• Aucun résultat trouvé

Ivan IV et la consolidation du pouvoir muscovite dans l'historiographie russe du XIXe siècle

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Ivan IV et la consolidation du pouvoir muscovite dans l'historiographie russe du XIXe siècle"

Copied!
116
0
0

Texte intégral

(1)

Ivan IV et la consolidation du pouvoir moscovite dans l’historiographie russe du XIXe siècle

Alexandre Benoit McGill University, Montreal

August 2012

A thesis submitted to McGill University in partial fulfillment of the requirements of the degree of Master of History

(2)

1 Abstract

Le tsar Ivan IV, surnommé le Terrible, fut un personnage qui devint rapidement un symbole pour l’identité nationale russe. Dès la création de l’Empire russe par Pierre le Grand, il fut reconnu comme celui qui a consolidé le territoire de la Moscovie au XVIe siècle et a centralisé son pouvoir contre les velléités d’une élite à conserver ses privilèges. Cependant, la construction de ce récit historique fut un long procédé, limité par la rareté des sources et les conventions étatiques. Cette thèse visait à analyser comment quatre historiens clés de la Russie impériale construisirent les connaissances historiques sur Ivan. Les écrits de Nikolai Karamzin, Sergei Soloviev, Vasilii Kliuchevskii et Sergei Platonov seront pris en compte pour comprendre le processus derrière l’historiographie de la seconde partie du règne d’Ivan, caractérisée par une cruauté et par la consolidation de son pouvoir. Cette analyse démontre l’influence que les expériences personnelles de l’historien, ses croyances et le contexte socio-politique sur la construction de cette période jugée capitale pour l’État russe.

Tsar Ivan IV, commonly known as Ivan the Terrible, rapidly became a symbol of Russian national identity. From the creation of the Russian Empire by Peter the Great, Ivan became recognized as the leader who consolidated Muscovite territory in the 16th Century and centralised his power against the whims of an elite which sought to preserve their privileges. However, the construction of this historical narrative was a long process, limited by the paucity of the sources as well as certain state conventions. This thesis aims to analyse how the four key historians of the Russian Empire assembled historical knowledge on Ivan IV. The writings of Nikolai Karamzin, Sergei Soloviev, Vasilii Kliuchevskii and Sergei Platonov are examined in order to understand the process that forged historiographical knowledge on the second part of Ivan’s reign, which was characterised by the cruelty as well as the consolidation of his power. This analysis outlines the influence that personal experiences, beliefs and socio-political context had on the way these historians interpreted this period, which was crucial to the emergence of the modern Russia state.

(3)

2

Acknowledgements

First and foremost, I would like to thank McGill University’s History Department for providing me with a travel grant which allowed me to travel to Russia and conduct research with material unavailable elsewhere. I would also like to thank Dr. Valentin Boss, who closely supervised this thesis and gave me valuable advice regarding my research. I would like to give special thanks to his wife Militsa Krivokapich, who painstakingly edited documents and letters for me and offered guidance which improved my English writing skills.

I gratefully acknowledge the staff of College Vanier for their generous support in organizing my study trip to Russia. Moreover, I wish to express my sincere gratitude to Dr. Marina Swoboda, who sparked my own interest in the study of the sources and literature of the Times of Troubles. To the staff of the Saint-Petersburg National Library, I am indebted for the efficiency and kindness in finding the documents necessary to my research and in helping me to adapt to a research system that was previously unknown to me. I would also like to thank Dr. Lorenz Lüthi, who gave me useful tips about my thesis and supported me through my PhD and scholarships applications.

Finally, I would like to thank my friends, my relatives and the amazing people I met in the obshchezhitie on Korablestroitelej and at the University State of Saint-Petersburg, who encouraged me in my efforts and gave me the motivation to complete this thesis.

(4)

3

Table des Matières

Introduction ……….4

I-Le XVIIIe siècle et les débuts de la discipline historique en Russie………14

II-Créer l’identité nationale : Nikolai Karamzin et la suprématie de l’Autocratie……….23

III-La naissance de l’histoire comme discipline scientifique : Sergei Soloviev et l’école juridique…….42

IV-Culture et société : Vasilii Kliuchevskii et l’écriture de l’histoire à l’ère des Grandes Réformes…...60

V-Sergei Platonov : entre historiographie impériale et historiographie bourgeoise………..76

Conclusion………91

(5)

4 Introduction

«You presented a false picture of the oprichnina. The oprichnina was a royal troop. As opposed to a feudal army (…) a regular army, a progressive army was formed. You

depict the oprichnina as a kind of Ku Klux Klan1», déclarait Staline au directeur

soviétique Sergei Eisenstein le 23 février 1947. Ces paroles révèlent toutes les ambigüités derrière le caractère du tsar Ivan IV, aussi connu sous le nom du Terrible2. Ce reproche englobe en fait une problématique qui dépasse de beaucoup le simple constat idéologique et qui affecte l’historiographie du règne d’Ivan IV depuis le XVIIIe siècle. Les propos de Staline étaient doublement révélateurs dans la mesure où ils symbolisaient en fait l’affront entre deux visions du tsar moscovite, formées principalement au XIXe siècle. Cette remarque soulève la question du contexte de production du discours historique, qu’il soit télévisé, mis en scène ou écrit. En fait, il serait légitime de se questionner sur ce qui détermine le processus de reconstruction du passé, sur ce qui mène tel spécialiste à décrire un évènement donné de telle façon au lieu d’une autre. Dans chaque cas, cela ne dépend pas uniquement de l’imagination de l’auteur, mais de divers facteurs souvent extérieurs à la simple volonté de l’auteur. De ce fait, si une force extérieure dicte les normes à suivre lors de l’écriture de l’histoire, comment peut-on évaluer la discipline historique ?

1

«A conversation in the Kremlin. Stalin on “Ivan the Terrible”», Encounter, February 1989, p. 3.

2

Ce terme ne sera pas employé dans cette dissertation à cause de l’anachronisme associé à ce nom. Tout d’abord, il n’existe aucune source qui confirme qu’Ivan IV fut réellement appelé Groznyi : Charles Halperin, «False Identity and Multiple Identities in Russian History : The Mongol Empire and Ivan the Terrible», The Carl Beck Papers in Russian & East European Studies, 2103 (August 2011), p. 59. De plus, l’épithète Goznyi n’avait pas pour les Russes la signification péjorative qui lui est attribué aujourd’hui et qui est traduit par l’adjectif Terrible. Selon Michael Cherniavski, la signification politique du terme

Groznyi signifie plutôt «awe-inspiring» : Michael Cherniavski, «Ivan the Terrible as a Renaissance Prince», Slavic Review, 27/2 (June 1968), p. 196. De la même façon, une analyse des diverses utilisations du terme

dans les sources des époques antérieures au règne d’Ivan a révélé qu’il est toujours associé à un pouvoir fort, non à un souverain cruel : Marc Szeftel, «The Epithet Groznyj in Historical Perspective», Russia and

Orthodoxy volume II : The Religious World of Russian Culture. Essays in Honor of Georges Florovsky, Ed.

Andrew Blane. The Hague, Paris, Mouton, 1975, p. 102-106. Dans le folklore de l’époque, l’épithète allait être associé à son nom, mais toujours sans connotation péjorative : Ibid., p. 108. C’est justement les historiens russes de la fin du XVIIIe siècle, notamment Nikolai Karamzin, qui, par le biais des sources étrangères contemporaines, allaient propager l’épithète dans l’historiographie : Edward L. Keenan, «How Ivan Became ‘’Terrible’’, Harvard Ukrainian Studies, 28/1-4 (2006), p. 526, 529-530. Sur l’évolution de l’épithète, voir aussi Charles Halperin, «The Metamorphosis of Ivan IV into Ivan the Terrible», Miscellanea

(6)

5

Cette question fait écho aux idées du déconstructiviste Hayden White qui a développé une théorie des narrations dans laquelle l’histoire est dépeinte comme une série de discours brodés à l’intérieur de ce qu’il appelle une «plot structure»3. Selon lui, les historiens doivent choisir parmi différentes intrigues en vue d’aligner les faits en une histoire cohérente4. Cependant, ce choix ne découle pas d’un processus arbitraire, mais fait partie d’une sélection consciente déterminée par des conventions. Les théoriciens des récits historiques confèrent aussi à ces règles implicites le pouvoir de passer sous silence certains aspects de l’histoire en mettant l’emphase sur d’autres en vue de créer une certaine vision du passé. Ces silences ne sont pas nécessairement dépendants du choix de l’historien, mais sont construits à tous les niveaux du processus historiographique (dans la création des sources, des archives, dans le choix des faits et, finalement, dans l’écriture même du récit)5.

Sans avancer que l’histoire est spéculative ou relève d’une création, il est possible d’affirmer que le choix des faits se produit dans un double processus de sélection. Tout d’abord, l’historien doit choisir les données qui formeront le noyau de son récit et puis doit décider comment il les intègrera dans un cadre intelligible qui formera sa narration6. Cette sélection dépend essentiellement de trois aspects. Tout d’abord, tout discours est le résultat des expériences personnelles de l’auteur. Le monde dans lequel il grandit, les personnes qu’il rencontra et qui eurent un impact sur sa façon de voir le monde, ainsi que sa position sociale ont tous joué un rôle dans sa façon d’appréhender les événements passés. Tous ces aspects combinés à l’idéologie philosophique dominant la discipline définissent ce qui sera ici-bas appelé philosophie de l’histoire. De plus, les historiens sont dépendants de l’environnement socio-politique dans lequel ils vivent et des pressions résultant des forces extérieures. Finalement, ils sont redevables à la tradition historiographique, c’est-à-dire les interprétations de leurs prédécesseurs. Cette idée de tradition est ici similaire à celle définie par Éric Hobsbawm. Selon lui, la tradition réfère à un «process of formalization and ritualization, characterised by reference to the past, if

3

Hayden White, «Literary Theory and Historical Writing», in Figural Realism, Studies in the Mimesis

Effect, Baltimore and London, John Hopkins University Press, 2000, p. 8. 4

Ibid., p. 9.

5

Michel-Rolph Trouillot, «Silencing the Past : Power and the Production of Hstory», Boston, Beacon Press, 1995, p. 26.

6

Hayden White, «Interpretation in History», New Literary History, 4/2 : On Interpretation II (Winter 1973), p. 288.

(7)

6

only by imposing repetition7”(…)(and) “which seek to inculcate certain values and norms

of behaviour by repetition, which automatically implies continuity with a suitable historic

past8». Ce processus est souvent inventé après de brusques changements sociaux9. Dans

le cas de la Russie, ce tournant se fit à trois reprises dans la période sous étude. Cela se produisit d’abord avec les réformes de Pierre le Grand, puis, une seconde fois avec la Révolution française et l’invasion subséquente de la Russie par Napoléon et finalement avec les réformes d’Alexandre II et les nouveaux problèmes sociaux qui en résultèrent Dans les deux cas, un tournant culturel s’opéra chez l’élite russe, qui en vint à percevoir l’histoire comme un instrument en vue de construire l’identité de la nation.

Selon Hobsbawm, le nationalisme fut aussi un facteur contribuant à la création de la tradition10. Le “nationalisme” russe allait se former en opposition à l’Occident, que ce soit pour aller à contre-courant des thèses historiques occidentales dénigrant le passé russe ou par un sentiment d’infériorité intellectuelle ou technique par rapport au modèle occidental. Selon Howard F. Stein, quel que soit le type, «nationalism could not exist, its boundaries could not be secure, unless it had an opposing out-group with which to define

itself by contrast11». Dans le cas de la Russie, il est cependant tendancieux d’employer ce

terme étant donné la diversité de nationalités qui vivait dans l’empire russe. Pour les besoins de cette dissertation, les termes “identité” ou “conscience” nationale seront préférés car ils ne réfèrent pas à une nation en particulier, mais implique une forme d’intériorisation personnelle qui se caractérise par une identification géographique. C’est cette conscience qui sera motivée et réveillée par la lecture du passé qui, chez les historiens étudiés, n’engloba jamais les minorités ethniques. Dans tous les cas, les historiens ont joué un rôle important dans la création de la tradition en «dismantling and

restructuring of images of the past12». Hobsbawn identifiait trois types de traditions, qui

pouvaient être assimilés à une fonction donnée de l’identité nationale. De ce fait, les

7

Eric Hobsbawm, «Introduction : Inventing Traditions», in Eric Hobsbawm and Terence Ranger, Eds, The

Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 4. 8 Ibid., p. 1. 9 Ibid., p. 4. 10 Ibid., p. 7. 11

Howard F. Stein, «Russian Nationalism and the Divided Soul of the Westernizers and Slavophiles»,

Ethos, 4/4 (Winter 1976), p. 410. 12

(8)

7

traditions servaient à unifier un groupe, à légitimer des structures socio-économiques déjà existantes et à inculquer des idées spécifiques13.

Les théories littéraires peuvent être utiles aux études historiographiques car elles impliquent différentes représentations d’un même sujet. Le littéraire Kevin M. F. Platt, dans une analyse comparative entre les représentations d’Ivan IV et de Pierre le Grand, en vint à la conclusion qu’il existait en fait deux traditions historiographiques sur ces derniers. Ces deux personnages étaient dépeints soit comme des figures héroïques dont la grandeur fut bénéfique pour la Russie, soit comme des figures dramatiques dont le règne fut teinté de despotisme14. Ayant étudié ces représentations à travers un siècle et demi, il associe ces deux monarques aux lieux de mémoire de Pierre Nora, qu’il définit comme des “crucial sites in Russian articulations of the relationships between coercion and

social progress and between trauma and collective identity”15. Cependant, ils ne

dépendaient pas exclusivement des facteurs politiques, mais requérait le transfert de significations spécifiques au peuple. Le nombre de représentations possibles sur un sujet donné est infini en autant qu’elles «’fit’ into a pre-existent political and narrative

universe16». Comme Hayden White l’a démontré, la façon de raconter une histoire, le

choix de l’intrigue, est en soi considéré comme une interprétation17. Comme il sera démontré, ce choix est déterminé par un processus conscient motivé par les trois facteurs mentionnés ci-dessus

Comme en Europe de l’Ouest, l’histoire constituait en soi un projet politique, non pas dans le sens qu’elle suit un programme idéologique destiné à être appliqué, mais dans le fait que les historiens croient qu’ils travaillent pour «the political lore of national

communities18». La Russie, à partir du XVIIIe siècle, peut être englobée dans cette

catégorie. De plus en plus, l’écriture de l’histoire devint un instrument pour délimiter l’étendue de la conscience nationale. Elle informait les populations sur leurs origines, les unissait autour d’une idée commune, projetée vers des buts spécifiques et identifiait les

13

Eric Hobsbawm, op. cit., p. 9.

14

Kevin M. F Platt, «Terror and Greatness, Ivan and Peter as Russian Myths», Ithaca and London, Cornell University Press, 2011, p. 9.

15

Ibid., p. 3.

16

Kevin M. F. Platt, «History and Despotism or : Hayden White vs. Ivan the Terrible and Peter the Great»,

Rethinking History, 3/3 (1999), p. 263. 17

Hayden White, «Interpretation in History»…, p. 296.

18

Hayden White, «The Question of Narrative in Contemporary Historical Theory», History and Theory, 23/1 (February 1984), p. 5-6.

(9)

8

principales caractéristiques de l’altérité qui, en retour, aidait à définir la nation. L’image d’Ivan IV ne fut pas uniquement une figure de répression mais symbolisait l’idée plus large de l’unification territoriale de la Russie autour d’un centre, Moscou. Il représente la fin d’un processus qui assurait à Moscou une indépendance interne et externe, mystifiés dans le concept de samoderzhavie (autocratie)19. La construction de ce passé symbolique est cependant le fait d’un long travail de création, de révision et de déconstruction, dont le noyau allait être se forger au XIXe siècle. Quatre historiens furent capitaux dans la mise en place des structures historiographiques entourant l’étude du règne d’Ivan IV, soit Nikolai Karamzin, Sergei Soloviev, Vasilii Kliuchevskii et Sergei Platonov. Cet essai se concentrera principal sur la façon dont ils analysèrent la seconde partie de son règne, caractérisée par l’affirmation de l’autorité absolue du tsar sur les autres composantes de la société. Cette période historique prend un sens tout à fait nouveau lorsqu’elle est mise en perspective avec le XIXe siècle, en soi une période mouvementée et cruciale pour le futur de l’Empire russe. Les questionnements résultant des soubresauts militaires, des transformations sociales et des troubles politiques allaient se refléter sur les récits historiques, qui devenaient en quelque sorte un miroir du présent. Évidemment, cette réflexion n’était pas totale, les historiens étant limités par les sources dont ils disposaient et les structures interprétatives laissées par leurs prédécesseurs. Cependant, chaque historien étudié se distinguait pour avoir laissé un legs important qui ne pouvait plus être ignoré de ses successeurs.

Bien que les premiers jalons d’une historiographie russe ait été posée au XVIIIe siècle, c’est avec Nikolai Karamzin dans le premier quart du siècle suivant que l’histoire devint une discipline nationale, étant appréciée et lue de tous et étant utilisée comme ouvrage de référence au niveau académique. Influencé par l’idéologie des Lumières européennes et par un conservatisme renforcé par la révolution française et les guerres napoléoniennes qui s’ensuivirent, Karamzin allait pour la première fois rendre l’histoire abordable pour tous20. Son idéalisation du pouvoir tsariste et son soutien moralisateur au pouvoir de l’État allait plaire aux autorités officielles qui sous Nicolas Ier devint

19

Isabel de Madariaga, «Autocracy and Sovereignty», Canadian-American Slavic Studies, 16/2-4 (Fall-Winter 1982), p. 374.

20

Geoffrey Hosking, «Russia and the Russians, A History», Cambridge (Massachussetts), The Belknap Press of Harvard University Press, 2011, p. 270.

(10)

9

réactionnaires. Cette emphase mise sur l’État devint une des caractéristiques principales de la première vraie école historiographique russe, baptisée étatique ou juridique. Parmi ces principaux représentants figurait Sergei Soloviev, dont les récits allaient remplacés ceux de Karamzin aux yeux du gouvernement. Considéré comme le premier historien à avoir fait de cette discipline une science en Russie, son récit allait créer une structure factuelle qui allait servir de point de départ pour plusieurs historiens21. Cette trop grande emphase mise sur l’État allait cependant se faire au détriment d’autres composantes historiques, telles la nation, la société et l’économie. Dans un contexte de réformes et d’accroissement de troubles sociaux caractérisant le règne d’Alexandre II, ces lacunes ne pouvaient plus être ignorés22 et allait être comblées par les travaux de Vasilii Kliuchevskii. L’héritage de ce dernier allait surpasser celui de tous ces prédécesseurs, tant au niveau académique avec la multitude d’étudiants qu’il forma qu’au niveau philosophique, certaines de ses interprétations continuant encore aujourd’hui à faire figure d’autorité. Ces deux derniers historiens faisaient partie de ce qui fut baptisé l’école de Moscou par opposition à celle de Saint-Pétersbourg, qui était plus près des autorités gouvernementales. C’est de celle-ci que provint le dernier historien qui sera étudié, soit Sergei F. Platonov. L’apport de Platonov allait tout d’abord se situer au niveau méthodologique, étant à l’origine d’études extensives sur le Temps des Troubles. Poursuivant dans la veine que ses prédécesseurs, Platonov allait lier la crise caractérisant la seconde partie du règne d’Ivan avec cette période de Troubles qui engloutit la Russie quelques quinze ans après la mort d’Ivan IV. C’est de ces quatre entités historiographiques que la discipline historique russe reçut ses principales structures, à partir desquels de nombreux historiens allaient ensuite travailler. Derrière ces quatre historiens, il y aussi une constante : Ivan IV était central à la l’unification, la centralisation et la consolidation de la Moscovie. Ainsi, pour la nouvelle identité nationale émergeante, ces représentations d’Ivan IV devenaient en soi un symbole d’unité.

Ainsi, cet essai vise particulièrement à évaluer comment ces historiens construisirent leur narratif sur l’Oprichnina. Le but ici n’est pas d’établir une nouvelle

21

A. S. Presniakov, «S. M. Soloviev v ego vlianii na razvitie russkoy istoriografii», Voprosi istoriografii i

istochnikovedenia istorii SSSR. Sbornik statei, Moscow, 1963, p. 79. 22

(11)

10

vérité sur Ivan IV, ni de proposer une nouvelle interprétation sur l’influence de l’État sur la pensée intellectuelle, mais d’analyser les variations d’interprétations à son sujet. Ivan IV et l’Oprichnina seront considérés comme un instrument idéologique, malléable selon le cadre culturel de l’historien et les incitatifs psychologiques de son environnement. Éventuellement, les restrictions politiques seront couvertes car elles jouaient un rôle important dans la façon dont les historiens manipulaient les faits. Mettant l’emphase essentiellement sur la seconde partie du règne d’Ivan, cet essai analysera les différent discours à la lumière des trois aspects principaux décrits plus haut, soit la vie personnelle de l’historien, les incitatifs extérieurs, socio-politiques et psychologiques, et les précédents établis par les historiens antérieurs. Ils seront utilisés pour comprendre quelle réalité a modelé les connaissances des historiens impériaux sur l’Oprichnina. À cause des nombreuses interprétations entourant le règne d’Ivan IV, cette dissertation se concentrera sur le processus ayant amené le tsar à établir cette institution, sa relation avec le métropolite Philippe et son cousin Vladimir Staritsa, et son attaque sur Novgorod au début de 1570.

Un détail ne doit cependant pas être oublié tout au long de cet essai : la première limite à la rédaction de l’histoire se situe lors de la production de la source. Suivant l’idée de Trouillot sur les niveaux de production historique, il est important de jeter un regard sur les principaux témoins de l’Oprichnina pour comprendre à partir de quoi les historiens impériaux construisirent leur narration. Le premier problème associé à la reconstruction de cette période est la rareté des sources, qui ont pour la plupart disparu lors des troubles ayant suivi la mort de Feodor Ivanovich et l’incendie de 162623. Ceci détruisit donc maints documents et augmenta la difficulté des historiens impériaux à reconstruire cette période. Les sources étant fragmentaires, cela poussa Nikolai Karamzin à fonder son récit en grande partie sur les récits de voyages étrangers et sur les documents polémiques du voevode Andrei Kurbskii. Ainsi, avant de commencer l’analyse historiographique de ce récit, il est important de jeter un œil sur les traces laissées par les contemporains d’Ivan. Quatre témoignages allaient être accessibles aux historiens dès Karamzin, soit l’Histoire

23

S. F. Platonov, «Ivan the Terrible», Ed. Joseph L. Wieczynski, Gulf Breeze, Academic International Press, 1986, p. 1.

(12)

11

du prince Andrei Kurbskii, sa correspondance avec Ivan IV, le récit des diplomates Ioan Taube et Elert Kruze, et les observations de l’interprète Albert von Schlichting.

Les sources les plus importantes, qui seront utilisées par tous les historiens étudiés ici-bas sont les écrits de l’ami proche d’Ivan IV, le voevode Andrei Kurbskii24. En avril 1564, il s’échappa dans le royaume polono-lithuanien et entra au service du roi Sigismund II Auguste. Après sa défection, il envoya une lettre au tsar Ivan pour justifier son départ. Celle-ci fut la première d’une longue querelle épistolaire entre le tsar et son vieil ami, qui allait durer approximativement jusqu’en 1579. De plus, Kurbskii écrivit aussi une «Histoire d’Ivan IV25», dans laquelle il condamne les actions du tsar26. Cet ouvrage ne peut pas être considéré comme objectif pour deux raisons. Tout d’abord, il fut écrit lorsque Kurbskii était en exile. De ce fait, il n’a pu se baser que sur des témoignages de réfugiés moscovites. Ensuite, Kurbskii a écrit cette histoire en vue de ternir la réputation

24

Andrei Kurbskii joua un rôle important lors de la période des grandes réformes et pendant la guerre de Livonie. En 1563, le tsar le nomma gouverneur de Dorpat, ce qui fut perçu comme une disgrâce. La défaite de Nevel convainquit Kurbskii que sa vie était en danger, ce qui le motiva à fuir la Moscovie pour entrer au service du roi polonais Sigismund II Auguste. Le roi lui fournit alors des domaines en Lituanie et en Volhynie et Kurbskii devint staroste de Kevo : Karl W. Schweizer, «Andrei Mikhailovich Kurbskii», Modern Encyclopedia of Russian and Soviet History, v. 18, Academic International Press, 1980 p. 171-173. L’importance stratégique de Kurbskii peut être évaluée par le fait qu’il reçut des domaines même s’il était généralement interdit aux étrangers de posséder des terres en Lituanie. Les nobles lituaniens ont même tenté sans succès de faire confisquer ses domaines : Auerbach, Inge, «Identity in Exile : Andrei Mikhailovich Kurbskyi and National Consciousness in the Sixteenth Century», in A. M. Kleimola and G. D. Lenhoff, Eds, Culture and Identity in Muscovy, 1359-1584», Moscow, Itz-Garant, 1997, p. 13-14.

25

Andrei M. Kurbskii, «Prince A. M. Kurbsky’s History of Ivan IV», Ed. J. L. I. Fennell, Cambridge, Cambridge University Press, 1965.

26

«The Correspondence Between Prince A. M. Kurbsky and Tsar Ivan IV of Russia, 1564-1579», Ed. John L. I. Fennell, Cambridge, Cambridge University Press, 1963. En 1971, l’historien de Harvard Edward L. Keenan développa une théorie controversée selon laquelle la correspondance entre Ivan IV et Andrei Kurbskii ne serait pas un produit du XVIe siècle, mais une œuvre du XVIIe siècle. Sept ans plus tard, il allait produire une argumentation similaire en ce qui a trait à l’Histoire de Kurbskii : Edward L. Keenan, «The

Kurbskii-Groznyi Apocrypha», Cambridge, Harvard University, 1971 ; Edward L. Keenan, «Putting

Kurbskii in his Place or Observations and Suggestions Concerning the Place of the History of the Grand

Prince of Muscovy in the History of Muscovite Literary Culture», Forschungen zur Osteuropäischen Geschichte, 24 (1978), p. 131-161. Ses idées allaient produire un lot de contestations dans l’historiographie.

Sans aspirer à dresser une liste complète des ouvrages en accord ou en désaccord avec les théories de Keenan, voici quelques pièces du débat : Charles J. Halperin, «Edward Keenan and the Kurbskii–Groznyi Correspondence in Hindsight,» Jahrbücher für Geschichte Osteuropas 46, 3 (1998), p. 376–403; and Edward L. Keenan, «Response to Halperin, ‘Edward Keenan and the Kurbskii–Groznyi Correspondence in Hindsight,’» ibid., p. 404–15 ; R. G. Skrynnikov, «Perepiska Groznogo i Kurbskogo : Paradoksy Edvarda

Kivana, Leningrad, Nauka, 1973. Plus récemment, Carolyn Pouncy prenait position en faveur des

interprétations de Keenan, appelant ainsi à une réouverture du débat : Carolyn Pouncy, «Missed Opportunities and the Search for Ivan the Terrible», Kritika : Explorations in Russian and Eurasian

(13)

12

du tsar dans le but d’éviter qu’il ne soit élu sur le trône polonais, alors vacant27. De ce fait, ce récit ne relate que les abus du tsar qui, sous la guidance de mauvais conseillers, détruisit son royaume. Il est difficile de déterminer avec précision quand Kurbskii écrivit cette Histoire, les plus vieux manuscrits étant datée des années 1630-165028. Néanmoins, selon John Fennell, une analyse textuelle permet de définir qu’elle a été rédigé entre 1573 et 158129.

La seconde source qui fut abondamment utilisée par les historiens impériaux fut le récit des diplomates livoniens Ioan Taube and Elert Kruze30. Les deux hommes se retrouvèrent captifs en Moscovie (respectivement en 1559 et 1560) et entrèrent à la Cour du tsar, qu’ils serviront pendant l’Oprichnina31. Ils furent très actifs au sein de cette institution, notamment en ce qui a trait aux événements de Livonie. L’échec de l’offensive de Reval en 1570 leur fit perdre les faveurs du tsar et ils commencèrent à comploter pour fuir. Ils composèrent leur récit en vue de prouver leurs bonnes intentions au commandant polonais en Lituanie, Jan Chodkiewicz32. Le manuscrit fut découvert en 1816, le rendant ainsi accessible à Karamzin au moment où il commença la rédaction de son volume sur l’Oprichnina33 .

La dernière source est plus compliquée que les précédentes car pour une bonne partie du XIXe siècle, elle était inconnue des historiens. Il s’agit du récit de l’Allemand Albert von Schlichting, qui ne fut découvert qu’en 187034. Son importance réside plutôt dans le fait qu’il fut plagié par deux autres voyageurs, soit Alessandro Gvanini (1578) et Paul Odenborn (1585)35. Les deux eurent accès au récit de Schlichting, ce qui justifie pourquoi

27

Andrei M. Kurbskii, op. cit., p. vii.

28

Robert O. Crummey, «Kurbskii-Groznyi Controversy», Modern Encyclopedia of Russian and Soviet History, v. 18, Academic International Press, 1980 p. 175.

29

Andrei M. Kurbskii, op. cit., p. vii.

30

Johann Taube and Elbert Kruse, «Poslanie Ioganna Taube I Elberta Kruze kak istoricheskii istochnik», ed. Mikhail G. Roginskii, Russkii istoricheskii zhurnal, 9 (1922), p. 10-59.

31

Hugh H Graham, «Taube, Joahnn and Kruse, Elert», Modern Encyclopedia of Russian and Soviet History, v. 28, Academic International Press, 1984, p. 204. Les deux furent faits barons par Ivan et ils reçurent des domaines : Andres Adamson, «Prelude to the Birth …, p. 38.

32

Hugh H Graham, «Taube, Joahnn and…, p. 204.

33

Il fut découvert et édité par les historiens Evers et Engelhardt. Graham affirme que le cadre dans lequel sera interprétée la période de l’Oprichnina jusqu’à nos jours découle directement du récit de Taube et Kruse :Hugh H Graham, «Taube, Joahnn and…, p. 207.

34

Hugh F. Graham, «Schlichting, Albert», Modern Encyclopedia of Russian and Soviet History v. 33, Academic International Press, 1983, p. 142-144. ; Schlichting, op. cit., p. 209.

35

Ibid., p. 142, Schlichting, p. 208-209. Le premier fut un mercenaire italien au service du roi polonais alors que le second était un religieux livonien qui, d’ailleurs, n’a jamais mis les pieds en Moscovie : Marshall

(14)

13

ils s’approprièrent ses propos. Étant donné qu’il fut la source de leur propos, cet essai se référa, au besoin, à son récit. Capturé en 1564, il devint l’interprète du physicien personnel d’Ivan. Graham affirme qu’il n’entra au service du tsar qu’en mai 156836. En 1570, après avoir entendu des rumeurs selon lesquelles le tsar était furieux contre le physicien37, il réussit à s’enfuir dans le royaume polono-lituanien, d’où il écrivit un petit récit en Allemand destiné au roi polonais Sigismond II Auguste. Ce pamphlet résumait ce qu’il a pu observer lors de son séjour en Moscovie. Il lui fut automatiquement demandé par les Polonais de rédiger un plus long récit en latin. Son témoignage ne faisait que détailler les atrocités commises par Ivan IV. Hugh F. Graham affirme que ce récit a fortement contribué à la genèse du stéréotype du tsar tyrannique38.

Ces trois auteurs formaient un corpus de sources à partir desquelles tous les historiens étudiés analyseront le règne d’Ivan. Les chroniques de l’époque formaient un second lot de sources, qui sera abordé tout au long de cet essai. D’un côté, un regard sur les quatre historiens à l’étude ici-bas permettra d’éclairer le processus historiographique mis en œuvre derrière l’élaboration des connaissances sur l’Oprichnina et son rôle dans l’unification de la Moscovie. Ceci est très important car encore aujourd’hui, le règne d’Ivan IV est considéré comme le premier chapitre de la fin de la société féodale russe vers la modernité, qui ne sera atteinte qu’avec Pierre le Grand39. De l’autre, cette analyse permettra de mieux comprendre l’histoire intellectuelle russe du XIXe siècle, mettant en lumière les influences réciproques des auteurs, les contraintes idéologiques et culturelles, ainsi que la relation entre l’historien et le reste de la société.

Poe, «A People Born To Slavery, Russia in Early Modern European Ethnography, 1476-1748», Ithaca and London, Cornell University Press, 2000, p. 243, 246.

36

Albert von Schlichting, «A Brief Account of the Character and Brutal Rule of Vasil’evich, Tyrant of Muscovy», ed. Hugh F. Graham, Canadian-America Slavic Studies, 9/2 (Summer 1975), p. 206.

37

Ibid., p. 214.

38

Hugh F. Graham, «Schlichting, Albert», Modern Encyclopedia of Russian and Soviet History v. 33, Academic International Press, 1983, p. 144. Selon Malein, le Poméranien rencontra le nonce polonais Vicenzo dal Portiko, qui avait été envoyé par le pape en Moscovie pour négocier une alliance contre les Turcs. Le témoignage de Schlichting fit une telle impression que la papauté annula la mission du nonce : A. I. Malein, «VVeddenie», in Albert von Schlichting, «Novoe iszvestie o Rossii vremeni Ivana Groznogo», Izd. Malein, A. I. Leningrad, Akademii nauk SSSR, 1934, p. 3. Pour plus de détails, voir Albert von Schlichting, op. cit., p. 205-208.

39

Kevin M. F. Platt, «History and Despotism or : Hayden White vs. Ivan the Terrible and Peter the Great»,

(15)

14 I

Le XVIIIe siècle et les débuts de la discipline historique en Russie

Avant d’analyser les travaux de Nikolai Karamzin, il est important de comprendre les fondations à partir desquelles il forgea ses vues. Les premières traces d’une conscience historique apparurent en Russie au XVIIIe siècle. Cependant, comparés à leurs homologues du siècle suivant, ces historiens sont souvent considérés comme des amateurs pour trois raisons1. Tout d’abord, aucun historien avant Karamzin n’a produit une évaluation critique du passé russe. Ensuite, l’accès aux archives était restreint par le gouvernement2. Finalement, les historiens avant Karamzin croyaient que Pierre le Grand fut la principale source de la modernisation de la Russie, rejetant ainsi le passé moscovite3. Nikolai Karamzin allait se distinguer de ses prédécesseurs en créant un intérêt académique pour l’étude du passé pré-pétrovien4.

Ce nouvel intérêt pour le passé fut le résultat de l’Occidentalisation de la Russie, amorcée par Pierre le Grand au début du XVIIIe siècle5. Ses réformes furent un pas important vers la création d’une identité impériale. Cet idéal fut bientôt partagé par plusieurs intellectuels travaillant pour ou en relation avec l’Académie des Sciences. L’impulsion pour l’étude de l’histoire en Russie vint de Pierre le Grand lui-même. Selon lui, l’étude du passé sous la supervision du gouvernement était une des composantes essentielles d’un État moderne. Le but principal de l’histoire était donc de former de bons citoyens6. Deux décrets sont symptomatiques de cette nouvelle croyance en l’importance de cette discipline. Promulgués en 1720 et 1722, ils ordonnaient aux officiels gouvernementaux de rassembler et copier les sources historiques7. En dehors de cette tâche, les historiens russes avaient aussi leur propre motivation. Ils étaient généralement encouragés par le désir de contredire les jugements formulés par les historiens

1

Cynthia Hyla Whitaker, «The Idea of Autocracy among Eighteenth-Century Russian Historians», Russian

Review, 55/2 (April 1996), p. 152. 2

Anatole G. Mazour, «Modern Russian Historiography», The Journal of Modern History, 9/2 (June 1937), p. 177.

3

Marc Raeff, «At the Origins of a Russian National Consciousness: Eighteentg Century Roots and Napoleonic Wars». The History Teacher, 25/1 (November 1991), p. 12.

4

R. E McGrew, «Notes on the Princely Role in Karamzin’s Istorija gosudarstva rossijskago», American

Slavic and East European Review, 18/1 (February 1959), p. 12. 5

Cynthia Hyla Whitaker, op. cit., p. 152.

6

Hans Rogger, «National Consciousness in Eighteenth-Century Russia», Cambridge, Harvard University Press, 1960, p. 191.

7

(16)

15

occidentaux, qui dépeignaient la Russie comme une terre barbare. Les historiens russes voulaient donc leur prouver que le passé de leur pays contenait aussi des moments glorieux et de grandes personnalités8.

C’est dans ce contexte que le désir de Vasilii N. Tatishchev d’écrire l’histoire de la Russie s’est forgé. Ayant combattu aux côtés de Pierre le Grand lors de la Guerre contre la Suède, sa passion pour l’histoire s’est déclenchée après que le tsar lui ait donné accès à une copie de la Chronique des temps jadis, alors conservée dans la Bibliothèque impériale9. Son principal but en reconstituant le passé était alors « [to] pay proper tribute to the eternal glory and memory of…Peter the Great…as well as to honor and glorify my

beloved fatherland»10. Ayant occupé différents postes administratifs entre 1729 et 1739, il

tirera avantage de ces positions gouvernementales pour faire des recherches dans les archives, compiler de nouvelles sources et travailler sur son projet11.

Les vues de Tatishchev sur l’histoire furent forgées par la crise politique des années 1730. À la mort de Pierre II et en l’absence d’un successeur, un groupe d’aristocrates russes se tourna vers Anna Ivanovna pour devenir impératrice. Cependant, plusieurs voulurent imposer des limites à son pouvoir. Cette situation attisa des débats au sein de la noblesse russe qui proposa des projets alternatifs. C’est dans ce contexte que Tatishchev écrivit «Unrestrained and Concerted Discourse and Opinion of the Assembled Russian Nobility on State Governement», dans lequel il exposa sa vision du gouvernement. Celle-ci était fondée sur les théories d’Aristote et sur l’importance de la géographie sur les formes de gouvernement. Ainsi, Tatishchev s’opposait à tout gouvernement aristocratique, déclarant que seul le système monarchique est adéquat pour un État de la taille en la Russie12. Pour lui, l’histoire devenait un réservoir d’exemples par le biais duquel il justifiait la nécessité de l’autocratie en Russie. Comme plusieurs après lui, il

8

Hans Rogger, op.cit., p. 188.

9

Rudolf L. Daniels, «V. N. Tatishchev, Guardian of the Petrine Revolution», Philadelphia, Franklin Publishing Company, 1973, p. 9.

10

Tatishchev, cité dans Hans Rogger, op.cit., p. 195.

11

Edward C. Thaden, «The Rise of Historicism in Russia», New York, Peter Lang Publishing, 1999, p. 18-19.

12

Ibid., p. 21. Rudolf L. Daniels développe davantage le raisonnement de Tatishchev en expliquant que ce dernier rejetait la démocratie en Russie par le fait qu’il fallait d’abord une masse éclairée pour faire fonctionner ce type de gouvernement : , Rudolf L. Daniels, «V. N. Tatishchev and the Succession Crisis of 1730», The Slavonic and East European Review. 49/117 (October 1971), p. 554 ; Rudolf L. Daniels, «V. N.

(17)

16

utilisa le Temps des Troubles comme l’exemple le plus flagrant de l’anarchie résultant d’un gouvernement aristocratique13.

Comparant Ivan à Pierre, Tatishchev justifiait le comportement du premier par l’importance d’une monarchie puissante en vue de détruire toute source de discorde dans le royaume14. Ainsi, sa vision de l’histoire était destinée à montrer au monarque comment gouverner l’État. Ivan IV devait servir d’exemple pour démontrer les dangers de prêter oreille à des favoris ambitieux15. Comme il sera vu plus bas, le danger de faire affaire à de mauvais conseillers («zlye sovetniki»16) est tiré des œuvres d’Andrei Kurbskii et demeure une composante importante des narrations des historiens impériaux. Pour Tatishchev, l’idée était liée à son opposition, partagée par plusieurs, au favori d’Anna Biron. Ainsi, il considérait la monarchie comme la solution la plus viable pour la Russie17. De ce fait, il écrivit une apologie d’Ivan IV, dépeint comme un monarque pragmatique ne recherchant qu’à accroître ses pouvoirs par n’importe quels moyens18.

Cependant, L’Histoire de la Russie de Tatishchev n’eut pas une grande influence sur le développement immédiat de l’historiographie russe car elle fut publiée de façon posthume grâce aux efforts de l’historien Müller. Ce dernier rassembla les différents manuscrits de Tatishchev entre 1763 et 1783. Le quatrième volume ne fut découvert qu’au XIXe siècle, réduisant davantage son impact sur l’historiographie19. La principale contribution de Tatishchev réside donc au niveau archivistique. De 1724 à 1745, il tiendra divers postes administratifs à travers la Russie. Partout où il travailla, il rassembla des sources pour les copier. Parmi ses principales découvertes figurent divers manuscrits de la Chronique des temps jadis, la Chronique de Nikon20, et le Sudebnik d’Ivan IV. Ces sources eurent une influence sur sa façon de construire le passé russe. En effet, l’organisation de son œuvre demeura dépendante de la structure des chroniques. Pour que son récit ait du sens, il dût remplir les vides contenus dans celles-ci. De plus, l’utilisation

13

Edward C. Thaden, «The Rise of Historicism … p. 21.

14

Aleksandr A. Zimin, Oprichnina Ivana Groznogo, Moskva, Mysl’, 1964, p. 11.

15

Rudolph L. Daniels, «V. N. Tatishchev…, p. 555 ; Rudolf L. Daniels, «V. N. Tatishchev, Guardian…, p. 37-38.

16

L’adjectif zlye est habituellement traduit dans la littérature anglaise et américaine par evil. La présente dissertation utilisera plutôt l’adjectif mauvais pour désigner ces conseillers.

17

Cynthia Hyla Whitaker, «The Idea of Autocracy…, p. 159.

18

Ibid., p. 161.

19

Edward C. Thaden, «The Rise of Historicism…, p. 31.

20

(18)

17

de la Chronique de Nikon et du Stepennaia Kniga fournit à son œuvre un ton pro-monarchique, ce qui concordait avec son point de vue21.

Tatishchev ne fut pas le seul historien à collecter et copier des sources22. Cette pratique était considérée comme une première étape vers l’acquisition d’une culture nationale proprement russe, à une époque où la vie intellectuelle était dominée par l’influence étrangère23. Le second grand historien du XVIIIe siècle, Mikhaïl Shcherbatov allait aussi participer à cette pratique. Les vues de ce dernier sur Ivan IV allaient être contraires à celles de Tatishchev. Lorsqu’il commença ses recherches, Shcherbatov ne connaissait pas encore l’Histoire de Tatishchev. Son obtention du poste d’historiographe officiel de l’Empire est attribuable aux recommandations faîtes à Catherine II par Müller, qui refusa le poste. C’est entre 1770 et 1790 qu’il édita une Histoire de la Russie depuis les premiers temps en sept volumes. Avec le récit de Tatishchev en attente d’être publié, celui de Shcherbatov peut être considéré comme le premier grand récit historique sur la Russie écrit par un Russe. Il se distinguait essentiellement du premier par l’abandon du style propre aux chroniques24 en faveur d’«un discours général philosophique»25.

Préfigurant l’œuvre de Karamzin, Shcherbatov divisait l’histoire entre le bien et le mal. Le rôle de l’histoire s’articulait autour de ce principe :

History alone, directed by truth itself, has the right with equal daring to praise the illustrious deeds and virtues of earthly Tsars and to condemn their vices in order to

21

Edward C. Thaden, «The Rise of Historicism…, p. 22-23.

22

Par exemple, Shcherbatov fur responsable de la première édition du Tsarstvennaia kniga,rédigé à l’époque d’Ivan IV : Antony Lentin, «’Rubbishing’ a historian’s reputation : Catherine II, the battle of the books, querelles d’outre-tombe, and Shcherbatov’s History of Russia», Eighteenth-Century Russia :

Society, Culture, Economy. Papers from the VII International Conference of the Study Group on Eighteenth-Century Russia, Wittenberg 2004. Berlin, Lit Verlag, 2007, p. 273 ; Le général Boltin allait

éditer le premier code de loi de la Russie, la Russkaia Pravda : Anatole G Mazour, «Modern Russian

historiography», Westport, Greenwood Press, 1975, p. 52. La collecte des documents allait être davantage

encouragée sous Catherine II, qui ordonna la création d’une commission spécialement montée pour cette tâche : Wladimir Berelowitch, «Les origines de la Russie dans l’historiographie russe au XVIIIe siècle»,

Annales. Histoire, Sciences, 58/1 (January-February 2003), p. 83. 23

Anatole G. Mazour, «Modern Russian Historiography», The Journal of Modern History, 9/2 (June 1937), p. 174. Ludmilla Schulze a calculé que de sa fondation de l’Académie des Sciences en 1725 à la fin du règne d’Anna (1740), dominé par une présence allemande, les étrangers surpassaient les Russes en nombre dans cette institution : Ludmilla Schulze, «The Russification of the St. Petesburg Academy of Sciences and Arts in the Eighteenth Century», The British Journal for the History of Science, 18/3 (November 1985), p. 323-325. Elle suppose que le revirement de la situation en 1741 est dû essentiellement au sentiment anti-allemand règnant à la Cour d’Élisabeth Ière : Ibid., p. 315.

24

Antony Lentin, “Introduction” in M. M. Shcherbatov, On the Corruption of Morals in Russia, London, Cambridge University Press, 1969, p. 55-56.

25

(19)

18

let posterity remember what it must imitate and avoid ; to insure to good Tsars, worthy and glorious immortality, and to those evil, punishment26

Cependant, son récit ne reçut pas les mêmes louanges que celui de Karamzin car il n’avait aucun talent littéraire. Même Catherine II ira jusqu’à critiquer son œuvre en disant que ”Sa tête n’était pas propre à la besogne”27. Il est intéressant de constater à quel point l’œuvre de Shcherbatov fut oublié. Encore aujourd’hui, certains historiens attribuent à Karamzin la périodisation sur laquelle est fondée l’histoire russe avec le règne d’Ivan IV divisé en deux parties distinctes, soit la période réformatrice et celle despotique. Cependant, comme il fut démontré par l’historien Pavel Miliukov, une analyse comparative a révélé que le récit de Karamzin se fonda sur une périodisation similaire à Shcherbatov28. En fait, la division est due essentiellement à l’utilisation de la Chronique de Nikon, dont la compilation se termina en 1558. Ainsi, cela donna aux historiens l’idée d’une rupture dans le règne d’Ivan29. De plus, l’utilisation de l’Histoire du prince Kurbskii est aussi une cause du maintien de cette division30. En effet, Karamzin sépara aussi le règne d’Ivan en trois périodes différentes, distinguant entre sa minorité, les années réformistes et la tournure répressive que prit le régime moscovite.

Les idées de Shcherbatov furent principalement influencées par son statut noble et son amour particulier pour la culture française. Shcherbatov provient d’une vieille famille noble dont l’origine se situe pendant le règne d’Ivan IV31. Par un mariage, son ancêtre fut relié à la famille d’un des chefs principaux de l’Oprichnina Aleksei D. Basmanov Pleshcheev32. D’après Kurbskii, son fils Feodor fut obligé par le tsar d’assassiner son

26

Cynthia Hyla Whittaker, «Russian Monarchy: Eighteenth-Century Rulers and Writers in Political

Dialogue». Dekalb, Northern Illinois University Press, 2003, p. 139. 27

Catherine II, quoted by Antony Lentin, “Introduction” in M. M. Shcherbatov…, p. 57.

28

Anatole G. Mazour, «Modern Russian Historiography», The Journal of Modern History, 9/2 (June 1937), p. 180. ; I. U. Budovnits, «Ivan Groznyi v russkoi istoricheskoi literature», Istoricheskie zapiski, 21 (1947), p. 280. Dès le début du XIXe siècle, certains auteurs, tel le sceptique Kachenovsky, critiquèrent Karamzin pour sa trop forte dépendance à son prédécesseur : J.L. Black, «Nicholas Karamzin and Russian Society in

the Nineteenth Century: A Study in Russian Political and Historical Thought», Toronto, University of

Toronto Press, 1975, p. 144.

29

N. L.Rubinshtein, «Russkaia istoriographia», Ogiz, Gozpolitizdat, 1941, p. 85.

30

I. U. Budovnits, op. cit., p. 273. Par ailleurs, certaines sources du XVIIe siècle divisaient aussi le règne d’Ivan en deux parties distinctes : Daniel Rowland, « Did Muscovite Literary Ideology Place Limits on the Power of the Tsar (1540s-1660s) ? », Russian Review, 49/2 (Avril 1990), p. 133.

31

Antony Lentin, “Introduction” in M. M. Shcherbatov…, p. 16.

32

Nancy Shields Kollmann, «Kinship and Politics : the Making of the Muscovite Political System,

(20)

19

propre père33. Malgré les débats historiographiques entourant la mort de Basmanov34, il est certain que le sort terrible de son ancêtre ait pu l’influencer à réprouver toute forme d’abus provenant du pouvoir central contre les nobles.

L’ascension de Shcherbatov se fit pendant le règne d’Élisabeth, alors que la culture française dominait la cour de la tsarine35. Il apprit l’histoire essentiellement des auteurs classiques et des Lumières telles Montesquieu36. Le point tournant de sa vie fut, comme pour plusieurs nobles, le manifeste publié en février 1762, lequel les libérait du service militaire obligatoire. Shcherbatov quitta donc l’armée le mois suivant37. En 1766, il fut désigné par Catherine pour une commission visant à fournir des idées en vue donner une constitution à la Russie38. C’est dans l’accomplissement de cette tâche qu’il devint un défenseur de la vieille aristocratie, caractérisée par la naissance et le prestige ancestral. Elle différait principalement de la nouvelle noblesse, qui rejetait le service à l’État comme principal critère d’avancement39. Selon Antony Lentin, Shcherbatov croyait que les boyards moscovites étaient unis au tsar par un «contrat social»40. Cette croyance en une harmonie sacrée régularisant les relations entre le tsar et les boyards justifiaient sa virulente condamnation de l’Oprichnina. Son opinion pro-aristocratique fut alimentée par la domination despotique du favori d’Anna, Biron, dans les affaires politiques et le règne tyrannique de Pierre III41. Depuis, il supportait une collaboration étroite entre le tsar et sa noblesse42. Il considérait que la «fidelity, honor, unity, and strength in the hearts of the

aristocracy» étaient des prérequis au succès d’un État fort43. Même s’il louangeait la

33

Andrei M. Kurbskii, «Prince A. M. Kurbsky’s…, p. 288-289.

34

Les historiens ne s’entendent pas sur les allégations de Kurbskii. Maureen Perry se contente de dire qu’ils moururent en exile à Beloozero, tout laissant planer le doute sur les propos de Kurbskii : Andrei Pavlov and Maureen Perrie, op. cit., p. 161. R. G. Skrynnikov, pour sa part, cite le sinodik, un document rédigé par le tsar pour commémorer les victimes de l’Oprichnina, pour dire qu’ils furent effectivement exécutés par les Oprichniki. Il soutient que Feodor fut forcé de décapiter son père avant d’être exilé : R. G. Skrynnikov, «Ivan the Terrible», Gulf Breeze, Academic International Press, 1981, p. 138-139.

35

Antony Lentin, “Introduction” in M. M. Shcherbatov…, p. 18.

36 Ibid., p. 19. 37 Ibid., p. 25. 38 Ibid., p. 26. 39 Ibid., p. 30. 40 Ibid., p. 27. 41

Cynthia Hyla Whitaker, «The Idea of Autocracy.., p. 161. La qualification du rêgne de Pierre III comme tyrannique doit être nuancé dans la mesure où sa mauvaise réputation fut le fruit de sa successeur, Catherine II qui, en noircissant les actions de son prédécesseur, tentait de légitimer sa présence sur le trône : Carol S. Leonard, «The Reputation of Pierre III», Russian Review, 47/3 (July 1988), p. 263.

42

Ibid., p. 163.

43

(21)

20

noblesse muscovite et qu’il décriait les méthodes de Pierre le Grand en vue de moderniser la Russie44, il abhorrait la période précédant le XVIIIe siècle. Il considérait la Russie avant Pierre le Grand comme une terre barbare, où la noblesse était constamment rabaisser et «insecure in his person and property»45. Ainsi, l’Oprichnina était considérée comme une rupture du pacte unissant les aristocrates au monarque. Créée pour assurer la sécurité du tsar46, cette institution n’était en fait que le résultat du caractère pathologique d’Ivan, combiné à sa suspicion extrême et à une certaine paranoïa47. Ce dernier aspect est très important pour comprendre la façon dont sera bâti l’historiographique russe, qui tentera de trouver une raison psychologique aux actions du tsar48. Selon Cynthia H. Whittaker, Shcherbatov, dans son désir d’explorer la psychologie des personnages, fut influencé par l’historien et philosophe anglais David Hume49. Quoi qu’il en soit, l’attitude de Shcherbatov envers les actions d’Ivan justifie pourquoi il louangeait l’attitude rebelle du métropolite Philippe contre le tsar50. La représentation qu’il fait du passé russe comme un monde tyrannique et barbare révèle un important paradoxe de l’historiographie russe. Alors que les premiers intellectuels intéressés par l’écriture de l’histoire y aspiraient par leur désir de s’opposer aux perceptions européennes sur la barbarie du passé russe, Shcherbatov supportait ce jugement en prenant position aux côtés des historiens occidentaux. Cette division anticipait le concept de narodnost’, créé en 1819 pour distinguer entre ce qui était proprement national de ce qui venait de l’Ouest51.

44

Marc Raeff, «State and Nobility in the Ideology of M. M. Shcherbatov», American Slavic and East

European Review, 19/3 (October 1960), p. 373. 45

Ibid., p. 372.

46

Aleksandr A. Zimin, Oprichnina Ivana Groznogo, Moskva, Mysl’, 1964, p. 11.

47

Richard Hellie, «In Search of Ivan the Terrible», dans S. F. Platonov, «Ivan the Terrible», Ed. Joseph L. Wieczynski, Gulf Breeze, Academic International Press, 1986, p. xix-xx

48

Ceci est particulièrement important car elle établira un précédent qui sera utilisé par trois des quatre auteurs étudiés ici-bas. Plus récemment, les historiens Richard Hellie et Robert O. Crummey reprenaient cette version pour expliquer le comportement du Tsar : Robert O. Crummey, «New Wine in Old Bottles ? Ivan IV and Novgorod», Russian History 14/1-4 (1987), p. 61-76 ; Richard Hellie, «What Happened ? How Did He Get Away With It? : Ivan Groznyi’s Paranoia and the Problem of Institutional Restraints», Ibid., p. 199-224.

49

Cynthia Hyla Whittaker. «Russian Monarchy…, p. 134. Edward C. Thaden, «Historicism, N. A. Polevoi, and Rewriting Russian History», East European Quarterly 38/3 (September 2004), p. 301. Andrew Kahn avertit cependant que bien que Shcherbatov ait été influencé par Hume, il est difficile d’en préciser l’étendue: Kahn Andrew, «Introduction : Karamzin and the creation of a readership», in Nikolai Karamzin, «Letters of a Russian Traveller», Ed. Andrew Kahn, Oxford, Voltaire Foundation, 2003, p. 10.

50

Antony Lentin, “Introduction” in M. M. Shcherbatov…, p. 58.

51

, David B Saunders, «Historians and Concepts of Nationality in Early Nineteenth-Century Russia», Slavic

(22)

21

Son emphase sur l’importance de la noblesse est responsable de son manque d’objectivité, matérialisé par des jugements personnels52. D’après lui, la noblesse était l’acteur principal de l’histoire53 et la principale cause de l’échec de la politique interne et externe d’Ivan IV fut la rupture avec ses boyards54. Pour Shcherbatov, depuis Pierre le Grand, même si les nobles étaient d’actifs participants dans l’occidentalisation de l’Empire55, les mœurs sociales furent corrompues par ses réformes.

Son interprétation attira la contestation et la critique du général Ivan Boltin. Initialement, ses attaques n’étaient pas dirigées directement envers Shcherbatov, mais contre l’historien français Nicholas-Gabriel Leclerc qui, après un séjour à la cour de Catherine II, écrivit une histoire de la Russie depuis Feodor Ivanovich. La fierté nationale de Boltin fut automatiquement ébranlée par l’approche européocentrique de Leclerc. Pour lui, la Russie avant Pierre le Grand était barbare et ses habitants avaient un penchant naturel pour l’esclavage56. Shcherbatov se sentit attaqué par Boltin et lui répondit. La querelle s’exprima dans d’énormes volumes étalés entre 1789 et 1793. Boltin s’attaqua au style ennuyeux de Shcherbatov, à son manque d’esprit critique lors de l’analyse des sources et à ses vues péjoratives et biaisées sur l’histoire moscovite57. Boltin rejeta cette tendance à dénigrer l’histoire russe par des comparaisons avec l’Ouest58, indiquant alors que le caractère tyrannique de personnages comme Ivan IV avaient aussi leurs homologues dans l’histoire européenne59. Même si Boltin n’a jamais écrit une histoire originale de la Russie, il fut un acteur important de la professionnalisation de la discipline historique en Russie. Ses arguments sur l’importance de critiquer les sources avant d’établir des conclusions60 fut la première tentative de la part des Russes d’articuler une réflexion sur la discipline61.

52

Antony Lentin, “Introduction” in M. M. Shcherbatov…, p. 60.

53

Ibid., p. 62.

54

Ibid., p. 64. Comme il sera développé plus bas, cette idée de rupture entre le monarque et ses conseillers est un aspect important de la mentalité muscovite, reproduite à travers les récits impériaux.

55

Marc Raeff, «State and Nobility…, p. 366.

56

Cynthia Hyla Whitaker, «The Idea of Autocracy…, p. 162.

57

Edward C. Thaden, «The Rise of Historicism…, p. 34.

58

Hans Rogger, op. cit., p. 231.

59

Cynthia Hyla Whitaker, «The Idea of Autocracy …, p. 162.

60

Edward C. Thaden, «The Rise of Historicism…, p. 35.

61

(23)

22

L’arme principale de Boltin dans cette querelle épistolaire fut cependant le soutien de Catherine II, qui aspirait à détruire la mémoire de Shcherbatov62. Les motivations de l’impératrice à noircir la réputation de l’ancien historiographe de façon posthume ne sont pas tout à fait claires et demeureraient de la simple spéculation63. Néanmoins, elle supportait Boltin dans la publication de ses philippiques contre Shcherbatov et édita même deux de ses documents après la mort des deux hommes. De cette façon, elle s’assurait que la réputation de l’historien tombe dans l’oubli64. Son héritage historiographique fut davantage réduit par la publication et le succès subséquent de

l’Histoire de l’État russe de Nikolai Karamzin65.

Ainsi, ces trois historiens furent d’importants acteurs vers la professionnalisation de la discipline. Par leur travaux archivistiques et de transcription, leur approche théorique des sources et leurs premières tentatives d’écrire le passé russe, ils transmirent à leurs successeurs un héritage important. L’historien, dont le travail sera de faire le tri dans tout cela, fut Nikolai Karamzin. Ses travaux seront analysés de façon extensive selon les trois critères décrits plus haut. À travers cette analyse, un regard sur les sources qu’il utilisa permettra de comprendre le point de départ de ses interprétations. Sa tâche sera particulièrement importante car son Histoire de l’État russe deviendra un ouvrage de référence pour tous les historiens qui lui succèderont.

62

Antony Lentin, «’Rubbishing’ a historian’s reputation…, p. 273. Pour l’implication de Catherine II, voir aussi Edward C. Thaden, «The Rise of Historicism…, p. 33.

63

Antony Lentin donne plusieurs raisons possibles aux motivations de la tsarine tout en précisant qu’il est difficile de savoir ce qui est vraiment arrivé. Par exemple, il met de l’avant l’idée que Catherine II fut surement motivé par les positions «anti-absolutisme» de Shcherbatov, lesquelles furent développées dans deux ouvrages écrits dans les années 1780. Dans l’un d’entre eux, il s’en prit même à l’impératrice : Antony Lentin, «’Rubbishing’ a historian’s reputation…, p. 275.

64

Ibid., p. 273.

65

(24)

23 II

Créer l’identité nationale : Nikolai Karamzin (1766-1826) et la suprématie de l’Autocratie

Nikolai Karamzin devint l’historiographe officiel de l’Empire en 1803. Contrairement à ses prédécesseurs, il reçut une pension annuelle de deux milles roubles. Il publia les huit premiers volumes de son Histoire de l’État russe en 18161. Son ascension se fit dans un contexte de professionnalisation de la discipline, caractérisée par la redécouverte des sources anciennes, incluant les récits de voyage étrangers2. De la même façon, les premières organisations d’histoire furent fondées dès 1804. Celles-ci influenceront, par leurs travaux d’analyse de sources, le développement de la discipline universitaire3. Dans ce dernier développement, Hayden White y associa un important prérequis, qui allait être un des apports importants de Karamzin, soit l’implication de l’État dans la discipline. En effet, White affirme que

The politicization of historical thinking was a virtual precondition of its own professionalization, the basis of its promotion to the status of a discipline worthy of being taught in the universities, and a prerequisite of whatever “constructive” social function historical knowledge was thought to serve4.

Karamzin démontrera la valeur de l’histoire à l’État et en fera une discipline jugée digne d’être enseignée au niveau universitaire. Ce nouvel intérêt pour l’histoire est particulièrement notable dans le financement que l’État accordera à Karamzin et les profits qui seront faits de la vente des deux premières éditions des huit premiers tomes. En effet, selon V. P. Kozlov, ses profits totaliseront environ 180-190 milles roubles. De la même façon, juste avant sa mort, Karamzin reçut du tsar Nicolas Ier une pension de cinquante mille roubles pour les services qu’il a rendus à l’État5.

1

Anatole G Mazour, «Modern Russian historiography», Westport, Greenwood Press, 1975, p. 80.

2

Ibid.,, p. 67.

3

Ibid., p. 69.

4

Hayden White, «The Politics of Historical Interpretation: Discipline and De-Sublimation», Critical

Inquiry, 9/1 : The Politics of Interpretation (September 1982), p. 118. 5

(25)

24

Dans l’historiographie russe, Karamzin se situe à la croisée des chemins. Il est non seulement considéré comme le dernier historien du siècle des Lumières6, mais certains le situe aussi comme le précurseur de l’École étatique ou juridique7. Comme ses prédécesseurs, il fut poussé vers l’histoire par les stéréotypes véhiculés par les historiens occidentaux. Selon lui, la discipline historique en Russie devait être prise en main par les Russes. Par exemple, dans une ses Lettres d’un voyageur russe, il critiquait les interprétations de l’historien français Pierre-Charles Lévesque en déclarant que «Russia is not his mother, our blood does not flow in his veins ; could he speak about Russians with the feeling that a Russian has?». Cette conception le poussa aussi à rejeter les jugements portés envers la Russie par les étrangers, déclarant dans ses Lettres d’un voyageur russe que l’Occident eut aussi leur Ivan IV dans la personne de Louis XI8. Cette idée d’affirmation nationale est d’autant plus importante qu’elle allait de pair avec son désir de créer, par le biais de l’histoire, une conscience nationale russe. Dans un essai sur l’art rédigé en 1803, il déclara, après avoir décrié l’absence de bons historiens russes, que

it is necessary to inculcate in Russians a consciousness of their own value ; it is necessary to show them that their past is capable of furnishing subjects of inspiration for the artist (…). Not only the historian but also the poet, the sculptor, and the painter can be organs of patriotism9.

C’est avec une haute estime qu’il percevait l’histoire dans le développement de cette conscience nationale. Dans l’introduction de son Histoire de l’État russe, il faisait de l’histoire le «livre sacré des nations (…) le tableau de leur existence et de leur actions (…) le testament laissé par les ancêtres à la postérité ; le complément et l’explication du

6

Edward C. Thaden, «Historicism, N. A. Polevoi, and Rewriting Russian History», East European

Quarterly, 38/3 (September 2004), p. 301. ; Anatole G. Mazour, «Modern Russian Historiography». The Journal of Modern History, 9/2 (June 1937), p. 180.

7

Joseph L. Black, «The “State School” Interpretation of Russian History : A Re-Appraisal of Its Genetic Origins», Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, (1973), 21/4, p. 512, 519.

8

Nikolai Karamzin, «Letters of a Russian Traveller», Ed. Andrew Kahn, Oxford, Voltaire Foundation, 2003, p. 293. Karamzin ne faisait ici que reprendre la comparaison que Boltin avait fait dans l’œuvre qu’il écrivit contre l’historien Leclerc : Ivan Boltin, Primechania na istoriu drevniia i nyneshniia Rossii G.

Lekerka. Sochinenia general maiorom Ivanom Boltinym, tom I, Pechatano v tipografii Gornago

Uchilishcha, 1788, p. 309-310.

9

Nikolai Karamzin, «O sluchaiakh I kharakterakh v rossiiskoi istorii, kotorye mogut byt predmetom khudozhestv», in N. M. Karamzin, Izbrannye sochinenia v dvukh tomakh, izd. P. Berkova I Makogonenko, Moskva-Leningrad, Khudozhestvennaia literatura, 1964, p. 188. Traduction prise dans Edward C. Thaden, «The Rise of Historicism in Russia», New York, Peter Lang Publishing, 1999, p. 55-56.

Références

Documents relatifs

Présidence : Sophie Glansdorff (Centre national d’histoire des sciences - CNHS, ULB) et Agnès Graceffa (SociaMM, ULB) 09:30 - Accueil - café 09:45 - Introduction à la journée

La Revista Brasileira de Estudos da Presença [Brazilian Journal on Presence Studies], revue périodique en ligne d’accès libre, avec révision par des pairs, sans frais de soumission

De fait, l’histoire du mouvement pendant la Seconde Guerre mondiale constituait la majeure partie du propos, et Fouéré s’évertuait à réhabiliter le mou- vement dans son

Deux directions — qui peuvent se retrouver, et se combiner, sans se contredire chez les mêmes auteurs — s'affirment depuis quelques années : une sociologie historique

Ainsi, après la réalisation du bilan des cartulaires bourguignons qui avait suscité la création d’une base de données bibliographique 9 , une enquête historiographique fut

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

Pour remplir son programme, la SSP dispose de ressources non négligeables, en particulier le nombre, la diversité et l’implication de ses membres : A l’image du

The correspondence between the two allows us to grasp, on the one hand, the in fl uence of Painlevé ’ s fi lms on Eisenstein ’ s anthropological thinking in the 1930s, and, on