Espace géographique
Du nouveau sur la rente foncière
BARTHELEMY (Denis), 1982, Propriété foncière et fonds- entreprises. La
production de capital foncier en agriculture. Paris, Economica - GUIGOU
(Jean-Louis), 1982, La rente foncière. Les théories et leur évolution depuis
1650. Paris, Economica
Violette Rey
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Rey Violette. Du nouveau sur la rente foncière. In: Espace géographique, tome 14, n°1, 1985. pp. 73-74;
https://www.persee.fr/doc/spgeo_0046-2497_1985_num_14_1_3986
Lectures 73
Du nouveau sur la rente foncière ? Plus de 1 000 pages sur la question foncière et la rente. Ce retour en force du sujet est une conséquence de la folle demande de terre de la période de croissance. Malgré
l'abondance des écrits antérieurs, les théoriciens
considèrent « le problème foncier... comme une sorte de continent noir de l'économie ». Il y a toujours antinomie entre les deux visions usuellement retenues. Dans la vision « naturaliste » des classiques et des marxistes, la terre est un bien naturel, externe à l'économie, dont l'appropriation privée peut paraître un abus et donne lieu à des conflits. Dans la vision « néoclassique », la terre est un facteur de production à l'égal du travail et du capital; elle justifie alors d'une rémunération et la fonction de propriétaire s'intègre dans le processus économique agricole. A partir de cette incertitude fondamentale, D. Barthélémy (1) et J.L. Guigou (2) apportent chacun une contribution, en
espérant sortir de l'alternative. La lecture de tels ouvrages intrigue et passionne le géographe qui manie constamment la dimension territoriale des phénomènes mais avec d'autres outils méthodologiques : comment la théorisation économique réussit-elle à sortir de l'énigme... ou de l'impasse du territoire ?
La thèse de D. Barthélémy est précise et suscite l'attention par la vigueur des formulations neuves. Pour cet auteur, les théories antérieures restent insatisfaisantes parce qu'elles n'ont pas correctement défini la nature économique de la terre. Prenant appui sur les
propositions des néoclassiques, il ne définit cependant pas la terre comme un équivalent de capital, un facteur de production, mais comme une production issue d'une véritable activité de création de fertilité, exigeant à ce titre des dépenses spécifiques pour être renouvelée et améliorée. Cette production présente deux particularités : d'être
inévitablement conjointe à l'activité de production de denrées agricoles et d'être un bien non marchand. D. Barthélémy subdivise alors l'entreprise agricole en deux «
semi-entreprises » : « l'entreprise-marchande » pour les denrées, le « fonds-entreprise : pour la terre... ou plus exactement pour le « capital foncier ». Ce dernier est alors défini comme « le bien non marchand qui subsiste en fin de cycle de production et sur lequel s'appuiera la fonction de production agricole du cycle suivant ». La rente foncière devient la part du profit agricole donnée à l'entreprise « fonds-entreprise » pour son action de
production-reproduction de la fertilité. Par cette proposition, D. Barthélémy substitue aux rapports sociaux de distribution de
revenus entre propriétaires et exploitants des rapports de production — à caractère conflictuel certes — mais justifiant pleinement de la fonction du propriétaire face à
l'exploitant. Il montre en outre comment l'association de ces deux catégories de producteurs peut, soit avantager (1) BARTHELEMY (Denis), 1982, Propriété foncière et fonds- entreprises. La production de capital foncier en agriculture. Paris, Economica, 190 p. (préface de J.L. Guigou, avant-propos de Cl. Servolin).
(2) GUIGOU (Jean-Louis), 1982, La rente foncière. Les théories et leur évolution depuis 1650. Paris, Economica, 954 p. (préface d'E. Pisani).
l'entreprise exploitation et la production de denrées dans le cas du fermage, soit avantager le « fonds-entreprise » et la production de capital foncier dans le cas du métayage et des baux à long terme.
On mesure de deux façons l'intérêt de telles
propositions théoriques à un moment de remise en question des lois foncières. 1) Le propriétaire redevient un producteur actif dont on ne peut fonctionnellement se passer. L'ouvrage ne précise cependant pas le statut juridique à lui accorder ni sa spécificité dans le processus de production, autre que son apport de capitaux. 2) Affirmer que la terre, sous forme de capital foncier, est un bien produit et que sa production est à la fois conjointe et concurrente des denrées, soulève une question fondamentale : en période d'excédents de denrées, ne vaut-il pas mieux rémunérer davantage la terre, produire plus de capital foncier que de denrées ? De quelle manière concrètement ?... Quel est le type de propriétaire et/ou d'agriculteur produisant le plus et le mieux du capital foncier ? En outre, jusqu'où peuvent être utilisés les concepts de « fonds-entreprise » et de « production de capital foncier » ? Dans l'ouvrage, la référence pratique concerne les systèmes de faire-valoir indirect d'économie agricole capitaliste en France. On ne devine que partiellement l'extension possible de telles notions aux systèmes de faire-valoir direct.
Cet ouvrage très stimulant pose d'autres questions si l'on se place hors du champ économique choisi par l'auteur. En particulier la démonstration du caractère non fondé du « postulat de naturalité foncière » reste à notre avis incomplète et incertaine. D. Barthélémy récuse « l'amalgame entre le concept de terre naturelle et celui de capital foncier ». En réalité, il n'existe qu'un capital « foncier » (p. 54). Jusqu'où peut-on progresser dans la compréhension du processus créateur de richesse foncière, en éliminant à ce point les attributs fonciers ? On ne peut que regretter l'élimination des différences initiales de fertilité et de localisation. Car elles revêtent des effets très discriminants et inégaux dès que l'homme produit de la richesse en utilisant de la terre. Ne peut-on garder, y compris dans une perspective théorique, l'amalgame, certes porteur de contradictions, mais analogue dans sa construction formelle à la juxtaposition
conflictuelle des deux semi-entreprises — entreprise marchande et fonds-entreprise — , justement proposée par l'auteur ? Le projet de J.L. Guigou est de brosser un panorama didactique de l'évolution de trois siècles de pensée économique face à la rente foncière, — ce concept qui s'est « obscurci » depuis Ricardo à cause de l'évolution de plus en plus complexe des économies générales et agricoles. Sachons gré à l'auteur d'avoir eu le souci de rassembler en six titres quarante auteurs parmi lesquels les célèbres précurseurs, Vauban, les physiocrates, les maîtres, Ricardo, Marx, Von Thûnen, Walras, et des experts. Sachons lui gré aussi du remarquable souci pédagogique avec lequel il a construit l'ouvrage, selon les facettes du sujet plutôt que la chronologie, avec une présentation de chaque auteur, un exposé de la place du texte retenu dans la théorie générale de l'auteur, puis un commentaire et une analyse critique du texte. Soient deux raisons qui donnent à l'ouvrage une grande utilité de consultation, surtout pour les non économistes. De plus J.L. Guigou enrichit largement ce répertoire lorsqu'il présente ses recherches actuelles sur les rapports « homme-terre- rente foncière », par le biais de l'économie familiale, de la gestion patrimoniale et des comportements
74 Lectures Sait-on mieux au terme de la lecture ce qu'est la rente
foncière ? « La conception de la propriété foncière détermine la conception de la rente foncière. En milieu rural où demeurent encore des familles propriétaires depuis
plusieurs générations... la terre est une ressource naturelle, rare, léguée, ... la rente est exogène par rapport à l'économie et peut être considérée comme un résidu... En revanche, dans certains espaces agricoles soumis à une production intense et où s'implantent de nouveaux propriétaires, ... la terre doit être analysée autrement et relever d'une conception plus économique. La rente devient endogène et peut, peut-être, être assimilée à un profit » (p. 299). Ainsi la diversité même des théories répertoriées a conduit J.L. Guigou : a) à donner la
préférence aux interprétations des classiques pour lesquels la terre est un bien rare, donc objet de conflits et de contradictions; b) à sensibiliser le lecteur à la complexité du fait analysé et à reconnaître que la recherche d'une théorie de la rente foncière est une « mission impossible » (p. 290); c) à se déclarer favorable à des socialisations souples des terres — du type concession à long terme — , afin que cesse l'enrichissement sans cause permis par la propriété foncière.
Plus précisément, Guigou reconnaît une bi-dimension- nalité à la terre : celle d'être à la fois un moyen de production et un élément de patrimoine; ceci fait de la rente foncière un revenu également bi-dimensionnel, en partie lié à l'usage économique, en partie lié à l'usage de propriété. Le tableau qui résume la structure de la rente foncière (p. 592) montre que les deux composantes sont en fait quatre : deux rentes différentielles d'hétérogénéité et de rareté, une rente de coût de production de la terre — toutes trois pouvant être déterminées économiquement, et une rente absolue liée au mode de répartition de la propriété du sol, lequel reste variable. Le syncrétisme de cette combinaison en quatre éléments se rapproche des points de vue des géographes, tout comme la préférence pour les raisonnements en termes de systèmes plutôt que pour les raisonnements linéaires de cause à effet (3). Enfin le recentrage sur l'économie familiale et le détour par l'anthropologie sont un moyen pour saisir un ensemble d'éléments hétérogènes et extra-agricoles qui influent incontestablement sur le devenir agricole des rapports homme-terre.
Quels propos d'étape de lecture dégager sur cette question foncière quand on est hors du cercle des économistes ?
Au plan de l'action, il faut souligner une convergence relative en faveur de la dissociation entre la fonction de producteur agricole et celle de propriétaire de terre, alors même que les deux auteurs diffèrent par leurs démarches (centrée sur l'entreprise ou élargie à la famille), par leurs « préférences » à l'intérieur des théories économiques (classique ou néoclassique), par leurs sensibilités (en faveur de l'efficacité économique ou de la justice sociale). On peut y voir une confirmation soit du bien-fondé théorique de la proposition, soit une influence de la dynamique foncière de la période actuelle. En tous les cas, cette perspective des deux fonctions nécessite encore d'être étayée.
Au plan méthodologique, c'est sur la fécondité ou l'évanescence des efforts théoriques qu'il y a lieu de méditer. Les géographes sont très souvent réticents devant les théories dont les schémas simplifiés ne leur paraissent pas garantir une connaissance plus
approfondie du réel; mais ici, l'intérêt de l'apport théorique des
deux économistes provient justement de leur pratique parallèle de l'étude des diversités foncières. Par contre, une certaine naïveté amuse : à les lire, il semble que la question foncière n'ait fait l'objet d'aucune attention sérieuse et soutenue hormis chez les économistes.
« ...La rente foncière est un fait social total qui relève de l'économie, de l'histoire, de la politique, du droit et de la sociologie » (p. 941).
Par ces conclusions, J.L. Guigou, auteur d'un article sur « le sol et l'espace » dans le n° 1, 1980 de cette revue, invite à l'effort pluridisciplinaire. Où placer la
géographie ? N'aurait-elle rien écrit sur les relations entre l'homme et la terre ? Est-ce un oubli ? Ou un défaut d'abstraction, qui conduit à retrancher les phénomènes de la dimension dans laquelle ils se développent... ? Ou... — Violette Rey, Université de Paris-I.
(3) Rey (Violette), 1982, Besoin de terre des agriculteurs. Paris, Economica (p. 344 sqq.).
La France urbaine Les géographes français se plaignent souvent de ce que leurs collègues d'Outre-Atlantique ou
d'Outre-Manche ne les lisent guère. L'ouvrage de Ian Scargill (1) a donc le mérite de mettre à la portée des lecteurs anglo-saxons l'essentiel des acquis des recherches menées sur les villes françaises depuis une vingtaine d'années. Toutefois, ceux qui espéraient y trouver une synthèse seront déçus : plus que d'une véritable mise au point, il s'agit d'une simple compilation, présentée par « tiroirs » successifs. L'auteur ne donne pas d'éléments de comparaison avec d'autres pays, qui lui auraient
permis d'évaluer les caractères originaux de l'urbanisation française, et il n'apporte pas non plus de
construction ou de réflexion personnelles. — Denise Pumain, Institut National d'Études Démographiques, Paris..
(1) Scargill (I.), 1983, Urban France. New York, Saint- Martin, Beckenham, Croom Helm, 186 p.
La Mayenne La thèse (1) de Georges Macé est un ouvrage épais (trop peut-être), mais chaque chapitre est accompagné de résumés substantiels permettant des lectures à différents niveaux d'approfondissements. Nombre de ces
développements se rapportent aux comportements de groupes sociaux (éleveurs, syndicalistes...) et à leurs rôles dans l'évolution de l'espace mayennais pendant les dernières décennies. Ils montrent bien ce que la géographie peut apporter à la sociologie, à l'économie quand on prend l'espace en compte.
(1) Macé (Georges), 1983, Un département rural de l'Ouest, la Mayenne. L'homme, l'espace, le temps, les pouvoirs. Mayenne, Floch éd., 2 vol., 1011 p.