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« Ce monde qui n'était pas encore le nôtre et qui s'est emparé des Amériques »

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Academic year: 2021

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Mis en ligne sur Éditions Papiers, 20/8/2013, http://www.editionspapiers.org/laboratoire/ce-monde-qui-n-est-pas-encore-le-nôtre-et-qui-s-est-emparé-des-amériques

Ce monde qui n'était pas encore le nôtre et qui s'est emparé des Amériques

Je voudrais tout d'abord remercier vivement Ana Carolina Lima Almeida, Clinio de Oliveira Amaral et Marcelo Santiago Berriel pour l'attention avec laquelle ils ont lu ma Civilizaçaõ feudal et pour la discussion approfondie à laquelle ils ont soumis ce livre. C'est un honneur et une belle satisfaction d'être ainsi pris au sérieux et de faire l'objet d'un intérêt aussi soutenu, quelle que soit l'appréciation que l'on puisse porter sur des critiques nombreuses et exprimées parfois avec une vigueur appuyée. Une raison supplémentaire de leur être reconnaissant est que leur intervention me donne l'occasion de revenir sur certains aspects du projet qui a sous-tendu l'écriture du livre et de préciser quelques points sur lesquels je n'ai sans doute pas été assez clair. Dans ma réponse à leur interpellation, j'essaierai, quitte à négliger peut-être certains points spécifiques de leur argumentation, de mettre en relief quelques questions générales qui se posent à l'historien médiéviste (et à l'historien tout court) et qui, en dépit de leur importance majeure, ne sont que trop rarement débattues.

Repentir

Je commencerai par l'expression aussi explicite que possible d'un remords. Il est évident qu'ayant écrit ce livre sur la base de mon expérience au Mexique, mes réflexions et mes minces compétences sont restées centrées sur la Nouvelle-Espagne et le domaine centre-américain, et donc sur les modalités hispaniques de la colonisation. Je n'ai jamais eu la prétention, que semblent me prêter les auteurs, d'écrire une synthèse sur les mondes coloniaux américains (mais aussi, outre le Moyen Age au sens classique du terme, sur l'ensemble de la période dite moderne) : une telle entreprise serait certes très souhaitable, mais elle me semble, en l'état actuel des choses, hors de portée d'une seule personne et, en tout cas, il suffit de balayer rapidement la table des matières du livre pour se rendre compte que tel n'était pas mon propos. Il s'agissait seulement de lancer quelques passerelles pour rompre les délimitations traditionnelles du Moyen Age et de formuler quelques hypothèses générales sur la relation entre dynamique médiévale et colonisation américaine. Mais il est vrai que, s'il était légitime de concentrer ma réflexion sur l'Amérique hispanique, il aurait été nécessaire d'en avertir les lecteurs de l'édition brésilienne et de signaler, ainsi que je l'ai écrit plus tard (c'est-à-dire trop

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tard), « que la façon dont cet ouvrage esquisse l’articulation entre Moyen Age occidental et colonisation transatlantique repose sur une expérience du domaine hispanique. L’expérience coloniale brésilienne présente des caractères propres et appelle des analyses adaptées que mes compétences limitées m’interdisaient d’engager »1. De ce point de vue, l'article de nos trois auteurs apportent des éléments importants, par exemple en ce qui concerne les formes de l'expansion portugaise en Afrique et notamment au Maroc, qui constitue un antécédent spécifique à la colonisation brésilienne. Sauf à verser dans un essentialisme ibérique qui prétendrait soustraire la péninsule à toute logique commune à l'Occident médiéval, il est tout à fait souhaitable de travailler sur les particularités du monde ibérique et notamment du royaume du Portugal, avec les effets différenciants qu'elles peuvent avoir sur la colonisation brésilienne. De ce point de vue, mon livre se contente de fournir un cadre général d'analyse : il voudrait être un point de départ, plutôt qu'un point d'arrivée.

Mais rien de tout cela n'empêche de continuer à défendre l'idée selon laquelle le Moyen Age « est arrivé aux Amériques », pour reprendre l'expression qu'utilisent les auteurs, ce qui me conduit à réaffirmer certaines caractéristiques et implications de la notion de long Moyen Age. Au passage, je ne suis pas certain d'avoir bien compris la position qu'ils défendent : pour être vraiment en désaccord avec moi, il faudrait qu'ils répondent négativement au titre de leur article, ce qui n'est pas le cas, je crois. Il me semble qu'ils suggèrent plutôt de répondre positivement, mais différemment de moi, notamment en faisant valoir les notions de « réélaboration », de « réappropriation » dans l'analyse de l'imposition des structures sociales occidentales en Amérique. Mais il serait erroné de suggérer que cela crée une différence par rapport à mon propre point de vue, sauf à laisser entendre que je postule une reproduction à l'identique du Moyen Age en terres américaines. Ce qui n'est pas le cas, je vais y revenir2.

Un long Moyen Age dynamique et divers

Une des principales difficultés que l'on rencontre lorsqu'on défend l'idée du long Moyen

1 Dans ma contribution aux Actes d'un colloque tenu à São Paulo : « Entre le Moyen Age et nous », dans Didier Méhu, Néri de Barros Almeida et Marcelo Cândido da Silva (dir.), Pourquoi étudier le Moyen Age? Les

médiévistes face aux usages sociaux du passé, Paris, Presses de la Sorbonne, 2012, p. 215-232.

2 Avant d'entrer dans le vif du sujet, il est un point sans doute superficiel mais que je suis obligé de mentionner. Ayant fait un choix de vie qui me lie à la lutte des peuples mayas du Chiapas, il est pour moi quelque peu déroutant de devoir réagir à la suspicion d'eurocentrisme que les auteurs font valoir en suggérant que j'aurais omis de prendre en compte la signification de la Conquête du point de vue amérindien. Il est vrai que rien ne préserve a priori contre la reproduction de la colonialité et qu'on est toujours, en quelque sorte, l'ethnocentrique de quelqu'un d'autre... Mais j'espère que mes interlocuteurs auront la magnanimité d'admettre qu'en l'occurrence l'argument ne porte pas et que le soupçon d'ethnocentrisme a peut-être été brandi sans trop de précaution. En affirmant qu'il existe une continuité reliant l'Occident médiéval et la colonisation américaine, je ne parlais évidemment que des formes sociales dominantes imposées par le rapport colonial et, en ajoutant que « le Moyen Âge constitue la moitié des racines de l’histoire du Nouveau Monde », je laissais entièrement ouverte la question relative à l'autre moitié, celle qui concerne la destinée du monde indigène. J'ai par ailleurs écrit ce que je pensais du pachakuti que la Conquête a pu représenter pour les peuples amérindiens (« La vraie découverte de l'Amérique », L'Histoire, 355, juillet-août 2010, p. 16-22).

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Age (je le dis de manière générale, au-delà du cas spécifique du présent débat) est qu'elle est reçue comme si cette notion prétendait nier que d'importantes transformations surviennent au cours de cette période et notamment à partir du XVIe siècle. C'est comme si, en s'élevant contre le cliché historiographique qui fait de la Renaissance une coupure absolue, on prétendait retirer à cette période toute importance et nier qu'il se soit rien passé, alors, de neuf. En bref, on croit ou on fait mine de croire que l'idée du long Moyen Age revient à postuler une époque homogène et stable, désormais allongée de trois siècles supplémentaires. Rien ne serait plus absurde et anti-historique. Qu'une telle vision n'ait rien à voir avec mon propos est d'autant plus clair que je m'emploie presque en permanence à insister, à rebours des visions immobilistes classiques, sur le caractère profondément dynamique de la société médiévale occidentale. L'analyse de la dynamique du système que j'ai pris l'habitude, depuis la rédaction du livre discuté ici, de qualifier de féodo-ecclésial, est bien pour moi le point crucial de toute l'affaire. Le long Moyen Age est donc une « entité » qui présente des caractéristiques suffisamment distinctives pour conclure à sa permanence depuis le IVe-Ve siècle jusqu'au XVIIIe siècle (ou parfois un peu plus tard), tout en étant animée par une intense dynamique de transformation telle que la société de n'importe quelle région de l'Europe occidentale au XVIIe siècle ressemble aussi peu à celle du XVe que celle du XIIIe à celle du XIe siècle. Serait-ce trop demander que de penser des entités dont les traits majeurs perdurent tout en se transformant sans cesse? Notons que même les « structures » gagneraient à être pensées de cette façon, comme des ensembles articulés de relations dont les configurations ne cessent de se modifier, et non, comme c'est trop souvent le cas, comme des constructions figées. La question posée ici est aussi celle du sens que nous attribuons à ce que l'on peut appeler des « périodes historiques » (au-delà des remarques habituelles et assez triviales sur le caractère conventionnel de la périodisation, c'est-à-dire sur les limites chronologiques précises assignées aux différentes périodes historiques). Je reviendrai plus loin sur cette question. Pour le redire une fois encore, parler d'un long Moyen Age ne suppose nullement d'en faire une période figée, aux traits immuables, mais devrait au contraire inviter à analyser la profonde dynamique de transformation qui la traverse. Du reste, ce qui en fait l'unité, c'est peut-être, entre autres choses, la singularité et les ressorts de cette dynamique.

Dans le texte de nos trois auteurs, la question de la continuité entre Moyen Age et période coloniale se joue dans le débat relatif à l'articulation entre la reconquête ibérique et la conquête américaine. Ils insistent sur la question de la croisade et sur le fait de savoir si la lutte contre les musulmans dans la péninsule ibérique était ou non conçue comme une croisade. Cette question, classique dans l'historiographie, reste débattue, même si l'équivalence établie entre la croisade de Terre sainte et la reconquête péninsulaire est

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indubitable3; mais je ne crois pas qu'elle détermine entièrement la lecture que l'on peut faire de l'articulation entre Reconquête4 et Conquête, d'autant que ce n'est pas spécifiquement sur l'idée de croisade que je fonde le rapprochement entre les deux phénomènes. Par ailleurs, je ne vois aucune raison permettant de penser que mon approche revient à postuler « une unité politique entre les royaumes ibériques », comme le suggèrent les auteurs. Il me semble aussi que la référence qu'ils font au travail de Bernard Vincent est assez réductrice. Il est vrai qu'il souligne que la conquête de Grenade a été pour les Rois Catholiques l'occasion de domestiquer la noblesse castillane (ce qui, du point de vue de nos trois auteurs, ouvrirait la possibilité d'interpréter la conquête de Grenade comme un enjeu purement politique, au sens actuel du terme). Mais le livre de Bernard Vincent a une tout autre ampleur et vise justement à souligner les enjeux providencialistes communs qui unissent les grands événements de 1492 : la conquête de Grenade, l'expulsion des juifs, l'approbation du projet de Colomb, sans oublier la publication de la Gramática de Nebrija5. Le messianisme des souverains hispaniques, soucieux d'assurer (pour la gloire de Dieu et la leur propre) l'unité chrétienne au sein de leurs royaumes et au-delà, est l'essentiel de l'affaire et il ne me semble pas que les souverains portugais soient tout à fait dépourvus du sentiment de leur mission providentielle. Mais, pour s'en tenir à l'essentiel ici, je crois avoir souligné que la conquête américaine n'était en aucun cas la reproduction à l'identique de la Reconquista, me contentant d'insister sur le fait qu'elle en était le prolongement. L'enjeu est ici de penser ensemble deux phénomènes qui relèvent pour une grande part d'une logique commune, même s'ils ont pris des formes diverses6. L'analyse du rapport entre Reconquête et Conquête demande donc à être affiné et les différences soulignées. Il n'en reste pas moins qu'il s'agit de deux modalités d'une logique d'expansion de la Chrétienté, largement fondée sur la vocation universelle du christianisme7. On ne saurait trop souligner que l'universalisme chrétien est une particularité forte et que la forme intensifiée que lui confère la dynamique ecclésiale des siècles médiévaux a sans doute 3Voir récemment Carlos de Ayala Martínez, « Reconquista, cruzada y órdenes militares », Bulletin du Centre

d’études médiévales d’Auxerre, Hors série n° 2, 2008; http://cem.revues.org/index9802.html.

4 Il faut bien sûr tenir compte du fait que la notion de Reconquista a été forgée au XIXe siècle, comme le

rappellent les recherches de Martín Ríos Saloma, notamment « La « Reconquista » : una aspiración peninsular ? Estudio comparativo entre dos tradiciones historiográficas », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, Hors série n° 2, 2008; http://cem.revues.org/index9702.html.

5 1492. « L'année admirable », Paris, Aubier, 1991.

6 Voir par exemple, dans cet esprit, le colloque tenu à Grenade, en janvier 2010 : La conquista sin fin.

Al-Andalus y las Américas (s. XIII-XVII) : destrucción y construcción de sociedades, sous presse.

7 Une précision à propos de Christophe Colomb : s'il est vrai que j'insiste sur la caractérisation médiévale de cette figure exemplaire de l'universalisme chrétien, il n'est pas tout à fait juste de dire que je me fonde (principalement) sur Tzvetan Todorov pour le faire, car je récuse en même temps l'opposition que ce dernier établit entre un Colomb médiéval et un Cortés moderne. Je me fonde plutôt, outre sur la lecture des écrits de l'Amiral, sur les travaux qui soulignent la dimension providentielle et prophétique dans laquelle Colomb inscrit son action (notamment Denis Crouzet, Christophe Colomb. Héraut de l’Apocalypse, Paris, Payot, 2006, ainsi qu'Alain Milhou, Colomb et le messianisme hispanique, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2007).

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joué un rôle majeur dans l'expansion européenne et dans la capacité des occidentaux à transformer la capture du continent américain en un englobement civilisationnel aussi puissant et durable. C'est, à mon sens, l'un des points cruciaux du débat : sommes-nous prêts ou non à reconnaître dans l'universalisme chrétien (entendu moins comme une posture « religieuse » dérivant des écrits fondateurs du christianisme que comme une dynamique pratique dérivant de la forme-Église du christianisme) l'un des ressorts de l'expansion européenne, et tout particulièrement des colonisations américaines?

J'en reviens à la question de savoir si mon livre soutient l'idée d'une reproduction à l'identique du Moyen Age dans le monde américain. Certes, les auteurs reconnaissent que ce n'est pas exactement ce que j'affirme et prennent soin de citer un passage où je précise qu'une « réalité originale, irréductible à une répétition à l’identique, prend forme dans les colonies du Nouveau Monde ». Mais il est curieux (et révélateur) de constater que, aussitôt après avoir cité cette formulation, pourtant très claire, les auteurs s'autorisent à considérer qu'elle n'indique pas « l’objectif [du] livre » (au motif, est-il indiqué, que je fais aussi valoir que mon but est « d'étudier le Moyen Âge européen, en ayant à l’esprit le fait que cette civilisation est à l’origine de la conquête de l’Amérique »). Je me permets donc de faire observer qu'il me semble exister une distorsion dans la restitution de mon propos : on accorde à mes considérations sur la part de reproduction des réalités médiévales un poids déterminant, tandis que les éléments de différenciation et les singularités du Nouveau Monde que je mentionne aussi ne sont pas également pris au sérieux. Il est vrai que j'ai été conduit à insister davantage sur le premier aspect, car il est celui qui va le plus à l'encontre des conceptions communément admises, mais cela n'autorise pas à penser que je néglige ou minimise le second.

Soyons plus précis. Presque tout mon chapitre sur le Moyen Age en Amérique est consacré à une « esquisse de comparaison entre l'Europe féodale et l'Amérique coloniale » qui fait état autant des différences que des similitudes (par exemple, en ce qui concerne le fait que l'encomienda ne reproduit entièrement ni le fief ni la relation de dominium). Plus globalement – et les auteurs résument cette partie de manière suffisamment consciencieuse, ce dont je leur suis gré, pour que je m'étonne qu'ils n'en tiennent pas véritablement compte dans leur évaluation générale de mon propos –, j'insiste sur deux facteurs qui différencient considérablement les sociétés américaines, entre elles et par rapport aux réalités européennes : a) les interactions avec les sociétés indiennes et la conjonction avec les modes de domination antérieurs à la Conquête, d'où notamment la reprise du tribut, dans les régions mésoaméricaines et andines où il existait déjà; b) le fait qu'il s'agit de sociétés dépendantes (coloniales), ce qui produit évidemment des différenciations majeures par rapport aux sociétés métropolitaines. Au total, je prends bien soin de souligner que si j'englobe les sociétés

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ibéroaméricaines sous la notion synthétique de « féodalisme tardif et dépendant », c'est parce qu'elles présentent assez de traits communs avec la logique globale du système féodo-ecclésial européen pour qu'on puisse utiliser le premier terme, mais aussi assez de différences pour qu'il soit nécessaire de lui en adjoindre deux autres : « dépendant » renvoie à toutes les particularités dues à la situation coloniale et à l'imbrication avec une réalité indigène préexistante; « tardif » suggère que la dynamique ecclésiale n'est plus dans une phase conquérante mais en partie défensive, sans pour autant que l'Église ait perdu sa position dominante et ordonnatrice. Il en découle, comme je l'analyse dans cette partie du livre, des modes d'articulation transformés entre Couronne et Église, comme entre pouvoir monarchique et aristocratie, mais sans pour autant que l'on sorte d'un jeu de concurrences et de complémentarités typique du système féodo-ecclésial, ni que les monarchies disposent encore d'un véritable appareil d'État (comme le montrent l'importance de l'encomienda et les difficultés pour en reprendre le contrôle, ou encore l'autonomisation des intérêts des agents royaux dans le monde colonial, du moins hispanique). Enfin, en me fondant largement sur les travaux de Ciro Cardoso (même si j'opte finalement pour une terminologie distincte), j'ai signalé que « le féodalisme tardif et dépendant est susceptible de revêtir des formes très différentes » et connaît notamment deux variantes principales : dans les zones où les occidentaux rencontrent des populations denses, sédentarisées et intégrées dans des organisations socio-politiques amples (Mésoamérique, Andes), ils optent, sous des formes variées, pour l'exploitation de la main-d'œuvre indigène et la reprise du système tributaire; dans les zones propices aux cultures tropicales et faiblement peuplées (ou occupées par des populations indigènes qui résistent durablement à la Conquête), ils sont contraints à l'importation d'esclaves africains pour soutenir l'essor (tardif) d'une économie de plantation. Cette caractérisation est tout à fait sommaire, j'en conviens et je l'ai écrit, mais elle fournit un cadre général, notamment pour cerner le statut de l'esclavage, qui doit être analysé en association avec l'ensemble des formes de travail forcé dans les Amériques coloniales8 et en tenant compte du fait qu'il s'agit d'une caractéristique des formes de production dépendantes9.

8 Comme le fait par exemple Ruggiero Romano dans l'ouvrage cité à la note 10.

9 Entrer véritablement dans la discussion sur la notion de mode de production nous entraînerait trop loin, mais je dois cependant indiquer que je ne vois pas de contradiction majeure entre mon propos et ce qu'affirment José Mattoso et João Bernardo, même si nous n'utilisons pas la même terminologie. Faut-il renoncer au concept de mode de production? Faut-il opter pour celui de « mode de ponction », comme le propose judicieusement Julien Demade en observant que la ponction seigneuriale ne porte pas sur le moment spécifique de la production (Ponction féodale et société rurale en Allemagne du Sud (XIè-XVIè siècle). Essai sur la fonction des

transactions monétaires dans les économies non-capitalistes, thèse de Doctorat, Université de Strasbourg II,

2004)? Il me semble surtout qu'il convient de reconceptualiser une notion qui (à l'encontre de ses usages triviaux comme synonyme de forme d'organisation de la production) a l'énorme vertu d'inviter à saisir une logique sociale aussi globale que possible. C'est ce que j'avais suggéré, discrètement, en évoquant ce qui doit être conçu

« comme mode de production et, indissolublement, de reproduction sociale ». Mais il s'agit là d'une question entièrement ouverte, et du reste, d'une grande importance.

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Un enjeu majeur : comment penser l'émergence du capitalisme?

Il serait dommage de donner l'impression que le débat se limite à quelques questions terminologiques ou à un essai d'arbitrage – sans doute voué à demeurer interminable – sur la proportion relative entre les éléments de continuité et de rupture. En fait, les discussions dont il est fait état ici renvoient à une question considérable et qui demeure fort mal éclaircie : il s'agit de rien moins que de comprendre quand et comment s'est formé le système capitaliste dans lequel nous vivons toujours. Il existe bien sûr des œuvres monumentales, de Fernand Braudel à Immanuel Wallerstein et, plus récemment, à des auteurs comme Kenneth Pomeranz. Mais en 1984, dans un article précisément consacré au « féodalisme américain », Ruggiero Romano soulignait à quel point les positions des historiens étaient confuses et contradictoires en ce qui concerne d'une part le moment de formation du capitalisme, et d'autre part les mécanismes de cette naissance, et en particulier le rôle que le féodalisme lui-même a pu jouer dans un tel processus10. Sans nier l'accumulation de travaux importants, il n'est pas sûr qu'on ait beaucoup progressé depuis sur les points spécifiques mentionnés par R. Romano, il y a près de 30 ans.

En ce point, il convient d'identifier deux représentations dominantes de la transition vers le capitalisme qu'il me semble nécessaire de tenir à distance11. La première souligne la complète extériorité entre l'émergence du capitalisme et le système féodal avec lequel il rompt : il faut la décomposition du second pour que naisse le premier (l'enchaînement « crise finale » du féodalisme aux XIVe-XVe siècles/Renaissance-Conquête-Capitalisme est la forme la plus commune de cette conception). La seconde, que l'on pourrait qualifier de « germinationiste », suggère que le capitalisme a commencé à exister dès les XIe-XIIe siècles, dans une sphère limitée et sous une forme encore embryonnaire, mais destiné à croître peu à peu, jusqu'à parvenir à son plein développement. Ces deux visions peuvent se combiner chez les auteurs qui font remonter les origines du capitalisme au cœur du Moyen Age, tout en soulignant que c'est contre et hors de la logique féodale qu'il a pu se développer. Certes, tout dépend de ce que l'on entend par « capitalisme » et, à cet égard, il est assez triste de devoir encore rappeler qu'il n'y a pas d'équivalence entre capitalisme et commerce. Sans quoi il faudrait, comme le notait ironiquement Marx, faire remonter le capitalisme aux Phéniciens. Dans l'article cité à l'instant, R. Romano se demandait « combien de temps il faudrait avant que les spécialistes de la préhistoire ne nous expliquent la naissance du capitalisme à l'époque

10 Ruggiero Romano, « American Feudalism », Hispanic American Historical Review, 64, 1984, p. 121-134. Voir également sa dernière synthèse : Mecanismos y elementos del sistema económico colonial americano.

Siglos XVI-XVIII, Mexico, FCE-Colegio de México, 2004.

11 J'ai essayé d'analyser plus précisément ces différentes manières de penser la transition dans un article publié par la revue brésilienne Signum : « Os Modelos da Transição », Signum, 8, 2006, p. 9-31.

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néolithique? » (p. 129). Nous n'en sommes pas loin aujourd'hui, puisqu'il est de mode d'attribuer au capitalisme cinq millénaires d'existence et d'en associer l'émergence aux révolutions de l'âge du bronze12. Autant dire que nous sommes en pleine confusion mentale – disons conceptuelle, pour être charitable. Au-delà des divergences normales au sein de toute discipline scientifique, cela indique une incapacité à poser des bases minimales d'accord (ou même de discussion) en ce qui concerne les concepts les plus élémentaires du savoir historique. Mais laissons ce point qui nous entraînerait trop loin de notre affaire présente.

C'est justement parce qu'elle permet de récuser les deux représentations mentionnées à l'instant que la notion de long Moyen Age peut s'avérer féconde. D'une part, elle invite à restituer une continuité dynamique (continuité dynamique, j'insiste13) allant au moins des Xe -XIe siècles jusqu'aux XVIIe-XVIIIe siècles. Notons, au titre des antécédents de la notion de long Moyen Age, qu'une œuvre classique comme celle de Lewis Mumford, (amplement repris par Lynn White) définit une période dite « eotechnique » et couvrant exactement ce laps de temps : elle est caractérisée par un principe qui en définit l'homogénéité – l'augmentation continue des énergies non humaines – et par son caractère dynamique, ce dont témoigne l'accumulation d'innovations technologiques décisives14. On trouve aussi, chez Lynn White comme chez de nombreux auteurs plus récents, l'idée qu'il conviendrait d'analyser la naissance des sciences modernes non pas tant comme l'expression d'un monde ayant enfin rompu avec le Moyen Age mais plutôt comme l'aboutissement et l'accomplissement d'une dynamique d'amplification des savoirs « naturels », situés à l'articulation de la connaissance de la création et de celle du Créateur15. Et cela, même si, en même temps, les ruptures scientifiques du milieu du XVIIe siècle provoquent un basculement vers des modes de pensée et des représentations qui rompent nettement avec la logique féodale, tout particulièrement en ce qui concerne les conceptions de l'espace et l'émergence de la notion moderne de Nature. Il est bien d'autres domaines, que l'on ne peut passer en revue ici, où il serait pertinent de faire valoir la même dynamique continuée (en dépit des contradictions et des crises qui l'affectent) du XIe aux XVIIe-XVIIIe siècles. D'autre part, et cela découle de ce qu'on vient de dire, cette dynamique d'essor et d'expansion ne doit pas être vue comme un processus produit de manière exogène ou extérieure au système féodo-ecclésial, mais plutôt comme une manifestation de la

12 Voir par exemple André Gunder Frank et Barry K. Gills (dir.), The World System : Five Hundred Years or

Five Thousands?, Londres-New York, Routledge, 1993.

13 En précisant que rien n'oblige à concevoir cette continuité dynamique sous l'espèce d'un processus linéaire et monolithique. On peut lui associer tous les phénomènes de contradiction, fluctuation, dispersion, variation (etc.) qui caractérisent la réalité historique.

14 Lewis Mumford, Technique et civilisation [1934], trad. fr., Paris, Seuil, 1974 et Lynn White, Technologie

médiévale et transformations sociales [1962], trad. fr., Paris-La Haye, Mouton, 1969.

15 Voir par exemple Mark Smith, « Knowing Things Inside Out : the Scientific Revolution from a Medieval Perspective », American Historical Review, 95, 1990, p. 726-744 et Johannes Fried, Les fruits de l’Apocalypse.

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logique même de celui-ci16.

Il est, enfin, une troisième implication de la notion de long Moyen Age : ce Moyen Age est long, très long, mais pas interminable. Il ne renvoie pas aux conceptions d'une enfance de l'Europe qui conduirait en ligne droite jusqu'à nous. Le long Moyen Age prend fin et s'achève sur une rupture extraordinaire, à laquelle il est courant depuis Karl Polanyi de donner le nom de « grande transformation », celle qu'implique la constitution du système capitaliste. L'effort qu'il semblerait pertinent de faire pour penser la transition serait donc de parvenir à associer la lente accumulation d'éléments qui vont jouer un rôle majeur dans le nouveau système et la soudaine reconfiguration qui, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et au début du siècle suivant, leur donne un sens nouveau, proprement capitaliste. En quelque sorte, le capitalisme naît d'un coup, mais sur la base de réalités longuement préparées et qui seulement alors prennent une signification similaire à celle que nous sommes habitués à leur attribuer. Un tel modèle suppose notamment de différencier capital (comme pratiques de l'échange monétarisé) et capitalisme (comme mode de production) et d'admettre qu'il existe des pratiques du capital non capitalistes. C'est sous cette rubrique qu'il peut être utile de penser l'essor des échanges commerciaux et des activités bancaires jusqu'au XVIIIe siècle17. De même, les activités proto-industrielles de cette période doivent être soigneusement distinguées de celles qui prennent leur essor à partir de la fin du XVIIIe et il est important de noter, à la suite de K. Pomeranz, que ces dernières ne sauraient être conçues comme un simple développement quantitatif découlant « naturellement » des précédentes18.

En bref, c'est un modèle radicalement discontinuiste qui me semble découler de la notion de long Moyen Age19. Il n'est pas inutile de le souligner car une lecture superficielle pourrait l'interpréter comme un excès de continuisme. Il n'existe, en histoire, aucune continuité absolue ni aucune discontinuité absolue. Et, plutôt que de postuler une vision a priori continuiste ou discontinuiste, le travail de l'historien me semble consister à faire apparaître les continuités dynamiques (entendues comme processus de transformation) là où elles dominent et à marquer les discontinuités là où elles prennent valeur de basculement majeur et de reconfiguration générale.

16 Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article « Un Moyen Age mondialisé? Remarques sur les ressorts précoces de la dynamique occidentale », dans Faire des sciences sociales, 2 : Comparer, Olivier Remaud, Jean-Frédéric Schaub et Isabelle Thireau (eds.), Paris, EHESS, 2012.

17 On peut se fonder ici sur l'étude de Jean-Yves Grenier, L'économie d'Ancien Régime. Un monde de l'échange

et de l'incertitude, Paris, Albin Michel, 1996.

18 Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. L'Europe, la Chine et la construction de l'économie mondiale, trad. fr., Paris, Albin Michel, 2010.

19 La notion de reconfiguration (on se plairait volontiers à parler de « grande reconfiguration ») semble particulièrement utile pour développer ce modèle discontinuiste.

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Contre le présentocentrisme

De ce fait, le troisième péril contre lequel il convient de lutter dans la construction de nos modèles historiques me semble être le présentocentrisme - soit la tendance (naturelle) à penser le monde et l'action humaine conformément aux catégories et aux représentations (naturalisées) du temps présent. C'est là où j'aurais tendance à considérer que les conceptions de mes interlocuteurs sont moins efficaces que celles qui découlent de l'option en faveur du long Moyen Age. Ils revendiquent une lecture de l'expansion outre-mer centrée sur la prééminence des intérêts commerciaux et sur ses enjeux politiques (l'expansion favorisant la consolidation de l'État, tout en relevant du jeu de la concurrence entre les royaumes ibériques). Que les préoccupations des marchands et celles de monarchies rivales soit parties prenantes de l'affaire est tout à fait indéniable. Mais la question véritable tient à la manière d'analyser ces phénomènes, à la place et au sens qu'on leur attribue. De ce point de vue, nos auteurs optent pour une analyse auto-définie comme politique et économique, ce qui les conduit à attribuer à la dimension dite « religieuse » le statut d'une « stratégie », d'un « discours », utilisé pour légitimer les actes du pouvoir politique. Le modèle n'a rien de très original : l'État et le commerce sont les véritables forces, la religion est le vernis sous lequel se dissimulent ces intérêts. Pourtant, une telle conception instrumentale de l'idéologie – qui oublie que les dominants sont eux-mêmes « pris » par l'idéologie qu'ils sont supposés manipuler en vue de leurs fins – me semble depuis longtemps dépassée. Plus profondément, ce qu'il convient de récuser, c'est la possibilité de penser les réalités médiévales à travers le découpage politique/économie/religion, qui est propre à l'univers contemporain issu de la grande transformation capitaliste20. Répliquera-t-on qu'il est légitime d'appliquer au Moyen Age des concepts que celui-ci n'avait pas formulé? La réponse, sur ce point, peut être assez nette : oui, s'il s'agit de concepts scientifiquement raisonnés qui aident à penser les réalités médiévales, et non, s'il s'agit de catégories qui relèvent du sens commun contemporain et rendent ces réalités incompréhensibles. Penser un monde où mettre d'un côté ce qui est politique et de l'autre ce qui est religieux n'a guère de pertinence (parce que ces enjeux ne s'y présentent pas de manière séparée); penser un monde où l'intérêt matériel ne soit pas séparé des valeurs spirituelles, voilà l'enjeu21.

Supposer qu'il existe quelque chose comme la « religion » et que c'est là affaire de

20 Comme le souligne Jean-Frédéric Schaub, « la distinction des sphères de la politique, de l'économie et de la religion, demeure largement postérieure au XVIe siècle, et pas seulement en Espagne » (Oroonoko, prince et esclave. Roman colonial de l'incertitude, Paris, Seuil, 2008, p. 17). Il se réfère à l'argumentation développée par

Alain Guerreau : voir, en dernier lieu, « Situation de l'histoire médiévale », Medievalista, 2008, 5;

http://www2.fcsh.unl.pt/iem/medievalista/MEDIEVALISTA5/PDF5/01-Alain-Guerreau.pdf.

21 C'est par exemple ce que j'ai tenté de faire (à titre d'esquisse) à propos de la perception médiévale de l'or. Mais nos auteurs ont eu la gentillesse de m'indiquer qu'il existait une autre lecture possible, proprement économique, qui est précisément celle contre laquelle j'essayais de construire mon propos (en m'appuyant sur différents auteurs, auxquels on peut maintenant ajouter Denis Crouzet, en ce qui concerne Christophe Colomb).

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stratégie au service de la raison d'État et de la raison économique, c'est faire comme si la logique générale de ce monde était fondamentalement la même que celle qui nous régit aujourd'hui. En bref, nous serions déjà, au moment de l'expansion ibérique et de la conquête des Amériques, dans notre propre monde. Mais comment être sûr que cette vision n'est pas le fruit d'une projection présentocentrique? Ne serait-il pas plus judicieux de maintenir l'affirmation d'une l'altérité du Moyen Age, afin d'engager le difficile travail (à rebours des apparences et des fausses évidences) de mise à distance de cette période? C'est l'un des enjeux de la discussion : l'altérité du long Moyen age nous oblige à reconnaître que le monde que nous étudions n'est pas encore le nôtre et que même ce qui peut paraître très proche de nous, comme le rôle de l'argent par exemple, y revêt pourtant un sens éminemment différent. Idéalement, il ne faudrait méconnaître aucun de ces deux aspects (imbriqués dans les mêmes phénomènes) : ni ce qui tend à se rapprocher de nous, ni ce qui se sépare encore ce monde passé de nous. Mais il est inévitable que l'effort porte surtout sur ce qui fait écart, tout particulièrement dans les phénomènes qui semblent, à première vue, les plus familiers et les plus aisés à comprendre.

Périodes historiques, unité et multiplicité

Je voudrais enfin revenir sur la notion de période historique. Non point par goût pour les découpages scolaires. Mais, parmi d'autres motifs possibles, parce que nous vivons aujourd'hui dans un système qu'il n'est pas inutile de qualifier de capitaliste, dès lors qu'une telle notion, débordant de beaucoup le seul domaine économique, implique un ensemble de caractérisations dont on peut penser qu'elles jouent un rôle central dans l'évolution des sociétés contemporaines et les difficultés de tous ordres qui s'accentuent chaque jour sous nos yeux (sans prétendre à l'exhaustivité : la conception de la force de travail comme marchandise, le statut du travail comme médiation sociale principale, le rôle majeur de la production industrielle et l'effacement de la terre comme valeur dominante, la monétarisation générale des relations sociales, l'amplification du système productif en fonction de l'exigence du profit, la reconnaissance de l'intérêt personnel et matériel comme moteur principal de l'action humaine, etc.)22. Il s'avère aussi que ce système n'a pas toujours existé (il est même très récent) et qu'il présente des caractéristiques profondément différentes de celles de toutes les autres formes d'organisation expérimentées par l'humanité. C'est donc, en premier lieu, par rapport aux caractéristiques spécifiques du monde présent qu'il y a du sens à considérer l'existence de grands systèmes sociaux antérieurs, à quoi il faut immédiatement ajouter la nécessité d'établir des distinctions pertinentes entre ces derniers (sauf à s'en tenir à

22 Pour une analyse rénovée de la lecture marxienne du capitalisme, voir Moishe Postone, Temps, Travail et

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l'opposition bien pauvre, quoi qu'utile jusqu'à un certain point, entre société capitaliste et sociétés pré-capitalistes).

Voilà donc l'utilité que l'on peut accorder à de telles entités, dénommées « périodes historiques » et prises dans leur plus grande généralité. Le long Moyen Age, au cours duquel se forme puis s'épuise la dynamique du système féodo-ecclésial, en est une. Mais il est évident qu'une « période historique » ne suppose ni identité dans le temps, ni homogénéité. Il suffit qu'elle conserve ses traits structurants majeurs – l'un d'eux étant, dans le cas du Moyen Age, la position dominante de l'institution ecclésiale, prolongée tard dans le temps en dépit de son affaiblissement (jusqu'à la seconde moitié du XIXe siècle, dans le cas du Mexique) – pour qu'il soit légitime de considérer que cette période n'a pas pris fin. Toute réalité historique doit être vue comme processuelle, constituée de relations internes contradictoires et mouvantes, et sans ignorer qu'elle déploie son existence sous des formes éminemment diverses. C'est le cas pour une période historique ou, plus exactement, pour le système social qui perdure tout en se modifiant au cours de cette période.

Une remarque encore. Il y a sans doute une part de malentendu (ou d'incompréhension) dans notre débat. Mon propos se situe à un fort niveau de généralisation, mes interlocuteurs me répondent sur le plan des spécificités (ibériques et surtout portugaises). Nous ne nous plaçons pas à la même échelle de modélisation. Non que l'une soit plus pertinente que l'autre. Elles sont toutes deux nécessaires. Pour ma part, j'admets volontiers le caractère préliminaire de mon travail et le fait qu'un modèle aussi général doive être affiné pour tenir compte d'une multiplicité de situations particulières. En revanche, je me demande si mes interlocuteurs ne tendent pas à récuser le registre de la généralité ou s'ils ne s'emploient pas à rejeter un modèle général au motif qu'il n'aurait pas pris en compte certaines particularités (ce qui me semblerait relever d'une confusion des échelles). La question est bien plutôt de savoir si ces particularités peuvent s'articuler au modèle général, quitte éventuellement à le modifier, sans pour autant le faire imploser. Rappelons au passage ce que Braudel disait des modèles historiques : ils sont strictement indispensables; mais leur plus grande utilité survient au moment où ils font naufrage...

L'enjeu serait de parvenir à travailler conjointement aux différentes échelles, pour articuler les spécificités des organisations sociales locales ou nationales aux traits les plus généraux d'un système global. Sans doute pourra-t-on dire qu'on ne peut élaborer cette logique d'ensemble en ignorant les spécificités des organisations concrètes; mais il n'est pas moins vrai qu'il est impossible d'analyser convenablement ces dernières sans une réflexion se situant sur le plan de la plus grande généralité, notamment parce que celle-ci est indispensable pour mener la lutte contre les risques du présentocentrisme. Nous sommes sans doute trop habitués

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à concevoir comme opposées des approches qui insistent, les unes sur l'unité d'un système, les autres sur la diversité des situations effectivement observables. C'est justement ce clivage qu'il convient de dépasser. Les décennies du paradigme micro-historique ont été dominées par les rhétoriques de l'hétérogénéité et la dénonciation des généralisations abusives. Le temps a passé, le contexte a changé. Il s'agit aujourd'hui d'être capable de penser en même temps l'unité d'un ensemble (qu'il s'agisse d'un système, d'une période ou de tout autre réalité macro-historique) et la multiplicité qui le caractérise nécessairement (au plan micro-macro-historique)23. Il n'y a pas d'unité sans multiplicité, et les multiplicités qu'observe l'historien, rarement réduites à une pure prolifération, se déploient plus souvent en fonction de (ou par rapport à) une logique systémique qui contribue à leur donner sens. Saisir ensemble unité et multiplicité au sein des phénomènes historiques, jusque dans leur constitution réciproque, est un enjeu majeur pour une histoire qui peut rêver d'être à la fois globale et plurielle.

Jérôme Baschet

23 Je me permets de renvoyer à « Unité, dualité, multiplicité. Vers une histoire à la fois globale et plurielle », dans Carlos Barros (éd.), Historia a Debate III, Santiago de Compostela, 2009, vol. I, p. 157-178;

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