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Mécanique de la nuit suivi de Narration et imagination environnementale dans"Les larmes de saint Laurent" de Dominique Fortier

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Mécanique de la nuit suivi de Narration et imagination

environnementale dans"Les larmes de saint Laurent" de

Dominique Fortier

Mémoire

Christiane Vadnais

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Mécanique de la nuit

suivi de Narration et imagination environnementale dans

Les larmes de saint Laurent de Dominique Fortier

Mémoire

Christiane Vadnais

Sous la direction de :

René Audet, directeur de recherche

Mahigan Lepage, codirecteur de recherche

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Résumé

Ce mémoire de recherche-création se divise en deux parties. La première, Mécanique de la

nuit, est un recueil de nouvelles oniriques qui aborde la confrontation entre l’humain et la

nature en mettant en scène des catastrophes naturelles, des animaux sauvages, des parasites, etc. Les textes se structurent par des échos entre les personnages et les lieux. Ils sont portés par une voix narrative qui raconte les histoires à la troisième personne et disserte sur la notion de rêve dans une perspective scientifique. La seconde partie s’intitule Narration et

imagination environnementale dans Les larmes de saint Laurent de Dominique Fortier. Elle

analyse la place de la narration dans la poétique de cette œuvre éclatée pour ensuite en étudier la portée d’un point de vue écocritique. De cette façon, elle vise à dégager la contribution potentielle d’une narration atypique au renouvellement de l’imaginaire environnemental contemporain.

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Abstract

This master thesis in creative writing is divided in two parts. The first one, Mécanique de la

nuit, gathers dreamlike short stories about the conflict between human and nature. It stages

natural catastrophes, wild animals, parasites, etc. The short stories are structured by echos between characters and places. They are told by an omniscient narrator who also talks about dreams in a scientific perspective. The title of the second part is Narration et

imagination environnementale dans Les larmes de saint Laurent de Dominique Fortier. It

talks about the role of narration in the novel poetic, and then analyses its scope with an ecocritic perspective. It aims to determine the potential contribution of an unusual narrative voice to the renewal of contemporary environmental imagination.

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Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières ... v

Remerciements ... vi Mécanique de la nuit ... 1 Déluge ... 5 Créatures ... 17 Panthera leo ... 25 La caverne ... 33 Incisives ... 44 Menace intérieure ... 53 Abysses ... 60 Ursus maritimus ... 70 Monstres ... 80 Species inquirenda ... 90

Narration et imagination environnementale dans Les larmes de saint Laurent de Dominique Fortier ... 101

Introduction ... 102

Une voix tournée vers la nature ... 105

Des personnages dépassés ... 114

Les larmes de saint Laurent : roman écologique ... 123

Conclusion ... 132

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Remerciements

Je tiens à remercier mon directeur de recherche, René Audet, dont la pensée, les précieux conseils et les encouragements m’accompagnent depuis plusieurs années déjà. De même, toute ma reconnaissance à mon codirecteur, Mahigan Lepage, pour ses lectures attentives et généreuses. Tous les deux ont apporté un appui essentiel à la rédaction de ce mémoire et ont fait preuve d’une patience exceptionnelle devant la longue germination de mes travaux.

L’intelligence et la sensibilité littéraires de Charlotte Biron ainsi que le savoir de la biologiste Annie Langlois m’ont grandement aidée à peaufiner Mécanique de la nuit. Merci mille fois. Bien sûr, ce recueil – mon premier – ne serait pas le même sans l’influence et l’enseignement de différents écrivains rencontrés par le biais d’ateliers d’écriture, de séminaires et surtout de livres ; ils sont trop nombreux pour tous les nommer ici, mais je tiens à les saluer et à leur exprimer toute mon admiration.

Enfin, je remercie chaleureusement mes parents, mes sœurs et mes amies, qui m’ont soutenue tout au long de mes études et ont su comprendre l’importance qu’elles avaient pour moi. La Palme d’or à Francis, mon amoureux et ma muse, pour l’ensemble de son œuvre.

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La réalisation de ce mémoire a été rendue possible grâce à la bourse d’excellence Denis Saint-Jacques et à la contribution financière du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ).

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Mécanique de la nuit

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Je me sens si solidaire de tout ce qui vit qu’il m’est indifférent de savoir où l’individu commence et où il finit. – Albert Einstein

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On dit que les hommes et les femmes de notre temps, comme leurs ancêtres préhistoriques, imaginent la nuit des combats épiques contre les animaux.

Emmitouflés dans les draps, ce ne sont pas des secrets qu’ils murmurent, mais des menaces qu’ils chuchotent le long des sagaies, des incantations qu’ils récitent afin de maintenir à flot toute leur force tournée vers l’ennemi. C’est dire que dans l’obscurité, chacun plonge dans une lutte à mort contre les caïmans, les loups et les chiens, et que cette lutte n’a pas de fin.

Pour que les rêves assurent la survie de l’espèce, il faudra revenir à des temps plus sauvages.

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DÉLUGE

Rien n’annonçait, quelques kilomètres avant Shivering Heights, ce climat de fin du monde : ciel gris, lumière basse, nuages de brume montant jusqu’à la hauteur des phares des voitures. Aussi loin que porte le regard d’Agnès, des lambeaux blancs et vaporeux se tordent contre la terre. La voiture file avec assurance, sans ralentir, mais les nuages se reforment tout de suite après son passage, intacts. On dirait des êtres vivants, pense Agnès en les observant dans le rétroviseur.

— Nous sommes arrivées, annonce finalement Kelly-Ann, amorçant un virage dans une ouverture de la forêt.

Passée la lisière des arbres, elles se retrouvent au milieu d’une clairière rocailleuse. Le stationnement est désert. Face à la voiture, le pavillon d’accueil du Shivering Heights Nordic Spa se dresse dans la brume.

— C’est fou, dit Kelly-Ann en tirant les valises hors du coffre, je ne vois plus mes mains.

Elles sont venues directement après leur journée de travail. Agnès regrette de ne pas avoir enfilé une tenue plus confortable. Elle sent les talons de ses souliers s’enfoncer dans le tapis spongieux du sol, où les feuilles ont commencé à tomber et à fondre sous l’effet de l’humidité et des pluies successives. Tout autour, la forêt n’est plus qu’entrelacs de bois gelé et de feuilles tremblotantes. En tendant l’oreille, on peut entendre le flot combatif et régulier de la rivière en contrebas.

Agnès serre contre elle son imperméable et en attache la ceinture. Le froid rampe jusque sous ses ongles, jusqu’à son crâne.

— Eh bien, ma chère Agnès, je crois que ce sera nous deux toutes seules. — Je me demande bien pourquoi.

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Dans le hall, elles attendent quelques minutes sans dire un mot. Une immense baie vitrée découpe un paysage aux airs de nature morte. Entre les spirales de brume apparaissent tantôt des cabanes de bois, tantôt la lumière surnaturelle d’une piscine. Derrière, l’arrière-plan de la forêt s’étale, insondable.

La bague de Kelly-Ann tinte d’impatience contre le comptoir. — Je vais voir si je peux trouver quelqu’un.

Pendant un instant, Agnès a l’impression qu’elle aussi devrait chercher une direction où aller – une sensation familière depuis quelque temps –, mais s’approche plutôt de la fenêtre, dont les contours laissent s’infiltrer le froid du dehors. Elle glisse ses mains dans ses poches et son téléphone se met à vibrer presque au même moment, marquant l’arrivée d’un texto. En le sortant, elle voit que beaucoup d’autres messages sont entrés pendant le trajet.

Elle n’a pas le temps d’en prendre connaissance que Kelly-Ann revient de sa mission, argumentant vigoureusement avec une femme au visage pointu. Elle rempoche l’appareil comme une enfant prise en défaut.

— Agnès, explique à la dame qu’on ne peut pas reporter notre séjour !

La propriétaire des lieux annonce que des pluies torrentielles sont prévues pour toute la semaine et que la station est, donc, fermée.

— J’ai écrit hier pour vous en aviser.

— Mais il nous est impossible de déplacer nos vacances, n’est-ce pas, Agnès ? Je ne te dévisserai certainement pas deux fois de ta chaise.

Elle lui fait un clin d’œil.

Interdite, Agnès fixe pendant un instant le visage de sa jeune collègue. Un visage de trentenaire lisse et joyeux, où un diamant scintille au-dessus de la lèvre, faisant ressortir des canines parfaitement blanches. On croirait qu’il n’y a rien de noir sous cette peau, aucun trouble sous la surface. Mais qui, en réalité, fait encore des clins d’œil ?

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— Je ne sais pas. J’imagine que non... Non, je ne risque pas de reprendre des vacances, pour être honnête, répond-elle finalement.

— Vous voyez ? Si la rivière déborde, madame, on partira, je vous le jure.

*

À Shivering Heights, depuis la nuit des temps, les êtres vivent dans le mystère combiné de l’eau et du ciel. La pluie tombe souvent. Certains jours, elle arrive en perles bien formées ou effilée en couteaux ; alors, on n’entend et on ne voit plus qu’elle, la matière-pluie à laquelle il est impossible d’échapper. Il y a une sorte de paix à vivre au cœur de cette averse mi-précieuse, mi-violente. D’autres jours, l’ondée se pose en un voile léger sur les forêts, les crêtes rocheuses, les becs, les museaux, les pattes et les griffes. Ces jours-là, la rivière arrive à la dominer, à forcer sa fusion avec elle, à anéantir sa délicatesse envahissante.

Immergées jusqu’au cou dans l’eau brûlante d’un spa, les deux collègues tentent d’apercevoir, à travers les nuages, le paysage de monts et de rivières où jacassent les corneilles.

— Ah ! Je crois que ça doit ressembler à ça, le paradis, dit Kelly-Ann d’une voix satisfaite.

— En termes de climat, je dirais que oui. Un petit rire émerge dans le brouillard.

— Tu es tellement drôle, Agnès. Tu as l’air sérieuse, mais dans le fond, tu es complètement décalée.

Si Agnès se sent décalée, ce n’est pas dans ce sens. Depuis quelques semaines, elle a l’impression de vivre à distance du réel et de réagir à retardement aux situations. Plongée dans cette eau turquoise au milieu des montagnes, elle se sent comme un saumon hébété, sans intention. Sous l’eau, ses mains sont comme des nageoires flottant tranquillement dans une fosse. Elles ne semblent plus lui appartenir – elles apparaissent isolées de son corps,

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des membres fragiles qui pourraient se détacher malgré elle et s’en aller, tout simplement, avec le courant.

Une sorte de soulagement lui vient à cette idée. — À quoi tu penses ?

Surgie de l’eau, Kelly-Ann la dévisage de près. — Oh, tu sais. Je pense toujours aux mêmes choses.

— À un verre de champagne ? Moi aussi, ça m’arrive tout le temps. Elle rit et replonge vers un autre coin du bassin.

Agnès est incapable de déterminer si Kelly-Ann est sincère ou si elle ne s’adonne qu’à une étrange forme de jeu. Se glisse-t-elle dans cette peau d’ingénue comme on se glisse dans un rôle au cinéma, ou est-elle ainsi à chaque heure de sa vie, joyeuse, blonde, sans soucis ? C’est elle qui a proposé cette escapade, à la sortie d’une réunion particulièrement laborieuse. Agnès n’a d’abord pas su comment réagir à l’invitation d’une collègue qu’elle avait peu fréquentée, mais Kelly-Ann a insisté, arguant qu’elle connaissait l’endroit parfait, loin de tout, dépaysant. « Déconnectons-nous », disait-elle.

Au travail, la jeune femme ne s’est jamais laissée abattre par l’ambiance morose. Au fil des mises à pied, elle a continué de faire entendre le claquement pimpant de ses talons dans les couloirs où d’autres se promenaient comme en des catacombes. Sa voix ne s’est pas éteinte comme si chacun des nouveaux chômeurs emportait un peu de la force vitale de l’équipe. La restructuration de l’entreprise a semblé déprimer tout le monde, sauf elle, dont les éclats de rire se fracassaient toujours contre le plafond. Peut-être, en acceptant sa proposition, Agnès a-t-elle souhaité voir cette énergie irradier sur elle, submerger sa propre léthargie.

S’enfonçant un peu plus profondément dans l’eau brûlante, elle ne sent pourtant pas ses muscles se délier. Tout autour de son torse, de ses bras, des bouillons naissent et meurent, laissant dans leur sillage une écume pétillante. Ils font monter vers son visage une fumée chaude, et des perles de sueur coulent le long de son nez.

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— Partons, dit-elle en se levant.

À Shivering Heights, bientôt, deux corps grelottants, vêtus de maillots d’élasthane et de sandalettes, traversent d’immenses nuages de brume. Il faut les voir marcher à tâtons, allant des bassins lumineux aux cabanes de bois sombre avec l’insécurité des aveugles, si seules et si petites aux côtés de la forêt, de la montagne, de la rivière, de l’abyme renversé du ciel, d’où sort toute cette fumée.

Elles passent le jour suivant à se tremper le corps dans une eau puis dans l’autre, tour à tour suant et frissonnant pour se défaire de leurs peaux mortes. Au départ, elles essaient tous les bains, et leurs mains s’agitent naturellement lorsqu’elles parlent, comme pour combler l’attente. Puis, au fil des heures, elles apprennent à se glisser dans les trous du temps, à s’immobiliser. Tels les hérons qui viennent parfois dans les spas de Shivering Heights, ou les lapins et les cerfs tapis dans ses bois, elles boivent, elles mangent, elles attendent, trempées, que le jour passe. Leurs muscles se détendent. Leur peau s’adoucit, allégée de milliers de cellules.

La pluie naissante commence déjà à effacer les frontières entre la station et la forêt. Dans l’après-midi, des sillons de terre venus des sous-bois fleurissent dans les bassins limitrophes et déploient dans l’eau leurs tentacules noirs. Kelly-Ann profite de ce voile de pluie pour enlever le haut de son maillot et le jeter vers le ciel. Elle nage avec l’insouciance d’une bête sauvage, tranquille, sans gêne, mais la force avec laquelle elle se dresse parfois dans l’eau paraît étudiée. La ligne impeccable de ses épaules surmonte des seins parfaitement symétriques, dont la rondeur équilibre la force d’un corps autrement musclé.

— Allez, Agnès. Il n’y a personne. Tu es magnifique.

Elle soulève ses bras pour refaire le chignon dans ses cheveux et, poitrine déployée, plonge des yeux brillants dans ceux de sa collègue, qui détourne le regard.

À Shivering Heights, en pleine menace d’inondations et d’orages violents, elles ont tout le temps d’explorer le réseau des bassins et des cabanes de bois, l’orée de la forêt où poussent des grappes de fruits rouges dans les branches désolées. Elles connaissent par cœur le nombre de pas qui mènent d’un endroit à l’autre, du sauna au bain glacé, de la

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mangeoire d’oiseaux au spa bouillant. La station leur appartient, avec ses piscines, ses saunas fumants, et même ces énormes rouleaux de fumée blanche, partout sur leur chemin.

— Hiiiii !!!

Lorsqu’elle se baigne, Kelly-Ann pousse des exclamations de satisfaction ou de choc : bien qu’elle connaisse la température de la rivière, elle crie chaque fois qu’elle s’y plonge.

Agnès, elle, ferme les yeux.

Ce qui tord son ventre ne s’est toujours pas calmé.

Il est vrai que les averses se rapprochent les unes des autres.

De chaque technique de détente, elles apprennent les rudiments. Dans le sauna humide, il faut régulièrement arroser la pierre chaude d’une giclée d’eau qui s’évapore aussitôt en crépitant. La fumée s’élève au centre de la pièce dans une colonne évanescente et Agnès, les jambes ramenées contre le ventre, le menton sur les genoux, cherche à y retrouver des figures connues.

On dit que lorsqu’il s’occupe, même aux choses les moins sensées, l’esprit reste calme.

— Oh ! Tu connais ça ? demande soudain Kelly-Ann.

Sa collègue pointe un bouquet de branches suspendu au mur. — C’est une vihta, continue-t-elle. Allonge-toi, je vais te montrer.

Agnès se couche sur le ventre, les bras le long du corps. La température rend la respiration difficile. Il lui semble que ses paupières battent moins vite qu’à l’habitude. Le cèdre chaud brûle ses cuisses et ses genoux.

Sa collègue se tient debout près d’elle.

Après quelques secondes, un premier pincement se fait sentir contre son dos nu. Kelly-Ann a commencé à la flageller.

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Agnès respire par la bouche. Les pincements se succèdent à un rythme régulier. Entre chaque coup, des feuilles restent collées contre la peau moite de son dos. Kelly-Ann agite la vihta au-dessus d’elle et lui flagelle bientôt les jambes, les chevilles. Agnès sent ses mollets trembloter sous les coups, mais dessous, les muscles résistent, conservent leur tension.

— Vihta stimule la vitalité, clame Kelly-Ann à travers le claquement léger des rameaux, et fait circuler le sang dans le corps.

Les yeux fermés, Agnès tente de concentrer son attention sur les secondes qui s’égrainent, comme le lui a appris le psychologue de l’entreprise. Derrière le bruissement des branchages qui fouettent l’air, puis sa peau, on entend la pluie frapper les murs de la cabane à sudation. L’atmosphère saturée d’eau lui irrigue les poumons. Il fait chaud. Tellement chaud. Elle se laisse bercer par la chaleur, par le claquement régulier de la vihta, par les éclats de douleur qui vont et viennent comme le battement d’un cœur hypersensible.

Mais lorsqu’elle sent les branches balayer ses cuisses de plus en plus haut, puis ses fesses, Agnès se braque et agrippe sa serviette.

Kelly-Ann éclate d’un rire clair.

— N’aie pas peur, Agnès. Si on est ici, c’est pour relaxer et, de ce fait, devenir des employées plus performantes. Non ?

Elle lui effleure le dos du bout des doigts, juste un peu trop longtemps. Puis elle retourne se coucher sur un banc, inquiétante comme elle l’a toujours été, à bien y penser.

Le soir, la propriétaire leur prépare des mets qui semblent directement tirés de la forêt. Sur la seule table dressée de la salle à manger, elle leur dépose un mijoté de champignons des bois et de viande sauvage, ou encore une soupe à l’odeur de racines et au goût acidulé de terre.

L’eau qui les attend dans les verres est tiède, la température idéale pour ne pas choquer le corps.

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— Vraiment, tu trouves ça bon à ce point-là ?

— Oh oui. Encore meilleur avec du vieux raisin, réplique Kelly-Ann en se penchant sous la table. Elle en ressort avec une bouteille de vin rouge, qu’elle dévisse en quelques tours avant de porter directement le goulot à sa bouche. Elle s’essuie les lèvres du revers de la main, puis tend l’alcool à Agnès avec un sourire complice.

À Shivering Heights, entre quatre murs attaqués par la pluie et le vent, perchée bien haut avec les corneilles et les nuages, une femme décide de relâcher ses épaules et de tremper ses lèvres, tandis qu’une autre éclate de rire. Pendant quelques heures, on les dirait pareilles aux cerfs qui hantent les bois de la montagne ou aux oiseaux, qui eux non plus n’ont pas de destin, qui tout le jour ingèrent des vermisseaux ou lavent leurs plumes. Elles sirotent des substances tirées de fruits macérés dans le froid et la pluie sans savoir s’il s’agit du poison ou de l’antidote.

Jusqu’à ce que, tournée vers la fenêtre, Agnès dise :

— Je préfère encore la pluie à toute cette brume. On aurait dit des fantômes, ça me donnait le frisson.

— Justement, on se lance !

Lorsqu’elles ouvrent la porte du pavillon, la pluie les assaille comme des balles de plomb.

— Allons chez moi, dit Kelly-Ann en saisissant le poignet d’Agnès. J’ai encore une bouteille de vino cachée.

*

— Tu as l’air tellement douce, dit Kelly-Ann, jamais je ne t’aurais cru capable de mettre tous ces gens à la porte.

— Je ne le croyais pas non plus. — Ce devait être affreux. — On dirait une autre vie.

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— N’importe qui voudrait s’évader après un épisode comme celui que tu viens de vivre.

Agnès laisse glisser son regard vers l’extérieur de la cabine. Elles sont assises par terre, sur un tapis qui imite la fourrure d’un animal sauvage. Lorsqu’elles sont rentrées, elles étaient tellement trempées qu’elles ont troqué leurs maillots contre des peignoirs. Mais le coton leur colle aussi à la peau, comme s’il était impossible d’échapper à l’humidité ambiante. Des gouttes d’eau coulent de leurs cheveux, le long de leur dos. Il n’y a que le vin pour assécher leurs lèvres et leur gorge.

— Parfois, j’ai envie de tout laisser tomber, dit Agnès.

Elle ferme les yeux et sent son cœur battre au bout de ses doigts, partout, jusque dans ses orteils.

Au bout d’un moment, le son d’un texto entrant tinte dans le silence. Elle étire le bras pour prendre son téléphone. Au bureau, on ne sait pas vivre sans elle.

— Lâche ça, l’intime Kelly-Ann en lui bloquant le passage.

Son visage, de près, révèle ses détails : des yeux à fleur de tête et une bouche croche, caramélisée de vin, où l’on devine la pointe des canines. Juste au-dessus de sa lèvre supérieure, le piercing en diamant scintille, hors de proportions.

Comme tout cela est étrange, pense Agnès, on dirait un rêve. Ou plutôt un cauchemar.

— Tu dois lâcher prise, prononce Kelly-Ann. Elle fronce les sourcils.

Sans avertissement, elle se penche sur Agnès et imprime des lèvres étonnamment douces sur les siennes. Sa langue a un goût d’alcool. Agnès tressaille. La main de Kelly-Ann s’infiltre dans l’entrebâillement de sa robe de chambre et se pose délicatement sur son flanc, qui se raidit aussitôt.

— Calme, dit soudain son assaillante, du même ton qu’on ordonne aux animaux. Elle se penche vers le cou d’Agnès et y dépose un baiser, tout en approchant son corps contre le sien. Sans plus attendre, elle s’installe à cheval sur ses jambes pour l’empêcher de bouger. Kelly-Ann lèche, lèche son cou, lèche sa poitrine… Bientôt, le

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peignoir, ouvert, ne couvre plus rien. — Arrête… Arrête…

Agnès, soudainement très concentrée, se tortille sous sa collègue. En tendant une jambe, elle accroche une commode et un bibelot tombe mollement sur le tapis.

Kelly-Ann presse sa main sur son entrejambe. — Tu es déjà tout excitée, ma belle.

— ARRÊTE !

*

À l’extérieur, la pluie frappe plus violemment que jamais. Pieds nus, Agnès court à travers les chemins boueux, les bras tendus devant elle comme une aveugle. On dirait une folle échappée de l’hôpital, avec son peignoir qui bat au vent. La pluie forme un rideau gris partout où elle passe, une sombre aurore boréale descendue sur Shivering Heights. Sans rien voir, Agnès marche dans toutes sortes de substances glissantes. À plusieurs reprises, elle s’étend de tout son long, le souffle coupé, puis se relève. Le vin lui fend la tête en deux.

L’odeur pourrie de la forêt se mêle à celle du chlore et lui donne envie de vomir. Elle descend vers la rivière. Les chemins lui sont connus maintenant : elle doit aller du bassin ovale vers le sauna chaud, descendre trois marches, tourner à droite après le lampadaire… Jamais Kelly-Ann ne pourra la retrouver dans la tempête. Mais si, elle le pourrait, se contredit-elle tout de suite, bien sûr qu’elle le pourrait d’instinct. Elle connaît tous les saunas, toutes les cabines, elle saurait, bien sûr, en trouver les poignées de ses griffes et il est certain que ses yeux pervers et écartés pourraient la retrouver dans le noir.

Si ça se trouve, elle a toujours eu l’intention de la pourchasser et c’est pourquoi elle l’a amenée ici.

Agnès ouvre la porte d’un bâtiment et pénètre en catastrophe à l’intérieur. Dans le sauna clos, il fait encore chaud, mais l’espace est désespérément vide de tout objet à placer contre l’entrée. Elle finit par y appuyer son propre corps pour bloquer l’accès. Dehors, la

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pluie bat si fort qu’elle ne s’entend plus penser. Elle n’avait jamais remarqué comme ces pièces sont vides, indémontables, un bloc monolithique.

*

Lorsqu’Agnès se réveille, la pierre chaude, au centre du sauna, est complètement refroidie et l’air sent la cendre humide.

Elle déplie ses jambes avec douleur. Difficile de calculer le temps passé ici. Quelques minutes, quelques heures ? Même si elle a dormi, ses yeux restent secs d’avoir tant pleuré. Ils lui font mal, comme s’ils s’étaient raidis en coquilles étanches. Ce qui vient de se passer lui semble à la fois irréel, lointain, et terriblement inscrit dans sa chair.

Elle se hisse sur un banc de cèdre et forme un cornet avec ses mains pour voir à l’extérieur.

Le hublot ne laisse apercevoir qu’une eau grise parsemée de déchets de matière. On ne voit pas à trois centimètres du bout de son nez.

Se peut-il que Shivering Heights ait été inondée si rapidement, si facilement ?

Elle en a la confirmation en ouvrant la porte du sauna : une vague immense entre avec fracas, la projetant vers le mur opposé avec force. Elle perd pied et s’étouffe, elle est avalée par l’eau, presque noyée, mais cela n’a plus d’importance, maintenant. Elle laisse son corps virer dans tous les sens. Il n’y a plus de différence entre l’intérieur et l’extérieur. Tout est noir, froid, poisseux. C’est par automatisme qu’elle se dépêtre de sa robe de chambre, tend ses doigts pour faire de ses mains des nageoires, arque les pieds et les jambes pour finalement progresser vers la sortie, trouvant une forme de nage qui la porte vers le haut. L’eau charrie toutes sortes de débris qui l’égratignent, des éclats de bois, des cailloux, des objets récoltés par l’inondation des terres.

Lorsqu’elle met finalement la tête hors de l’eau, après une remontée qui lui semble infinie, mille fois abandonnée, deux femmes crient :

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— Agnès ! Agnès ! Mais qu’est-ce que tu fais ? Reviens !

La voix de Kelly-Ann lui fait perdre la carte un instant. Autour d’elle, la rivière charrie des tonnes de feuilles mortes, des branches, jusqu’à des chaises longues et de petits mammifères suffoquant, toutes choses qui avaient l’habitude, comme elle, de toucher terre.

D’un coup de hanche, elle se retourne pour flotter sur le dos.

Et pendant que les autres crient, que la pluie torrentielle taillade son ventre, le monde est emporté par l’eau, et la rivière gonfle pour devenir fleuve. Puis le fleuve se creuse, se gorge de sel et déplie ses fonds, devenant océan.

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CREATURES

Dans les profondeurs de la mer, la nuit ne finit jamais.

La lumière du soleil ne pénètre pas jusqu’à ces fonds où l’eau froide rencontre les éruptions brûlantes du noyau terrestre. Les êtres qui y vivent, requins et poissons osseux, calmars vampires, baudroies aux bouches déchirées, parcourent l’espace aveuglément, détachés du temps et de ses saisons. Il tombe là une neige perpétuelle, aux flocons de sable, de suie, de restes d’animaux et de plantes décomposées. L’eau, pailletée dans toutes les directions de ces minuscules débris, demeure pourtant la plus pure qui soit – car la neige marine, pareille à une manne venue du ciel, nourrit tous ceux qui vivent là.

*

Il ne faut pas se baigner le soir, disent les habitants du village. Ne pas laver le linge après le crépuscule, ne pas emprunter la voie de l’eau pour rendre visite à un ami.

C’est qu’elles sont jolies, les lanternes grosses comme la lune aux entrées des maisons-bateaux, les filées de chandelles le long des vieilles rambardes, les ampoules électriques qui se balancent aux hublots des cabines à l’ouest.

Il est si ravissant, le feu de la joie, que même les monstres de la mer s’en approchent par tous les côtés.

C’est un soir sans vent. Les flammes du braséro montent droit vers les étoiles entre les visages découpés d’ombre. Nathan ne s’en rend pas compte, mais le village ne tangue presque plus depuis quelques heures, si bien que plusieurs de ses voisins souffrent d’une nausée en tous points semblable au mal de terre.

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Sa mère a décoré le pont de bois d’une multitude de guirlandes, de fanions et de breloques colorées. Des lampes à l’huile brillent un peu partout, illuminant les cadeaux rapportés par sa sœur. Toutes les chaises de la maisonnée sont sorties afin de prendre le repas en plein air et une table, près du feu, déborde de salades multicolores, de beignets et d’autres mets de fête.

Nathan tourne et retourne entre ses doigts le couteau au bout duquel grillent ses morceaux de dorade.

— Au retour de votre sœur !

Le bras tendu vers le ciel, sa mère leur présente un verre de rhum ambré, récupéré des épaves, dont les effluves suffisent à enivrer.

— À notre sœur !

— …et à son amie, Laura, qui passera aussi les vacances avec nous. À Laura !

Ce village, on l’a fabriqué petit à petit, à partir de vieilles péniches et de voiliers, de planches de yachts et d’autres bricoles recueillies de l’océan. Des voiles qui servaient à diriger les navires, on a fait des tentes aménagées en chambres, en salons et même en restaurant. Les soirs clairs d’été, abrité sous ces chapiteaux, on aperçoit la terre scintiller au confluent du ciel et de la mer.

De loin, la structure forme le dessin étrange d’une plate-forme pétrolière, en moins haut, en plus étendu. Pourtant, cela n’a rien à voir.

En y mettant le pied, on découvre plutôt un univers de bois délavé, de ferraille et de toile. Un lotissement fragile rayonnant de barques-jardins où poussent les légumes sous des mosaïques de vitre récupérée. Des chemins de cordage reliant les terrasses entre elles pour permettre aux enfants, le matin venu, de se rendre à l’école comme des singes, grimpant et hurlant.

Puis, vers l’ouest, quelques constructions plus récentes, des bateaux de plaisance amarrés le temps d’une fête et toutes sortes de curiosités arrivées du monde, jonques, sampans et autres embarcations exotiques, d’où s’échappent en permanence des musiques dissonantes.

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Maintenant, c’est ici que ça se passe, sur le pont que Nathan et sa mère ont mille fois peint. On a réuni les amis et la famille. Laura s’est assise près de lui, avec son sourire et ses cheveux blonds à l’odeur de printemps sur la terre, avec son allure désinvolte et terrifiante. Elles sont rares, les filles de la côte venues jusqu’au village, car bien sûr la voie naturelle est l’inverse, celle que sa sœur a choisie.

Sortant du feu, la dorade est un cadavre noirci et croustillant, comme il l’adore, onctueux du dedans et pavé de sel au-dehors. Ses mains tremblent imperceptiblement tandis qu’il en défait la chair avec ses doigts.

— Tu en veux un bout ? lui demande-t-il. Elle accepte.

Toute la soirée, il la présente aux invités qui arrivent des terrasses avoisinantes. Voici le cousin-ceci, voici l’amie-cela, chuchote-t-il à son oreille.

— Elle, c’est Laura. Elle fréquente la même université que ma sœur, dans la ville côtière.

À ces mots, les verres tintent, les bouches rient et parlent sans s’arrêter, disent la bonté du village, commentent les façons de penser, philosophent sur les meilleures grillades. La musique a commencé d’ébranler le pont, dans un concert de tapements de pieds et de hurlements haut perchés.

C’est qu’ici, on joue et on danse jusqu’à casser les lattes du plancher, jusqu’à se fouler les chevilles et à assourdir les poissons. Sur la piste improvisée, il lui enseigne les rudiments.

— Bats des bras comme une raie manta ! Presse tes pas comme un diable se débat ! Bats des bras comme une raie manta ! Presse tes pas comme un diable se débat !

Il faut la voir, cette fille, fumante de sueur dans la chaleur de l’été et pourtant riante, tête renversée. Nathan, pareil à un oiseau fou, remuant l’air comme jamais ici-bas, plein d’un bonheur frénétique. Les chaussures claquent sur le bois fendillé. Les bouches halètent, les cœurs battent, les mains se frôlent.

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Sous le ciel implacable, les danseurs forment un nœud grouillant, compact, dont ils s’extirpent bientôt en douceur.

Tout près du banc où ils sont installés, la fumée des cigares se tortille dans l’air. Les joueurs de cartes gagnent et perdent leur honneur à grands coups de poing sur la table. Deux garçons, le long de la balustrade, tentent de s’affronter dans une course à l’œuf avant de s’effondrer. Le rhum coule à flots.

Il leur semble pourtant qu’ils ne sont qu’eux deux, côte à côte, le nez plongé dans leur verre.

— Laura ?

Elle lève vers lui des yeux brillants d’alcool et vaporeux. Des yeux presque jaunes, luminescents comme des méduses dans la nuit.

— Tu ne m’as pas dit ce que tu étudies, à l’université.

Il n’a pas fini de poser sa question qu’il la regrette déjà. Au village, s’il est une chose dont on se méfie plus encore que des monstres marins, c’est de leurs défenseurs, ou de leurs admirateurs aveuglés. À trop fréquenter la mer, on voit ses défauts aussi bien que le reste, et lorsqu’on considère le requin comme son égal, impossible d’en être le gardien. Aussi, tandis que Laura raconte en gesticulant le laboratoire et les missions de recherche, les aquariums et les graphiques, les pétitions et les campagnes, une ombre passe dans le regard de Nathan.

Mais personne ne semble avoir entendu, et il a choisi son camp. — Tu as envie de te baigner ? demande-t-elle joyeusement. De ce monde, il faut tout lui expliquer.

— Ce n’est pas possible le soir. La lumière du village attire les requins. — Vous avez de ces croyances !

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Leurs corps culbutent comme ceux de deux scaphandriers. Plongent dans l’eau noire, remontent, se rejoignent à mi-course. Il la poursuit le long des maisons-bateaux, des quais lourds de moules nacrées, entre les barques-jardins et les filets de pêche. Les tentes traversées d’ombres chinoises illuminent doucement la nuit, éclairant leur chemin de nage. Sa tête brillante de cheveux mouillés entre et sort de l’eau à un rythme régulier. Elle paraît tellement dans son élément, on dirait qu’elle vient d’ici, du village, de la mer.

Lorsqu’elle s’arrête devant lui, se retourne enfin pour le regarder dans les yeux, le flanc visqueux d’un poisson frôlant sa cuisse le fait grimacer rapidement. N’est-ce pas un aileron, là, un peu plus loin ? Ne pas gâcher, ne pas gâcher ce moment. La voilà tout près, bougeant lentement les bras pour maintenir à la surface ses épaules, son cou, son visage aux traits fins dont il n’arrive pas encore à saisir les froissements et les accalmies. Des séries de petites peurs éclatent dans tous les muscles de son corps, pétillent dans ses doigts, ses jambes et pourtant il avance, jetant furtivement des coups d’œil à l’eau tranquille comme une menace.

Tout autour de lui, formant une large colonne qui encercle le village sur des mètres de profondeur, l’assemblée des créatures marines retient son souffle.

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Dans la nuit se mêlent les rêves de l’individu et ceux de son espèce.

Puisqu’ils ne disposent pas de la parole, on ignore si les autres êtres vivants produisent eux aussi des songes. On a toutefois observé des comportements suggérant que certains mammifères, chats et chiens par exemple, continuent de combattre et de chasser pendant leur sommeil.

Si l’on se fie à son lieu d’apparition dans le cerveau, le rêve pourrait bien dater d’une époque reptilienne, du fond des âges. Mais tout indique qu’en réalité, c’est lorsque nos ancêtres ont atteint un état stable, relativement protégé du danger, qu’ils ont commencé à sentir palpiter en eux une vie nocturne. Les rêves ont pris racine dans la constance thermique de leur sang, dans la chaleur et dans la sécurité de leurs premiers abris.

Le confort laisse la place aux films catastrophes.

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PANTHERA LEO

Depuis la fermeture du zoo, chaque semaine apporte son vent de rumeurs sur le destin des fauves. Ils seront déménagés à Toronto ou à Seattle, entend-on entre les branches, ils seront réexpédiés au Kenya ou encore euthanasiés. Pourtant, les nuits défilent, l’hiver approche et ils sont toujours là, dans leur enceinte. À travers la brume qui déploie ses rubans comme une camisole de force sur Shivering Heights, ils apparaissent et disparaissent, clignotant comme des fantômes mais bien réels, déambulant, bâillant, léchant le sang qui coule des pièces de viande avant de les avaler.

C’est un soir de pleine lune toxique et verte. La brume rampe où devrait s’étaler le vide, dans les enclos, au milieu des chemins exempts de visiteurs, jusqu’aux boisés dont les racines se perdent dans la ouate. Au loin, on entend le déferlement d’une rivière. Le vent transporte l’odeur épicée des cèdres avec celle des feuilles et des insectes qui se décomposent avant la neige. Le temps vacille, le paysage clignote, et les hautes parois de l’enclos des fauves se confondent avec la silhouette d’une arène romaine qui aurait traversé les siècles.

Au milieu de la fosse, un homme et une femme se tiennent par la main. Ils semblent droits et résolus. Pourtant, au moment où la queue de la lionne endormie fouette l’air, propulsée par un rêve de chasse, des séries de petites peurs éclatent partout, partout dans le secret de leur corps.

*

— On devrait y aller, maintenant, chuchote la femme. — Non, babe. On attend qu’ils se réveillent.

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Il se penche et ramasse par terre une roche. Il la lance dans le bassin où elle s’écrase en un plouc ! sonore. Aussitôt, la lionne, comme si son crâne était relié par un fil invisible à l’eau noire, ouvre les yeux et tend ses oreilles, en alerte.

Jean essaie fort de ne pas trembler tandis que l’animal, sans se presser, se remet sur ses pattes et se déhanche jusqu’à leurs pieds, qu’il renifle dans un bruit humide.

— Là, là on parle.

La voix de Jean chevrote. Le mâle rejoint la femelle et ouvre grand la gueule dans un soupir. Une haleine rance s’en échappe. De près, Jean peut apercevoir le détail de son pelage clairsemé, mais aussi les lignes de ses muscles qui roulent à chacun de ses pas – si seulement sa foi était plus solide, il pourrait s’émerveiller de cette puissance latente, inscrite tant dans les pattes du fauve que dans ses épaules, dans sa nuque, dans ses dents. Dans ses yeux jaunes, affûtés comme des diamants.

God, donne-moi la force, pense-t-il en serrant le chapelet qu’il porte au cou.

— Avoue-le, toi aussi, tu as peur, dit Mel.

Qu’il soit craintif, cela ne veut rien dire. La chair est faible. Daniel le prophète dans la fosse aux lions, Blandine dans l’arène des infidèles tremblaient sans doute aussi. Pourtant, Dieu les a sauvés. Il s’agit d’y croire. De reconnaître qu’Il est le seul à tirer jusqu’aux plus petites ficelles de la Création. Si ces bêtes étaient simplement motivées par la faim, tourneraient-elles autour d’eux en ce moment, comme les brebis d’un troupeau, léchant leurs espadrilles et reniflant leur entrejambe ?

Le temps qu’il se fasse ces réflexions, Mel a décidé de chercher par elle-même une porte de sortie. Elle n’a pas attendu longtemps. Discrètement, elle se dirige vers le grillage par où l’on donne leur pâture aux fauves. Emprunter le chemin inverse des proies, apprécie-t-il ironiquement, c’est encore prendre le même corridor qu’elles. Eux, ils sont arrivés par le haut, royaux, descendant le long de la clôture avec la verticalité des saints ; telle était sa volonté.

Il doit avouer, cependant, qu’il n’a pas réfléchi à la finale de son expérience. Il avait vaguement imaginé qu’ils resteraient là, avec les fauves, jusqu’à ce que Mel comprenne. Puis, sans doute, quelqu’un serait venu avec le jour et les aurait tirés de là.

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Mais cela arrive plus tôt que prévu. Depuis la vitrine où, jadis, les enfants pointaient le mâle rugissant, une jeune fille les observe dans le noir, incrédule.

Mel ne tarde pas à faire la même découverte que lui. La fille qui se tient là, blonde et menue et ébahie, porte l’uniforme de la Société de conservation de la nature de Shivering Heights. Un trousseau de clés pend à sa ceinture. Son visage paraît minuscule sous son képi, raide comme celui des gardiens de zoo dans les films.

Mel n’a qu’un signe à faire. La gardienne – quelle minceur pour une employée de sécurité, quelle petitesse – grimpe aussitôt la colline d’un pas félin. La fosse est creusée au flanc de ce monticule. De son sommet, on peut apercevoir les lions et les apercevoir, eux, en plongée.

— Je vais vous lancer la clé de la grille. Je la laisse tomber juste là, dans l’herbe, en dessous de moi.

Bien que juvénile, sa voix est assurée, axée sur la tâche. Si elle a peur, il n’en paraît rien. Son poing minuscule s’ouvre pour lâcher un objet métallique, qui scintille dans sa chute.

— J’ai déjà appelé les secours, ajoute la fille. Ils s’en viennent.

La clé n’a pas encore touché le sol que Mel commence à se diriger vers elle.

De façon à ne jamais tourner le dos aux fauves, elle progresse en crabe. Elle les guette tout en avançant. Les flancs des lions se frottent lorsqu’ils passent l’un près de l’autre, leur tête dodeline au rythme de leurs pas. Au moindre virage un peu brusque, au moindre geste erratique d’une queue ou d’une patte, Mel sursaute. Jean ressent dans sa propre chair l’impulsion des épaules de sa fiancée, l’incertitude de ses doigts, la concentration de tout son esprit dans ses yeux, son seul atout en ce moment pour ne pas tomber, choisir la direction à prendre en cas d’assaut, visualiser toute porte de sortie éventuelle.

Et soudain, cette nervosité le dégoûte. De Mel traversant la fosse aux lions il ne voit que la faiblesse. La peau, les os, les muscles tendus et minces. Ce corps qu’il avait l’habitude d’admirer lui apparaît tout d’un coup contaminé, abattu, amenuisé par la peur et

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le déni du sublime. Ils sont là, bon Dieu, captifs des prédateurs les plus féroces de la création, et ils sont vivants. Plus vivants que les animaux téléguidés du ciel, plus vivants que les proies en sursis, plus vivants que cette fille qui les regarde, yeux écarquillés, dans l’inconscience totale de son humanité divine.

C’est alors qu’il se lance lui aussi vers la clé, à toute vitesse. À tâtons dans l’herbe, il la retrouve et la glisse dans la poche de son pantalon. Voilà. Excellent.

— Mais qu’est-ce que tu fais ? s’inquiète Mel tandis qu’il sort son téléphone.

À travers l’écran, elle semble encore plus petite, plus noire, plus nerveuse. Il peut presque voir ses lèvres gercées trembler de colère pendant qu’elle s’avance vers lui, oubliant enfin un peu les félins.

— J’enregistre des preuves. — Donne-moi la clé.

— « Donne-moi la clé ? » On est des miraculés, babe !

Elle ne se trouve qu’à quelques pouces de lui maintenant. Il continue de la filmer. On dirait qu’il n’a jamais connu ce visage ravagé, cette peau sèche, ces yeux cernés de pattes d’oie. Elle y colle encore des étoiles, les étoiles qui connectaient son regard à l’infini lorsqu’il l’a rencontrée à la maison de prière et qui semblent, en ce moment, sur le point de tomber dans la savane artificielle de Shivering Heights. Maintenant, Mel ne porte plus un visage d’ange mais de sorcière, de sorcière à paillettes qui n’échappera pas à la mort. Sans doute ne l’a-t-il jamais vraiment vue telle qu’elle est – bye, babe, continue-t-il mentalement, avant de se tourner vers le couple de fauves allongé dans l’herbe.

Tandis qu’il oriente le téléphone vers eux, la lumière de l’appareil brillant comme la dernière luciole avant l’hiver, ses yeux ne sont pas assez rapides pour capter les signes. Ce n’est qu’au bondissement de la femelle, lorsqu’il sent des griffes s’enfoncer dans son cœur, qu’il laisse tomber son téléphone.

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Les coups que porte la lionne de Shivering Heights à l’humain devant elle sont pareils à ceux que donnaient ses ancêtres aux gladiateurs et aux chrétiens qu’on leur jetait en pâture. Depuis des temps immémoriaux, la patte de Panthera leo, garnie de poils si fins qu’ils détectent les vibrations les plus subtiles de la terre, peut aussi, d’un seul coup, fracasser les os de sa victime. C’est ainsi qu’auraient dû mourir Blandine, Daniel et autres épargnés de la légende : anéantis par ces griffes, ces mâchoires, ces muscles que l’évolution a modelés puissants et conservés comme tels dans les colisées, les ménageries et les zoos, toutes constructions qui sembleront aux archéologues du futur aussi étranges qu’elles étaient naturelles à l’empereur, à l’aristocrate ou à l’enfant apprenant le nom des bêtes.

Ainsi Jean n’est-il pas de taille à lutter contre cette force, même engourdie par la vie en captivité, par les brumes et le soleil du nord.

Noir.

*

Lorsqu’elle s’était imaginée dans cette situation, en voyant le couple dans la fosse aux lions, Laura croyait qu’elle se mettrait à hurler et que ses fonctions vitales exploseraient de peur. Mais l’espace-temps dont elle est le centre se fixe plutôt dans un instant cinématographique. Avec détachement, elle s’étonne de la vigueur avec laquelle les fauves mordent les jambes de leur proie. Depuis qu’elle porte l’uniforme, elle ne les a connus qu’enfoncés dans l’ennui, neurasthéniques, jouant distraitement avec leur nourriture avant de l’avaler sans enthousiasme. Elle est surprise par leur force, par l’énergie qui propulse leurs pattes et raidit leurs cous, détache leurs mâchoires l’une de l’autre pour laisser échapper un râle puissant et pointer des canines formidablement longues.

Puis elle sort de sa torpeur et court chercher une corde, un câble, n’importe quoi qu’elle pourra tendre à cette femme pour la tirer hors de l’enclos.

Le long des sentiers de l’ancien zoo de Shivering Heights, la brume s’étale en longs rouleaux qui tous se dirigent dans la même direction, comme l’écume d’une mer invisible ou les chenilles d’une armée spectrale. La lune excite tout ce qui se trouve dans sa zone d’influence. Même les corbeaux de la forêt se sont réveillés et on entend leurs cris se mêler

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aux pas de Laura qui court, affolée, dans la nuit noire. La sirène d’une ambulance se déplace dans le lointain. Ils sont là, pense-t-elle, ils arrivent enfin. Elle les a appelés aussitôt qu’elle a aperçu le couple dans la fosse, mais les fauves ont été plus rapides.

L’homme, qu’elle se dit en entrant dans le poste d’accueil, l’homme, il n’avait pas voulu laisser sortir cette femme, Mel. Il avait glissé la clé dans sa poche comme un geôlier. C’est lui qui aurait dû porter le képi, le képi de la police, des militaires et des gardiens de zoo dans les films. Tout en cherchant des yeux l’objet le plus à même de servir au sauvetage de Mel, elle tord sa casquette, la brise, passe sur elle sa colère avant de la jeter aux oubliettes. Tiens, toi. Crève.

Elle glisse sous son bras un tuyau d’arrosage. Le képi gît dans la poubelle.

Elle reprend sa course, interminable encore – comme il est grand, ce parc, avec ses prairies factices et ses séries de cases où s’érigent, figées, des branches dépourvues de singes ou de lézards. Dire qu’en acceptant cet emploi, elle avait cru se rapprocher des animaux, prendre soin d’eux, comprendre qui ils étaient en partageant leurs soirées. Elle n’avait pas imaginé la tristesse et l’aliénation, l’impression de se retrouver dans un hôpital psychiatrique. Elle n’avait pas prévu les fous qui se lancent vers la mort avec l’enthousiasme des vivants.

Avec toute cette brume, avant de voir ce qui se passe dans l’enclos, elle l’entend : des hommes qui crient en visant leurs cibles, le rugissement des lions qui s’effondrent. Les gyrophares tournent dans la nuit. Des portières de voiture claquent. À quelques mètres de l’entrée de la fosse, elle laisse choir le tuyau d’arrosage si vaillamment porté. Jamais elle ne s’est crue capable de sauver qui que ce soit de toute façon. Elle peut l’admettre maintenant. Sans se soucier d’elle, les ambulanciers se bousculent pour apporter des civières dans l’enclos. Tout de suite après, elle les entend compter pour secourir les cœurs, mille et un, mille et deux, mille et trois. Mille et un, mille et deux, mille et trois.

— On le perd ! On le perd !

Laura entre à son tour dans l’arène. Tout se passe autour de Jean et Mel. En retrait de l’action, presque fondus dans le noir, les corps des fauves reposent, immobiles. Elle s’en approche. Leurs yeux sont scellés. De près, elle peut contempler leurs longs cils, leurs nez

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gracieux mais barbouillés de sang, leurs têtes renversées dans une inconscience totale. Pour la première fois depuis qu’elle les connaît, elle caresse leur flanc – et cela l’effraie davantage que patrouiller seule un zoo la nuit, cela l’effraie davantage que la brume, que la lune verte, que les visages anonymes des policiers et que les films d’horreur avec Michael Myers. Elle est soulagée qu’ils soient vivants. Leur fourrure se soulève au rythme d’une respiration longue et profonde, pendant qu’elle pleure, doucement, silencieusement.

*

Les premiers flocons tombent sur Shivering Heights. Ils fondent aussitôt qu’ils touchent le sol, sans laisser de trace. Quand la neige disparaît ainsi, on dirait qu’elle traverse la surface gelée de la terre pour continuer sa chute dans un autre monde que le nôtre, un monde qui se tiendrait au-dessous.

Contrairement aux prédictions, les lions n’ont pas été déménagés. Ils attendent toujours leur transfert ou la piqûre qui signera leur départ définitif. Rien n’indique, pour le moment, qu’on leur ouvrira le pavillon d’hiver. Rien n’indique le contraire. Bien qu’ils aient fait la une des journaux, qu’on ait prêché tour à tour pour leur sauvegarde et leur mise à mort, leur vie est restée la même : tout le jour et toute la nuit ils dorment, ils mangent, ils balaient de leurs yeux jaunes, pareils à des marais pourrissants et immobiles, la surface sans surprise de leur enclos.

Parfois, Laura se surprend à jouer avec la clé de son trousseau retrouvée dans une poche de pantalon de Jean le geôlier. Bien qu’on ait été mal à l’aise de la réclamer à la morgue, on avait jugé cela moins gênant que de produire un double si près de la fermeture des installations. En ces moments-là, caressant la clé avec ambition, Laura imagine qu’elle ouvre la porte du grillage, que les lions passent près d’elle en l’ignorant, comme ils ont ignoré Mel, et qu’ils s’évadent à jamais dans les bois de Shivering Heights. Elle les imagine langoureux, magnifiques, grimpants aux arbres comme les gardiens d’une antique cosmologie.

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Le saut dans la fosse n’a été, selon les médias, que l’un des nombreux tests que Jean et Mel auraient imposés à leur foi et à Dieu. Mel, qui s’en est sortie indemne, est tour à tour présentée comme une femme battue, dérangée, une illuminée ou une adepte d’expériences extrêmes. « On ne voulait pas croire que toutes les histoires se valent », aurait-elle affirmé pour expliquer le geste. Dans les entrevues télévisées réalisées après l’accident, elle ne peut s’empêcher de regarder partout autour d’elle, comme si elle allait rester aux aguets pour toujours. Les étoiles au coin de ses yeux se sont envolées, remarque Laura en contemplant une photo dans un tabloïd.

Elle dépose le journal à côté d’elle, sur le banc d’observation des fauves. Derrière la vitrine, les lions marchent sans but le long du bassin, placides comme ils l’ont toujours été – et peut-être même davantage, comme si la réminiscence de la chasse, quelques jours auparavant, avait fini de les déprimer. Ils ne lui portent aucune attention. À peine s’étonnent-ils, en levant la tête, des flocons qui viennent fondre à la chaleur de leur museau ou scintiller au milieu de leur pelage. À vrai dire, ils font pitié à voir, avec leurs masses de poils qui se détachent de la peau et le balancement incessant de leur tête.

Laura n’arrive pas à leur en vouloir. On dirait qu’ils sont captifs de leur arène depuis l’Antiquité et qu’ils y resteront ad vitam æternam. Seule la fonction de leur cage se modifie avec le temps. Vu l’opinion publique, elle sait pourtant qu’ils finiront sans doute dans les conteneurs près de l’entrée, cadavres oubliés dans la poussière, la crasse et les vieux mouchoirs.

Mais ce ne sera pas sa faute, pense-t-elle en allant poser sa main contre la vitrine. — Désolée.

Demain, elle s’évadera vers des pays de mers et de soleil, des pays où l’eau ne s’évapore pas en nuages tordus mais descend, pure, jusqu’au plus profond de la terre. Elle cherchera ailleurs le contact avec la nature qu’elle avait voulu trouver ici, et qui se révèle peut-être le temps de ses adieux, alors que le vent transporte l’odeur millénaire des arbres, que les fauves bâillent et tournent en rond comme l’ont fait leurs prédécesseurs depuis des siècles et des siècles. Mais même le béton n’est pas éternel. La fosse, comme les colisées, s’affaiblit imperceptiblement sous les assauts du froid et de l’humidité. Alea jacta est, pense Laura dans une étrange résurgence de son latin.

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LA CAVERNE

Species inquirenda, à tout le moins, se dit-elle en observant le spécimen qui repose

sur la planche. De la tête à la queue, il fait près de soixante centimètres. Ses prédateurs – ou ses proies, plus vraisemblablement – devaient le confondre avec les roches des fonds marins. Avec le gris orageux de ses écailles, l’amplitude menaçante de sa mâchoire, il dégage la grâce inquiétante des fossiles vivants. Les nageoires se déploient raides autour de son corps. Elle se pique au bout d’une arête et son doigt laisse échapper une goutte de sang.

Lorsqu’on a apporté cette prise au laboratoire, la veille, il lui semble que sa silhouette était plus allongée. Elle allume le néon au-dessus du comptoir, révélant chaque détail de la créature étendue devant elle. Elle aurait juré que la bouche n’était pas si recourbée, plutôt longue et mince comme un fil. Malheureusement, aucune photo n’a été prise pour en témoigner.

— Ne restez pas trop tard, Laura. Ils sont sur le point de fermer les routes.

Le technicien incline la tête en guise d’au revoir et ferme la porte derrière lui. Elle se tourne vers la baie vitrée, d’où, en effet, on peut voir la neige tomber en flocons rapides et serrés. Le fleuve a presque fini de manger le soleil, dont le dernier quartier se laisse lentement broyer par les glaces.

Laura se tortille sur son banc et laisse ses souliers glisser sur le sol. Ses pieds sont enflés. Il devient évident qu’elle ne pourra pas facilement rattacher la bête à une espèce déterminée, malgré sa connaissance intime de tout ce qui grouille sous la surface gelée de l’eau.

Akihiko parti en voyage, elle est entièrement libre de son temps. Elle peut travailler sans relâche, ce à quoi elle s’adonne avec enthousiasme chaque soir. Elle enfile des gants, prend le scalpel et opère sa première incision.

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— Qui es-tu, vas-tu me le dire, petit monstre, chuchote-t-elle pour elle-même, déployant de ses doigts toutes les ressources de sa motricité fine.

La chair, rouge et compacte, ne laisse pas facilement percer ses secrets. Les entrailles révélées, Laura soulève avec précaution les organes pour en prélever des échantillons, dépose la dentelle des tissus dans des vases de pétri. Elle effectue chaque geste avec délicatesse, minutie, concentration. Rien ne peut la détourner de sa tâche. Dans le laboratoire, on n’entend que le cliquetis de ses instruments, verre, métal, et le suintement juteux de la chair qu’on fouille.

Pendant ce temps, un nouveau spécimen d’Homo sapiens sapiens s’agite dans son ventre, donnant des coups de pied.

Tout au long de la soirée, la neige continue de s’accumuler. Abondante et folle, elle s’amoncelle en bancs si hauts qu’ils atteignent le bas des fenêtres. Le ciel paraît inépuisable.

Toute à ses travaux, Laura ne s’en rend pas compte. Au monde, il n’y a plus qu’elle et cette créature, cette énigme à résoudre qui prend la forme d’un simple individu dont l’existence, éphémère et apparemment insignifiante, pourrait tailler une brèche dans les frontières du connu. Sans savoir exactement pourquoi, par une sorte d’intuition, Laura parierait qu’elle se trouve devant une espèce préhistorique dont on ignorait jusqu’à aujourd’hui l’existence. Elle en oublie les coups nerveux de l’enfant qui pousse dans son abdomen – si elle déboutonnait son sarrau, elle pourrait voir, une seconde, la forme du pied en relief sur sa peau, inquiétante et parfaite –, en oublie le sang qui stagne dans ses mollets, ne s’aperçoit pas de l’énergie qui monte en elle comme une sève étrange.

Elle se décide. Cette créature n’existe pas encore dans le grand arbre des classifications ichtyologiques. Cette bouche charnue et courte comme une plaie mal guérie, cette dentition carnassière, c’est du jamais-vu. L’anatomie fantaisiste de cet être, sa peau comme rongée par les produits chimiques et semée de longues nageoires transparentes et fines lui échappent. La bête n’était-elle pas un peu plus grasse il y quelques minutes, sa silhouette moins élancée, moins susceptible de s’insinuer dans les anfractuosités des sous-sols ? Elle doit trouver l’embranchement le plus probable et demander l’avis de collègues.

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Elle en est à ces réflexions lorsque, soudain, les lumières tout autour d’elle s’éteignent. Dans le laboratoire, tout à coup, on n’entend plus le souffle des ordinateurs ni le grondement doux des réfrigérateurs où les spécimens reposent, figés comme à la morgue, attendant leur dépeçage. La pièce et le corridor adjacent sont plongés dans le noir, si ce n’est de la faible lumière de la lune qui provient du dehors.

Laura s’arrête un instant. Il lui faut de ces petites catastrophes pour justifier l’oisiveté, si courte soit-elle. Elle se replace sur son banc, tente de prendre une grande respiration. Autour d’elle, des dizaines de raies, de plies, de chaboisseaux, de poissons-haches, d’aiguillats noirs reposent derrière les armoires closes, soigneusement mesurés, analysés, photographiés, étiquetés, classés. Normalement, elle apprécie ses moments de solitude dans le laboratoire, son royaume, son territoire au doux parfum d’alcool. Mais, ce soir, elle ferme les yeux et se rend à l’évidence. Dans l’obscurité et le silence, elle perçoit parfaitement ce qu’elle a voulu ignorer : les contractions qui, à intervalles réguliers, la traversent de part en part.

Il est évident qu’elle ne peut plus retourner chez elle. Elle ne sait même pas si elle retrouverait sa voiture dans le blizzard.

Que devrait-elle faire du spécimen extraordinaire sur lequel elle travaille ? se demande-t-elle à la hâte. Il est possible qu’il ne représente pas seulement une variation étonnante de son espèce, mais une toute nouvelle branche, encore jamais découverte. Il ne faut pas le perdre. Si la panne dure longtemps, le réfrigérateur ne sera pas d’une grande utilité à la conservation, d’autant plus qu’il faudra en ouvrir la porte et laisser s’échapper la froidure.

Elle hésite longtemps entre le statu quo et l’idée de disposer ses cadavres près de la fenêtre entrouverte – ce qui implique de se frigorifier elle-même. Elle essaie de rassembler ses esprits. Elle n’imagine pas la frustration de perdre la bête avant d’en percer les mystères. Après réflexion, elle opte pour ce plan : elle placera le corps dans une glacière utilisée lors des expéditions, avec de la neige qu’elle récoltera par la fenêtre. Puis, elle installera la glacière dehors, en la sortant par la même ouverture. Il a assez neigé pour qu’un banc se forme jusqu’à sa hauteur. Elle pourra donc déposer son butin là, tout près, au

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froid. Lorsque la tempête sera terminée, elle n’aura qu’à le récupérer, quitte à jouer à la paléontologue.

La réalisation de son projet ne s’avère pas aussi facile que prévu. Dès qu’elle tire sur le battant, le vent et la neige s’engouffrent à l’intérieur. À genoux sur le comptoir, Laura manque de tomber, mais tient bon. La glacière est trop imposante pour l’ouverture créée. Après plusieurs tentatives, il devient évident qu’aucun angle ne permet de la glisser à l’extérieur. Laura décide alors de revenir en arrière, mais la fenêtre reste bloquée, entrouverte.

— Arrgh !

Elle a beau pousser le battant aussi fort qu’elle peut – son utérus continue de se contracter encore et encore, décuplant l’effort à fournir – rien ne change, le froid et la neige l’assaillent comme s’ils lui en voulaient personnellement. Une dune blanche commence à se former sur le comptoir, légère et scintillante.

Incapable de repousser le volet dans sa position initiale, elle est forcée de coincer son manteau et quelques sarraus dans l’ouverture pour empêcher le froid d’entrer.

Le poisson mystérieux reste sur le comptoir comme une vulgaire truite de lac tandis qu’elle saisit son téléphone.

— 911, comment puis-je vous aider ?

— Je suis au travail et je crois que je vais accoucher. Avec la tempête, je ne peux pas sortir de l’université. Pourriez-vous m’envoyer l’ambulance ?

— Je suis désolée, madame. Les véhicules d’urgence sont immobilisés pour l’instant. Donnez-moi votre numéro de téléphone, je vérifie ce qu’on peut faire et je vous rappelle.

Évidemment, elle aurait dû retourner chez elle plus tôt, se rendre à l’hôpital, mais il est maintenant trop tard. Elle est coincée ici, sans même pouvoir garantir le sort des spécimens dont elle a la garde. Étendue dans le lit de camp qu’elle réserve aux soirs de longs travaux, sorti tant bien que mal de l’armoire, elle souffre. Son ventre, gonflé comme un bourgeon prêt à éclater, s’enfonce dans les ressorts de la couchette étroite.

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Akihiko lui a souvent dit qu’il n’a jamais rencontré d’Occidentale dégageant autant de rationalité qu’elle. Toujours mesurée, elle n’élève jamais la voix, déploie tous les problèmes comme des questions mathématiques. Elle s’accroche à cette image d’elle-même comme elle s’accrocherait à son bras s’il était ici. Il ne faut pas angoisser, se dit-elle, ne pas marcher, ne rien faire qui puisse déclencher le travail. Respirer doucement, sans bouger, comme une étoile des profondeurs.

Étrangement, elle a toujours pressenti qu’elle serait seule à ce moment-là, non pas au sens physique, mais au sens spirituel, comme on est seul devant la mort. Des milliards d’animaux mettent bas chaque jour, tente-t-elle de se convaincre, seuls dans des terriers boueux, des forêts pluvieuses, dans des cavernes même, grouillantes d’insectes. Mais elle sait bien que cette pensée n’aura aucun pouvoir sur elle. Elle a honte de se l’avouer, mais elle a peur – elle a toujours eu peur de l’accouchement. L’ensemble du processus lui semble cruel et impitoyable. Plutôt que porter un enfant dans son utérus, au plus creux d’elle-même, elle aurait largement préféré semer calmement ses œufs, en prendre soin et les protéger avec bienveillance, de l’extérieur. Parfois, elle rêve de son enfant en forme de poisson des abysses, une bête qui attend son heure, recroquevillée en demi-lune. Alors, lorsqu’elle se réveille en sueur, elle regarde son ventre non comme une partie de son corps, mais comme un étrange berceau de l’humanité.

Avec un peu de chance, ce sera une fausse alerte. Peut-être ne crèvera-t-elle pas ses eaux avant que les routes soient rouvertes.

Son téléphone reste désespérément silencieux. Que fait donc ce maudit répartiteur ? Lorsqu’elle se lève pour aller aux toilettes, elle constate que le vent a poussé du cadre de la fenêtre les tissus qu’elle y avait mis. La neige rampe, sinueuse, sur le comptoir, sur le plancher, dans les éviers. Merde. Elle débranche un ordinateur trop près et le range dans un autre coin de la pièce. Elle frissonne. Elle bloque de nouveau la fenêtre du mieux qu’elle peut.

Dans le corridor, elle marche comme un fantôme, lentement. Des fenêtres qui le longent, elle peut contempler la ville, éteinte elle aussi, couchée comme une morte parmi les dunes de neige, sous les rafales blanches de la tempête. Elle n’arrive pas à croire qu’il lui faudra quitter l’université au moment précis où l’on a attrapé le plus formidable

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ostéichtyen qu’elle ait vu en carrière. Bien que sa vie professionnelle soit encore jeune, l’occasion est unique. Non seulement faut-il bien le conserver, pense-t-elle, mais aussi s’assurer que personne n’en fasse l’étude durant son absence. Il doit lui appartenir entièrement. Il lui faut le cacher, oui, voilà, l’emporter à la maison pour y poursuivre ses travaux, serait-ce sur la table de la cuisine, à l’aide d’un opinel.

Au seuil des toilettes des femmes, elle entend une eau couler. Quelqu’un, devant l’évier, se lave les mains. Pourrait-il y avoir d’autres professeurs sur le campus à cette heure, ou même des étudiants, cernés comme elle par la tempête ? Du cadre de la porte, Laura évalue la situation. Une silhouette tire lentement une feuille du rouleau de papier brun. Ses mains, apparemment fragiles, témoignent d’un corps frêle sous l’épais manteau d’hiver. En se tournant vers elle, la silhouette, soudain, se met à parler :

— Dites donc, vous êtes enceinte jusqu’aux oreilles.

Tout de suite, Laura regrette de ne pas avoir fui comme elle en avait d’abord eu l’envie. Elle ne sait quoi répondre.

— Sacrée tempête, dehors, hein ? continue la femme. Heureusement, les portes sont toujours ouvertes, ici. Je serais sans doute morte dans le banc de neige, sinon.

— Vous ne travaillez pas sur le campus ?

Un ange passe ; une réflexion ou un sourire dans le noir.

— Oh non, répond finalement l’inconnue. Ça ne me dit plus rien, cette vie-là. Le travail.

Laura sourit poliment et entre dans une cabine. Va-t-elle s’en aller ? se demande-t-elle en baissant ses pantalons, et en remarquant avec désespoir une substance gluante au fond de sa culotte. Le bouchon muqueux, elle l’a perdu.

— Je marchais, dit la femme de l’autre côté de la cloison, et j’ai été prise au piège. Laura sort, se lave les mains. L’inconnue la suit du regard. Elle ne s’est jamais habituée à ce qu’on fixe son ventre, qu’on le touche comme un bien public – les vieilles femmes sont les pires en ce domaine. Elle aurait dû s’y attendre de la part de celle-ci. Bien qu’elle paraît à peine avoir dépassé la cinquantaine (difficile d’être certaine, dans cette

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