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Des poèmes à l'âge de l'irréalité : solitude et empaysagement au Canada français (1860-1930)

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Des poèmes à l’âge de l’irréalité

Solitude et empaysagement au Canada français (1860-1930)

Thèse

Vincent Lambert

Doctorat en études littéraires Philosophiae Doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

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RÉSUMÉ

Période négligée de l’histoire littéraire, les années 1860 à 1930 ont apparu aux critiques de la modernité comme un âge de l’irréalité dont le patriotisme de Louis Fréchette et la mélancolie d’Émile Nelligan témoignaient de deux manières opposées, irréconciliables, sinon dans un même exil, une même absence à soi et à la vie immédiate. Cette thèse revient d’abord sur l’émergence et l’évolution de ce rapport des modernes au passé littéraire canadien-français, puis retrace une lignée considérable de poètes qui furent indifférents au patriotisme sans pour autant tomber dans l’isolement pathétique. Dans un premier temps, il faut relativiser la prépondérance de la poésie patriotique : Louis Fréchette et Nérée Beauchemin ont aussi écrit de la poésie lyrique et descriptive. La plupart des poètes de la fin du XIXe siècle pouvaient, d’un poème à l’autre au sein d’un même recueil, passer de la célébration des héros de la Nouvelle-France à l’observation directe du peintre. Cette dernière tendance prévaut dans les œuvres d’Alfred Garneau et d’Eudore Évanturel, qui ont en commun de faire passer le monde du statut de support idéologique à un lieu de présence imprescriptible, ouvert. Après une analyse de leurs poèmes dans la production littéraire de la seconde moitié du XIXe siècle, la thèse s’attarde dans les trois chapitres suivants aux parcours individuels de trois poètes majeurs du siècle suivant en les situant dans l’évolution de la littérature canadienne-française : Albert Lozeau, Jean-Aubert Loranger et Alfred DesRochers. Chacun à leur manière, ces poètes opèrent une objectivation du monde tout en interrogeant la nature de leur relation avec lui. Avec eux, sans doute à cause de la primauté accordée par le symbolisme à l’imagination créatrice, la réalité sensible est intériorisée, engagée dans un dialogue ou présentée directement comme une manifestation de conscience. Au final, il est possible de reconstituer une tradition poétique marquée principalement par une solitude retirée et une attention soutenue à la vie présente, tradition qui trouve son aboutissement dans l’œuvre de Saint-Denys Garneau.

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé ... IIIII Table des matières ... V Remerciements ... IX

INTRODUCTION ... 1

LA VOIE NÉGATIVE (Les Anciens des Modernes) ... 19

CE QUI VAUT PAR SOI (1860-1900) ... 67

CHRONIQUE DE L’INFIMITÉ (Albert Lozeau) ... 139

LA RÉVÉLATION D’ÊTRE ICI (Jean-Aubert Loranger) ... 191

L’HOMME-PAYS (Alfred DesRochers) ... 247

CONCLUSION ... 307

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L’être séduit, éloquent comme le bruissement des feuilles au vent, dans les mauvais poèmes.

Adorno

chaque mot grevé d’histoire, chaque tournure patinée de rapports humains toute cette pulpe frêle d’un langage qui ne périt pas, pareil à l’homme qui renaît par génération

Jean Grosjean

L’irréalité du monde est dans sa foudroyante réalité.

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REMERCIEMENTS

Cette thèse, j’étais nombreux à l’écrire. Mes pensées vont à mes parents, Roger et Jeannine, qui m’ont aidé par tous les moyens possibles, d’abord en me laissant toujours libre d’aimer ce que j’aimais ; à François Dumont, qui a dirigé mes recherches depuis une dizaine d’années avec une présence consciencieuse, cette candeur spéculative qui lui est propre, une sincère confiance en mes ressources ; au Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ), qui m’a sorti des usines de fenêtres et a toujours soutenu mes projets, je pense en particulier à Guy Champagne, Marie-Andrée Beaudet, Andrée Mercier, Annie Cantin et Isabelle Tousignant ; à ma belle-famille, Gratien et France, qui réparaient notre maison pendant le dernier droit (je vous dois quelques coups de pinceau !) et ont toujours été d’un grand accueil, d’une discrétion bienveillante ; à mon frère Sébastien, pour ses coups de téléphone, son souci des autres, sa sagesse (familiale) et en mémoire d’une enfance et d’une adolescence à Saint-Narcisse ; à Léo et Philippe, mes fils, qui m’ont rappelé à eux quand je ne trouvais pas les mots, dans la foudre et la joie ; enfin, à Claudine, ma moitié la plus loyale, femme de patience et d’impatiences, d’appétits et de contentement, dans l’espoir d’autres dîners chez Charles et d’autres découvertes inattendues.

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INTRODUCTION

Il existe à Saint-Malachie, dans le troisième rang, juste après ce point où vous commencez à croire que vous êtes passé tout droit, un libraire. Contre toute attente, oui, et dans un décor trop typique pour figurer dans un roman : une maison ancestrale en bardeaux de cèdre, des raquettes accrochées au mur… et, derrière, au bout d’un long couloir tapé dans la neige (nous sommes en mars) où nous titubons un pas devant l’autre – les livres apparaissent. Par milliers. On aurait dit un cabanon vu du chemin, mais à l’intérieur, c’est plutôt vaste… « Gardez les bottes. » Il doit faire aussi froid en dedans qu’en dehors, et s’il devait y avoir un paradis pour les chercheurs de canadiana, il fallait que le poêle soit éteint. Je parcours les rayons déclassés, l’haleine fumante. Beaucoup de Camille Roy, de Pamphile LeMay, de Marcel Dugas ; Arthur Buies essaie de lire la carte in-folio de L’Outaouais supérieur à la lumière fébrile des Feux de Bengale à Verlaine Glorieux ; les Floraisons matutinales de Nérée Beauchemin sèchent la tête en bas entre deux volumes de la collection « Art vivant » des éditions de l’Arbre (le Borduas de Robert Élie et le Morrice de John Lyman). Au mur, un article du Devoir gardé sous verre : la culture dilapidée au bulldozer dans la carrière Miron. « La vérité, précise mon libraire, c’est que les livres sont là. Derrière la fenêtre. » Je m’approche : deux petites montagnes à l’entrée de l’érablière, semi-enneigées. « Surtout des almanachs, des manuels d’école, des missels… », ajoute-t-il, non

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pour s’excuser, simplement pour dire : du passé... Et moi qui croyais être un sauveur de vieux livres, leur dernier espoir peut-être, je ne peux m’empêcher de sentir que ces pages gondolées ne pourraient être entre de meilleures mains. Après une mer de patience, lues une seule fois ou 987, les voici aux sources. Quoi de mieux qu’une forêt comme débarras de l’Histoire : la météo de l’année 1947, le savoir périmé, la religion à l’état de patrimoine. Étrangement, l’image du passé léguée à la nature, à la dompe universelle, a quelque chose de rassurant, comme s’il devenait certain qu’il serait toujours en circulation.

L’histoire qu’on va lire n’a pas d’autre but : jeter les livres des rayons, eux aussi, dehors. L’ambition est écologique : faire du neuf avec du vieux, mais aussi, rendre la culture à la nature. Voilà ce que ces livres empilés en plein air avaient d’apaisant. Un vieux malentendu occidental semblait s’y résoudre à vue d’œil. Une culture agonique, la moins en phase avec l’évolution moderne, avait retrouvé le chemin boueux du vivant, rentrait dans le cycle des métamorphoses. Et si la nature, et si tout nous attendait ? Nous découvririons alors que nous vivions dans un âge de l’irréalité, qu’il n’était pas si sorcier d’en sortir puisque nous étions faits pour la vie, pour être réels.

Il paraît fou de parler d’un âge de l’irréalité, et c’est bien dans celui-ci que le vieux passé canadien-français fut relégué, il n’y a pas si longtemps, comme s’il tournait en rond dans l’inconscience. C’est déjà une bonne raison de retourner lire ces écrivains que de les envisager comme de parfaits (contre) exemples à l’usage de ceux qui chercheraient à savoir comment ne pas manquer le monde. En fait, eux-mêmes s’en souciaient beaucoup. Ils écrivaient dans l’angoisse de ne pas exister vraiment, de passer inaperçus, de ne pas savoir nommer leur réalité. Nous pouvons d’emblée imaginer qu’ils avaient conscience d’un décalage entre leur culture, leur langage, et la nature, entendue ici dans une définition élargie incluant

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la vie immédiate et les paysages, le territoire comme espace communautaire à intérioriser dans le temps, mais aussi le réel au sens intégral, dedans-dehors, l’être.

Il sera question de poésie, avec quelques incursions du côté de la chronique et du roman. L’essentiel est surtout d’évaluer chez ces écrivains ce qu’Alfred DesRochers appelait un certain « sens du réel1 ». Comment ne pas remarquer à quel point les poètes, traditionnellement délégués aux affaires de fond, sont aussi ceux pour qui le réel est le plus désappris, à commencer dans sa version la plus manifeste : ici, maintenant. Mais c’est aussi chez eux que le réel, qui ne va pas de soi, prend valeur en soi, ouvre à l’inconnu de son fait même, et c’est à ce niveau très élémentaire de reconnaissance que nous irons enquêter. Pour voir… si la réalité existe ? Oui, naïvement, sans trop s’engager ici à dire de quoi l’on parle exactement, puisqu’on l’ignore. Contentons-nous pour l’instant de ce mystère ambiant (non encore résolu par les scientifiques) et des images, des relations, une conscience à l’œuvre, une conspiration peut-être.

La motivation à retourner lire ces anciens poètes est déjà un beau mystère. La difficulté est que, pourtant liés par la géographie, l’histoire, nous semblons en défaut de résonance avec eux. Rien à craindre de leur immortalité : ils ne sont pas nos Anciens, et nous ne sommes pas leurs mauvais élèves. Ils n’ont pas cette autorité qui incite à s’en réclamer ou à les contredire, et encore moins à voir en eux un avatar des récitants dont parle Victor Segalen au début des Immémoriaux, les haèré-po, qui chaque nuit depuis toujours promènent autour de l’île un murmure monotone, se racontant à eux-mêmes et aux éléments (c’était un peu la même chose) la grande histoire qui ne finit jamais, dieux, mondes, ancêtres, l’étranger venu de loin et la profonde leçon du grain de sable... Les anciens venus

                                                                                                               

1 Alfred DesRochers, lettre à Clément Marchand du 7 février 1931, cité par Joseph Bonenfant, « Une

emprise réciproque : Clément Marchand-Alfred DesRochers (1931-1949) », Voix et images, vol. 16, no 1, 1990, p. 57.

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d’ici sont apparemment d’une antériorité désuète, d’autant que rien, bien entendu, n’exclut d’aller aux physiciens d’Ionie, au Mahâbhârata, aux vieux chants Eskimo pour y trouver matière à s’élucider.

Et cependant, les rééditions de leurs œuvres en sont la preuve, ces poètes veulent participer au sens commun. À même la rupture qui en fait de « vieux tousseux2 » au langage rébarbatif, le lecteur aura du mal à les étudier sans éprouver la tentation de les intégrer à une forme de récit, à une intrigue, de s’en faire des précurseurs. Les relirait-on, s’ils n’étaient pas dans un quelconque amont de ce que nous sommes ? Il est si peu probable qu’ils existeraient sans nous pour les lire que c’est presque un pari de les lire sans nous, sans s’y raconter même à distance, sans s’y projeter. Devant eux, briseur de mythes ou éleveur de tradition, le critique est assis à la même table qu’un romancier ou un poète – « désormais tous imaginaires.3 » Moi qui comptais soustraire cette étude aux grands récits auxquels ces littérateurs ont été exposés, je me suis aperçu que je reproduisais un modèle de réappropriation hérité de la Révolution tranquille, et qu’il fallait d’abord démasquer le point de vue qui est le mien, si j’espérais les observer à distance. Le défi est bien, comme l’écrit François Dumont de l’ancêtre des ancêtres, François-Xavier Garneau, de le lire « en allant vers son temps, plutôt que de le tirer à nous.4 »

Est-il seulement possible de les aborder sans, parfois à l’insu, les rapatrier ? Cette tentation d’établir avec eux une filiation imaginaire, sans la revendiquer, je

                                                                                                               

2 Gilles Marcotte, « La dialectique de l’ancien et du nouveau chez Marie-Claire Blais, Jacques Ferron

et Réjean Ducharme », Voix et images, vol. 6, no 1, 1980, p. 64.

3 François Hébert, Le Fond noir du poème. Les Aléas de la transcendance, Montréal, Fides, coll.

« Nouvelles études québécoises », 2007, p. 68.

4 François Dumont, « Préface », dans François-Xavier Garneau, Poèmes, Québec, Nota bene, coll.

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ne peux la nier. Elle aussi demande à être expliquée. Elle-même a une histoire que l’on doit retracer, qui nous relie à eux autant qu’elle nous en sépare.

Je me demande si ces poètes m’auraient touché comme ils l’ont fait sans un préjugé plutôt défavorable de ma part. Les aurais-je découverts si je n’avais pas su à quoi m’attendre ? Dès l’instant où j’ai appris que « Ah ! comme la neige a neigé ! » était un vers d’Émile Nelligan, j’avais en tête une image romancée de ces temps lointains, sorte de dark age dont les rares poètes authentiques étaient de grands incompris dans une société dirigée par des prêtres qui étouffaient l’élan créateur en mettant la littérature au service d’un patriotisme rétrograde, rêveurs morbides et rendus fous, dans le meilleur des cas, à force d’écrire des sonnets dans l’isolement d’une mansarde. Quelques fenêtres allumées dans un édifice idéologique inébranlable. Bien sûr, je ne l’aurais pas décrite ainsi, mais elle était là, cette image, elle s’interposait. Sa commodité, sa ténacité repose sur une lutte entre le consensus et la singularité, l’inertie et la vivacité.

Mon préjugé se serait sans doute confirmé si, devant le rayon Louis Fréchette, je n’étais pas tombé sur un sonnet écrit en 1868, « Le Niagara ». Il commençait sous l’influence de Victor Hugo :

L’onde majestueuse avec lenteur s’écoule ; Puis, sortant tout à coup de ce calme trompeur, Furieux, et frappant les échos de stupeur,

Dans l’abîme sans fond le fleuve immense croule.5

Fréchette avait beau décrire une carte postale américaine (et canadienne) avec des mots importés du romantisme européen, apprécier pour de bonnes raisons un mauvais poème était impensable. C’était maladroit, surfait, et comme j’ai grandi

                                                                                                               

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dans l’ère du soupçon, la grandiloquence sonnait faux. Mais s’agissant d’un sonnet, je ne pouvais pas ne pas le lire jusqu’au bout :

Et pourtant, ô mon Dieu, ce flot que tu déchaînes, Qui brise les rochers, pulvérise les chênes,

Respecte le fétu qu’il emporte en passant.6

Pourquoi cette chute m’intrigua-t-elle ? Elle divergeait du jugement que je m’étais fait du poème, transformant un éloge du gigantisme en collaboration inattendue de la puissance et de l’humilité. Si j’avais du mal à voir les rochers brisés, l’onde majestueuse, ce fétu emporté par le courant est une image assez forte, qui semble anticiper sur l’instant de la mort, inviter à l’abandon. C’était peu, et quand même renversant.

Quand j’y repense, le charme imprévu qui s’opérait ne tenait-il pas simplement, selon la formule de Roland Barthes, à un effet de réel ? Ce dernier vers restituait, à travers un détail imprévu, une impression de monde. Il serait sans doute passé inaperçu s’il n’était surgi dans un univers textuel qui représentait pour moi le comble de l’artifice où peut sombrer la littérature en voulant à tout prix faire de la littérature. Ce fétu rendait à cette poésie la possibilité d’être un lieu de présence. Mon étonnement fut tel que je partis à sa recherche : si Fréchette, l’auteur de La Légende d’un peuple, était capable d’une telle attention, je m’attentais à la rencontrer chez bien d’autres poètes. Elle était si répandue (sous différents talents) que c’en devenait presque banal. Rares étaient ceux qui n’étaient pas magnétisés par le paysage, et comme dans la poésie de Fréchette, les inhabilités et les vieilles tournures ne faisaient que rajouter au bruissement inattendu du monde. Même la pompe de William Chapman y passait – quand on sait à quel point il est compliqué de dire les choses comme elles sont :

                                                                                                                6 Loc. cit.

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C’est un après-midi du Nord. Le ciel est blanc et morne. Il neige.7

Je rencontrais le lac Nominingue d’Alfred Garneau, l’opticien fumant devant sa clinique en fin de journée d’Eudore Évanturel, la giboulée de Nérée Beauchemin, un croquis montréalais d’Édouard-Zotique Massicotte, une bonne cinquantaine de fenêtres givrées venues entourer celle de Nelligan, le Saguenay noir de Charles Gill, les remorqueurs dans la brume d’Alphonse Beauregard, le soir de juin à Longueuil d’Albert Ferland, des paysages en prose de Louis-Joseph Doucet, Robert de Roquebrune, Albert Laberge, les haïkus de Jean-Aubert Loranger et Simone Routier, la campagne ponctuée de rocs de l’ère glacière de Marie-Victorin, l’après-midi foisonnant de Medjé Vézina, les shantymen accoudés au bar nickelé d’Alfred DesRochers… Et dans tous ces poèmes, la même contemplation de l’ordinaire, la même recréation des lieux de chaque jour, ce que Lozeau nomme une « prédilection pour le fini8 ». Les exemples étaient si nombreux que j’en vins à imaginer une lignée de méditants, de paysagistes, assez consistante pour établir des liens, les réunir en constellations, avec quelques points plus radiants que d’autres : Garneau, Évanturel, Lozeau, Loranger, DesRochers, auxquels on aimerait ajouter un autre Garneau, Hector de Saint-Denys – gardons-le pour la conclusion.

Comment est-il possible qu’une telle convergence soit, jusqu’à tout récemment, passée inaperçue ? Toutes ces œuvres ont pourtant été préfacées de nos jours. Depuis la publication des poèmes de Nelligan dans la collection du Nénuphar en 1952, la modernité critique n’a cessé de redécouvrir ces poètes, en

                                                                                                               

7 William Chapman, Les Rayons du Nord, Paris, Éditions de la Revue des poètes, 1909, p. 174.

8 Albert Lozeau, « Les Poésies d’Alfred Garneau », La Revue canadienne, vol. 53, n° 1, 1er février 1907,

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retournant d’abord à deux ancêtres malheureux, Crémazie et Nelligan, puis aux regroupements en marge du nationalisme littéraire de l’époque. Elle aura peu à peu reconstitué une autre tradition à l’ombre de la tradition patriotique et régionaliste, sauf que cette tradition n’a jamais été reconnue comme telle. L’explication saute aux yeux : la grande majorité de ces œuvres ne fut jamais définie autrement qu’à l’encontre d’une tradition « dominante » les renvoyant chaque fois à la discontinuité, au surgissement intempestif. Leur écart avait quelque chose d’aventureux, justifiant parfois à lui seul une relecture, mais l’effet pervers du goût moderne pour les exclus du passé fut de renforcer l’impression d’une hégémonie conservatrice, d’accentuer la polarisation du corpus en deux groupes antagonistes : les patriotards et les autres, les marginaux, les isolés, ceux qui rompaient la tradition sans la rompre. L’indignation du Frère Valentin-M. Breton, qui date de 1907, n’a pas perdu de sa légitimité :

Dans quelle intention essaie-t-on d’accréditer cette légende d’une poésie canadienne exclusivement religieuse et nationale, je l’ignore. […] Albert Lozeau n’a eu besoin de rompre avec aucune tradition pour chanter l’homme éternel. On parle de Crémazie. La statistique qui va suivre n’a aucunement l’intention ni de diminuer sa gloire, ni de le découronner de son titre de poète national. N’eût-il écrit que « Le Drapeau de Carillon » ou « Le vieux soldat canadien », Crémazie mériterait l’un et l’autre ; il resterait le Barde de la Nouvelle-France. Toutefois il est piquant de rapprocher d’une assertion aussi catégorique ce fait incontestable : que sur vingt poèmes d’étendues fort diverses qu’il nous a laissés, il n’en est que six d’exclusivement inspirés par le sentiment national ! […] Ainsi en est-il généralement des écrivains qui figurent au Répertoire national. La corde patriotique vibre sur leur lyre, mais elle ne vibre pas seule ; elle vibre avec moins de persistance, sinon

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avec moins de sonorité que la corde sentimentale. Dans ceux qui sont venus après Crémazie, il faut constater la même variété de ton.9

On a peut-être négligé de distinguer une institution représentée par des critiques comme Henri-Raymond Casgrain ou Camille Roy (dont l’intransigeance est une vieille évidence) de la démarche particulière des poètes, ces derniers n’étant souvent envisagés qu’en relation de refus ou d’adhésion à un intégrisme critique que les plus audacieux n’auraient pas réussi à infléchir. Hélène Marcotte remarque d’ailleurs que « si les écoles se succèdent tout au long du XIXe siècle, si les codes littéraires se modifient, au Québec le discours sur la poésie semble peu perméable au changement.10 » La réalité des textes confirme le calcul de Valentin-M. Breton : solitaires et porte-étendards ont cohabité assez pacifiquement. L’avènement d’un chantre digne de Milton ou Victor Hugo fut maintes fois souhaité, aussi bien par un ultramontain comme Adolphe-Basile Routier que par Marcel Dugas, et rares sont les poètes qui n’ont pas, au moins une fois, emprunté à leur tour les figures de l’épopée classique pour chanter avec virilité les gloires passées. Toutefois, il suffit de feuilleter les tables des matières pour constater qu’une intensité lyrique mobilisait les esprits, au point qu’Arthur Buies se navrait que ses amis fussent incapables d’écrire « autre chose que des vers qui soupirent au bord des lacs11 ». Il faut donc se représenter le commun des poètes de l’époque comme un être ambivalent, passant allègrement de la grandiloquence à la description, de la commémoration nationale à une fascination du temps qui fuit, de la totalité abstraite d’un pays aux paysages disséminés.

                                                                                                               

9 Valentin-M. Breton, « À propos de la préface de L’Âme solitaire. La place du sentiment national dans

notre poésie », Le Nationaliste, 8 mars 1908, p. 3.

10 Hélène Marcotte, « La Poésie intime au Québec (1764-1900) », thèse de doctorat, Université Laval,

1996, p. 132.

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La littérature québécoise est vraiment née comme projet, écriture collective, rêve institutionnalisé, autour de 1860. On s’entend généralement pour dire que la génération libérale qui précède, celle des François-Xavier Garneau, Étienne Parent, Louis-Antoine Dessaules, puis des jeunes de l’Institut canadien de Montréal dans les années 1850, avait foi dans l’action tout en étant consciente de travailler à une nation peu viable ; ceux de 1860, par contre, étaient surtout des patriotes de la littérature exclus de la politique, de l’économie, repliés dans une vision passéiste et exaltée. « On les a dit, avec raison, irréalistes12 », écrivait Fernand Dumont dans un manuel d’histoire de la littérature québécoise. Avec eux, qui voulaient fonder une littérature nationale, la littérature semblait plutôt entrer dans l’ère de sa propre négation, son autonomie étant menacée aussi bien par la conscription nationale que par la pression des modèles français. Elle était, à la fois, trop politisée, trop idéologique, et trop livresque, irréaliste dans sa promotion comme dans sa facture empruntée. Le résultat, pour Maurice Lemire, est qu’elle « décroche complètement de la réalité canadienne pour verser dans un idéalisme absolu.13 » La force de ce jugement est son applicabilité générale. Il se vérifie au sein des pratiques les plus polarisées. D’un côté comme de l’autre, chantres ou solitaires, au Mouvement littéraire de Québec comme à l’École littéraire de Montréal, Louis Fréchette ou Nelligan, les Régionalistes ou les Exotiques, qu’ils envisagent le monde et la littérature comme un support idéologique ou cèdent à l’appel d’un ailleurs somptueux, c’était le recto et le verso d’un même déracinement : l’utopie territoriale ou l’exil. D’un côté comme de l’autre, ces poètes refusaient la vie présente. Pour Gilles Marcotte, la littérature canadienne-française dans son ensemble vivait dans l’indifférence ou la crainte de la nature,

                                                                                                               

12 Fernand Dumont, « Vie intellectuelle et société, depuis 1945 : la recherche d’une nouvelle

conscience », dans Pierre de Grandpré (dir.), Histoire de la littérature française du Québec, Montréal, Beauchemin, vol. 3 (« 1945 à nos jours »), 1969, p. 15.

13 Maurice Lemire, « En quête d’un imaginaire québécois », Recherches sociographiques, vol. 23, nos 1-2,

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étrangère au « sentiment de participation cosmique14 » qui animait les romantismes d’Europe et des États-Unis. Son enthousiasme débordant n’était que la facette peu crédible d’un sérieux malaise :

Quelle histoire se racontent donc un Crémazie (celui de la « Promenade de trois morts »), un Nelligan, un Laberge, quant ils veulent atteindre ce qui est purement, simplement humain, au-delà des particularités régionales ? Au premier degré, celle d’un défaut d’être, d’une faute coextensive au tout de l’existence, qui fait peser à la fois sur le monde et sur le sujet la menace d’une destruction totale, d’une néantisation sans merci.15

Ce constat tragique représente assez bien la manière moderne de réinventer la tradition canadienne-française. Il date de 1985, mais reprend une idée formulée (notamment dans Une littérature qui se fait) dès les années 1950 et peu remise en question par la suite, selon laquelle ces poètes étaient désincarnés, hors d’eux-mêmes et du monde.

Mais que savons-nous vraiment du rapport de ces écrivains à la nature ? Qu’est-ce donc, pour eux, que le réel ? Le temps semble venu de se replonger dans cette mine désaffectée de l’histoire littéraire pour en dégager, au-delà des débats sur la fonction de la littérature, les signes éventuels d’une présence, à soi, au monde. Depuis quelques années, Nelligan est délaissé alors que refont surface des poètes d’une autre solitude, plus attentive, pensons surtout à Albert Lozeau et Jean-Aubert Loranger. Après la thèse d’Hélène Marcotte, La Poésie intime au Québec (1764-1900), des rétrospectives esquissées par Yvan Lamonde et Pierre Nepveu vont dans ce sens : une « histoire de la collectivité québécoise » du point

                                                                                                               

14 Gilles Marcotte, « Le “mythe” de l’universel dans la littérature québécoise », dans Littérature et

circonstances, Montréal, l’Hexagone, coll. « Essais littéraires », 1989, p. 105.

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de vue « du soi, du sujet, de l’individualité québécoise », l’espoir d’une « thèse sur la place, la représentation et la signification de la nature dans la littérature québécoise17 », une « histoire des lieux à partir desquels se met en scène la subjectivité18 », « une histoire de l’écriture du paysage dans la littérature québécoise19 ». Pourquoi ces projets ont-ils attendu si longtemps ? Auparavant, les annales ne répertorient pas une thèse sur le fameux « sentiment de la nature20 » comme si de telles choses, la subjectivité, le paysage, la nature, exclues ou négligées pendant des décennies, étaient soudain redevenues possibles, demandaient maintenant à être reconnues au sein de la tradition. Comment l’expliquer ? Même dans la distance des analyses, ce sont bien les Anciens des Modernes, leurs doubles. C’est le principe relationnel des relectures : si les lecteurs changent, les œuvres sont appelées à changer aussi. Le plus beau est que, comme tous les classiques, des poètes un peu figés dans leur portrait de famille, aussi pauvres en moyens puissent être encore au rendez-vous, parfois là où l’on ne les attendait pas.

Doit-on absolument, lecteurs, s’inclure dans l’équation ? Il m’a semblé que nous le faisions de toute façon, et qu’il valait mieux commencer cette étude par le commencement en considérant, en plus des poètes, le regard qui les recrée. Car ce regard (qui se croit d’un autre temps) entretient généralement vis-à-vis du passé canadien-français des rapports ambigus. S’il est une tendance ancrée dans la modernité critique, depuis les années 1950, c’est bien celle de mettre le passé sens

                                                                                                                16 Ibid., p. 27.

17 Ibid., p. 33.

18 Pierre Nepveu, « Jean-Aubert Loranger : contours de la conscience », Voix et images, vol. 24, no 2,

1999, p. 287.

19 Pierre Nepveu, « Histoires de relire », dans Lecture des lieux, Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés »,

2004, p. 190.

20 À une exception près, comme il se doit : « Le sentiment de la nature dans la poésie d’Albert

Lozeau » de Jeanne d’Arc Séguin (sœur Saint-Jean-de-Sienne), une thèse soutenue à l’Université d’Ottawa en 1963.

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dessus dessous, d’exhiber l’envers d’un décor dans lequel on ne se reconnaît plus. Les pôles se seraient inversés. À une certaine phase de l’histoire que je voudrais bien cerner, ce qui auparavant faisait loi, le discours de conquête et de pérennité nationale, devient un repoussoir. Les nouveaux visages de la tradition sont définis à son encontre : le nous marginalisait le je, l’enracinement compensait l’exil intérieur, la religion masquait la déréliction, la mission glorieuse était celle d’un pauvre…

Admettons-le d’emblée : la présente étude est elle aussi une forme d’exhumation. Considérons un paysage : n’est-il pas l’envers du pays de mémoire trempée ? Alain Roger a montré que les premiers paysages de la peinture occidentale étaient des décors devenus en eux-mêmes dignes d’attention. L’écart est un peu le même entre la peinture du Moyen Âge et les grandes écoles du paysage de la Renaissance qu’entre La Légende d’un peuple et « Le Niagara » : les grandes figures sont évacuées, un espace désacralisé passe à l’avant-plan. Les repères de la nationalité font place à des intrusions improbables : un fétu, un chevreuil, une fumée qui monte, un volet qui claque, tant de choses irrécupérables par une idéologie, indifférentes aux histoires humaines. La poésie ne raconte plus la scène qui se joue sur les grands espaces, elle survient dans la sensation. Car la subjectivité est mise en cause, interpellée en même temps que confrontée à ses limites. Étendue objectivée, prétendument extérieure à l’observateur, le paysage est pourtant impossible à distinguer d’un regard. La question se pose alors de la solidarité possible de soi et du monde, de leur dualité apparente, d’une confluence possible.

Les poètes qu’on va lire ont tous en commun une propension au retrait, à décrire ou annoter le monde, à le sentir du dedans, dans une sorte de déférence indéfectible. Alfred Garneau a exprimé le refus d’endosser le rôle du chantre, du guide, pour se mettre à l’écoute. Sa haute estime des peintres est un trait d’époque.

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Les journaux abondent en croquis, estampes ou tableautins où l’écrivain prétend à l’outil inadéquat (ah ! si j’étais peintre…) avec une modestie rhétorique qui signale pourtant une difficulté non négligeable : le monde résiste, et cette irréductibilité lui donne naissance, le révèle comme une envergure inépuisable dans le temps et dans l’espace. Ce sont des mots un peu grandioses pour ce qui se donne souvent sous le couvert de la banalité, de l’inaperçu. Le monde est habitué à son évidence – mais après tout inintelligible, désarmante. La poésie d’Eudore Évanturel est bien celle qui confronte le lecteur à cette absence de finalité. Ses descriptions suspendues, ses portraits, laissent les mains vides. Elle ne connaît pas la profondeur cryptée qui fascinera Nelligan et la première génération de l’École littéraire de Montréal. Pendant ces quelques années, de 1895 à 1900 environ, la poésie a plus de difficulté que jamais à contenir son objet, mais l’espace visible est éclipsé par la figuration onirique. Les années qui suivent sont traversées d’une volonté de retour à la réalité immédiate présente aussi bien du côté des régionalistes que de la seconde génération de l’École littéraire de Montréal. La majorité des poètes de l’époque sont habités par un même culte de l’intimité et de la nature, et pourtant, la différence est énorme entre un régionaliste comme Alphonse Desilets et Lozeau, Albert Dreux, Hector Demers ou Albert Laberge. Alors que le régionalisme reprend la fonction commémorative de l’épopée patriotique dans le cadre plus humble de la vie à la campagne, les petites scènes que décrit Lozeau échappent au code, ne cherchent pas à préserver un âge idéal en voie de perdition. Elles sont, comme chez Garneau et Évanturel, d’une précarité, d’une variabilité qui demande un accompagnement par l’écriture. Mais ce qui démarque Lozeau et ses contemporains de leurs devanciers est l’intuition d’une alliance possible entre soi et le monde. Les écrivains du Nigog seront aussi sensibles à ce réalisme poétique qui tend à ramener l’esprit et la matière sur un plan unique. Jean-Aubert Loranger ne le formule pas explicitement, mais du Passeur aux « Moments », sa poésie invite à un désapprentissage du monde et du corps, cherche à réveiller un état enfoui de la perception. Ce prima vera est aussi

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l’ambition d’Alfred DesRochers dans À l’ombre de l’Orford, cette fois en reprenant les lieux communs de la colonisation et du terroir pour en ranimer la force primitive et sensuelle. DesRochers a toutefois la particularité de rallier les grandes orientations poétiques de ses devanciers, épique et lyrique, patriotique et descriptive. Il peint avec acuité des lieux de mémoire.

Plus que la nature, la réalité sensible, le point commun de ces poètes n’est-il pas une forme de vigilance ? Ils sont parfois pris par un paysage, une étendue, mais un groupe de passants ou une branche tombée sur l’allée font aussi l’affaire. Et si l’on retourne encore plus en amont pour nous demander ce qu’elle suppose, cette vigilance, nous découvrons un étonnement qui est au cœur de la filiation des modernes aux anciens poètes canadiens-français. En effet, de 1950 à aujourd’hui, l’idée que ces poètes aient pu éprouver le monde et s’éprouver eux-mêmes comme une étrangeté a toujours été d’un grand ressourcement. Pourquoi donc ? Sans doute, disons-le simplement, parce que nous répondons à l’exigence, parce que nous avons affreusement besoin de rencontrer la réalité telle qu’elle est. Nous attendons d’eux le même engagement, nous allons voir comment ceux qui ont écrit ici, avant nous, s’en tiraient avec leur existence indécise, inachevée.

Après tout, rien n’a plus convoqué ces écrivains, collectivement et individuellement, que le vide à combler de leur situation. Se dire à eux-mêmes où ils étaient fut leur grand projet commun, leur exercice quotidien et solitaire. Deux perspectives en sont nées, qui pouvaient semble-t-il coexister en toute ingénuité chez un même poète, apparemment sans jamais se confondre ou s’entraver. Elles ne sont incompatibles que sur le fond d’un même souci du lieu. L’une est une voie positive, affirmative, consolidatrice, qui cherche à marquer un territoire dans (et par) la grande Histoire, l’autre est une voie plus incertaine et effacée, sans certitude à faire prévaloir, sans autre but que reconnaître ce qui est. Sur la première, qui nous est apparemment aux antipodes, on pourra lire le dernier

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chapitre de Naissance d’une littérature de Réjean Beaudoin. Il sera toujours temps d’y revenir à elle aussi, peut-être pour la voir évoluer et se contredire au fil du temps, car l’épopée continentale a eu de nombreux avatars au-delà de La Légende d’un peuple, avec la Terra Nova inachevée de Jean-Aubert Loranger, le Menaud de Félix-Antoine Savard, Né à Québec d’Alain Grandbois, de Notre-Dame-des-Neiges de Gustave Lamarche à De quoi t’ennuies-tu, Éveline ? en passant par Voyage au pays de mémoire d’Hénault, jusqu’à Johnny Bungalow de Paul Villeneuve, la Saga des Beauchemin, Le Saint-Elias, L’Océantume, Toutes isles et autres compagnons des Amériques… Mais cette histoire éventuelle risque de devoir composer avec un chapitre manquant, celui qui voudrait deviner le sens du souffle épique dans la littérature contemporaine. Depuis 1980, une filiation avec ces poètes est beaucoup plus plausible par la voie de la mise en présence, du rendez-vous des étrangetés, de l’exploration par le détail du tout de l’existence. Elle suppose une sorte de continuum entre deux ères de littérature, par-delà les images inconscientes ou l’invention du pays, que l’on pourrait appeler l’espace contemporain, l’espace de tout temps : cette confondante, ininterrompue, présence du présent. Robert Melançon et Jean-Aubert Loranger pourraient s’asseoir sur le même banc de parc :

Quelle mauvaise habitude, De mêler au monde magnifique Tant de sentiments qui nous agitent… Si ce saule s’appelle « pleureur », C'est pour des larmes qu’on lui prête. Ainsi songeait, en descendant la rue Au-dessus de laquelle le soir versait Un fleuve qui ne coulait pas,

Jean-Aubert Loranger qui ébauchait Un départ définitif. Il restait,

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Malgré tout, à Montréal, dont les rues Lui semblaient, la nuit, un corridor.21

Par le passé, cette autre voie a donné lieu aux pires mièvreries comme à des enchantements, parfois dans un même poème, mais ne fut certainement pas l’aventure de quelques isolés, empruntée par les grands chantres ou les veilleurs des mansardes, et bien d’autres. S’il est temps de l’exhumer, cette contemporanéité oubliée, ce n’est peut-être pas tant qu’elle fut longtemps dans l’ombre de ce temps, mais du nôtre.

                                                                                                               

21 Robert Melançon, « Jean-Aubert Loranger », dans L’Avant-printemps à Montréal, Montréal, VLB

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LA VOIE NÉGATIVE Les Anciens des Modernes

Pénétrons à travers les opinions, les préjugés et les traditions, à travers Paris, Londres et New York, à travers la poésie, la philosophie et la religion, afin de trouver une terre ferme et de pouvoir dire enfin : Ceci est réel.

H. D. Thoreau

En 1967, quand Georges-André Vachon déplia cette « longue période de repli qui occupe la seconde moitié de notre XIXe siècle et la première du XXe22 », il fut surpris de se trouver dans la situation d’un lecteur qui recevrait ces œuvres pour la première fois, sans qu’elles aient subi « l’épreuve d’une tradition de lecture23 » : « Entre l’œuvre et moi, nul sentier, nulle trace de lectures antérieures.24 » On avancera peut-être que cette littérature n’avait pourtant pas manqué de commentateurs, surtout dans les années 1930 avec Camille Roy, Louis Dantin, Albert Pelletier, Maurice Hébert ou Séraphin Marion (pensons au 7e tome

                                                                                                               

22 Georges-André Vachon, « Une tradition à inventer », dans Littérature canadienne-française. Conférences

J. A. de Sève 1-10, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1969, p. 280.

23 Georges-André Vachon, « Le domaine littéraire québécois en perspective cavalière », dans Pierre de

Grandpré (dir.), Histoire de la littérature française du Québec, Montréal, Beauchemin, 1967, t. 1, p. 29.

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de la Vie des lettres canadiennes d’autrefois, la fameuse Bataille romantique au Canada français). Mais l’étonnement de Vachon ne signale pas tant l’absence d’une tradition de lecture que sa stérilité en regard d’un temps qui s’inaugure. L’ancienne littérature canadienne-française était devenue celle des autres que nous étions, un emblème réfractaire à la singularité créatrice de ce nouveau lecteur qui « recommence, pour son compte, comme si personne ne l’avait tenté avant lui, l’aventure de lire25 », avec toute la distance critique dont il se découvre porteur. La difficulté est qu’il doit pourtant s’y retrouver. En effet, la désuétude du passé ne devient vraiment évidente qu’au moment même où l’on doit, à travers lui, s’élucider collectivement. Comment lire ensemble Les Anciens canadiens et L’Afficheur hurle, Louis Fréchette et Paul-Marie Lapointe ? Pendant la Révolution tranquille, il fallait répondre à ce type de question maintes fois reprise, s’expliquer le hiatus énorme qu’elle oppose au relais tranquille de la tradition, interroger ce qui fait de ces écrivains que tout semble opposer d’inattendus contemporains de fortune.

À quel moment la littérature de 1860-1930, cette « période d’hibernation26 », « l’hiver de la survivance27 », a-t-elle commencé d’être envisagée comme un symptôme ? Hubert Aquin n’y voyait qu’aveuglement : « Ces anciens écrivains, voilà des exemples parfaits d’une aliénation nationale et individuelle qu’ils ne savaient même pas nommer.28 » Avec le recul, elle semblait opaque à elle-même, irréfléchie quant à ses fantasmes et ses fondements réels. Elle ne redevenait surtout digne d’attention que malgré elle, pour une raison négative : « Dans ses limbes, écrit Jeanne Lapointe, s’exprime une volonté de survivance et

                                                                                                               

25 Georges-André Vachon, « Une tradition à inventer », op. cit., p. 288. 26 Ibid., p. 285.

27 Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, coll. « Compact », 2002, p. 326. 28 Hubert Aquin, « Littérature et aliénation », dans Mélanges littéraires II, édition critique établie par

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de surcompensation plutôt qu’une prise de conscience. Ces œuvres nous renseignent sur nous-mêmes de façon souterraine et inconsciente, par leurs silences et leurs naïvetés plus que par leurs données explicites.29 » Le fait qu’on ait beaucoup écrit sur ces littérateurs n’est pas sans suggérer qu’on tentait de suppléer à leur absence de lucidité, de leur tendre le miroir dans lequel ils auraient refusé de se laisser examiner.

Ce retournement s’était amorcé quelques décennies plus tôt. Au milieu des années 1930, dans les matines emmitouflées des collèges, à leur examen terminal, les candidats moins portés sur la littérature française avaient le choix d’écrire une dissertation, une lettre ou un discours sur cette littérature que l’on commençait d’intégrer officiellement au programme. Environ un tiers des sujets proposés témoignent d’une prise de distance évidente par rapport à la tradition : « Nullité de la littérature canadienne-française selon la critique ; qui a honorablement travaillé en histoire, en poésie et en roman. » ; « S’est-elle trop bornée à l’horizon national avant de s’ouvrir à l’humain ? » ; « Les écrivains canadiens-français ont trop souvent regardé les choses de chez nous à travers des souvenirs livresques. » ; « Littérature canadienne-française : espoir malgré le manque de vie, de nerf, de couleur, d’expression.30 » Comment interpréter cette désaffection en plein collège classique ? À la veille de la Seconde Guerre, il était un peu moins inoffensif de s’affirmer nationaliste. Un renouveau spirituel inspiré par l’humanisme s’offrait en réponse à la déréliction du monde occidental. Mais qu’avait-on fait de « l’humain » au Canada français, et qu’était devenu ce qu’on aimait appeler simplement « la vie » ? La nécessité d’une éclosion, d’une reprise de contact avec

                                                                                                               

29 Jeanne Lapointe, « Quelques apports positifs de notre littérature d’imagination » [1954], dans Gilles

Marcotte (dir.), Présence de la critique, Montréal, HMH, 1966, p. 103-104.

30 Ces sujets d’examen sont recensés par Linda Fortin dans La Place de la littérature canadienne-française

dans les canaux officiels d’information et de sanction de l’enseignement secondaire classique au XXe siècle (l’enseignement secondaire au Canada et le baccalauréat de rhétorique), mémoire de maîtrise, Université

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le réel est évidente chez les jeunes intellectuels de l’époque. Elle est inévitable pour Pierre Dansereau: « Il semble que la vie refoulée graduellement, dans tous les domaines, par les générations qui ont précédé la nôtre, soit arrivée à ce point critique où l’homme ne peut la comprimer davantage.31 » Selon plusieurs, le grand responsable de ce refoulement des forces vives est le renforcement de l’identité nationale par la béatification du passé. Pour Berthelot Brunet, les héros de la Nouvelle France n’étaient plus que des morts à qui l’on s’efforçait de ressembler : « Notre humanité à nous, elle est composée de plus de morts que de vivants, et quels morts !32 » Le renversement qui commence à s’opérer résulte de la prise de conscience suivante : ce qui, pendant des générations, devait assurer la survie de la communauté apparaît maintenant comme ce qui la paralyse. Le passé n’est pas évacué pour autant, mais son autorité est mise en doute :

La grande force historique qui a maintenu française la province de Québec, la force d’inertie, se tourne maintenant contre elle-même, s’oppose à tout accroissement de ce peuple qu’elle a conservé et qu’elle appelle de tout son poids au néant. La mission d’un peuple, c’est d’être conforme non à un passé particulier, momentané, mais à ce qui en est l’essence, à cet être propre que nous sommes par les hérédités, la culture et la volonté d’être. L’histoire est ce que nous la

faisons en étant nous-mêmes.33

L’enjeu n’est pas le remplacement d’anciennes images par de nouvelles, ou d’une tradition par une autre. C’est l’idée même de tradition qui est bouleversée en son principe. Selon Gilles Hénault, on aurait trop longtemps confondu tradition et conservation, entretenant à l’excès une passivité qui installait le passé dans une

                                                                                                               

31 Pierre Dansereau, cité par Yvan Lamonde, La Modernité au Québec, Montréal, Fides, t. 3 (« La crise

de l’homme et de l’esprit »), 2011, p. 248.

32 Loc. cit.

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« distante admiration34 ». Sur ce point, l’influence de Charles Péguy est déterminante, par exemple chez Guy Frégault, qui recourt au « passé pour en faire jaillir des possibilités de vie nouvelle.35 » Le rapport de fidélité est donc inversé : « continuation active du passé36 », selon l’expression d’André Laurendeau, le présent est une modulation continuelle qui, en retour, dynamise le passé, l’intègre à une tradition qu’il aura façonnée lui-même. Hénault écrit cette phrase capitale qui pourrait s’appliquer à tout écrivain des Amériques : « L’écrivain canadien, lui qui tout en se projetant dans une œuvre future doit en même temps se créer sa propre tradition.37 »

Pour Fernand Dumont, la génération des années 1930 se serait « heurtée à un peuple confronté depuis son origine à son obscurité interne et incapable de la nommer.38 » Elle inaugurait un temps d’autoréflexivité critique révélant « ce que les psychanalystes appellent des “conduites d’échec”39 » à la lumière desquelles la culture canadienne-française apparaissait comme « un immense naufrage historique.40 » On peut se demander si Dumont, dans ce texte fondamental de 1969, ne retrouve pas chez les aînés des préoccupations qui sont surtout les siennes et celles de ses contemporains. Cette manière d’aborder le passé pour « voir clair en soi41 » n’avait commencé vraiment qu’après la Seconde Guerre avec des historiens, Guy Frégault, Maurice Séguin, Michel Brunet, relayés dans la

                                                                                                               

34 Gilles Hénault, Interventions critiques. Essais, notes et entretiens, édition préparée par Karim Larose et

Manon Plante, Éditions Sémaphore, coll. « La vie courante », 2008, p. 145.

35 Guy Frégault, cité dans Yvan Lamonde, op. cit., p. 251. 36 Loc. cit., p. 254.

37 Gilles Hénault, op. cit., p. 43.

38 Fernand Dumont, « Le temps des aînés », Études françaises, vol. 5, no 4, 1969, p. 471. 39 Ibid., p. 470.

40 Ibid., p. 470.

41 Guy Frégault, « Le mythe de M. le chanoine Groulx », cité par Jean Lamarre, Le Devenir de la nation

québécoise selon Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet, 1944-1969, Sillery, Éditions du Septentrion,

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décennie suivante par des critiques littéraires et des essayistes. La forme imprécise d’un « être » ou d’une « âme » collective est alors ranimée dans un questionnement repris d’œuvre en œuvre comme si cette littérature était un livre écrit à plusieurs mains, non plus pour la préserver mais avec l’esprit critique d’une introspection identitaire. Coupée d’une essence irréductible, cette « âme » est engagée dans un devenir symbolique. De fondement originel, elle recèle un drame inconscient, lourd d’ombres à débusquer.

LES RACINES DE L’IRRÉALITÉ

André Langevin avait bien vu que l’invention moderne d’une tradition serait le théâtre d’une tombée des masques : « Cette recherche d’une identité qui ne soit pas d’une image idéalisée, mais bien plutôt une conscience claire d’un devenir possible et valable, s’accompagnera forcément d’autodestruction. Car les images doivent tomber, parce qu’elles sont aberrantes, et paralysantes.42 » Dans Naissance d’une littérature, Réjean Beaudoin décrit le rapport de la littérature québécoise à son héritage canadien-français comme une dé-figuration : « Rendre les enfants de la patrie à cette réalité sans images que la figuration messianique avait voulu conjurer.43 » Il s’agit moins de s’opposer à une tradition établie que de consulter ses failles, moins de la détruire que de la déconstruire, de la problématiser, de faire comparaître ses figures devant ce qui ressemble à une thérapie de groupe. La réécriture est dialectique : elle trouve dans la démystification du Canada français et de sa littérature une manière détournée de s’en faire une ascendance. Une autre figuration ressurgit de la désuétude de la

                                                                                                               

42 André Langevin, « Une littérature à notre image », dans Catherine Morency, op. cit., p. 187.

43 Réjean Beaudoin, Naissance d’une littérature. Essai sur le messianisme et les débuts de la littérature

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mythologie première, née de l’inversion de ses principes, une figuration de l’autre, si l’on veut, s’appuyant sur la reconnaissance d’une altérité occultée pour reprendre pied dans le réel.

La déficience détectée a plusieurs noms : aliénation, irréalité, absence à soi, névrose, schizophrénie, déréliction, isolement... Dans L’Écologie du réel, Pierre Nepveu a montré le rôle clef de la notion d’exil dans la définition moderne de la littérature québécoise comme aventure identitaire. Octave Crémazie marquerait « le début d’une tradition, d’une tendance qui définirait l’unité fondamentale du corpus poétique québécois : étrangeté à la vie, absence au monde, aliénation intérieure.44 » En fait, tout en révisant de fond en comble l’idée d’une victoire sur le passé assez répandue dans la critique de la Révolution tranquille, une œuvre comme L’Écologie du réel, publiée en 1988, ne s’inscrit-elle pas dans le prolongement de la modernité critique qu’elle décrit, apparue à la fin des années 1950 ? Elle tend à prendre à revers un esprit de consolidation nationale pour reconstruire la littérature québécoise sur des fondements de précarité, selon une « filiation qui s’élabore à partir de la faille et du manque45 », écrit Martine-Emmanuelle Lapointe. Pensons à Une littérature qui se fait de Gilles Marcotte, ou aux fameux « Aînés tragiques » de Georges-André Vachon, Crémazie et Nelligan, dont la solitude et l’échec auraient l’invraisemblance d’en faire des poètes nationaux. « Nelligan est essentiellement un précurseur, qui s’est brisé contre la vitre du monde46 », peut-on lire dans l’Histoire de la littérature française du Québec de Pierre de Grandpré. Comment ne pas faire le rapprochement avec Une littérature qui se fait quand Michel Biron décrit L’Écologie du réel comme « une

                                                                                                               

44 Pierre Nepveu, L’Écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, Montréal,

Boréal, coll. « Papiers collés », 1988, p. 48.

45 Martine-Emmanuelle Lapointe, « Qui lira Charles Guérin dans cinquante ans ? Le legs d’Octave

Crémazie à Gilles Marcotte et Jean Larose », @nalyse, vol. 2, no 3, automne 2007, p. 33.

46 Pierre de Grandpré (dir.), Histoire de la littérature française du Québec, Montréal, Beauchemin, t. 2,

1968, p. 42.La section sur la poésie canadienne-française (1900-1930) est signée Jean Éthier-Blais et Pierre de Grandpré.

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remontée dans le temps qui insiste sur la négativité propre à des œuvres jugées jusque-là surtout comme exemplaires d’une entrée euphorique dans la modernité », des œuvres en quête d’Histoire, mais « d’une Histoire absente et qui risque de ne jamais advenir, soumise à la fascination de l’éphémère et hantée par un imaginaire de l’exil et de la mort.47 »

Bien sûr, la modernité critique a évolué, s’est diversifiée, elle a considérablement élargi le corpus, raconté de nombreux micro-récits (histoire des mouvements littéraires, de la langue, du roman gothique et du terroir, du conte, des rapports France-Québec, de la querelle du régionalisme, des revues, de l’enseignement de la littérature, des débuts du théâtre, etc.) au sein d’une grande histoire de plus en plus difficile à circonscrire48. Rassembler ces œuvres dans un dictionnaire ou ces micro-récits dans une histoire est un travail nécessaire, mais peut-on parler pour autant d’une tradition ? En comparaison d’une histoire littéraire, la tradition est une invention plus polémique (aussi plus inventée) qu’on peut au besoin résumer en quelques mots. Sa reconstitution diachronique, sa rétrospective, s’effectue sur le fond d’une synchronie latente, d’une filiation imaginaire. Elle suppose l’appropriation critique du passé par le présent, qui le détourne pour mieux y retourner, le revoit pour mieux s’y voir, selon la contradiction étymologique du mot « tradition » lui-même : transmettre et trahir.

S’il est une constante qui traverse la modernité critique, des années 1950 à aujourd’hui, dans le renouvellement de sa relation au passé canadien-français,

                                                                                                               

47 Michel Biron, « Histoire et dépaysement dans l’œuvre de Pierre Nepveu », Voix et images, vol. 34,

n° 1, 2008, p. 58.

48 Sur la constitution des discours universitaires sur la littérature québécoise, on consultera la synthèse

de Nicole Fortin, Une littérature inventée. Littérature québécoise et critique universitaire (1965-1975), Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, coll. « Vie des Lettres québécoises », 1994. Sur l’évolution des manières d’écrire l’histoire littéraire du XIXe siècle québécois, voir Manon Brunet, « Faire l’histoire de

la littérature française du XIXe siècle québécois », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 38, no 4,

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c’est bien ce qu’on pourrait appeler, comme les gnostiques, la voie négative. Son principe est la subversion : les enchanteurs d’hier sont confrontés à leur doublure pourrissante. Il semble que la négativité que la critique contemporaine retrouve chez les écrivains de la Révolution tranquille, eux-mêmes la découvraient chez leurs devanciers canadiens-français. Ils jetaient sur leur passé ce regard exhumant qui servirait à mettre au jour leurs propres ombres.

Au tournant des années 1960, l’homo quebecensis est assez mortifère aux yeux des écrivains. L’impression d’ensemble est qu’une lacune atavique est enfin reconnue comme telle, dont la première phrase du Torrent d’Anne Hébert devient alors un bel emblème. Pendant que Gaston Miron parle « de notre difficulté à naître au verbe et au chant, du peu de prise que nous avons sur le réel49 », Maurice Beaulieu s’interroge : « Savons-nous mordre dans le réel ? Sommes-nous capables de nous laisser porter à la réalité fulminaire ? Sommes-nous capables de sens, de signe50 ? », et répond ainsi : « Nous sommes inappétence.51 » Yves Préfontaine invente un nom pour cette condition malheureuse dont la poésie se déprendrait lentement : « ténébrophagie52 ». Anne Hébert est, elle aussi, assez ironique : « Mais notre réalité profonde nous échappe ; parfois c’est à croire que tout notre art de vivre consiste à la refuser et à la fuir.53 » Un peu plus tard, dans Terre Québec, Paul Chamberland invite à « rebrousser pas à pas le pays de nos blessures remonter le cours de notre malheur apprivoiser au moins notre maigre mort54 ».

                                                                                                               

49 Gaston Miron, « Situation de notre poésie » [1957], dans Un long chemin. Proses 1953-1996, édition

préparée par Marie-Andrée Beaudet et Pierre Nepveu, Montréal, l’Hexagone, 2004, p. 33.

50 Maurice Beaulieu, « Journal d’À glaise fendre », Situations, vol. 1, no 1, janvier 1959, p. 48. 51 Ibid., p. 49.

52 Yves Préfontaine, « Ce qu’il y a au bout », Situations, vol. 1, no 1, janvier 1959, p. 17.

53 Anne Hébert, « Quand il est question de nommer la vie tout court, nous ne pouvons que balbutier »,

Le Devoir, 22 octobre 1960, p. 9.

54 Paul Chamberland, Terre Québec, suivi de L’Afficheur hurle et de L’Inavouable, Montréal, Typo, 1985,

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Comment expliquer cette prise de conscience généralisée ? La critique littéraire a certainement joué un rôle éveilleur. En 1954, dans « Quelques apports positifs de notre littérature d’imagination », Jeanne Lapointe voyait dans les poèmes de Saint-Denys Garneau et d’Anne Hébert un « acheminement concerté vers la mort55 », déjà présent antérieurement sous la forme d’un « mauvais accord avec le monde » mais dont la poésie moderne aurait révélé l’« angoisse métaphysique » en la ramenant à « des dimensions terrestres et charnelles.56 » L’année suivante, avec un article fondateur sur Crémazie, Gilles Marcotte entame une vaste relecture de la littérature canadienne-française : « Quelques exemples nous permettront de constater la profondeur d’une absence, d’un déracinement, d’une désaffection, qui composent la figure intérieure de l’exil.57 » Doit-on à l’impact d’Une littérature qui se fait la diffusion de cette idée selon laquelle les origines de cette littérature sont porteuses d’une négativité enfouie, lentement assumée à mesure que le Québec entre dans la modernité ? Dans Le Devoir du 25 novembre 1950, à la question « Pourquoi une littérature au Canada français ? », Marcotte exprimait déjà la nécessité de « redonner une âme », un « fond d’humanité58 » à l’homme d’ici, cet « homme sans civilisation, partagé entre ce qui lui reste d’une vieille culture française (à peine canadianisée) et le way of life essentiellement niveleur de l’Américain59 ». Pour Monique Bosco, « le grand thème » de cette littérature était une « angoisse de la solitude humaine, qui vient d’ailleurs, principalement d’un refus de s’accepter60 ». Marcotte, qui y revenait

                                                                                                                55 Jeanne Lapointe, op. cit., p. 116. 56 Ibid., p. 119.

57 Gilles Marcotte, Une littérature qui se fait. Essais critiques sur la littérature canadienne-française, Montréal,

HMH, coll. « Constantes », 1962, p. 77.

58 Gilles Marcotte, cité par Micheline Cambron, « La poésie sur la place publique : récit en trois

mouvements », Études françaises, vol. 36, no 3, 2000, p. 97.

59 Gilles Marcotte, cité par Pierre Popovic, La Contradiction du poème. Poésie et discours social au Québec de

1948 à 1953, Candiac, Éditions Balzac, coll. « L’Univers des discours », 1992, p. 220.

60 Monique Bosco, L’Isolement dans le roman canadien-français, thèse de doctorat, Université de

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dans ses critiques littéraires du Devoir, en fit un particularisme identitaire dans sa préface à la première édition du Journal (1954) de Saint-Denys Garneau : « Solitude, isolement : ce sont des réalités inséparables de toute vocation d’écrivain, mais elles définissent de façon bien spéciale la condition de l’écrivain et de tout le peuple canadien-français. 61 » Le passage fut repris dans la Gazette de Lausanne par un critique de renom, Albert Béguin, amplifiant et enracinant si bien cette « solitude irrémédiable62 » dans les mœurs (« les mots solitude, solitaire, seul, isolé, reviennent dans la conversation la plus banale ») et dans un récit des commencements (le « pionnier, isolé sur sa terre à défricher ») que l’année même de la parution du livre de Marcotte, Pierre de Grandpré parle d’un discours déjà bien ancré :

Critiques et lecteurs ont appris, s’ils ne le savaient d’instinct, qu’un livre canadien, dès qu’il plonge au-delà des surfaces et de la rhétorique apprise, nous parlera de solitude, de frustration, d’incommunicabilité, de déréliction, d’impossibilité d’être, de désespoir… Bien entendu, ce n’est pas là toute notre littérature, il est déjà assez significatif que c’en soit aujourd’hui le filon le plus exploité, le plus profond.63

Ainsi, la négativité de cette littérature est rapidement devenue une valeur et un repère incontournable. Selon Michel Van Schendel, une « inadéquation presque absolue des désirs à la réalité » a servi en quelque sorte « de carte d’identité, de statut permanent à la littérature canadienne-française.64 » Même écho du côté de

                                                                                                               

61 Gilles Marcotte, cité par Albert Béguin, « Solitude canadienne », Gazette de Lausanne, 17 oct. 1954,

n.p. Voir aussi un texte posthume de Béguin, « Le Canada en question », Cité libre, no 30, octobre

1960, p. 5-7.

62 Loc. cit.

63 Pierre de Grandpré, « Lignes de force dans nos lettres », dans Catherine Morency (dir.), La

Littérature par elle-même, avec une réédition du volume de 1962 publié sous la direction d’André

Brochu, Québec, Éditions Nota bene, 2005, p. 140.

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