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Charif ou l'antipathie du bonheur : suivie de Cyrano, Candide et Charif : discussion sur le bonheur

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Charif ou l’antipathie du bonheur suivie de

Cyrano, Candide et Charif : discussion sur le bonheur

Mémoire

Jean-Sébastien Rioux

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Charif ou l’antipathie du bonheur suivie de

Cyrano, Candide et Charif : discussion sur le bonheur

Mémoire

Jean-Sébastien Rioux

Sous la direction de :

Neil Bissoondath, directeur de recherche

Thomas De Koninck, codirecteur de recherche

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Dans un village, désert gris, un enfant porteur d’une longue tradition ne peut aspirer au bonheur. Comme on disait chez lui, « lorsque l’on naît d’un lion on devient un lion », lui était né de rats et, selon les lois, devait demeurer de jour adossé à son mur et de nuit, chercher de quoi manger. Jusqu’au jour où l’Étrangère arrive au village. Étrange voyageuse, elle voit au-delà de la condition de l’enfant et découvre une étincelle au fond de lui. Quelques mois passent et tous les jours, elle s’assoit au côté de l’enfant stoïque et lui parle de sa vie, des mathématiques, de la survie en forêt, de tout. Cependant, un matin, personne ne vient s’asseoir aux côtés de l’enfant. Il se questionne sans succès et finit par poser le regard sur l’objet le plus précieux que l’Étrangère possède, sur une table devant lui, et prend la première décision de son existence : il retournerait l’objet à l’Étrangère. À travers ces lignes, je me questionne sur le bonheur humain, pourquoi certains l’atteignent, pourquoi échappe-t-il aux autres et à quel point sommes-nous responsables de ce résultat. Dans la section essai, je discute « bonheur » avec Rostand et Voltaire par le biais de nos trois œuvres,

Cyrano de Bergerac, Candide et Charif ou l’antipathie du bonheur. Je compare le destin de ces

personnages surdimensionnés et m’interroge sur l’implication de chacun quant à l’atteinte de leur but ou leur échec, à savoir s’ils parviennent ou non à atteindre le bonheur.

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In a village, lost in a grey desert, a young boy following in a long tradition could not aspire for happiness. As we say in his country, "when born from a lion, a lion you become". He descended from rats and hence, according to the law, he would remain against the wall by day and scavenge for scraps by night. That is, until the Traveller arrived in the village. The mysterious wanderer could see beyond his condition and soon she uncovered a spark in him. Months went by and day after day she would sit next to the stoic boy and tell him about her life, about mathematics, forest survival, anything and everything. One morning, however, nobody came. The boy remained puzzled until he noticed the Traveller's most cherished possession lying on a table in front of him. At that point, he took the first decision of his life, namely returning it to the Traveller. In these pages, I explore the matter of human happiness, why some find it, why others do not and to what extent do we play a role in the result. In the essay, I discuss the subject of happiness with Rostand and Voltaire based on our work, more specifically Cyrano de Bergerac, Candide and Charif ou

l’antipathie du bonheur. Therein I compare the destiny of bigger-than-life characters and wonder

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Table des matières

Pages titres ... i

Résumé ... iii

Summary ... iv

Table des matières ... v

Remerciements...vii

Charif ou l’antipathie du bonheur ... 1

Prologue ... 1

Les Soucibêtes ... 13

Insomnies ... 27

Le Charpentier sans abri ... 44

Un amour de Génie ... 58

Échanges équitables ... 77

Le Père père ... 96

Épilogue ... 121

Cyrano, Candide et Charif : discussion sur le bonheur ... 130

Introduction ... 130

Une éternelle conversation ... 130

Mort à ces auteurs! ... 131

Le bonheur pour les nuls ... 131

Philosophie et littérature ... 132

Chapitre 1 ... 133

Cyrano, pauvre victime, de lui-même ... 133

Quelle pièce enrageante! ... 133

Cyrano responsable de son malheur, mais quelle absurdité! ... 134

Et maintenant, on dissèque! ... 136

De Guiche et la foudre des puissants ... 136

L’amour toujours l’amour, mais jamais pour Cyrano ... 143

La célébrité! Non, merci! ... 145

Le pacte des désespérés ... 146

Ma version de Cyrano : une œuvre jamais écrite ... 148

Chapitre 2 ... 150

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Loin d’être un précurseur ... 150

Montre-nous tes couleurs : les trois premières pages ... 150

Racontez-nous votre vie ... 151

Cunégonde ... 151

La Vieille ... 152

Le frère de Cunégonde ... 153

Les choix ou les réactions, telle est la question ... 155

Le choix de Candide ... 156

Cacambo : la solution aux personnages passifs ... 157

Que pensons-nous de cette fin ... 159

Candide, roman qui dérange… et tant mieux ... 161

Chapitre 3 ... 163

Le bonheur dans Charif ... 163

La Sainte Trinité ... 163

Les incontrôlables : Le destin et les autres ... 164

Destiné et contraint à être malheureux ... 164

Charif : loin de la tragédie grecque ... 164

Le Mendiant : calamité sur deux pattes ... 165

L’Étrangère ... 166

On se remue ou quoi! ... 166

Quelle symbiose ... 167

Tellement de paires de lunettes! ... 168

Les verres de Pangloss ... 169

Cyrano et Candide, au centre Charif ... 170

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Un sincère merci à mes deux directeurs, sans qui l’aventure aurait-été bien moins agréable, et à ma conjointe, qui m’a lu, corrigé, écouté, conseillé, sans perdre espoir.

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Charif ou l’antipathie du bonheur

Prologue

À trois reprises, à trois reprises, à trois reprises, j’ai croisé la route du garçon de cette histoire. Il n’est aujourd’hui qu’une simple figure floue d’un étrange récit, d’un simple conte que l’on partage par-ci par-là, entre chien et loup et de temps en temps, sans grande considération. Mais il m’importe de vous assurer qu’à l’époque où je l’ai rencontré pour la première fois, où il n’était encore qu’un visage ignoré, il n’avait absolument rien d’un être de fiction. Ni sa peau soudée à son squelette, maigreur morbide, ni ses yeux gonflés des nuits sans répit, de ses interminables fouilles nocturnes pour peut-être calmer sa faim, ni sa respiration chevrotante de crainte ne me parurent le moins du monde imaginaires.

Alors, il avait été une fois…

… dans une contrée lointaine, où ni les chants des minarets ni le sermon des prêtres ne venaient déranger l’ancestrale tranquillité, dans un désert au sable aussi gris que la cendre des cadavres que l’on y brûlait, faute de terre pour les y ensevelir, vivait un jeune mendiant nommé Charif, mais dont personne ne connaissait le nom. Seul, toujours seul, dos au même mur, face à la même rue, les pieds aussi nus qu’à sa naissance, le visage calciné, les lèvres craquées et sanglantes, il devait demeurer toute la journée à cet endroit précis — seul legs de parents morts il y avait de cela bien des années — sans bouger, muet, les mains ouvertes pour recevoir l’aumône. À la nuit tombante, il devenait blatte, vermine grouillante, fouillant les ordures, cherchant à remplir son petit estomac qui ne demandait qu’un bout de pain sec ou de viande à peine avariée. Tout cela, il le faisait dans la plus grande discrétion pour que personne ne le voie ou ne le punisse d’être ce qu’il était chez lui : un inférieur.

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Depuis que le désert avait été désert, depuis que le village avait été village, la tradition avait toujours été la même : on naissait d’un lion et on devenait lion. Charif, lui, était né de rats et devait, perpétuer la lignée.

Pourtant, un rat n’est pas un homme et Charif, malgré l’immobilité complète de ses membres, la docilité de son regard et sa volonté de soumission, n’avait rien d’un vaincu, rien d’une âme sans feu, asphyxiée par son statut, sa caste ou un dogme millénaire.

Tant de gens passèrent devant lui, le regardèrent et sentirent du dégoût, de la colère, même de la pitié, mais la plupart du temps, de l’indifférence, et aucun d’entre eux ne pouvait percevoir cette vitalité qui le rendait si différent des autres. Il leur était inconcevable de croire, pour eux qui se levaient dans un univers immuable et s’endormaient dans le même monde inchangé, que dans ce petit être frêle se cachait une telle vivacité, et c’est pour cette raison que cette reconnaissance ne pouvait lui être accordée que d’une personne venue d’ailleurs.

Personne venue d’ailleurs qui fit son entrée un jour semblable aux autres, qui, comme les rares voyageurs, s’arrêta pour se protéger quelque temps du désert meurtrier — plus fatal qu'aucune guerre — et reprendre ses forces avant de continuer sa route. Mais cette personne, cette femme, cette étrangère ne ressemblait en rien à ces hommes et à ces femmes qui parcouraient le monde à la recherche de la prochaine marchandise à vendre ou à ces fantômes des petites bourgades aux grandes villes qui disparaissaient aussi vite que l’or de leurs résidents. Elle n’était pas encombrée de montures fastueuses et lourdes qui faisaient trop souvent cortège à ces charlatans, colporteurs de philtres, de potions de jouvence et d’élixirs miraculeux. Elle n’importunait personne, contrairement à ces vieilles gitanes et leurs divinations, leurs feuilles de thé et leurs paumes de main. Non, elle passa les portes de la ville, sans un mot à personne, loua la

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première chambre libre de la première auberge sur sa route et s’assit à une table au-devant de ce même établissement.

Elle commanda une carafe d’eau au propriétaire et plus un mot ne sortit de sa bouche pour tout le reste de la journée. Elle demeura à son poste, observant le quotidien. Elle se nourrissait de tous ces pas foulant le sol, qui soulevaient la poussière qui, elle, terminait sa danse douce et folle sur la tunique d’un jeune garçon aussi fixe que la façade à laquelle il faisait dos.

Le soir venu, l'Étrangère quitta son état de méditation, monta à sa chambre et sans même allumer une bougie, y disparut.

Le lendemain, elle se leva un peu avant l’aube, à ce moment où l’on devine plus que l’on ne voit, se dirigea à l’endroit où elle avait observé le jeune garçon immobile, absent en cet instant, déposa une sacoche ouverte remplie de fruits séchés et de noix et retourna se placer au même endroit que la veille.

Après une nuit infructueuse, la tête engourdie par l’effort, la vision brouillée par l’abattement et les carences alimentaires, Charif ne voyait que le bout de son nez fatigué lorsqu’il trouva sur le sol ce butin inespéré. Il leva les yeux et regarda cent fois, mille fois à l’horizon pour s’assurer qu’il était bien seul. Il fit disparaître le contenu de la bourse en quelques secondes à peine. Poignée après poignée, il ne prit pas même le temps de goûter quoi que ce soit.

Il ne pouvait croire qu’à une coïncidence fortuite et singulière. Pourtant, pendant une semaine entière, il put se nourrir, sans connaître son bienfaiteur et sans se sentir coupable de profiter d’un mode de vie qu’il ne méritait pas.

Après sept jours, il cessa de manger ce que l’Étrangère lui déposait quotidiennement. Il se rendait bien compte à présent que c’était mal, contre ses principes, contre tout ce qu’avaient enduré

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ses parents, leurs parents, les parents de leurs parents et ainsi de suite jusqu’aux premiers, et laissa s’accumuler durant la semaine suivante tout ce qu’elle lui apportait.

Un matin, elle le regarda, fragile et si fort, sortit de son état de contemplation, se leva, alla doucement aux côtés de l’enfant et s’adossa à son mur.

Au même moment, un homme au pas rapide, sans même poser son regard sur Charif, déposa une vieille pièce de monnaie dans ses mains fixes qui, miraculeusement, en contenaient déjà une aujourd’hui.

L’Étrangère observa la scène avec attention :

« Cette pièce plus l’autre au creux de ta main te donne à présent deux pièces. Cela est de l’arithmétique. Et si je ne peux nourrir ton ventre, je nourrirai alors ton esprit », murmura-t-elle, le regard droit devant elle.

Le lendemain, elle laissa la matinée s’écouler, puis sous le soleil du midi, se déplaça à gauche de l’enfant et plaqua son dos contre le mur. Elle resta à côté de lui un bon moment, sans broncher, respirant si faiblement que même Charif avait de la difficulté à sentir sa présence.

Quelque temps après, deux hommes sortirent d’une allée, furieux. Chacun se hurlait les pires atrocités, s’insultait sans aucune retenue, « Fils de chien! Porc malodorant! », s’accusait de tout et de rien, de meurtre, de vol et de viol. Le conflit ne faisait que s’envenimer. De l’autre côté, à quelques mètres d’eux, se battaient deux molosses, à pleines dents, crocs sanglants, pour un os qui traînait dans la poussière.

L’Étrangère sourit :

« Qu’est-ce qui fait de l’homme un homme et pas une bête? Cela est de la philosophie. » Elle attendit que les deux hommes se séparent, puis quitta l’enfant pour se rasseoir à sa place habituelle et y passa le reste de la journée.

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Durant la semaine qui suivit, elle ne communiqua avec lui que quelques phrases à la fois, lui apprenant ainsi les bases de son savoir, sans aller plus loin.

La semaine prenant fin, l’Étrangère s’assit en face de l’enfant pendant un instant, puis son attention dévia. Apparue du néant, femme sans origine, sans âge et pourtant millénaire, grande et mince, vaporeuse presque, se faufilant entre les vivants, invisible, immatérielle, sans même les faire cligner de l’œil, elle pénétra dans une demeure sans en ouvrir la porte.

Ce qui surprit l’Étrangère ne fut pas cette vision funeste — elle avait, et cela à plusieurs reprises, croisé le chemin de la Mort —, mais bien la réaction, la stupeur glacée qui brilla dans le regard de l’enfant lorsque cette dernière passa devant lui. Il l’avait vue. Si peu le pouvaient, encore moins le voulaient, tandis que certains pouvaient passer leur vie à la chercher, à fouiller les champs de bataille pour enfin l’apercevoir, elle, l’énigmatique, celle que tous voyaient au moins une fois, au moment du dernier souffle. Non, cette sensibilité provenait de l’intérieur, de cette capacité de voir au-delà. Tout cela, l’Étrangère le savait parfaitement et elle savait à présent que l’enfant possédait cette aptitude.

Elle se coucha, comme à chaque soir, à la nuit tombante et se réveilla à l’heure habituelle, à la différence qu’elle s’assit en indien aux côtés de l’enfant.

« D’où je viens, il y a un poème qui circule de père en fils et de mère en fille et tout le monde de mon village sans exception le connaît », lui dit-elle en se fermant les yeux comme pour se remémorer chaque plaine, chaque cours d’eau, chaque son des bêtes et chaque visage des gens de sa contrée.

Puis elle prit une grande inspiration, qui devait sentir comme chez elle, et commença à réciter :

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« Il y en a trois,

Trois femmes qui possèdent plus de pouvoir qu’aucun roi, Celle qui de ses entrailles donnera la vie,

Celle qui de son cœur donnera un sens à celle-ci Celle qui d’un tour de main remballe tout et c’est fini.

Cette dernière femme, celle qui hier passa comme une ombre, c’était la Mort. Elle n’est ni comme toi et moi ni comme le grand Régisseur. Elle traverse les landes et les océans pour venir chercher les hommes et les femmes, pour les escorter ensuite de l’autre côté. Tout ce qui naît doit mourir et tous ceux qui meurent ont besoin d’un guide, alors méfie-toi d’elle, mais respecte-la, car c’est elle qui t’accompagnera à la fin. »

À partir de cette journée, elle ne le quitta que la nuit pour dormir. Il n’était plus question de lui apprendre les quelques bases des arts de l’esprit ni de l’introduire au compte-gouttes aux grands concepts de la connaissance. Non, elle lui enseignerait tout ce qu’elle pouvait, de la table des multiplications jusqu’à l’identification des insectes, des poissons et des bêtes. Elle ne se contenta pas de lui transmettre ce que l’on apprenait dans les écoles et les grandes académies de ce monde; elle lui expliqua comment survivre dans le désert, dans la jungle et dans la toundra. Elle déversait des torrents d’informations sur le jeune garçon, sans même savoir s’il comprenait le moindre mot, si ces renseignements collaient à ce cerveau peut-être inapte à l’apprentissage. Pourtant, elle avait vu cette lucidité, alors elle avait confiance. Toutes ses expériences personnelles étaient aussi à partager, ses récits de voyage, ces villes qu’elle avait visitées, les choses extraordinaires qu’elle avait eu la chance de voir, les gens qu’elle avait rencontrés et avec qui elle avait discuté. À d’autres occasions, elle déposait devant lui des articles étranges, artefacts d’une autre ère, bidules cuivrés aux allures loufoques ou pierreries flambantes d’or, de rubis et d’opales.

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« Là où jamais une goutte de pluie ne tombe, on utilise cet appareil pour trouver de l’eau… Loin d’ici, très loin d’ici, dans un royaume où les habitants vivent dans des arbres plus hauts et plus larges qu’aucun autre, régnait une forte et féroce reine amazone et c’est à elle qu’appartenait ce fin diadème », lui disait-elle pour accompagner le spectacle de ces objets uniques.

Durant une saison entière, elle demeura avec lui, sans rater un rendez-vous, monologuant sur la vie et les sciences, sous la pluie battante, la grêle meurtrissante ou les pires tempêtes de sable.

Jusqu’au matin où elle ne vint tout simplement pas.

Charif crut d'abord qu’elle avait passé son heure de réveil. Pourtant, jamais auparavant cela ne s’était produit, pas une fois elle ne s’était montrée après l’aube, soit assise à la table d’en face, soit à ses côtés. Tout indiquait qu’elle l’avait quitté pour ne plus jamais revenir. Il lui vint à l’esprit que peut-être la Mort était venue la chercher durant la nuit, mais cette idée s’évanouit aussi rapidement qu’elle était apparue. En scrutant les alentours de l’auberge, il vit, posé sur la table, un objet très précieux qui appartenait à l’Étrangère.

« Tu vois ce binocle? C’est, de toute ma collection, l’objet le plus important et le plus cher que je possède. Tant de choses merveilleuses sont impossibles à voir à l’œil nu et ce binocle a été fabriqué pour permettre à l’homme de voir ce qu’il ne pourrait », lui avait-elle expliqué glissant le verre magique dans la poche intérieure de son manteau.

Ainsi, elle s’était levée avant les premiers rayons du soleil, avait sorti son binocle, l’avait oublié sur la table et était partie sans même lui dire adieu.

À cet instant, à ce moment crucial où il était certain que l’Étrangère l’avait quitté pour de bon, Charif ressentit quelque chose d’incompréhensible. Il ne savait ce qu’était ce sentiment, cet

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amas d’émotions qui se heurtaient en lui, car personne avant l’Étrangère ne lui avait porté attention ni n’avait compté pour lui.

La confusion faisait rage. Il se trouvait devant un problème d’ordre pratique : que faire avec le binocle? Posé sur la table, là devant lui, fixe, il narguait le jeune garçon de l’ancienne présence de cette femme inconnue qui, durant ces derniers mois, avait été d’une certaine façon une amie. Que faire avec cet objet d’un deuil encore inavoué? Le garder aurait été criminel, passible des pires punitions, mais le rendre à sa propriétaire, sortir de son village, de cet état de fixité diurne, faire affront à ces générations de statues impassibles, être différent et peut-être la revoir, l’était encore davantage.

La joie qui s’immisçait en lui par petites vagues tièdes l’avertissait du danger de cette entreprise et, pourtant, il continuait à fixer le verre, attendant à chaque passant que quelqu’un le libère de la torture et prenne l’objet pour le faire disparaître à jamais dans le fond d’une poche de veste ou de pantalon. Enfant après enfant, homme après homme, femme après femme, groupe après groupe, il demeurait à sa place, couché sur la table, regardant le ciel, calme, comme pour communiquer au jeune garçon que s’il ne le déplaçait pas lui-même, il ne bougerait pas.

La tentation le rongeait. Il résista jusqu’au lendemain ainsi qu’au surlendemain, mais après ces deux jours, il n’en pouvait plus et décida, pour la première fois de sa vie, d’agir dans un monde où il n’avait aucun droit d’action.

Son premier geste, son tout premier mouvement, volontaire et contre tous ses principes, lui fut pénible, long, accablant et lourd.

Il déplia sa jambe gauche.

Puis déjà son deuxième se fit un peu plus aisément, tout aussi lent, mais moins pénible. Il déplia sa jambe droite.

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Les suivants se firent plus fluides, comme si son corps avait toujours su, comme si la liberté lui était innée. Il se leva, stupéfié de cette facilité à suivre ses propres décisions, mais aussi de ce qu’il avait l’intention de faire.

Tous en ligne devant lui, ses parents, ses grands-parents et leurs parents, tous ses ancêtres depuis la nuit des temps immémoriaux le regardaient, fixe, dans la même position qu’il ne quittait que la nuit depuis sa naissance, jusqu’à ce jour. Il les voyait cois, yeux aussi néants que le vide absolu, comme si leur regard éteint passait à travers lui. La honte le hachait de l’intérieur à chaque visage qu’il sentait le transpercer comme s’il n’existait pas.

Le sol ancestral le rappelait à l’ordre à grands coups du silence des aïeuls, et il faillit retomber dans leurs bras de mort, mais au moment où il perdit l’équilibre pour les rejoindre, un homme au pas de course le percuta. Projeté à quelques mètres de l’endroit maudit, Charif ressentit qu’il avait parcouru des centaines de milliers de kilomètres en une fraction de seconde. Le temps s’était remis en marche, le monde recommença à se mouvoir et les visages fantomatiques s’étaient dissipés. Il redevenait, pour la deuxième fois aujourd’hui, pour la deuxième fois de sa vie, partie intégrale du monde.

Il se releva. Personne ne le remarqua, et il en prit conscience. Chacun le croisait, le frôlait, le voyait là, debout, un peu poussiéreux de sa chute, mais personne ne le punissait, personne ne savait qui il était ou tous étaient trop occupés. Le binocle était toujours là, scrutant le soleil et l’azur sans nuages. Charif, à l'affût — encore empreint de ses habitudes de rongeur —, surveillait les alentours, la tête vide et la conscience engourdie par tous ces mouvements qui l’isolaient. Il s’approcha de l’objet et le prit dans ses mains.

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Rien de spécial ne se produisit. Il avait agi selon sa volonté, il était là, debout, le binocle au creux de sa main. La foudre de ses ancêtres ne l’avait pas frappé et nul ne l’avait même remarqué.

Charif ne s’était jamais assis sur une chaise d'école, il ne s’était même jamais assis sur une chaise, mais il avait appris en demeurant là où il avait toujours été et savait peut-être bien plus que ces enfants fortunés qui y étaient allés. Il avait entendu bien des gens discuter sur tout et sur rien et surtout, il en avait retenu un bon nombre d’informations. Il savait, par exemple, qu’une seule route traversait le désert, tranchant le village en plein milieu, pour se terminer au commencement des terres fertiles. On entrait au village par une entrée unique et on en sortait par la seule sortie possible, à l’autre bout. Par conséquent, Charif n’avait qu’à suivre la route opposée à celle que l’Étrangère avait empruntée à son arrivée pour tenter de la retrouver.

Cependant, connaître la direction à prendre n’était pas le plus difficile de l’affaire. Il devait de prime abord survivre au voyage, au désert. Aucun habitant ne sortait du village et tout ce qui devait être acheté de l’extérieur était apporté par les marchands ambulants et les voyageurs. Charif devait à tout prix joindre l’un de ces groupes si rares dans la région.

Par chance, une caravane d’étrangers était arrivée il y avait à peine une semaine et était encore là à ce jour. Ils avaient établi leur campement à l’extérieur des murs, à quelques pas de l’une des deux sorties, et se préparaient à lever le camp pour se diriger du même côté que l’Étrangère. Les marchandises avaient été écoulées et les rations amassées. Il ne restait plus qu’à terminer les derniers préparatifs et à partir pour la prochaine destination.

La poussière était soulevée, on chargeait les chameaux, on harnachait les chevaux et les ânes, on remplissait, soulevait et déplaçait une multitude de caisses, et Charif, sans trop savoir ce qui se déroulait, se dirigea vers l’homme le plus vocal, celui qui, du premier coup d’œil, semblait

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être le chef de cette bande fourmillante, trop grouillante à son goût. Ce profil collait à un petit homme qui hurlait à s’en arracher les poumons, les poils de nez et les cheveux — ce qu’il avait en très petite quantité — sur un haut et large podium au centre de toute l’agitation. Il dépassait les plus grands de ces compagnons d’au moins deux têtes et demie et donnait des ordres à tout un chacun sans considération aucune pour leur sentiment, leur sexe ou leur âge. Charif, s’approchant de lui, ne fit pas exception.

« Eh toi! Le flâneur! » lui assena-t-il en le regardant à peine, se tournant la tête sèchement à gauche et à droite pour toujours garder un œil sur les autres travailleurs.

« Secoue-toi les puces un peu! Hop! Hop! Hop! Prends cette caisse et apporte-la là-bas », continua-t-il en pointant son petit doigt autoritaire en direction d’un groupe d’hommes chargeant une caravane.

Charif s’arrêta net, pétrifié par cet assaut verbal, ne sachant si vraiment l’homme s’adressait à lui.

« Hey! Ne me fais pas répéter! Hop! Hop! Hop! »

Cette fois-ci, le petit homme le regardait droit dans les yeux.

Soit on le prenait pour un des leurs, soit on n’y portait aucune attention et chacun était le bienvenu pour aider au départ, mais dans les deux cas, Charif vit l’opportunité et se mit à transporter d’un côté comme de l’autre des caisses et des marchandises, d’une charrette à l’autre, selon les ordres du petit chef et de ses subalternes. Il obéit si bien, si docilement et de manière si naturelle que personne, au moment du départ, ne fut surpris de le voir s’installer à leur côté.

Le désert avait vu Charif naître en son sein et le désert l’avait vu grandir dans le silence, et Charif n’avait jamais prononcé de paroles à personne avant, sauf à lui-même, et se faisait passer,

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au sein de cette communauté, pour muet. Personne ne lui posa de questions et il recevait sa part de ration chaque jour, du moment où il faisait sa part des travaux quotidiens.

Le voyage dura une semaine, deux jours, quatre heures et trente-huit minutes. La troupe s’était arrêtée juste un peu au delà de la frontière du désert, à la limite de cet autre monde assez éloigné pour sentir la fraîcheur nouvelle et assez proche pour que, quelquefois, par un souffle venant du sud, on puisse flairer l’odeur du sable chaud. Charif savait que c’était la dernière soirée qu’il passerait avec tous ces gens et c’était une tradition, pour eux, de la partager avec leurs compagnons avant de se séparer pour peut-être ne plus jamais se revoir. Tous riaient, buvaient, dansaient et chantaient et de temps en temps, la tête par-dessus son épaule, chacun jetait un coup d’œil en arrière pour mieux se rappeler les épreuves qu’ils avaient traversées.

Charif, lui, ne rit, ne but, ne dansa ni ne chanta; il s’était promis de rapporter l’objet à l’Étrangère, de faire entrave à la tradition pour cette fois-ci uniquement, mais il n’avait aucune intention d’en tirer la moindre joie. Il prit refuge loin de ses compagnons pour mieux s’empêcher de ressentir quoi que ce soit vis-à-vis de ces gens qui l’avaient accueilli gratuitement, sans demander autre chose en retour que ce qu’il pouvait donner. Il avait travaillé avec chacun d’eux, avait mangé la même chose que tout le monde, avait eu peur aux mêmes occasions et le même sentiment de sécurité l’avait envahi lorsqu’ils aperçurent à l’horizon les premiers signes des terres fertiles. Il s'éloigna du groupe et s’endormit.

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Les Soucibêtes

À l’occasion, il rêvait…

Prunelles noires, partout autour du Seul, ils geignent à peine, qu’un simple râle, une respiration aussi naturelle qu'une brise. Ils ne voient pas, ne veulent voir. Le regard dans le vide, ils le transpercent. Le Seul n’existe plus.

Charif ouvrit les yeux sur le monde, se leva, et secoua une fine couche de poussière de sa tunique.

La fête s’était continuée tard dans la nuit. Sur le sol gisait une multitude de bouteilles vides, cadavres de verre, et une multitude d’hommes et de femmes, cadavres bruyants, qui ronflaient repus de vin et d’amitié. Charif en profita pour se promener une dernière fois à travers le petit campement pour chuchoter à chacun un faible adieu. Puis, il partit sans réveiller personne.

« La ville la plus proche est à une demi-journée de marche au nord-ouest », avait-il entendu des dizaines de fois au cours des derniers jours. Alors, c’est à cet endroit qu’il commencerait ses recherches.

Sur son chemin, tout différait de ce qu’il avait déjà vu dans le désert. L’eau, par exemple, valsait à son gré à travers les rochers pour aboutir on ne sait où, au lieu de provenir des carafes, prisonnière de l’argile. La végétation était luxuriante au lieu d’être, un luxe. Tout était feuilles, fleurs ou bêtes, bref, tout était vie et couleur.

Pourtant, Charif ne pouvait profiter de ce paysage, car quelque chose embrumait son regard : la peur. Bien évidemment, il n’était pas enfant à reculer devant les chiens affamés de son village ou encore les hordes de rongeurs ou d’insectes qui croulaient, comme lui, dans les déchets, mais en cet instant, la donne avait changé. Le sol, le décor et même le soleil lui semblaient étrangers; ainsi, les dangers aussi devaient l’être. Comment réagir devant ces créatures aux milles

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dents acérées, aux poisons étranges ou aux larges pattes? Sauter, danser, faire du vacarme, se rouler par terre, faire le mort ou tout simplement se laisser dévorer sans broncher étaient toutes des idées qui s’entrechoquaient au rythme de son cœur effaré. Le sang lui emplissait les tympans, et les sons qui lui parvenaient n’étaient qu’avertissements de danger. D’un coup de tête frénétique, il vérifiait et revérifiait le périmètre au moindre craquement, à chaque feuille déplacée. Il entrevoyait de petites étincelles scintillantes à travers le feuillage et s’imaginait des dizaines, des centaines, des milliers de bêtes sauvages attendant seulement une opportunité de passer à l’attaque. « Ça y est! C’en est fait de moi, je l’ai bien mérité », pensait-il en ces moments où il se croyait perdu.

Peu à peu, La végétation se retirait pour laisser place à d’immenses champs ensemencés. Charif reprit son calme du mieux qu’il le pouvait. Pourtant, les vastes terres vertes aux épis à peine mûrs, aux plants de pommes de terre croissants et aux autres trésors de la terre, sillons pleins de vie, ne parvenaient pas à l’émouvoir, car la méfiance ne l’avait pas encore quitté.

Il marcha quelque temps sans qu’il ne perçoive signe de vie, mais bientôt un bâtiment se dessina à l’horizon. Approchant de cet indice de civilisation tant espéré par le jeune garçon, il entendit de longs et sonores râles, puis le silence. Les mêmes râles recommencèrent à se faire entendre, comme si quelqu’un, à bout de force, essayait de soulever quelque chose de massif. Charif accéléra le pas en direction de ce son lugubre, traversa à grandes enjambées la moitié d’un champ pour arriver à quelques pas de la source des plaintes.

Un vieillard, décharné, se trouvait à quatre pattes sur le sol, le dos incurvé vers le bas, se débattant pour se relever. Un poids immense semblait l’en empêcher, mais le jeune garçon ne voyait rien. Il avait beau fixer, ouvrir ses yeux à pleine capacité et se les frotter encore et encore, rien n’y faisait. Il n’y avait rien sur le dos du vieillard. « On dirait que quelque chose d’invisible

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semble écrase cet homme… », pensa-t-il au même moment où il eut l’idée de mettre à l’épreuve le binocle de l’Étrangère.

Dès le moment où les verres s’interposèrent entre sa rétine et la réalité, Charif distingua ce qui écrasait le vieillard. Il tomba d’épouvante. Le derrière traînant dans la terre, les ongles raclant le sol, arrachant chaque pousse au passage, les mains déchirées, écorchées par les roches, il tenta de prendre le plus possible ses distances de ce qu’il venait d’apercevoir. Il recula ainsi sur une distance considérable pour enfin s’arrêter derrière un rocher où il se cacha un instant pour reprendre son souffle, son esprit, et par le fait même, un peu de courage.

La tête à l’horizontale, aussi tranquillement qu’il le put, sans sortir de sa retraite, il épia; elle était encore là-bas, comme si elle ne s’était aperçue de sa présence.

À aucun moment de sa courte vie n’avait-il vu une telle aberration et jamais il n’en avait même entendu parler, pas même dans les leçons de l’Étrangère. La créature n’avait rien des animaux des forêts, des poissons au fond des eaux, ou des oiseaux qui survolaient le monde. Non, bien qu’elle eût un pelage long et duveteux, à l’instar de certains mammifères, la couleur n’en était pas moins d’un bleu sarcelle; bien que, sur son ventre, elle portât des écailles comme les sinueux reptiles, celles-ci avaient la forme et les teintes d’un œil de paon; et bien qu’elle possédât deux ailes, au même titre que l’ensemble des volatiles, celles-ci étaient aussi petites et aussi dépourvues de plumes que celles des chauves-souris.

Charif observait la créature, qui avait à peu près la taille et la posture d’un babouin moyen, et se disait qu’il se devait, malgré la peur, de porter secours à l’homme qui, déjà, ne la combattait presque plus. Il se releva, prit une énorme bouffée d’air et se dirigea vers l’assaillant. Toutefois, un frisson glacé lui parcourut les vertèbres, ce qui le fit s’immobiliser sur-le-champ.

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Le temps pressait, Charif le savait fort bien et se remit en mouvement avec encore plus de détermination, mais la Mort arriva la première.

L’homme expira.

Tombé à genoux et luttant pour chaque inspiration, Charif fixa le sol un bon moment avant de percevoir les lugubres gémissements qui provenaient de la nouvelle dépouille. La créature hurlait à la lune naissante, puis remarqua le jeune garçon. Ils se toisèrent. Charif était persuadé qu’il devrait fuir sans délai. Mais par où? À travers le champ? Non, il perdrait de la vitesse à éviter les plantes. De plus, il risquerait de s’y emmêler les pieds et de trébucher. La meilleure solution restait encore de retourner sur la route et d’éviter la forêt, là où il n’y avait pas âme qui vive. Il se redressa tout en douceur en gardant toujours son regard sur la bête qui ne le quittait pas des yeux. Les orteils bien enfoncés dans la terre, dans l’humidité du monde, il commença à compter :

« 1 », il devait s’enfuir, mais la volonté lui manquait; « 2 », mais il le devait, pour peut-être avoir une chance;

« 3 », il avait décidé qu’après cinq, il partirait en sens inverse, sans se retourner; « 4 », les nombres remplaceraient sans doute la peur;

« 5 », la nuit, la terre humide, le monde, le départ.

Charif déguerpit aussi vite qu’il le put et, comme il se l’était promis, ne se retourna pas pour voir si la chose le poursuivait. Pourtant, il savait qu’elle était à ses trousses par les sons qui lui parvenaient. Ces sons avaient une certaine similarité avec ceux qu’il produisait lui-même, sa respiration rapide, profonde et en constante accélération, mais ils avaient quelque chose de bien plus bestial. La bête était de plus en plus excitée par cette chasse inespérée.

Charif déboucha sur la grande route et suivit son plan d’action —. Maintenant, grâce à la noirceur de la nuit, il pouvait distinguer au loin une multitude de lumières qui devaient provenir

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de la ville. Son corps se fatiguait, mais l’épouvante avait pris le contrôle et il n’était pas question d’abandonner ou même d’y penser.

Ferme après ferme, il avait espoir de rencontrer quelqu’un qui saurait lui porter secours. À son plus grand regret, personne ne se trouvait à l’extérieur, et pire encore, aucune lumière n’émanait de l’intérieur des demeures. Toutes semblaient abandonnées à leur propre sort, comme Charif.

Il tenait le cap, toutes voiles dehors, direction droit devant, mais la force quittait ses pauvres jambes et le souffle de la bête lui parvenait toujours aussi déterminé. À ce point, les fermes ne parsemaient plus le paysage et il semblait que la solitude l’enveloppait encore davantage. Il n’était cependant plus si loin de la ville, qu’un simple pont de bois à traverser et quelques centaines de mètres avant d’y être.

Il franchit le pont sans problème, puis vint la roche. Elle n’était pas particulièrement plus grosse, ni plus lourde, ni plus encrée dans le sol que ses comparses roches, non. C’était entre autres une simple malchance, un pied mal tombé, mais surtout, ce fut les membres de Charif, trop faibles et trop mous, qui causèrent sa chute.

La noirceur le submergea.

« Quelle entrée! Quelle envolée et surtout, quelle plongée! De la véritable haute voltige, l’ami! », furent les paroles qui le tirèrent de son inconscience. Il eut la force d’ouvrir un œil, décor flou, puis l’autre, et la vue lui revint petit à petit. La tempe écrasée au sol,— image à la verticale :— le soleil faisait acte de présence. « Je me suis brisé les membres! », pensa-t-il lorsqu’il tenta de se mouvoir et réalisa qu’il en était incapable. Tout avait l’air de fonctionner normalement, pourtant, il lui était impossible de se relever; un poids énorme le clouait au sol.

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Il comprit: la bête se trouvait sur son dos.

Pris de panique, il tenta de se débattre de toutes ses forces, mais rien n’y fit. Il secoua ses membres comme un enragé et envoya à plusieurs reprises ses bras derrière lui en espérant atteindre la créature, mais l'air seulement lui glissait entre les doigts. Dans son esprit, il revoyait le visage du vieillard en agonie qui mourut dans les mêmes atroces conditions et, déjà, il se voyait suffocant, le visage dans la poussière, bleui par le manque d’oxygène. Plus il s’imaginait le pire, plus la masse sur son dos devenait lourde et plus il s’affolait.

« Oh là, l’ami! Relâche les soupapes un peu ou tu vas y rester », lança en ricanant l’homme que Charif ne parvenait pas à voir. L’inconnu le sommait de se calmer et cela n’aidait en rien, de un, parce qu’il lui était inconnu et, de deux, parce que se faire commander de ne pas paniquer lui rappelait qu’il était en pleine panique.

L’homme s’en rendit compte et se mit dans le champ de vision du jeune garçon — une paire de vieilles bottes trouées, chaussettes à la vue de tous — et se plaqua sur le sol, les yeux dans les yeux avec Charif.

« Bonjour, l’ami! Regarde-moi bien, fixe le noir de mes yeux, toujours. Écoute bien :

Quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf carafes sur un muret. Quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf!

Si l’une de ces carafes tombait,

Quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit carafes sur un muret. Quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit carafes!

Si l’une de ces carafes tombait,

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Il recommença la comptine en encourageant Charif à chaque reprise. Devant tant d’insistance, le jeune garçon accompagna d’abord l’homme de façon presque silencieuse et discrète, puis de manière plus distinctive. Les mots perdirent leur sens après quelque temps, mais Charif se laissa aller au jeu de l’inconnu sans comprendre ce qu’il faisait ni pourquoi il le faisait.

Toutefois, vers la quatre-vingt-dix-neuf mille huit cent cinquante-troisième carafe, Charif remarqua que le poids qui le plaquait au sol s’allégeait. Bien qu’il crût au départ que ce n’était que son imagination, il arrivait maintenant à bouger un peu plus aisément.

« Quatre-vingt-dix-neuf mille huit cent cinquante-trois!

Si l’une de ces carafes tombait…

Maintenant, on se lève, l’ami », lui commanda calmement l’inconnu, se levant lui aussi au rythme lent du jeune garçon.

Charif poussa de toutes ses forces pour simplement se mettre à quatre pattes. La masse avait diminué, certes, mais elle ne s’était pas dissipée, et se lever lui demanda un effort considérable. Il faillit même retomber par terre quand ses pieds furent bien à plat sur le sol. Le dos courbé en avant, Charif arrivait à se mouvoir. Il n’était pas aussi agile ni aussi rapide qu’avant, mais il arrivait tout de même à se déplacer.

Tout en l’observant, un sourire gamin au coin des lèvres, l’inconnu — qui, de son apparence, sa peau, ses cheveux et ses vêtements sales, avait tous les airs d’un mendiant de longue date, mais l’œil vif, comme l'Étrangère, empreint du grand air et des grands espaces — lui expliqua que la créature qui parasitait son dos était un fardeau que tous dans cette contrée, sans exception, devaient porter dès la naissance.

Charif lui raconta comment elle avait tué le vieil homme la veille et comment elle l’avait poursuivi sans relâche pour finalement s’accrocher à lui.

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« Quelle poisse, l’ami, d’avoir été à cet endroit à ce moment, car une heure plus tard, elle aurait été aussi morte que le vieil homme », lui répliqua-t-il en souriant à pleines dents pourries. « Crois-moi l’ami, elles sont un vrai cauchemar lorsqu’elles ont trouvé un hôte pour se nourrir, mais, dans la nature, elles sont aussi vulnérables qu’un nouveau-né et, en temps normal, elles se laissent mourir lorsqu’elles se retrouvent seules. Vraiment, l’ami, quelle malchance! », poursuivit-il en l’entraînant à marcher à ses côtés.

Charif le suivait de peine et de misère, mais cela ne l’empêchait pas d’être curieux par rapport à ce nouveau locataire et il essayait tant bien que mal de poser des questions à ce sujet. À un « pourquoi », le Mendiant répondit « Parce que comme nous, l’ami, elles doivent se nourrir.

— De quoi?

— De tes soucis, l’ami, de toutes ces angoisses bien grasses et bien juteuses qui te traversent l’esprit. Elles te les sucent direct de l’amygdale.

— Comment s’en débarrasser?

— Faire comme moi, l’ami, et ne plus s’en faire avec quoi que soit », lui dit-il de la manière la plus naturelle du monde.

Un peu plus tard dans la matinée, ils arrivèrent enfin en ville. Tout y était démesuré, des immeubles qui perçaient les plus hauts nuages, aux légumes que l’on présentait sur le marché public — tout aussi démesuré que les produits eux-mêmes.

« Regarde ces gens, l’ami. Ils sont encore plus écrasés que toi », ricana le Mendiant en pointant tous ces gens qu’ils rencontraient sur leur chemin. Tous traînaient sur leurs maigres épaules de larges et énormes créatures — toutes de couleur et de composition différentes — qui dépassaient de loin la taille de celle de Charif. Plusieurs étaient si gigantesques, si bien nourries,

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que leurs hôtes se déplaçaient à plat ventre écorché sur le sol, se tirant à bout de bras, une traînée de colimaçon à la fois.

Charif observa ces hommes et ces femmes et, malgré la surabondance de vivres et de produits en tout genre, personne ne semblait en être satisfait. Tous étaient bien trop occupés à autre chose et dévoraient d’une main nerveuse leur poignée de fruit avec rapidité tout en courant, s’ils le pouvaient encore, vers une autre occupation plus urgente. On parlait fort, on hurlait à son prochain d’avancer plus vite, on forçait la main des vendeurs pour faire baisser les prix, mais aucun visage de contentement lorsqu’une bonne affaire avait été conclue ou lorsqu’on avait gagné quelques minutes à son emploi du temps, bien loin de là. Il y avait quelque chose dans le regard de tous : une inquiétude permanente.

« Tu vois, l’ami, chacun ici a peur, peur de tout : d’être pauvre, d’être plus faible que son voisin, d’être le dernier ou le moins performant, de mourir et de vivre à la fois, de vieillir ou d’être trop jeune, de parler ou de ou de ne savoir quoi dire, de rire ou de pleurer, de trop aimer, de trop haïr, de tout, vraiment de tout, de manger quelque chose de trop gras ou trop léger, de trop goûteux ou de trop fade… Tiens, cela me donne faim », conclut-il abruptement. Il se dirigea vers une ruelle adjacente sans même consulter Charif qui, heureusement, avait lui aussi l’estomac dans les talons et peut-être même encore un peu plus bas.

Coincée entre deux géants de béton ce trouvait une venelle servant de déversoir à déchet pour ces milliers d’âmes qui dormaient, vivaient et surtout consommaient dans les entrailles de ces tours. Elle débordait des ordures de la semaine; les deux compagnons avaient l’embarras du choix pour se trouver quelque chose à se mettre sous la dent.

Charif avait l’œil pour distinguer les aliments encore comestibles des aliments carrément nocifs et choisissait avec soin chacun des éléments de son futur repas, tandis que du côté du

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Mendiant, qui aurait dû être tout au moins aussi expérimenté en la matière, la technique était horriblement différente. Il raflait tout ce qui lui passait sous la main, du plus frais au plus grouillant et, de temps en temps, il avalait quelque chose purement au hasard pour calmer ses envies temporaires ou par simple gourmandise. Charif avait beau lui lancer des regards d’inquiétude ou même se racler la gorge en signe de désapprobation, rien n’y faisait. La volonté du Mendiant de ne se préoccuper de rien était véritablement de fer.

La chasse terminée, ils allèrent s’asseoir à l’écart des fourmis grouillantes pour savourer leur butin.

« Hé, l’ami! Goûte-moi cela, c’est délicieux », dit avec enthousiasme le Mendiant qui, d’une main ferme, lui tendait un bout de quelque chose qui, au siècle dernier, aurait peut-être pu ressembler à de la nourriture. Charif ne savait comment refuser l’offre de l’unique personne qui semblait pouvoir l’aider et qui l’avait sauvé d’une asphyxie certaine. Alors, à son tour, il prit la chose informe en le remerciant d’un signe de tête cordial.

La chose n’indiquait rien de bon, ni la couleur, ni l’odeur, ni même la consistance au toucher ne promettaient rien de sain pour l’estomac. Tout le portait à ne pas ingérer ce présent; même la bête dans son dos s’activait plus qu’à l’habitude.. On aurait dit une sorte d’écrasement dorsal mélangée à une drôle de vibration. Mais la pression que lui mettait le Mendiant le désarçonnait et eut raison de lui et de son instinct.

Il mangea la chose.

Il n’en prit pas moins d’une demi-heure : les deux compagnons se retrouvèrent tête et estomac premier sur le bord de la rivière, polluant cette dernière de l’entièreté de leur collation.

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« Bah! Quelques fois, on est chanceux et le casse-croute reste, et d’autres, c’est à recommencer. Hein, l’ami? », rigola le Mendiant tout en s’essuyant la bouche de sa manche qui avait déjà servi à cet effet.

« Rien de mieux pour rincer tout cela qu’un bon dessert, pas vrai, l’ami? » lança le Mendiant en entraînant Charif par le bras. « Je connais un endroit où le miel coule à flots », continua-t-il en tirant encore plus vivement son compagnon à mesure qu’ils avançaient.

Sous peu, ils arrivèrent sur un abeiller où étaient disposées des centaines de grosses ruches bizbizantes sans aucune surveillance. Outre le fait que ces ruches ne lui appartenaient pas et que c’était du vol, Charif avait encore un mauvais pressentiment, et le même phénomène se produisit dans son dos : drôle de pression et vibration dorsale. Il voulut s’arrêter à la lisière de l’élevage, mais cela ne tenait plus de sa propre volonté. . Le Mendiant le traîna sur une bonne quinzaine de mètres avant de s’arrêter devant la ruche sur laquelle il avait jeté son dévolu. Sans même réfléchir aux conséquences, sans même observer si quelqu’un se trouvait dans les parages, il enfonça sa main au cœur de celle-ci. Sans se soucier d’avoir brisé, comme du papier mâché, la membrane qui séparait l’intérieur de la ruche du monde extérieur, ou d’avoir détruit la demeure de ces abeilles laborieuses, il sortit sa main couverte de miel collant et coulant. Il se la lécha, puis fila pour s’attaquer à une autre victime sans défense et en défonça les parois. Il se servit ainsi dans plus d’une dizaine de ruches, et les mécontentes commençaient à se regrouper, petit soldat après petit soldat, pour contrer l’assaut. À ce rythme, elles devaient agir vite avant que tout ne soit détruit.

Le bataillon rassemblé, elles attaquèrent tout dard sorti l’agresseur et son autre victime, Charif. Les premières piqûres ne dérangèrent pas le moins du monde le Mendiant qui, la bouche dégoulinante, passait sa langue jusqu’à ses avant-bras, tandis qu’à quelques pas de lui, le jeune garçon se défendait déjà contre les assaillantes qui ne faisaient que se réchauffer. Il en vint de plus

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en plus, de partout, de toutes les autres ruches, et il était impossible d’ignorer cette situation précaire, et ce, même pour le Mendiant qui décida que le moment était venu de fuir en vitesse.

N’ayant cure de Charif, le Mendiant se sauva, emmenant avec lui une horde de mécontentes. Charif le suivit, ignorant la manière dont on pouvait se débarrasser d’abeilles vengeresses. Le chemin qu’ils empruntèrent lui était bien familier, car ils retournaient sur leurs pas et se dirigeaient vers le pont où ils avaient expulsé leur repas. Toutefois, ils ne firent pas que passer par là. Le Mendiant sauta directement à l’endroit où flottaient encore quelques morceaux à peine digérés et Charif, pris au dépourvu et encore traqué par les insectes, le rejoignit bien vite dans l’eau. La tête submergée, ils patientèrent un peu que le calme revienne et sortirent à peine la pointe du crâne pour s’assurer que c’était bel et bien fini.

Ils n’entendaient plus le bourdonnement de leurs ennemis et décidèrent donc de refaire surface. Le corps et le visage couvert de piqûres, ils essorèrent du mieux qu’ils le pouvaient leurs vêtements et s’assirent sur le bord de l’eau pour reprendre leur souffle.

« Wow! Je te jure, l’abi, une pourpuite c’est expellent pour le pœur. Piens, pela m’a épuisé, je puis bon pour une petite pieste, moi », lui balbutia le Mendiant, la lèvre inférieure aussi gonflée qu’une petite mandarine. De nouveau, il se leva et partit. Charif, découragé et tout aussi épuisé, le suivit sans rouspéter.

Il parlait sans arrêt de son ancienne vie lorsque, comme il le disait avec le plus grand dégoût, il était comme eux, comme les gens de la ville, esclave de toutes ces normes et de toute cette pression, et de sa décision de se libérer pour devenir l’idéal humain, comme il aimait le crier haut et fort.

Ils arrivèrent enfin tout près d’une vieille voie ferrée située en retrait du bruit de la ville. « Ici, au moins, on sera tranquille, l’ami », bailla-t-il en s’étendant de tout son long au milieu du

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chemin de fer. Charif resta là, debout, sans bouger, la crainte dans le regard. Pour le réconforter un peu, le Mendiant lui lança paresseusement : « Ne t’en fais pas, l’ami, le train ne passe qu’une seule fois l’an et il est passé tout dernièrement. Je crois. »

Charif s’étendit à ses côtés, terrifié.

« Hé, l’ami. Par curiosité, qu’est-ce qui t’amène dans cette ville pourrie? », lui demanda le Mendiant à moitié plongé dans le sommeil.

Charif lui raconta la venue de l’Étrangère dans son village, l’appel du binocle et sa décision de prendre sur ses épaules la responsabilité de le lui remettre.

Déjà désintéressé, le Mendiant répondit: « Ah, celle-là, elle est passée il y a une dizaine de jours, l’ami, et elle m’a dit qu’elle poursuivait son chemin vers la ville plus au nord ».

Un courant d’air se fit sentir amenant avec lui un petit nuage de poussière. Le Mendiant s’endormit.

Charif, lui, ne put fermer l’œil. L’épuisement qu’il avait senti un peu plus tôt s’était transformé en anxiété. La bête avait atteint un état d’agitation encore inégalé, et une forte voix à l’intérieur lui criait de ne pas s’assoupir. Il fixait le ciel clairsemé de petits nuages gris et obèses lorsque les vibrations ne parvinrent plus uniquement de son dos, mais du sol même. Il se leva nerveusement et distingua au loin un nuage de fumée qui s’approchait à grande vitesse. Cette nuée de vapeur ne leur voulait aucun bien, il en était convaincu.

Il se précipita sur le Mendiant et le secoua de toutes ses forces, mais il ne pouvait rien contre le sommeil d’un homme sans soucis. Devant cette impossibilité, il empoigna ses chevilles osseuses et tira: crac profond des articulations. Il prit ses bras: scratch, deux manches dans ses mains. Il empoigna sa chemise: explosion de boutons. Il le poussa de ses deux mains, de ses

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épaules, le dos contre le sol avec ses pieds, de tout son corps, au péril de sa vie, mais c’était peine perdue.

Une seconde brise, cette fois glaciale, caressa d’un frisson la nuque de Charif. La Mort arrivait.

Le train était si proche, trop proche, et Charif sauta aussi loin qu’il le put pour sauver sa propre vie.

Le Mendiant expira.

Charif resta recroquevillé sur lui-même pendant un long moment. Le passage de la machine assassine lui parut une existence entière. Le silence emplit l’air, le monde, et plus rien ne bougea.

Charif se releva, eut une triste pensée pour le Mendiant qui l’avait tout de même aidé de son mieux, puis se dirigea vers le nord.

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Insomnies

Noirceur complète, le sol grouille et couine, le poil doux caresse les doigts, les mains, les avant-bras, les orteils et les cuisses. La chaleur de toutes ces bêtes collées au dos, friction réconfortante, rassure toute angoisse. Lumière! La lumière se répand comme la lèpre, partout, les rats fuient la clarté pour se cacher ailleurs. Seul maintenant, vision parfaite du monde, mais la solitude a remplacé l’obscurité.

Charif ouvrit ses yeux et vit le monde, se leva, et secoua une fine couche de poussière de sa tunique.

Sans l’ombre d’un doute, il était perdu. Avec les quelques notions que lui avait inculquées l’Étrangère, il s’était cru apte à s’orienter. Il avait suivi une étoile qui, dans son souvenir, indiquait toujours le nord, mais il était désormais clair qu’il s’était trompé. L’avait-il prise pour une autre, la terre avait-elle changé de position dans la galaxie ou avait-elle tout simplement décidé de lui jouer un mauvais tour et s’était déplacée pour indiquer l’est? Il ne pouvait le savoir et se trouvait à présent coincé dans cette forêt éternelle. Bien qu’il réussit à survivre, se nourrissant de baies et de petits champignons et s’abreuvant aux cours d’eau et aux flaques laissées çà et là par les averses, il se sentait de plus en plus faible. N’ayant aucune intention de se laisser dépérir, il continua à chercher son chemin jusqu’à la nuit tombée.

La tête lourde de sommeil, il décida de trouver un endroit couvert où il pourrait fermer l’œil. Il découvrit, non loin de là, le parfait abri au creux d’un vieil arbre mort et s’y réfugia. La chaleur, le vent et la marche l’avaient totalement épuisé et pourtant, il n’arrivait pas à s’endormir. Il se sentait partir dans le monde des rêves, mais jamais entièrement et revenait à chaque tentative à lui-même, conscient et trop éveillé. Ses yeux ne lui obéissaient plus et n’avaient point le désir de rester fermés. Il fut alors forcé d’observer la nuit noire, qui n’était peut-être pas si noire finalement.

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La lune se cachait sous une couche épaisse de nuages et pas même une étoile ne parvenait à les percer. Toutefois, une étrange lueur venait contrer la totale noirceur.

Il se releva aussi rapidement qu’il s’était blotti au cœur de l’arbre et se mit à poursuivre les rayons lumineux qui s’intensifiaient. Écartant le feuillage d’un buisson touffu, il découvrit, dans une clairière non loin, une maison aussi esseulée que lui. Elle n’avait pas l’air très joyeuse ni accueillante avec son jardinet aux plantes sèches et mortes, sa toiture trouée aux quatre coins ou sa façade coulante d’une peinture décrépite. Charif, ressentant la fraîcheur de la nuit et la faim, décida de demander l’hospitalité.

Alors qu’il s’approchait de la porte de la demeure, le silence fut déchiré par d’étranges lamentations, des cris d’une affliction si profonde, si douloureuse, puis soudain par des rires d’une cruauté inimaginable, empreints de l’agitation du délire. Autant le contraste entre ces hurlements était perturbant, autant le fait qu’ils provenaient de la même personne l’était encore davantage. Quelque chose ou quelqu’un souffrait entre ces quatre tristes murs.

Charif ne savait s’il devait s’enfuir ou courir pour porter secours à cet être tourmenté. Une fraction de seconde, sa décision était prise. Il cogna à la porte, peut-être avec un peu moins de conviction qu’il ne l’aurait souhaité, car il semblait que personne n’avait entendu. Il resta planté là un bon moment avant de reprendre son courage et de cogner à nouveau, cette fois, sans contrôler sa force. Cris de surprise à l’intérieur, quelqu’un courut pour répondre à la porte.

« Enfin! Enfin! Enfin! Elle est là, pour moi, pour moi! Enfin! », entendit Charif avant qu’une femme aux cheveux hirsutes et gris comme le sable de son village ouvrît la porte en trombe. Elle regarda un moment droit devant elle, fixant l’horizon, cherchant désespérément à voir quelque chose qui n’était malheureusement pas là, puis baissa son regard sur le jeune garçon et, comme sortie d’une torpeur, lui dit : « Ah! C’est toi… Qui es-tu? Que fais-tu ici? Pourquoi? Qui

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t’a envoyé? À quelle heure? Où sont tes souliers? » La main sur le menton, les yeux dans la brume, elle rentra à l’intérieur, laissant la porte ouverte et Charif, par le fait même, pétrifié de stupeur.

« Je me nomme Charif, je viens…

— Charif… étrange nom… tu es un peu petit pour un adulte… Hé! Ferme la porte, tu vas faire entrer les vermines! », dit-elle en écartant le rideau d’une des fenêtres donnant sur le jardin. Le regard paranoïaque, les yeux propulsés de gauche à droite, elle s’assurait que le périmètre était bel et bien sûr.

Encore un peu effrayé, mais surtout étrangement fasciné par cette femme hors du commun, Charif entra dans la demeure et se planta sur le pas de la porte.

La femme, stupéfaite, se tourna vers lui.

« Ah! Que fais-tu ici toi! Qui es-tu? lui cria-t-elle en s’approchant à deux pouces de son visage.

— Je suis Charif, vous m’avez invité à…

— Ah! Oui, Charif… attention, nous ne sommes pas seuls! Que veux-tu? — Seulement un endroit où dormir, rien de plus, s’il-vous…

— Dormir! Il est comique le petit homme. Dormir! Bonne chance! Le salaud ne le permettrait jamais! Ah! Qui es-tu?! Sors d’ici! », hurla-t-elle à nouveau en se précipitant sur lui, le plaquant contre la porte.

« Ah! Petit homme, c’est toi! Dormir! Dormir, ici personne ne le peut, personne! Tout cela c’est de sa faute. Sa faute!

— La faute de qui?

— De lui, bien sûr! Qui d’autre! Qui d’autre… qui d’autre... », murmura-t-elle, le regard égaré, tout en se dirigeant à l’extrémité opposée de la pièce.

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Elle s’installa dans une berceuse placée tout près d’une fenêtre donnant sur la clairière puis sur l’infinité de la forêt. Elle ne parlait plus, ne se berçait pas; rien ne semblait pouvoir la tirer de cette transe et Charif pouvait bien le sentir.

Savoir que la femme était maintenant inatteignable n’allégea pourtant pas le sentiment d’inconfort qui paralysait Charif, toujours le dos appuyé contre la porte, au contraire. Que faire dans une telle situation ? Certes, la femme lui avait permis d’entrer, mais ensuite? Cela lui donnait-il le droit de s’approcher du feu pour secouer les restes d’une rude et froide nuit?

Le feu craquant dans l’âtre de la cheminée, à quelques pas, réchauffait la pièce, mais trop faiblement pour soulager le jeune garçon du froid et de l’humidité. Il voyait les flammes si intenses, rouge-orangé, qui se tortillaient les unes sur les autres, et convoitait le réconfort qu’elles pourraient lui apporter.

La femme ne sortait toujours pas de son état, et Charif sentait, à mesure que son désir de feu grandissait, la fraîcheur glaciale le mordait au plus profond de la moelle et ne put se retenir d’aller se placer, timidement, sur le sol en face du foyer.

Tout était silence, ambiance tamisée et crépitement. Les amantes dansaient maintenant sur un rythme plus léger, enlacées dans un slow hypnotisant. Le corps de Charif se faisait de plus en plus lourd, tout était propice au sommeil. Il s’étendit sur le sol, puis ferma ses yeux.

Comme dans la forêt, à chaque occasion où il se sentait glisser, rien ne se produisait. La situation commençait à l’agacer, il n'y comprenait rien. Pourquoi n’arrivait-il pas à dormir? La question lui martelait le cerveau. Et qui était cette personne qui ne permettait pas qu’on dorme à cet endroit? Évidemment, il ne crut pas sur-le-champ ce que lui avait dit la femme, qui semblait tout sauf saine d'esprit, à propos de cet être mystérieux. Pourtant, plus la nuit avançait, moins il arrivait à s’endormir et plus l’idée qu’elle disait la vérité faisait son chemin dans son esprit. « Elle

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divague », se forçait-il à penser, mais quelque chose le poussait à la croire et même à vouloir aider cet être troublé par un mal inconnu. Mais que pouvait-il bien faire?

Une brise perturba les flammes, puis souleva d’un secrétaire à l’autre bout de la pièce une feuille de papier jauni par les ans et les larmes. Elle atterrit sous les yeux de Charif. Sur un fragile papier à lettres, quelqu’un avait craché des mots de rage, incisif alphabet. Il ne voulut pas en savoir davantage, car rien n’était plus malhonnête et indigne que de lire la correspondance de son hôte. Cependant, un étrange sentiment le poussait à le faire, comme s’il pressentait qu’un indice d'encre pouvait se trouver sur cette missive. Était-ce un simple élan de malsaine curiosité? Il jeta un rapide coup d’œil du côté de la femme et eut pitié. Non, il ferait absolument tout pour l’aider, même déroger aux normes de la convenance.

« À toi que je hais,

Centième lettre, si ce n’est la cent millième que je t’écris, et c’est la centième lettre qui restera sans réponse. Aucun de mes appels ne t’a rejointe, aucun de mes cris ne t’a ébranlée, aucune de mes lamentations n’a touché ton cœur. Alors, moi aussi, je t’ignorerai. Sans moi, tu ne pourras fermer l’œil, ta vie deviendra un enfer, un fardeau et tu souhaiteras à chaque instant que la Mort vienne te prendre, mais elle ne viendra pas. Tu perdras l’esprit comme je t’ai perdue : dans la souffrance et dans l’impuissance.

Adieu!

Plus jamais tien, M.d.S. »

L’encre à présent à peine visible de même que la fragilité du papier témoignaient de l’âge avancé de la lettre : une quinzaine d’années au moins. Charif en eut le cœur brisé. Cette pauvre

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femme n’avait pu goûter la douceur du sommeil depuis plus longtemps qu’aucun autre homme ne le supporterait. Plus rien ne pouvait le décourager maintenant. Il devait lui venir en aide.

Il se leva, se dirigea vers elle et posa sa main sur son épaule.

« Vous dormirez, je vous le promets, vous dormirez », dit-il calmement, comme pour essayer de la rassurer, même si, au fond de lui, il était conscient qu’elle ne l’entendait pas.

Il ramassa la lettre, gisante encore au même endroit sur le sol, et la replaça sur la table d’où elle venait avec les autres centaines de billets traînant pêle-mêle dans un fouillis de tristesse, de désespoir et de colère. Puis lui vint l’idée de les dépouiller afin d’y recueillir le plus d’information sur ce cruel M.d.S.

Ce n’était pas tâche simple, car les informations étaient aussi éparpillées que le support sur lequel elles étaient écrites et entre les « je t’en supplie, reviens-moi » et les « je ne peux vivre sans toi » quelques indices s’y glissaient, mais au compte-gouttes. Il éplucha presque l’entièreté de la correspondance et en apprit moins qu’il ne l’espérait, moins qu’il ne le devait sur cet individu. On ne pouvait le nier, c’était un homme passionné, dépendant et colérique, mais rien n’indiquait clairement qui il était, ni ce qui lui permettait d’empêcher la femme de dormir, ni comment le trouver, jusqu’à cette précieuse lettre que Charif dénicha sous ces débris émotifs.

« À vous qui ne me connaissez pas encore,

La forêt est un endroit plein de solitude, alors quelle surprise lorsque je vous ai vu pour la première fois, simple, travaillant le sol, comme une femme amoureuse, sans gant, peau contre la terre, la prenant entre vos doigts, la portant de temps en temps à votre nez, la humant comme si c’était à chaque fois la première.

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Cette nuit, si vous aimez ce à quoi vous rêverez, rejoignez-moi à une lieue de votre maison, plus au nord. Continuez toujours à marcher, vous saurez quand arrêter.

Un inconnu qui vous veut du bien, M.d.S. P.-S. Vous serez la seule et unique à qui je me montrerai. »

C’était mince, mais c’était une piste.

Le soleil était levé depuis peu lorsqu’il sortit pour se rendre dans la forêt. Il se dirigea vers le nord, sans avoir la moindre idée de ce qu’il devait chercher; la réponse était peut-être disparue depuis longtemps. Il marcha en ligne droite sans changer de cap, puis fut surpris par une puissante fragrance florale. Son pif le menait. Était-ce l’indice qu’il recherchait ou n’était-ce qu’un leurre?

Charif déboucha sur une colline dénudée d’arbres, mais couverte des plus colorées et des plus odorantes fleurs que l’on puisse trouver. Le sol était parsemé de capiteux lys, de délicates pivoines, de blanches violettes et de distingués œillets, à l’exception d’une allée de pierres claires, qui menait au haut de l’élévation. Sur ce sommet avaient été plantés non pas des fleurs fantastiques, mais bien deux trônes rembourrés et une table circulaire en verre.

Un craquement le fit sursauter et il plongea dans un bosquet pour se cacher. Un petit bonhomme, deux ou trois pommes de moins que lui, nez charnu, cheveux hérissés, yeux somnolents, barbe plus que naissante, jeune et vieux à la fois, sortit de la forêt. Outils de jardinage en main, il se mit à quatre pattes, pif dans les fleurs, et commença à arracher les mauvaises herbes. Il sarcla lentement, très lentement, terriblement lentement, l’énorme étendue, dent-de-lion après dent-de-lion, ortie après ortie, chardon après chardon, puis se munit d’un énorme arrosoir, plus large que lui, et abreuva chacune des plantes, comme si elles étaient de précieux nourrissons. À chaque fois que le récipient était vide, le singulier bonhomme retournait, à la vitesse d’un vieil

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escargot mourant, dans la forêt et revenait aussi indolent continuer sa tâche qui, à ce train, devenait monumentale. Si Charif avait pu s’endormir, il l’aurait fait, mais il dut endurer les interminables et pénibles allers et retours du petit homme, ne pouvant bouger de peur de se faire découvrir.

Le travail terminé, quelques longues heures plus tard, le petit homme remballa le tout et retourna d’où il était arrivé. Charif, emballé que quelque chose se passe enfin, sortit de sa cachette et se mit à sa poursuite. Il avait le pressentiment que le petit être le mènerait à ce soi-disant M.d.S. ou à quelqu’un qui saurait où le trouver.

Le petit homme connaissait la forêt comme le fond de sa petite poche et heureusement qu’il déambulait au gré de sa paresse, car Charif avait bien du mal à le suivre. Ils arrivèrent enfin devant un amoncellement de roc de la hauteur du petit homme dans lequel se logeait une porte. « Singulière construction », se dit le jeune garçon, « On dirait qu’elle ne tient à rien ». Pourtant, le petit homme tourna la poignée et ouvrit la porte, sans qu’elle ne tombe au sol. Il disparut dans la noirceur de la caverne.

Charif s’était promis de tout tenter pour redonner le sommeil à la pauvre femme, incluant pénétrer dans l’antre de l’ennemi. Il coupa la connexion avec son cerveau, ne voulut plus rien entendre de sa part, se dirigea à petits pas de la porte, prit une interminable inspiration, puis tourna la poignée comme l’avait fait le petit homme et s’engouffra dans cet abyme.

À sa grande surprise, il ne faisait pas si sombre. Plusieurs lampes à l’huile étaient accrochées aux murs d’un escalier descendant, sculpté à même le sol rocailleux. Au contact de l’air ambiant, Charif se sentit apaisé et détendu, les paupières de plus en plus lourdes, presque sur le point de succomber au sommeil. Il aurait bien voulu se laisser aller, mais il se ressaisit et descendit, une marche à la fois, combattant après chacune le bien-être qui l’envahissait.

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