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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Les risques alimentaires entre science et société

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Academic year: 2021

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LES RISQUES ALIMENTAIRES,

ENTRE SCIENCE ET SOCIÉTÉ

Philippe CHAVOT

G.E.R.S.U.L.P., Université Louis Pasteur, Strasbourg

MOTS-CLÉS : RISQUE ALIMENTAIRE - EXPERTISE – BIOTECHNOLOGIES –

COMMUNICATION

RÉSUMÉ : L'alimentation, activité des plus quotidiennes et intimes est un terrain qui va être

bouleversé par l'apparition de risques liés à la technologie. La controverse publique sur les O.G.M. montre l'insuffisance de la seule expertise scientifique pour répondre aux inquiétudes des publics. L'espace public est investi par des questions qui ne sont plus d'ordre scientifique mais d'ordre politique. Nous présenterons des éléments théoriques permettant d'expliquer le développement des controverses publiques concernant les biotechnologies. Ensuite, nous discuterons de la façon dont différents groupes sociaux parviennent à rendre leur parole légitime dans l'espace public.

SUMMARY : Among recent events, several social groups have paid attention to risks linked to

technology. The public controversies that have taken place since the mid-1990s reveal the inadequacy of the sole scientific expertise to solve this kind of problem. The debate moves from science to politics. This paper aims to present theories accounting for the development of public controversies over biotechnology and to discuss the way non-official experts gain legacy in the public space.

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1. INTRODUCTION

Je présenterai des lignes de réflexion émanant d'une recherche que nous venons de débuter au G.E.R.S.U.L.P. à Strasbourg1. Elle a trait à la construction sociale des risques alimentaires, notamment ceux qui sont associés à l'Encéphalite Spongiforme Bovine (E.S.B.) et aux Organismes Génétiquement Modifiés (O.G.M.). Il s'agit d'étudier la mise en scène médiatique des risques alimentaires. Parallèlement, nous menons des travaux portant sur le rôle de différents acteurs sociaux (consommateurs, industriels…) dans la construction sociale du risque alimentaire lié aux technologies. D'abord, je présenterai des concepts issus de travaux récents sur le risque notamment dans le champ Science-Technologie-Société. Puis, je les mettrai en rapport avec la question largement médiatisée des risques associés aux O.G.M.

2. QUELQUES CONCEPTS

2.1 Controverses et savoirs sur l'alimentation

Aujourd'hui, les développements scientifiques et technologiques modifient l'aspect et le goût de l'aliment, son mode de production et de distribution. Notre univers alimentaire s'est progressivement peuplé de ce que Claude Fischler (1993) appelle les O.C.N.I., les objets consommables non

identifiés. Mais l'intrusion de la science et de la technologie dans nos pratiques les plus intimes n'est

pas acceptée « comme ça ». On voit ainsi se tisser des rumeurs et des « mythologies » autour de la provenance, des procédés de fabrication inconnus, des effets de cette nourriture « étrange et venue d'ailleurs ». Parallèlement, des critiques de plus en plus radicales apparaissent, associant les nouveaux procédés technologiques à des prises de risque. Progressivement, les structures développant et utilisant ces technologies sont remises en cause, la méfiance prenant le pas sur la confiance.

Ce phénomène apparaît très clairement dans le cas de la controverse autour des O.G.M. Citons, par exemple, les propos de Greenpeace accusant le gouvernement français d'avoir tenue secrète, en 1994, la procédure d'autorisation de culture des premiers maïs transgéniques (Apoteker, 1999). De façon plus générale, règne l'impression que l'institution a cherché à imposer les O.G.M. sans en informer les consommateurs et, surtout, sans qu'un débat public ne soit organisé autour de ce problème.

1 Il s'agit de la recherche "L'aliment entre mise en sens et mise en scène : construction et réappropriation du risque

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Comment l'institution a-t-elle répondu a ces attaques ? De façon classique, elle a expliqué la méfiance par l'ignorance. C'est parce que le public ne connaîtrait pas suffisamment les technologies concernées, ainsi que leurs usages et les contrôles qui sont exercés, qu'une méfiance se serait installée. En fait, il suffirait de mieux informer, voire d'éduquer les publics. Les résultats de la Conférence de citoyens organisée en juin 1998 semblent d'ailleurs conforter les décideurs dans cette idée : grâce à une bonne information préalable, « les citoyens sont capables de comprendre, de peser un certain nombre d'enjeux et de dégager des positions concrètes mesurées » (Le Déaut, 1999). Comprenez que le panel de citoyens consultés n'a pas rejeté en bloc les O.G.M.

Mais est-ce aussi simple que cela ? Plusieurs études de cas démontrent le contraire. La méfiance ne provient pas toujours d'un déficit de connaissances. D'ailleurs, les groupes de pression disposent désormais de leurs propres organes d'information, de leurs enquêteurs, de leurs scientifiques et n'en sont pas moins réticents. Désormais la science n'est plus la propriété des seuls scientifiques ou des seuls experts : les actions des groupes de protection de l'environnement sont exemplaires à ce point de vue (Yearley, 1994). D'une phase « d'ignorance » et de confiance que l'on voulait aveugle, nous passons à une phase de domestication de la logique et du discours savants. Dans le cadre des controverses publiques, les acteurs n'hésitent pas à utiliser des arguments scientifiques pour critiquer certains choix technologiques, voire même certaines orientations scientifiques. Et le citoyen ordinaire ? La médiatisation intense qui entoure les O.G.M. attesterait plutôt d'une surinformation. Aussi, si l'on veut expliquer pourquoi l' « opinion publique » demeure hostile aux O.G.M., il faut questionner la façon dont les différents groupes d'intérêt donnent du sens aux risques et rendent leur parole légitime.

2.2 Société du risque et modernité réflexive

Mais au fait, de quels risques parlons-nous ? Les controverses publiques sont d'autant plus vives que le risque est indéterminé. La critique est encore plus aiguë quand de tels risques nous concernent dans notre intimité alimentaire. Dans le cas des O.G.M., rares sont les éléments qui permettraient d'estimer les conséquences de la mise en culture et de la consommation de plantes transgéniques, encore moins les conséquences de ces conséquences. Ces risques que, suivant Krohn et Krücken (1993), nous appellerons « évolutifs », se distinguent des risques classiques (par exemple, les accidents ou les tempêtes), dont l'ampleur peut être évaluée et couverte par le système des assurances. Considérons le risque environnemental lié à la dissémination des O.G.M. : on peut concevoir - voire observer - la transmission de nouveaux gènes des O.G.M. cultivés vers d'autres

"Risques et sécurité sanitaires" (1999). Autres chercheurs impliqués : Ulrike Felt, Frank Hausser, Anne Masseran. Remerciements à Anne Masseran, qui a largement participé à la structuration finale de ce texte.

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plantes, mais nous n'avons aucune idée de la façon dont ces gènes pourront s'exprimer, se maintenir et se transmettre ou même s'imposer de génération en génération. Quelles seront alors les conséquences pour la biodiversité, la biosphère ou pour les populations humaines ? En fait, les acteurs qui lancent une action comportant des risques de ce type ne seront pas forcément ceux qui vont être mis en danger, la concrétisation de ce risque peut même survenir après plusieurs générations.

Les risques évolutifs ont une autre caractéristique : ils modifient de façon profonde le contexte dans lequel ils s'inscrivent. La controverse sur les O.G.M. a plusieurs centres, mis successivement à l'ordre du jour : les risques environnementaux, les risques pour la santé publique ou les risques sociaux2. À chaque moment, des acteurs très différents sont mobilisés et donnent leurs significations au risque : des scientifiques, de grands distributeurs, jusqu'aux paysans et aux associations militantes… Le risque perd de son caractère abstrait car il est associé à des questions concrètes : la résistance à des antibiotiques, la fin de l'agriculture traditionnelle, la « malbouffe »… Ce changement de registre de discours peut conduire à une transformation des rapports de force ; le fonctionnement de l'institution et le processus de prise de décision, qui ne peuvent plus uniquement s'appuyer sur l'expertise scientifique, en seront affectés.

La modification des rapports de force à laquelle on assiste dans le cadre des controverses publiques est révélatrice de la manière dont les acteurs ou les groupes d'intérêt s'approprient désormais les enjeux sociaux : ils participent aux négociations dans des situations complexes en défendant des intérêts divers et font prévaloir des arguments émanant d'une pluralité de contextes (sociaux, politiques, culturels...). Cette attitude active des acteurs caractérise la « modernité réflexive », une évolution qu'Ulrich Beck place au centre de la « société du risque » (Beck, 1999). C'est dans ce processus de transformation globale de la société occidentale - qui marque le passage d'une société industrielle à une société du risque - que nous resituerons la problématique du risque alimentaire lié aux biotechnologies. Dans la société industrielle, des menaces (sur l'environnement, sur la santé…) étaient constamment produites par différentes institutions (scientifiques, industrielles, hospitalières…), mais elles devenaient rarement l'objet de préoccupations publiques ou de débats politiques. Produits et légitimés par l'institution, les risques persistent sous forme résiduelle car le débat public s'organise autour de thèmes associés, par exemple, à l'emploi, aux salaires ou à la

2Les risques environnementaux concernent les « flux de gènes » vers des plantes sauvages, mais également les effets que

peuvent avoir les O.G.M. envers les ravageurs, soit en conduisant à leur disparition, soit en favorisant le développement d'espèces résistantes. Les risques pour la santé, largement indéterminés, concernent les potentialités de dissémination du gène de résistance à un antibiotique - intégré dans de nombreux O.G.M. - vers des bactéries pathogènes pour l'homme ou l'animal. Les risques sociaux ou économiques se rapportent aux transformations que peuvent induire la commercialisation de semences O.G.M. sur l'organisation du monde agricole.

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protection sociale. En revanche, dans la société du risque, l'institution produit toujours des menaces, mais leur contrôle ou leur instrumentalisation lui échappe. Deux cas de figure peuvent alors se présenter. La responsabilité du risque est d'emblée partagée par de multiples acteurs (scientifiques, politiques, industriels, assurances…) : l'institution est simplement dépossédée du contrôle du risque. Ou alors, elle est radicalement contestée en tant que génératrice de menaces : les forces sociales lui dénient alors toute légitimité dans la gestion du risque. Dans ces deux cas de figure, le risque ainsi que les responsabilités qui lui sont associées ne sont plus des produits résiduels mais bel et bien le centre de débats et de conflits portés dans l'espace public. Ainsi le risque devient un enjeu politique au sens large, négocié entre une grande diversité d'acteurs sociaux.

Mais il ne faudrait pas croire que le risque revêt une signification unique. Bien au contraire, chaque acteur « construit » le risque à partir d'éléments de sens émanant de son horizon culturel, politique, idéologique, professionnel… En quelque sorte, les acteurs puisent des éléments de signification dans le monde où ils se situent eux-mêmes significativement. Ainsi, un paysan vivant de la tradition - et adhérent peut-être à la Confédération paysanne - donnera un sens très précis à la menace qui pèse sur son mode de production et de vie. Cette menace est emblématisée par les O.G.M. : du productivisme aveugle et inconséquent à la « malbouffe », c'est tout un processus d'altération qui se mettrait en place. Il n'est plus seulement question de risque mais également d'acceptation sociale du risque : l'espace d'expertise s'ouvre ainsi à des experts non « officiels ».

3. LES O.G.M. : UN CAS D’ÉCOLE ?

3.1 Élargissement de l'espace d'expertise

En France, la question des O.G.M. est d'abord gérée de façon classique : un comité d'experts nommé par l'État, la Commission du Génie Biomoléculaire (C.G.B.), est chargé d'évaluer les risques associés aux expérimentations et aux mises en culture d'O.G.M. Dès 1986, les premiers essais de mise en culture d'O.G.M. sont réalisés sous son autorité.

L'Europe élabore un cadre juridique spécifique aux O.G.M. en 1990. Une directive européenne met alors en place deux protocoles différents relatifs à l'expérimentation de nouveaux organismes et à leur commercialisation. Dans le premier cas, chaque pays membre contrôle et réglemente les

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expérimentations. Dans le second, la mise sur le marché d'un O.G.M. devra être autorisée par la Communauté européenne sur demande d'un pays et après accord de tous les pays membres3.

L'adaptation de la directive européenne au cas français a suscité des controverses. Les débats parlementaires de 1992 révèlent les difficultés auxquelles se heurte le politique lorsqu'il tente de concilier impératifs économiques et demandes citoyennes. Le projet de loi proposé conjointement par le Ministère de l'Environnement et le Ministère de la Recherche est assez consensuel : il intègre le principe de précaution et il ménage un espace qui permet l'expression de points de vue contradictoires4. Enfin, un amendement impose la réalisation d'enquêtes publiques préalables à certaines recherches. Ce projet sera adopté par le parlement en mai 1992.

Peu après, pourtant, la communauté scientifique remet en cause le projet : ce « boulet réglementaire » pourrait constituer un frein important dans le développement des innovations. Les décideurs se trouvent dès lors face à un dilemme : faut-il donner toutes leurs chances aux scientifiques et aux industriels pour qu'ils développent de façon optimale les biotechnologies et entrent en concurrence avec les États-Unis ? Ou alors, ne vaudrait-il pas mieux favoriser l'information et la transparence et laisser les citoyens exprimer leur point de vue ? En juin, quatre prix Nobel prennent position contre la loi et le principe des enquêtes publiques. Cet avis sera entendu par le Sénat qui remplace le principe d'enquête publique par celui de la transparence a

posteriori. Ce projet amendé par le Sénat sera adopté par le parlement en seconde lecture5.

Ce cadre légal permet à l'expertise scientifique de fonctionner de façon optimale : la C.G.B. demeure la seule commission apte à évaluer et à juger de l'acceptabilité des risques associés aux O.G.M. En 1994, elle est consultée pour la première fois et donne un avis favorable pour la commercialisation de semences de maïs transgénique, le Bt 176 de CIBA (futur Novartis). Trois gènes ont été intégrés à cette semence, un gène « marqueur » de résistance à un antibiotique, un gène « insecticide » et un gène de tolérance à un herbicide. La communauté européenne valide cette autorisation en 1996.

Mais c'est précisément en 1996 que le débat autour des O.G.M. devient public en France. Tout d'abord, la crise de la vache folle a certainement agi sur les consciences. D'autres événements qui concourent à l'émergence d'une controverse publique sont assez intensément médiatisés. De premières observations de « flux de gènes » qui confirment les risques environnementaux liés à la

3 Directive 90/220/CEE du Conseil relative à la dissémination volontaire d'organismes génétiquement modifiés dans

l'environnement, JOCE, L 117, 8 mai 1990.

4Deux commissions sont créées en ce sens : la première, à dominante scientifique, est chargée d'évaluer les risques pour la

santé publique ; la seconde, ouverte aux associations de protection de l'environnement et aux consommateurs, a pour mission d'étudier le problème de la dissémination des O.G.M.

5Loi 92-654 relative au contrôle de l'utilisation et de la dissémination des organismes génétiquement modifiés, J.O. 16

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dissémination des O.G.M., sont publiées. En même temps, des cargos chargés de soja et de maïs transgéniques accostent en Europe, avant que la commercialisation ne soit autorisée. Enfin, à l'instar de la réglementation sur la traçabilité de la viande bovine, une revendication des consommateurs devient sensible : l'identification au niveau de l'étiquetage des O.G.M. entrant dans la composition d'un produit.

L'intensification du débat dans l'espace public conduit J. Chirac à se prononcer : pas de commercialisation de produits contenant un O.G.M. sans étiquetage et, surtout, suspension de la mise en culture du maïs Bt. Cette décision est doublement paradoxale. Le premier paradoxe, relevé par l'opposition de gauche, concerne l'attitude du gouvernement face aux O.G.M. : pourquoi d'un côté suspendre la culture des O.G.M. et, de l'autre, autoriser - certes en la réglementant - leur commercialisation ? Le second paradoxe met en évidence l'insuffisance du fonctionnement classique de l'expertise. En suspendant la culture du maïs Bt, le gouvernement va à l'encontre de la décision favorable de la C.G.B. sur la commercialisation de cette semence. Cette décision sera mal perçue par les scientifiques. Axel Kahn démissionne de la présidence de la C.G.B. Mais surtout, on passe désormais d'une gestion strictement scientifique du risque vers la problématique de son acceptation sociale.

Revenue au pouvoir en novembre 1997, la gauche cherche un compromis. Le nouveau gouvernement annonce un moratoire qui concerne les variétés transgéniques de Colza et de betteraves sucrières tout en réautorisant la culture du maïs Bt. Cette décision est motivée par la seule prise en compte du risque environnemental6. Mais, en parallèle, l'organisation d'un « débat citoyen » sur la question des O.G.M. atteste de la volonté de transparence du gouvernement. Ce débat, orchestré par l'Office Parlementaire d'Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques (O.P.E.C.S.T.), se traduit par des auditions et par la Conférence de citoyens qui se tient les 20 et 21 juin 1998 (Joly, 1999).

À cette étape, l'espace d'expertise semble s'élargir aux citoyens, mais le système fonctionne toujours à distance de la société. Le débat citoyen se déroule à l'écart des médias et de la scène publique, ce qui limite d'entrée de jeu la pluralité des opinions émises. Car n'est pas « citoyen » qui veut. Les participants au débat sont sélectionnés, l'un des critères étant qu'ils ne fassent pas partie d'un groupe de pression (syndicats ou associations). Or, même si cette sélection est justifiable (elle permet d'éviter les querelles partisanes ou idéologiques), elle élimine précisément les citoyens les plus informés sur la question des O.G.M., peut-être aussi ceux qui sont les plus sensibles aux questions

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d'acceptabilité du risque par le consommateur. Les groupes de pression interviendront toutefois, mais au même titre que les experts : ils exprimeront leur analyse et leur point de vue face aux « citoyens neutres » chargés de trancher la controverse. Ces « candides » devront donc être capables - tout neutres et naïfs qu'ils sont - de juger de la pertinence et de l'importance des données scientifiques et économiques, des considérations sociales et des revendications militantes. Au final, les citoyens donnent leur avis, mais leur fonction s'arrête là où commence le processus de prise de décision.

Aux dires des organisateurs, la Conférence de citoyens a été couronnée de succès. Ainsi, le principal organisateur, J.-Y. Le Déaut, semble émerveillé par la présence d'esprit de ces simples citoyens qualifiés de « candides » : ils ont bien identifié et évalué les risques. Loin de bannir les O.G.M., le groupe de citoyens opte pour une réforme des instances consultatives qui devront désormais intégrer des représentants de différents mouvements associatifs. Toutefois, la lecture des recommandations « citoyennes » montre, qu'en définitive, tous les points de vues sont respectés, ceux des consommateurs et des paysans, ceux des scientifiques et des industriels, ce qui ne va pas sans susciter des contradictions.

Il fallait encore que le gouvernement puisse utiliser au mieux ces « recommandations » tout en conservant son indépendance décisionnelle. Aussi, face à l'œcuménisme du « point de vue » citoyen, le gouvernement devait ignorer certaines recommandations. Par exemple, la recommandation visant à stopper l'utilisation de gènes marqueurs de résistance aux antibiotiques dans la production des O.G.M. n'a pas été honorée. Le maïs Bt 176 comporte déjà ce gène, de même que les nouvelles variétés autorisées quelques semaines à peine après la Conférence de citoyens.

3.2 L'espace public : parole légitime et/ou parole d'expert

Bien que la Conférence de citoyens ait été intensément médiatisée, la méfiance de l'opinion publique face aux O.G.M. s'est renforcée plutôt qu'elle ne s'est dissipée. Ce qui nous amène à questionner le rôle que joue la mise en scène médiatique. On entend souvent dire que les médias favorisent le sensationnalisme, construisent des récits, simplifient et ainsi donnent un sens discutable à l'événement. Mais peut-être faut-il dépasser ces clichés. Ainsi, Münch relève une autre tendance : les médias personnifient l'événement ou l'information en privilégiant les acteurs (Münch, 1992). Cette opération, qui renforce l'implication ou l'identification du public face à l'événement, exerce un effet indéniable sur la mise en sens du risque. Le risque semble moins abstrait, il se « concrétise » et est susceptible de concerner un large public. En outre, cette personnification favorise la diversification

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des interprétations du risque : différents acteurs peuvent faire valoir leur point de vue sur la tribune médiatique.

De fait, on assiste sur la scène médiatique à une confrontation entre deux paroles. D'un côté, la parole des experts, détachée du quotidien et qui semble trop soumise au pouvoir politique. D'un autre côté, une parole plus concrète portée par des acteurs représentatifs de différents mouvements sociaux. Ces acteurs, utilisant parfois des données et des analyses scientifiques, vont profondément modifier la perception du risque en le rendant appréciable par tous.

C'est à ce niveau que P.-B. Joly situe les effets de la Conférence de citoyens. Des opinions, qui demeuraient jusque-là en arrière fond du débat, ont pu, grâce à cette conférence, exister dans les médias. La parole citoyenne, désormais prise au sérieux par les décideurs et forte de son existence publique a renouvelé le sens et l'importance de certains thèmes associés aux O.G.M. (santé publique, risques sociaux, biovigilance…). D'après Joly, « prononcé par un panel de citoyens, le même argument n'a pas la même portée » (Joly, 1999). Toutefois, aucun outil qui permettrait d'évaluer le poids de la parole citoyenne dans le traitement médiatique n'est présenté.

Or, il nous semble essentiel d'étudier les mécanismes qui président à la construction sociale du risque dans l'espace public. Deux exemples nous paraissent particulièrement révélateurs du jeu des acteurs dans ce processus : les actions de Greenpeace et celles de la Confédération Paysanne. Les actions de ces deux groupes d'intérêt ont permis de conférer un sens concret à deux types de risque qui avaient jusqu'alors été négligés tant par la C.G.B. que par le gouvernement Jospin : le risque pour la santé publique et le risque social associés aux O.G.M.

Commençons par les actions de Greenpeace. Ce groupe militant pour la protection de l'environnement adopte une démarche technico-juridique en vue d'interdire la culture et la commercialisation des O.G.M. Bref, il s'agit de mettre les O.G.M. hors-la-loi. Pour mener à bien une telle entreprise, les acteurs doivent pouvoir disposer d'une connaissance approfondie des dispositifs légaux, des données scientifiques et du fonctionnement de l'institution. Des acteurs non-institutionnels se donnent le droit d'utiliser la science contre un certain choix scientifique et technologique et le raisonnement juridique contre une lecture du droit favorable aux O.G.M. La portée de cette démarche est visible tant au niveau de l'institution qu'à celui des médias. Une récente action menée par Greenpeace est éclairante de ce point de vue. Il s'agissait de casser la décision du gouvernement français autorisant la culture du maïs Bt. Pour ce faire, Greenpeace démontre que l'expertise concernant l'innocuité de cet O.G.M. n'a pas respecté le cadre légal, en relevant plusieurs dysfonctionnements. Tout d'abord, seule la C.G.B. a été consultée. Pourtant, comme il s'agit d'une

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plante « insecticide », d'autres comités auraient dû intervenir. Ainsi, la nocivité de cette plante pour d'autres insectes que la pyrale - voire les animaux d'élevage - aurait dû être évalué par un comité compétent en matière d'insecticide. Deuxième biais relevé par Greenpeace : l'expertise de la C.G.B. s'est focalisée sur une seule catégorie de risque, le risque environnemental en limitant son analyse à la possibilité de flux de gènes vers les plantes sauvages. Par conséquent, l'association estime que l'avis de la C.G.B. sur le maïs Bt n'est pas recevable : l'application du principe de précaution, figurant dans la loi Barnier de 1995, n'est pas même envisagée pour les risques de santé publique et les risques sociaux.

Se fondant sur ces arguments, Greenpeace intente un recours auprès du Conseil d'État et obtient gain de cause. Cette victoire a un effet indéniable sur la mise en sens du risque. Certains risques négligés par la C.G.B. ont désormais une existence concrète, ce qui conduit d'ailleurs la C.E.E. à suspendre -pendant un temps tout du moins - l'autorisation de mise en culture du maïs incriminé. De même, dans les médias, la parole de Greenpeace acquiert une nouvelle légitimité : reconnue par une haute institution de l'État elle est désormais associée à la défense du droit et du citoyen.

Cet exemple met en évidence l'influence que peuvent désormais exercer les experts non-officiels. L'action menée par la Confédération Paysanne et notamment par son porte-parole, José Bové, se situe sur un tout autre registre. Le discours de la Confédération Paysanne véhicule des idéaux qui rencontrent certaines inquiétudes diffuses dans la société. Ainsi, l'intérêt pour une agriculture et une alimentation saine, respectueuses à la fois de l'environnement et de la personne humaine, répond au désarrois de l'individu face à ce que Fischler (1993) appelle la « cacophonie alimentaire », où se rencontrent et s'affrontent les discours les plus contradictoires, les « conseils diététiques » s'opposant aux « plaisirs de la gastronomie, alors que la publicité propose la minceur et la cuisine traditionnelle la compromet, que l’on nous offre des aliments « biologiques » et en même temps le génie génétique promet ses progrès. Ce discours croise également le sentiment largement partagé d'être exclu des décisions scientifiques et économiques qui concernent intimement la personne. En ce sens, on pourrait dire que la parole de José Bové semble d'autant plus légitime aux yeux des journalistes et des publics qu'elle est étrangère à la science, qu'elle s'enracine dans des préoccupations quotidiennes et, enfin, qu'elle rejoint des questions sur le devenir de la planète et de l'homme. Nous sommes face à la construction de la légitimité d’une parole émanant d’un savoir populaire (Dolby, 1982). De plus, cette parole est dénonciatrice : la menace est les responsables du choix dangereux sont clairement identifiés. Dans le discours de José Bové, et dans sa mise en scène médiatique, apparaissent de nombreuses dualités : collusion irresponsable de la science et de l'économie versus agriculture traditionnelle de taille humaine ; société du profit (Etats-Unis) versus communauté de vie (Larzac) ; savoir scientifique inaccessible au « profane » versus savoir populaire immédiatement signifiant… Les attaques de la Confédération Paysanne se focalisent donc vers des institutions

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symbolisant cette menace et dont la signification n'a pas à être expliquée : MacDonald et la « malbouffe », l'O.M.C., les O.G.M. et la main mise des États-Unis sur l'agriculture européenne… Les risques sociaux liés aux O.G.M. prennent dans ce discours une consistance, une signification : ils ne peuvent désormais plus être ignorés, et surtout pas par les décideurs.

La parole des mouvements extra-scientifiques comme Greenpeace et la Confédération Paysanne s'est imposée en tant que parole légitime au cours de la controverse publique autour des O.G.M. Elle ne part pas d'intérêts purement scientifiques mais s'enracine dans l'environnement et le quotidien de l'homme. C'est en se fondant sur ces préoccupations partagées par tous qu'elle remet en cause la légitimité d'une réponse strictement scientifique et économique, favorisée par l'expertise classique. Et on peut se poser une question : quelles seront les limites de l'espace d'expertise dans une situation de modernité réflexive où une pluralité de paroles légitimes dévoile toute la complexité des menaces liées aux technosciences ?

BIBLIOGRAPHIE

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