’un circuit ouvert, auquel correspond l’intertextualité, à un circuit fermé, auquel correspond la mise en abyme et l’autoréflexivité, le film construit son spectateur idéal. Le premier circuit a trait à l’intertextualité ou ce que Jacques Gerstenkorn nomme la réflexivité au sens « strict ». Il correspond également à la réflexivité hétérofilmique, un type de réflexivité en vertu duquel le film entretient des liens avec d’autres films qui lui sont extérieurs. Nous aborderons les notions de référence, de clin d’œil, d’allusion, de lieu commun, d’hommage, notamment en ce qui a trait aux codes du genre de l’horreur et du sous-genre du film de tueur en série auxquels le film fait appel. Le circuit fermé, lui, concerne la réflexivité homofilmique, c’est-à-dire la mise en abyme et ce que Jean-Marc Limoges nomme l’autoréflexivité10. La mise en abyme, c’est lorsque l’énonciation du film se replie sur elle-même. Elle prend trois formes : simple, infinie et aporétique. Le terme « film dans le film » est souvent employé, parfois à tort, pour désigner ce type de construction. Au cours de ce dernier chapitre, nous aurons l’occasion de définir à quel type de mise en abyme Rubber renvoie. À plusieurs reprises, le film met à mal l’illusion référentielle par une surenchère de construction réflexive sur laquelle nous nous pencherons. Le spectateur idéal posé par le film est ainsi pris à partie entre une énonciation qui se dédouble et qui implique des connaissances d’ordre cinématographique qu’il est invité à reconnaître dans le film. En bref, le spectateur non contemplatif est appelé à reconnaître l’effet satirique du film. Nous pourrons, au terme de cette analyse, définir également le rôle et la figure du spectateur idéal posé par le film Rubber.

10 Jean-Marc Limoges, Entre la croyance et le trouble : essai sur la mise en abyme et la réflexivité depuis la littérature jusqu’au

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CHAPITRE I

LA PROBLÉMATIQUE DE L’ÉNONCIATION OU

LA PRÉSENCE DE L’ÉNONCIATAIRE AU CINÉMA

Nous ignorons tout ce que nous ignorons du cinéma.

JEAN EPSTEIN Parce que ça parle, il faut bien que quelqu’un parle.

CHRISTIAN METZ Les premiers théoriciens à se pencher sérieusement sur la question du langage au cinéma ont été les formalistes russes au début des années 1920. Tynianov, un élève de Koulechov, pensait déjà l’image cinématographique comme un signe : « dans le cinéma, le monde visible est donné non en tant que tel, mais dans sa corrélation sémantique, sinon le cinéma ne serait qu’une photographie vivante. L’homme visible, la chose visible ne sont un élément du ciné-art que lorsqu’ils sont donnés en qualité de signe sémantique11 ». Aussitôt que

l’homme ou la chose est capté sur pellicule, il devient un simulacre, un signe appartenant au système structural du film. L’indice de réalité dans l’image cinématographique est si fort qu’on en oublie souvent sa matérialité, son caractère langagier. « [L]'acteur [...], disait Metz, est somme toute la pièce la plus visible du dispositif. La théorie lui préfère le personnage, entité abstraite plus noble (l’imaginaire se voit mieux que le réel)12 ».

Plus tard, des « grammaires » du cinéma ont fait leur apparition. Malgré les grandes différences qui existent entre le langage linguistique et le langage cinématographique, certains grammaticiens y ont trouvé des analogies. Ils considèrent par exemple le plan comme un mot qui, par juxtaposition, permet l’élaboration d’une séquence, ce qu’ils comparent alors à la phrase. Il s’agissait, en fait, de circonscrire les formes du « langage cinématographique ». Elles étaient destinées, comme l’explique Jacques Aumont, à « permettre l’acquisition d’un “bon style cinématographique”, ou bien d’un “style harmonieux” par la connaissance des lois

11 Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Maire et Marc Vernet, Esthétique du film (3e édition revue et augmentée),

Paris, éd. Armand Colin, coll. « Armand Colin Cinéma » © 1983, 2004, p. 116.

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fondamentales et des règles immuables qui régissent la construction de film13 ». Ni bonnes ni

mauvaises, les « grammaires normatives », comme l’indique Roger Odin, ne permettent pas d’épuiser la question du langage au cinéma. « Leur perspective, dit-il, est plus stylistique que proprement grammaticale14 ».

Il faut attendre les années 1960 pour une conception empirique du langage au cinéma. C’est notamment grâce aux apports du jeune (à l’époque) sémiologue Christian Metz que le cinéma devient langage. Metz reprend le modèle de la linguistique structurale pour élaborer une sémiologie du cinéma. Surnommé depuis le « pape de la sémiologie15 » par ses pairs, Metz

est le premier à confirmer que le cinéma est un langage. En procédant à une énumération de ce que le langage cinématographique n’est pas, il parvient à en cibler les caractéristiques propres. Dans sa définition, il soulignait toutefois du même trait l’écart entre ce langage et le langage verbal : « [l]e cinéma est un langage ; le cinéma est infiniment différent du langage verbal16 ».

Jean Mitry, dont les travaux ont inspiré ceux de Metz, faisait déjà cette même distinction en expliquant que le « [l]angage verbal et [le] langage filmique expriment et signifient en utilisant des éléments différents selon des systèmes organiques différents17 ».

Une association trop rapide entre le langage linguistique ou verbal et le langage cinématographique peut, en première analyse, sembler périlleuse. Les conceptions qui ont mené à la définition de ce dernier ont gagné en précision au moment où elles ont été distinguées du langage linguistique ou verbal. Certains théoriciens se sont tout de même inspirés du modèle linguistique dans la mesure où il offrait une base solide contre laquelle s’appuyer pour définir l’énonciation au cinéma. Ils étaient toutefois conscients des différences qui existent entre la langue et le film. La matière première de chacun est très différente ; la langue utilise des mots, des phrases, alors que le film utilise des images en mouvements et des sons. Par conséquent, appliquer de trop près le modèle de la langue au langage cinématographique comporte certains risques de glissements conceptuels que nous aimerions

13 Ibid., p. 118.

14 Roger Odin cité par Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Maire et Marc Vernet, Esthétique du film, op. cit.,

p. 119.

15 André Gardies, « 25 ans de sémiologie » (sous la direction d'André Gardies), CinémAction, no 58, 1991, p. 1. 16 Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, tomes I et II, Paris, éd. Klincksieck, coll. « D’esthétique », ©

1968 (tome I, 244 p.) et © 1972 (tome II, 219 p.), p. 51.

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éviter. Comme l’indique Metz, « [l]es notions de la linguistique ne peuvent être appliquées à la sémiologie du cinéma qu’avec la plus extrême prudence18 ». De toute évidence, appliquer un

modèle composé de mots, aux réalités du film constitué d’images et de sons, requiert une forme d’adaptation, voire une nouvelle conception. Notons toutefois, et d’entrée de jeu, que la présence de l’énonciataire au cinéma relève des théories du langage verbal et linguistique. Afin d’éviter donc tout placage terminologique, il nous faut d’abord démêler les théories dont s’inspire l’énonciation cinématographique.

LES THÉORIES DE L’ÉNONCIATION CINÉMATOGRAPHIQUE

L’apport théorique de Metz a considérablement changé la manière de penser le cinéma et plus particulièrement le langage cinématographique. Ses travaux ont donné suite à plusieurs théories importantes, dont celle qui a trait à l’énonciation cinématographique. Ce vaste champ d’études dans lequel se recoupent plusieurs conceptions et idées distinctes s’est construit à partir et autour des théories linguistiques, narratologiques et littéraires. Francesco Casetti, considéré par Metz comme le meilleur analyste actuel de l’énonciation filmique19, élabore au

début des années 1980 une théorie de l’énonciation qui s’inspire, par endroits, de l’échange verbal dans la langue. Il se pose la question suivante : qu’est-ce donc que l’énonciation cinématographique?

Par ce terme, on indique l’appropriation des possibilités expressives qu’offre le cinéma afin de donner corps et consistance à un film. En d’autres termes, l’énonciation c’est la conversion d’une langue en un discours, c’est-à-dire le passage d’un ensemble de simples virtualités à un objet concret et localisé20.

Ce qui permet de concevoir une énonciation au cinéma, c’est d’abord la particularité du médium à pouvoir construire des discours. Bien que l’appellation « discours » concerne a priori le langage verbal, le terme peut être aussi appliqué au domaine du cinéma comme l’indique A.J. Greimas : « les termes de discours et de texte ont été employés pour désigner également des procès sémiotiques non linguistiques (un rituel, un film, une bande dessinée sont alors

18 Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, op. cit., p. 109. 19 Christian Metz, L'énonciation impersonnelle ou le site du film, op. cit., p. 13.

20 Francesco Casetti, D'un regard l'autre : le film et son spectateur, Lyon, éd. des Presses Universitaires de Lyon,

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considérés comme des discours ou des textes)21 ». Le terme s’applique aussi à la musique qui

agit également comme un discours dans le film.

Tout comme la langue, le film ou le texte filmique est un système qui dépend de l’écriture. Comme le souligne Metz : « Le cinéma [...] est ce qui permet une écriture ; c’est pourquoi nous l’avons défini comme un langage (= “langage cinématographique”) un langage permet de construire des textes22 ». Les matériaux propres à l’écriture cinématographique sont

toutefois bien différents de ceux utilisés dans la langue. Dans l’énonciation verbale, le discours se construit à partir d’unités linguistiques, de mots, et de constructions phrastiques. Les mots sont le résultat d’un couplage entre un signifié (sens) et un signifiant (forme). Dans la langue, chaque mot en tant que symbole ou empreinte acoustique renvoie à un concept spécifique, un signifié. Au cinéma, l’énonciation se forme à partir de cinq matières de l’expression. Il s’agit de l’image en mouvement, du bruit, de la parole, de la musique et des mentions écrites. Le discours filmique est issu des combinaisons possibles de ces matières de l’expression. À ce sujet, Metz remarque que « le cinéma comporte plusieurs “dialectes”[,] chacun d’entre eux peut donner lieu à un examen spécifique23 ». L’agencement des matières de l’expression, les

« possibilités expressives » dont parle Casetti, se prête à l’élaboration du discours filmique. S’il est donc possible de penser le cinéma comme un langage, c’est parce qu’il utilise, d’abord et avant tout, l’image en tant que signe (complexe). Le sens, tel que le remarque le linguiste Émile Benveniste, est à la base de tout langage : « Le sens est en effet la condition fondamentale que doit remplir toute unité de tout niveau pour obtenir le/un statut linguistique24 ». L’image en

tant que signe peut en cela ressembler, quoique sous certains aspects, à une unité linguistique. Or, malgré la relative proximité entre le langage verbal et cinématographique, l’analogie que fait Casetti est largement discutée. André Gardies et Jean Bessalel remarquent par ailleurs que « l’un des enjeux actuels (et l’une des sources de discussion) dans le cadre de la théorie du cinéma tient [en effet] à l’analogie possible ou non avec les modèles linguistiques25 ». Casetti

explique que « le cinéma, considéré comme une réserve de signes et de procédés formalisables

21 Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, tome 1, Paris, éd.

Hachette, ©1979, 1986, p. 102.

22 Christian Metz, Langage et cinéma, Paris, éd. Albatros, ©1971, 1977, p. 215. 23 Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, op. cit., p. 96.

24 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, tome 1, Paris, éd. Gallimard, coll. « Tel », © 1966, 1976, p. 122. 25 André Gardies et Jean Bessalel, 200 mots-clés de la théorie du cinéma, Paris, éd. du Cerf, coll. « 7e art », 1992, p. 77.

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par opposition au film considéré comme un discours réalisé, constitue un niveau abstrait comparable à la langue26 ». Autrement dit, le cinéma et le langue, tous deux constitués de

signes, représentent, selon lui, un niveau d’abstraction similaire qui permet une première comparaison. Même s’il démontre qu’il est possible de le faire, cette conception demeure toutefois risquée. Comme le précise Metz : « [c]eux qui estiment qu’“énonciation au cinéma” signifie quelque chose [,] ne doivent pas prendre à la légère ce [dernier] argument, qui est en vérité très fort. Il nous oblige en effet à une importante reconversion27 ». Selon lui, la principale

difficulté dans la théorie casettienne tient à l’application au cinéma des déictiques JE et TU identifiés dans la langue et en littérature. La particularité de cette approche — qui suscite l’intérêt — tient à l’utilisation que fait Casetti des déictiques JE et TU. Il les utilise sous la forme de périphrases de type « Je montre et je te fais voir que » pour qualifier le travail des instances responsables du discours filmique au moment où elles se font voir. Ceci pose problème selon Metz. Concevoir l’énonciation du film comme une communication entre un énonciateur JE s’adressant à un énonciataire idéal, TU, comporte des risques terminologiques et anthropomorphiques difficiles à éviter. Or, avant d’aborder les problématiques reliées à une telle conception, voyons brièvement ce que sont les déictiques dans la langue.

LES DÉICTIQUES DU SUJET ET LES DÉICTIQUES SPATIOTEMPORELS

Certaines marques dans l’énoncé renvoient à la situation de l’énonciation. Les emplois de pronoms personnels, d’adverbes de temps et de lieux sont tous autant de déictiques qui permettent de retracer l’origine du discours ou, mieux, de la parole — « Qui parle et d’où ça parle? ».

[L]es déictiques (ou indicateurs, pour E. Benveniste) sont des éléments linguistiques qui font référence à l’instance de l’énonciation et à ses coordonnées spatiotemporelles : je, ici, maintenant. Peuvent ainsi servir de déictiques les pronoms (« je », « tu »), mais aussi les adverbes (ou locutions adverbiales), les démonstratifs, etc28.

Dans la phrase : « Je te rejoins ici demain », les pronoms personnels JE et TU contenus dans l’énoncé sont les déictiques qui renvoient respectivement au sujet de la parole, c’est-à-dire à

26 Notes de Francesco Casetti, D’un regard l’autre : le film et son spectateur, op. cit., p. 75. 27 Christian Metz, L'énonciation impersonnelle ou le site du film, op. cit., p. 19.

28 Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, tome I, op. cit.,

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l’énonciateur et à celui à qui il s’adresse, l’énonciataire. Les adverbes « ici » (là, ailleurs) et « demain » (hier, aujourd’hui), quant à eux, sont les déictiques qui informent sur la situation spatiotemporelle de l’énonciation produite, c’est-à-dire le lieu et le temps du contexte qui entoure l’acte d’énonciation. Comme le précise Benveniste, « ici et maintenant délimitent l’instance spatiale et temporelle coextensive et contemporaine de la présente instance du discours contenant je29 ». Les indicateurs de temps et d’espace dépendent ainsi de l’énonciateur

qui peut en témoigner.

Il faut noter qu’il ne peut y avoir d’acte d’énonciation sans une parole pour l’incarner. Autrement dit, dès qu’il y a une énonciation, un énonciateur porte cette parole : « la forme je n’a d’existence linguistique que dans l’acte de parole qui la profère30 ». Il serait faux de penser

que l’absence de déictiques implique nécessairement l’absence d’énonciateur. Une énonciation sans déictique du sujet est possible dans la mesure où d’autres instances (autrement marqués que par les déictiques JE-TU) sont responsables du discours. Toute parole est proférée par quelqu’un et pour quelqu’un. Dans l’exemple suivant : « Robert roule à toute à allure », il n’y a aucun déictique JE-TU qui permet de retracer l’origine du discours. Le sujet Robert ne renvoie pas à l’énonciateur puisque Robert ne parle pas. Il y a tout de même un discours et donc implicitement des instances pour le prendre en charge. Leur présence dans l’énoncé est toutefois masquée. Il existe ainsi des cas où les instances d’énonciation affichent (ou marquent) leur présence dans l’énoncé — c’est le cas des énoncés marqués par les déictiques JE-TU — et il existe d’autres cas — comme dans notre second exemple — où elles effacent (ou masquent) leur présence dans l’énoncé.

La présence ou l’absence des déictiques du sujet dans l’énoncé permet de distinguer l’un et l’autre des modes discursifs. Tout d’abord, comme l’explique Benveniste : « Il faut entendre discours dans sa plus large extension : toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière31 ». Sur le plan

du discours, qui constitue le premier mode d’énonciation, il y a un énonciateur qui s’adresse à un énonciataire et qui attend de celui-ci une rétroaction. Leur présence est affichée dans l’énoncé par l’emploi des déictiques JE-TU. Le second mode d’énonciation, l’histoire est un discours qui

29 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, tome I, Paris, éd. Gallimard, coll. « Tel », © 1966, 1976, p. 253. 30 Ibid., p. 252.

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n’emploie pas de déictiques du sujet. La trace des instances qui prennent en charge ce discours est donc effacée. « L’énonciation historique [...] caractérise le récit des événements passés. [...] Nous définirons le récit historique comme le mode d’énonciation qui exclut toute forme linguistique “autobiographique”32 », JE-TU en l’occurrence. La différence entre le discours et

l’histoire, explique Casetti, tient au fait que l’un se reconnaisse comme une manifestation de la parole alors que l’autre déploie une parole qui semble tenir toute seule :

 la distinction [...] entre le niveau discursif et le niveau historique ou [...] entre commentaire et récit [...] opposent un dire qui manifeste ses propres paramètres de référence (c’est-à-dire le qui, le où et le quand de l’acte qui l’initialise) et un dire qui fonctionne comme s’il était en dehors de toute place déterminée33.

Casetti emploie les termes « commentaire » et « récit » pour parler des modes discursifs du film. Le commentaire est le mode dans lequel l’énonciateur paraît s’adresser directement à l’énonciataire par l’entremise de narrateurs par exemple. Il semble s’afficher dans l’énoncé et cible l’instance à qui il s’adresse. En revanche, le récit est une parole dont le contexte qui entoure l’acte d’énonciation semble absent. Le récit donne ainsi l’impression d’un énoncé sans corps. Or, comme le souligne Metz : « [p]arce que ça parle, il faut bien que quelqu’un parle34 ».

Il y a nécessairement des instances, autres que l’énonciateur et l’énonciataire, pour prendre en charge le récit lorsque celles-ci sont effacées de l’énoncé. Comme le précise Roland Barthes, le récit doit nécessairement être soutenu par des instances d’un autre ordre :

le récit comme objet, est l’enjeu d’une communication : il y a un donateur du récit, il y a un destinataire du récit. On le sait, dans la communication linguistique, je et tu sont absolument présupposés l’un par l’autre ; de la même façon, il ne peut y avoir de récit sans narrateur et sans auditeur (ou lecture)35.

Tout comme dans l’énonciation, le récit comprend les instances présupposées qui partagent le discours. Dans le cas ou un personnage intervient pour raconter, la théorie préfèrera les termes de narrateur et narrataire à ceux d’énonciateur et d’énonciataire. Les narrateur et narrataire constituent, comme nous le verrons, des délégations du discours. Il faut retenir que, bien qu’il y ait deux modes possibles de construction filmique, le discours (ou commentaire pour Casetti) et l’histoire (ou le récit, toujours pour le même chercheur), un seul prédomine : le film est

32 Ibid., p. 239.

33 Francesco Casetti, D’un regard l’autre : le film et son spectateur, op. cit., p. 46. 34 Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, op. cit., p. 29.

35 Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, « L’analyse structurale du

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toujours un discours. Le mode historique est un discours qui masque son caractère discursif, notamment par l’absence de narrateurs qui, par l’emploi de déictiques, s’adresseraient directement au spectateur.

Ce bref exposé sur les déictiques a pour but de mettre en place les notions de base de l’énonciation. Casetti, nous le rappelons, utilise des périphrases de type « je montre et je te fais voir que » pour qualifier le travail du film. Cette conception lorsqu’elle est transposée au domaine du cinéma comporte plusieurs risques de glissements conceptuels, notamment en ce qui a trait à l’interlocution. Afin de bien comprendre la théorie casettienne et de voir comment le film s’adresse à son spectateur idéal, nous pouvons à présent dénouer les problèmes terminologiques et d’anthropomorphiques que la théorie linguistique confère au cinéma lorsqu’elle lui est trop strictement appliquée.

RISQUES ANTHROPOMORPHIQUES DE L’ÉNONCIATION

Comment parle-t-on au cinéma? Lorsqu’il est question d’énonciateur, d’énonciataire, d’un JE s’adressant à un TU, qui parle le film et à qui ça parle? Aborder l’énonciation filmique en ces termes peut sembler insensé dans la mesure où le film n’est pas soumis aux mêmes conditions que celles de la parole dans la langue. La conception proposée par Casetti se base sur le principe d’une interlocution entre le film et son spectateur, comme si les deux entretenaient une discussion. Malgré la « grande force intellectuelle36 » du système casettien,

explique Metz, « une conception déictique de l’énonciation au cinéma [est] fort peu adaptée […] aux réalités du film37 ». Appliquer de trop près le modèle de la langue au contexte du film

comme le fait Casetti procure aux instances responsables du discours un caractère anthropomorphique que Metz trouve gênant. L’utilisation qu’il fait des hyperphrases pour qualifier le travail de l’énonciation filmique, d’une communication entre un JE et un TU, constitue un risque de glissement peu approprié. Comme l’indique Metz : « toute conception de l’énonciation trop marquée par la deixis, comporte, dès que l’on quitte l’étude des échanges parlés, trois risques principaux, anthropomorphisme, plaquage linguistique et glissement de l’énonciation vers la communication38 ». Une autre difficulté s’impose puisque ces risques,

précise-t-il plus loin, sont indissociables l’un de l’autre : « Casetti, lui-même ne cède pas

36 Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, op. cit., p. 24. 37 Ibid., p. 13.

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souvent à ces tentations, il nous met même en garde contre elles, mais dans la théorie, le risque demeure (“le risque”), au singulier, car les trois n’en font qu’un, ils sont indissociables39 ». La

théorie de Casetti n’en demeure pas moins juste, mais requiert des précisions.

Au cinéma, et dans les discours filmiques en particulier, qui incarne le JE de l’énonciation? La juxtaposition de photogrammes qui défile au rythme de vingt-quatre images par seconde crée l’illusion d’un mouvement similaire à celui perçu dans la réalité. Le déploiement de ces images en mouvement, l’énonciation, à proprement dit, repose d’abord et avant tout sur un appareillage technique. Lorsque nous nous référons à l’énonciateur, ce n’est pas au cinéaste, au scripteur ou encore à l’acteur auxquels nous faisons référence, mais bien à un processus : « des mots comme “énonciateur” et “énonciataire”, avec leur suffixe, portent en eux des connotations anthropomorphiques difficiles à éviter et assez fâcheuses en différents domaines, et notamment dans celui du cinéma, où tout repose sur des machines40 ». Penser

l’énonciateur comme un JE pour qualifier le travail du film a cela de problématique que les instances du discours filmique peuvent être confondues avec l’émetteur ou d’autres délégations, dont le narrateur et le personnage. Les suffixes -eur et -aire présupposent un « corps » là où il n’y en a pas nécessairement. Considérer le film comme un énonciateur à ceci de particulier qu’on ramène un objet, c’est-à-dire le texte filmique, à un corps alors qu’en réalité, il n’en est pas un. Pour éviter de tomber dans le piège de l’anthropomorphisme, Metz suggère de se figurer les instances d’incarnation comme un foyer ciblant ou orientant l’énonciation. Il y aurait d’un côté un foyer, l’énonciation du film, qui s’oriente vers une cible, l’énonciataire ou le spectateur.

[L]es postes de l’énonciation elle-même — de l’énonciation qu’on nous dit purement textuelle — n’en sont pas moins, le plus souvent, conçues comme des sortes de personnes [...] On ne peut se les représenter clairement qu’à travers des instances d’incarnations qui d’autre part sont censées occuper réellement leur place durant le processus de transmission41.

Lorsqu’un film parle, c’est l’image en mouvement et le son qui parle. L’origine du discours ne saurait correspondre, en ce cas, à autre chose qu’au film lui-même dans son déploiement. Un principe similaire existe en littérature. L’auteur d’un roman n’est pas à confondre avec le

39 Id. 40 Ibid., p. 12. 41 Id.

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narrateur qui prend en charge l’histoire. Ce dernier constitue une délégation de l’énonciation. Roland Barthes annonçait ainsi la mort de l’auteur : « dès qu’un fait est raconté [...] la voix perd son origine, l’auteur entre dans sa propre mort, l’écriture commence42 ». C’est l’écriture qui

parle. L’auteur ne pourra jamais en dire plus que ce que l’œuvre elle-même dit. Ainsi, le cinéaste, tout comme l’auteur, n’est pas l’énonciateur du film.

RISQUES DE GLISSEMENTS TERMINOLOGIQUES

Outre le caractère anthropomorphique que confèrent les déictiques à l’énonciation cinématographique, une certaine terminologie empruntée par le cinéma aux théories de la communication constitue également un obstacle. Le film est un objet figé, rappelons-le. Il ne saurait donc y avoir, comme dans l’échange verbal, de dialogue possible entre le film et son spectateur puisque leur relation est figée dans le temps et l’espace. Selon l’approche casettienne, le film, en tant qu’énonciateur, prévoit dans son discours un énonciataire idéal à qui il s’adresse. Casetti nomme ce dernier l’interlocuteur du film. Casetti explique que le film attend idéalement un spectateur vers qui il oriente son discours :

le film avant même d’être vu, se donne à voir. Par le fait même d’apparaître sur l’écran, il présuppose l’existence de quelqu’un vers qui se tourner et en détermine certaines caractéristiques ; en se présentant, le film construit un interlocuteur idéal à qui il demande collaboration et disponibilité43.

Selon Metz, cette idée est paradoxale : « le film n’est pas interactif, dit-il, il n’admet aucune réponse 44 ». L’expression « interlocuteur » utilisée par Casetti vise à mettre en scène

l’énonciataire ou le système communicationnel prévu par le film. Il explique que « [l]e film “parle” tout seul et tout le temps, il ne me laisse rien dire et ne peut pas sortir de lui-même (on l’a fabriqué avant, et une fois pour toutes)45 ». Vanoye et Goliot-Lété partagent ce même point

de vue sur l’énonciation au cinéma : « aucun véritable dialogue [n’est] possible entre la source et la cible, aucune intervention possible du “tu”, aucune interchangeabilité des rôles46 ». En effet,

les déictiques dans la langue, contrairement au cinéma, peuvent « change[r] de signifiant pour le

42 Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Essais critiques IV : Le bruissement de la langue, Paris, éd. du Seuil, 1984,

p. 61.

43 Francesco Casetti, D’un regard l’autre : le film et son spectateur, op. cit., p. 11. 44 Christian Metz, L'énonciation impersonnelle ou le site du film, op.cit., p. 22. 45 Ibid., p. 30.

46 Francis Vanoye et Anne Goliot-Lété, Précis d'analyse filmique, Paris, éd. Armand Colin, coll. « 128 », © 1992 ; éd.

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même référent selon les circonstances de l’énonciation47 ». Selon Metz, « l’“énonciateur”

s’incarne dans le seul corps qui soit disponible, le corps du texte, c’est-à-dire une chose, qui ne sera jamais un JE [...] 48». Il rajoute plus loin que « [l]a conception du spectateur comme un

interlocuteur […] paraît [donc] inutilement provocante dès l’instant où le terme est privé de cela

même qui fait sa définition, l’idée d’une interaction immédiate possible49 ». À la différence du

langage verbal, le cinéma transmet une « communication discontinue50 ». Autrement dit, le

message du film est livré à retardement. La relation qu’entretiennent les instances d’énonciations responsables du discours à l’intérieur du texte filmique est cristallisée ou figée dans le temps et l’espace comme le mentionne Lucie Roy dans son cours le Cinéma comme phénomène de communication51 dont la présente démarche s’inspire. Il est impossible pour le

spectateur de « dialoguer » avec le film et d’obtenir une quelconque rétroaction directe de sa part. Le film considéré comme un énonciateur ne peut, à proprement parler, dialoguer avec son spectateur sur le même mode que peuvent le faire deux personnes dans un contexte d’échange verbal ; c’est une évidence. L’interlocuteur de Casetti vise à mettre en scène l’énonciataire ou le système communicationnel prévu par le film. Il constitue une métaphore. Le discours filmique communique des informations orientées vers une instance capable de les reconnaître. Les adresses prévues par le film concernent ultimement le spectateur qui reçoit le film. Celui-ci ne saurait intervenir sur le film autrement qu’en mettant à profit ses connaissances ou en se livrant à des interprétations variées du discours auquel se prête le film. L’approche casettienne de l’énonciation nous permet d’établir les bases du discours filmique et, justement, de les distinguer de celles qui ont cours dans les échanges verbaux. Le film en tant qu’acte discursif dépend de l’énonciateur qu’il est, c’est-à-dire d’une instance qui prend en charge le discours. Il dépend également d’un énonciataire, l’instance que prévoit l’énonciateur dans son discours. Ceux-ci peuvent toutefois déléguer à d’autres des paroles et des points de vue.

47 Christian Metz, L'énonciation impersonnelle ou le site du film, op. cit., p. 16. 48 Ibid., p. 26.

49 Christian Metz, L'énonciation impersonnelle ou le site du film, op. cit., p. 27.

50 Dominique Chateau cité dans Metz, L’énonciation impersonnelle ou le site du film, op. cit., p. 21.

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LES DÉLÉGATIONS DE L’ÉNONCIATION

Le philosophe Jean-Marie Schæffer s’est intéressé aux questions de la réception esthétique. Il énumère certains phénomènes essentiels qui ont trait à l’énonciation et au genre. Il aborde notamment la question des délégations possibles de l’énonciation en littérature. Son observation peut nous aider à établir les niveaux de délégations de l’énonciation cinématographique et notamment de distinguer l’émetteur de l’énonciateur « réel ».

L’ÉNONCIATEUR « EFFECTIF », « RÉEL », « FICTIF » OU « FEINT »

Schæffer explique d’abord que toute œuvre, qu’elle soit littéraire, cinématographique ou picturale, est l’état d’une communication entre un destinateur et un destinataire. Elle est faite par quelqu’un et pour quelqu’un. Cette communication est bien entendu différée et ne peut être interactive comme nous venons de le voir.

Une œuvre [est] en premier lieu, l’accomplissement d’un acte de communication interhumaine, un message émis par une personne donnée dans des circonstances et avec un but spécifiques, reçu par une autre personne dans des circonstances et avec un but non moins spécifiques52.

Chaque message est orienté, a une visée, et ne peut être décodé que s’il rejoint de l’autre côté une instance qui y porte, à tout de moins, une attention particulière. L’œuvre est ainsi un support investi d’une intention. Elle est un acte permettant au discours de joindre ultimement un destinataire avec qui dialoguer. En elle-même, l’œuvre contient à la fois un message et la marque d’une intention générée par quelqu’un pour quelqu’un. Schæffer cherche ici à définir le statut de l’énonciateur qui entame un acte discursif. Il appelle ainsi l’énonciateur « effectif » l’instance première qui prend en charge le discours. Celui-ci s’apparente à l’énonciateur caractérisé par le déictique JE chez Casetti. Cet énonciateur constitue pour nous le premier niveau de l’énonciation : c’est le film dans son déploiement. Ce dernier peut déléguer son discours à d’autres émissaires de la parole. Ceux-ci constituent alors le second niveau. Schaeffer en distingue trois sortes : l’énonciateur « réel », « fictif » ou « feint ». Ces trois types sont ce qu’il appelle le « statut ontologique de l’énonciateur » :

L’énonciateur d’un acte de langage peut être réel, fictif ou feint. L’énonciateur

effectif est toujours réel, car autrement il n’y aurait tout simplement pas d’acte

communicationnel. Mais cet énonciateur effectif peut ou non déléguer son

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énonciation à un énonciateur second. Ce dernier est fictif s’il est inventé par l’auteur, feint s’il est identifié à une personne ayant existé ou existant réellement53.

L’énonciateur « effectif » constitue donc le premier niveau. C’est l’énonciation à proprement parler, c’est-à-dire le film qui se déploie sous les yeux du spectateur. Au cinéma, cette énonciation est constituée minimalement de points de vue, celui de la caméra qui donne à voir. À l’intérieur de cette structure, entrent en jeu différents émissaires qui peuvent porter à leur tour le discours. Il peut s’agir d’un énonciateur « réel », une personne existante qui parle en son nom ; d’un énonciateur « fictif », pur fruit de l’imagination ou encore d’un énonciateur « feint » qui renvoie à une personne morte ou vivante. Ces délégations sont plus communément appelées narrateurs (lorsqu’ils interviennent pour raconter leur histoire ou celle de quelqu’un d’autre) ou personnages (lorsqu’ils agissent). Il faut noter que ces embrayeurs de discours constituent des émissaires de l’énonciateur « effectif » et peuvent, par leur prise de parole, masquer le discours, c’est-à-dire le film. Rappelons-le, il n’y a qu’une seule énonciation, le discours filmique qui tantôt prête sa voix à un narrateur, tantôt à un personnage. C’est également elle qui organise les points de vue, le montage et fait des choix relativement aux manières de raconter l’histoire.

Nous savons que dans le domaine de la littérature l’auteur n’est pas à confondre avec l’énonciateur. L’émetteur, l’énonciateur et le narrateur sont des entités distinctes. Au cinéma, le réalisateur ou cinéaste ne peut également être confondu avec l’énonciateur ou l’une des délégations du film. Lorsqu’un film passe explique Metz « c’est en général qu’il y a (au moins) un spectateur : l’instance d’incarnation de la cible est donc présente. Mais celle de la source — le cinéaste, ou l’équipe de production — est le plus souvent absente54 ». Le spectateur accède à

l’énonciation du film, non à celle de son émetteur. Il arrive cependant des cas plus complexes comme celui des réalisateurs qui incarnent leur propre rôle dans des films, mais, même dans ces circonstances, le réalisateur n’est pas l’énonciateur.

TROIS CAS DE DÉLÉGATIONS AU CINÉMA

Prenons trois cas où il est question de réalisateurs à l’écran : le cas d’Orson Welles dans

F for Fake (1973), celui de Woody Allen qui incarne Sandy Bates dans Stardust Memories (1980)

et finalement le cas de John Malkovich qui incarne un personnage se prenant pour Stanley

53 Ibid., p. 83.

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Kubrick dans Color Me Kubrick (2005). Tous trois incarnent le rôle de réalisateurs. Dans le premier film, Welles se présente comme le réalisateur du film. Le film utilise les codes du documentaire notamment celui de montrer la caméra même qui filme à l’écran. Il s’adresse par la voie du commentaire directement au public : « This is a film about trickery, fraud, about lies55 ». Il

rajoute que tout ce qui sera dit dans la prochaine heure se base sur des faits véridiques : « During the next hour, everything you will hear from us is really true and based on solid fact56 ». Le film

prend rapidement une tournure rocambolesque au moment où le spectateur apprend que des faux de Picasso auraient été vendus pour une importante somme d’argent. La posture du réalisateur est en quelque sorte conflictuelle dans F for Fake. Il utilise des procédés vraisemblabilisants pour tromper le spectateur. Il se présente à la fois comme l’autorité narrative du film et un prestidigitateur. Il promet de dire vérité qui, à terme, il ment. Welles, utilise la vraisemblance empirique des codes du documentaire pour parvenir à cette illusion. Selon la théorie schæfferienne, il serait un énonciateur réel puisqu’il parle en son nom. Or, ce qui définit le statut fictionnel d’une œuvre ne dépend pas, nous dit Schæffer, du statut de l’énonciateur : « un énonciateur réel peut faire une énonciation fictive57 ». C’est l’acte

d’énonciation qui définit le genre. Cette idée rejoint la dichotomie discours/histoire précédemment abordée dans ce chapitre. Dans un mode discursif, un énonciateur réel peut tenir des propos fictionnels.

Notre deuxième exemple est un cas d’énonciateur fictif. Woody Allen incarne le rôle de Sandy Bates, un personnage qui, comme lui, a une certaine reconnaissance auprès du public et de l’institution cinématographique. Alors qu’il travaille sur un projet de film, Bates est confronté à des questions existentielles par rapport à son parcours de cinéaste. Il cherche à se réinventer et faire un cinéma qui soit plus sérieux. Dans une scène, il tombe face à face avec une forme extraterrestre évoluée à qui il pose une série de questions. « If nothing lasts, why am I

bothering to make films », ce à quoi l’un des extraterrestres répond : « We enjoy your films. Particularly the early, funny ones [...] You're a comedian. You wanna do mankind a real service? Tell funnier jokes58 ».

Plusieurs parallèles dans le film peuvent être faits à la fois à l’énonciateur fictif Sandy Bates et à l’émetteur réel Woody Allen, comme si l’un était le prolongement de l’autre. Or, une fois

55 Orson Welles, F for fake, Paris, Les Films de l'Apostrophe, 1975, 88 min. 56 Ibid.

57 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire?, op. cit., p. 85.

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encore, l’émetteur ne peut pas être confondu ni avec l’énonciateur fictif, Sandy Bates, ni avec l’énonciateur effectif, le film. Il s’agit là de délégations d’un discours, discours qui les sous-tend. C’est bel et bien au déroulement du film auquel sont rivés les yeux du spectateur. Le rôle du réalisateur dans le film n’est qu’une des incarnations possibles du discours. Sa parole est soumise à un autre discours qui l’englobe, le discours filmique figé dans le temps et l’espace. Il est important de distinguer ces deux niveaux d’énonciation puisqu’ils peuvent constituer de véritables pièges pour le spectateur notamment en ce qui concerne l’origine du discours.

Notre dernier exemple provient du film Color Me Kubrick (2005) réalisé par Brian W. Cook. John Malkovich y tient le rôle d’Alan Conway, un homme qui se fait passer pour Stanley Kubrick. Il s’agit du troisième statut qu’énumère Schæffer, l’énonciateur feint, dans la mesure où l’acteur revêt la personnalité d’un être ayant réellement existé. Le personnage qui se fait passer pour Kubrick parvient, malgré sa différence physique, à duper d’autres personnages. Le film est une fiction qui prétend se baser sur des faits réels. Or, contrairement à l’exemple de Welles, nous sommes ici dans un mode historique (fictionnel). Malkovich ne ressemble en rien à Kubrick. Le spectateur qui détient cette information ne peut adhérer à la proposition du film. L’énonciateur feint pose un acte d’énonciation fictif.

Ces trois exemples construisent leur intrigue autour des niveaux possibles de l’énonciation. Ils nous permettent notamment de distinguer l’émetteur de l’énonciateur effectif, le film, et finalement les possibles mises en présence de personnages correspondant à des énonciateurs réel, fictif ou feint.

Nous savons maintenant que l’émetteur, c’est-à-dire l’auteur ou le réalisateur d’une œuvre, ne peut être confondu avec l’énonciateur effectif, le film. Ce dernier contient deux pôles d’énonciation : l’énonciateur, dit effectif, et l’énonciataire. Le premier instaure le discours en fonction du second et attend de celui-ci une rétroaction. Les traces de cette attente sont inscrites dans l’énoncé. Les instances abstraites constituent le premier niveau discursif et ne peut être représentée, comme l’indique Casetti, qu’au moyen « d’une hyperphrase exécutive du type “je dis et je te fais comprendre que...” ou “je montre et je te fais voir que...”59 ». Le

chercheur utilise les déictiques du sujet pour qualifier le travail du film, ce qui, comme nous l’avons mentionné, pose problème selon Metz. Continuons. L’énonciateur effectif peut

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déléguer son discours à d’autres instances qui elles forment le second niveau d’énonciation, ce que Schaeffer nomme l’énonciateur réel, fictif ou feint. Casetti, lui, distingue l’énonciateur du narrateur : « nous appellerons [...] narrateur et narrataire les figures qui marquent l’introduction pleine et entière des motivations de l’énonciation dans l’énoncé, au point d’en avoir une sorte de vie à la fois exemplaire et autonome60 ». Pour résumer la pensée de Casetti, le film « se

donne » à voir, le narrateur est une délégation qui prend en charge le discours, ce qu’il appelle par la « figurivatisation » de la narration — c’est le narrateur à proprement parler. Il incarne dans le récit un point de vue à partir duquel il peut énoncer, porter un discours exemplaire, d’apparence autonome.

LE SPECTRE DE L’ÉNONCIATION AU CINÉMA

Soumettons maintenant l’énoncé suivant aux théories abordées : « L’officier Chad interrogea M. Hughes, le propriétaire du motel, près de la piscine. — Comment étaient vos liens avec Martina? — Ils étaient bons, vous savez, du type employeur-employé ». Cet exemple, tiré d’un dialogue du film à l’étude, est le récit de ce qui semble être une enquête policière. L’énonciation, ne contient aucun déictique permettant de retracer qui parle et à qui ça parle. Il n’y a ni JE ni TU incarnant respectivement l’énonciateur et l’énonciataire. Il y a certes deux sujets dans la phrase : l’officier et le propriétaire, mais qui ne renvoient pas à la place des instances qui émettent ou reçoivent le discours. Ceux qui prennent en charge le discours se retrouvent donc effacés (ou masquées). Il y a toutefois une instance qui témoigne ou rapporte cette scène et une autre instance qui la reçoit. Les deux énonciateurs fictifs sont respectivement l’officier Chad et son interlocuteur, M. Hughes. L’énonciateur effectif, le film, qui témoigne de la scène, délègue sa parole aux instances fictives du film. L’origine des instances d’énonciation demeure masquée et le discours passe tantôt par le policier, tantôt par le propriétaire du motel. Comme l’énonciateur effectif ou l’acte de l’énonciation est effacé, cela nous indique que le film privilégie le niveau historique (ou récit) — c’est une parole qui paraît tenir seule. Cet énonciateur dit « effectif » selon Schæffer amorce le discours, mais le statut du film est fictif. À l’autre bout du spectre, l’énonciataire est celui qui reçoit le discours, en l’occurrence le lecteur qui peut témoigner de l’énoncé.

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TABLEAU I. LE SPECTRE DE L’ENONCIATION FILMIQUE CINÉASTE OU AUTEUR ÉMETTEUR ÉNONCIATEUR EFFECTIF ÉNONCIATION OU LE FILM ÉNONCIATAIRE RÉCEPTEUR LE SPECTATEUR (RÉEL)

Le portrait de l’énonciation filmique se précise. Nous avons pu mettre en place deux niveaux d’énonciation. Le premier niveau est constitué de l’énonciateur effectif, c’est-à-dire de l’acte discursif et le second niveau se reconnaît à ses délégations possibles. L’énonciataire à l’autre bout du spectre agit, pour le moment, en lieu et place du lecteur ou spectateur. L’énonciataire est en quelque sorte l’instance qui le représente dans le film et à qui l’énonciateur s’adresse. Les délégations ou émissaires de l’énonciation peuvent prendre en charge le discours de l’énonciation. Le second niveau peut ainsi être formé de l’énonciateur réel, fictif ou feint. Cherchant à adapter la théorie de Schæffer au cinéma, il importe de considérer les personnages et les narrateurs qui peuvent être réels, feints ou fictifs. L’acte d’énonciation peut, lui, être de nature fictive ou sérieuse. Autrement dit, un personnage peut-être fictif, mais l’acte d’énonciation peut peut-être sérieux. Le discours est orienté vers le spectateur idéal et attend de lui une réponse ou un échange. Autrement dit, l’énonciateur effectif, le film encore une fois, attend à l’autre bout du spectre un spectateur capable de répondre aux offres de lecture proposées par le film. Un film peut tout aussi mettre en place un énonciataire fictif qu’un énonciateur réel auxquels le spectateur peut s’identifier : « le destinataire ultime de toute œuvre est un destinataire réel, mais de nombreuses œuvres fictives insèrent un destinataire fictif entre l’énonciateur et le destinataire réel61 ». C’est le cas de Rubber où le narrataire est

incarné par différents personnages qui visionnent le film dans le film.

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