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Quatre vies sur un chemin, et, Le hasard a l'oeuvre chez Milan Kundera

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(3)

Quatre vies sur

Ull

chemin

et

Le hasard

à

l'œuvre chez Milan Kundera

par

Thierry Parent

Mémoire de maîtrise soumis à la

Faculté des Études Supérieures et de la Recherche en we de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université

McGiIl,

Montréal

Juillet 2001

(4)

I~I

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(5)

TABLE DES MATIÈRES

Résumé '" ,. '" 0 o '• _•0• • • •p. 3

Abstract " p. 4

Remerciements p. 5

1. TEXTE DE CRÉATION

Quatre vies sur un chemin , '" p.6

Jonas... p.7

Denise '" 00 •••• •• p. 22

Maryse '" '" 0 ·_ . .• • • p.31

Jean o... p.43

2. TEXTE CRITIQUE

Le hasardà l'œuvre chez Milan Kundera '" 0 p.56

Vers une description du hasard kundérien o' o... p. 57

La pratique du hasard au sein de l'intrigue kundérienne... p. 65 La voix du narrateur ou l~ambiguïté du regard fortuit... p.77

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Résumé

Quatre vies sur1111chemin

(création)

Le texte de création prend la forme d'un recueil de nouvelles. La première est l'histoire de Jonas. Le jour où Jonas va prononcer ses vœux solennels, il quitte le monastère après avoir aperçu une femme qui a éveillé en lui un désir de liberté jusque-là occulté. La deuxième est celle de Denise, une serveuse de restaurant plongée dans la prison de la solitude. Elle renoue avec le monde par l'intermédiaire d'un chat qui réveille en elle le désir de partager sa vie. La troisième nouvelle traite d'une tranche de la vie de

Maryse,

cette femme que Jonas a aperçue. Maryse est une petite villageoise devenue citadine pour rejoindre Jean (son fiancé) qu'elle décide de quitter pour regagner la pureté et le calme de son petit village. Dans la dernière nouvelle, il est question de Jean qui, un

mati~ part non pas à la recherche de Maryse, mais à la recherche de son chat qui le conduit jusqu'à Denise.

Le hasardà 1'œuvre chez Mi/ail Kundera

(critique)

Le hasard est un thème omniprésent dans l'œuvre de Milan Kundera. Depuis La

Plaisanteriejusqu'àL'Identité, le hasard est au cœur de la pratique de cet auteur. Tantôt énigme à déchiffrer, tantôt facteur responsable de rencontres ou d'accidents, il est autant un ressort narratif qu'un élément central de la démarche ludique de l'auteur. Se

concentrant principalement sur trois romans,

La

Valse aux adieux, L'Insoutenable

Légèreté de l'être et L'Immortalité - dans lequel 1'auteur propose même une «Théorie du hasard » -, cette étude se penche sur les fondements et les conséquences du hasard dans le

monde romanesque de Kundera. De nature a-causale, le hasard contribue à redéfinir les

paramètres du roman, surtout en ce qui a trait à la logique de cause à effet et à l'unité d'action. Ce travail permet donc un nouveau regard sur l'œuvre de Milan Kundera et, par extension, sur le rôle du hasard dans la pratique romanesque contemporaine.

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Abstract

Four lives011olle road

(creation)

The creation part of tbis thesis will take the form of four short stories. The first one is the story of Jonas. The day of bis solemn vows, Jonas leaves the monastery after having seen a woman who has awaken in him a desire of freedom absent until then. The second tells the story of Denise, a waitress in a restaurant stuck in a feeling of deep solitude. She regains contact with the world through a cat that awakes in her the desire to share her life. The third story will be ofMaryse, the woman whom Jonas saw. Maryse is a country girl who had left her small town to live with her fiancé in the city. She leaves him to regain the purity and calm ofher small country town. The last story is the story of Jean, Maryse's fiancé. After she leaves, he goes looking for bis missing cat, witch willlead him to Denise.

Mi/ail KUlldera and the Notioll ofChallce

(criticism)

The notion of chance is omnipresent in the works of Milan Kundera. From La

Plaisallterie to L'Identité, chance is at the heart of tbis author's writing. Sometimes perceived as an enigma to decipher and at other times responsible for encounters or accidents, chance is as much a central element to the narrative aspect of the novels as a pine stone to the contic and play mode adopted by Kundera. Concentrating mainly on three novels, La Valse aux adieux, L 'Insoutenable Légèreté de l'être and L'lmmortalité-where the author proposes a UTheory of chance" -, tbis study focuses on the foundations and consequences of chance in the fictitious world of Kundera. Non causal by nature, chance participates in redefining the parameters by which the novel is written, especially conceming the logic of cause and effect, and of unity of action. This study will therefore give a new perspective on Milan Kundera' s work and, ta a certain extent, on the notion of chance in contemporary fiction.

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Remerciements

Merci au Département de langue et littérature françaises de l'Université McGilI de m'avoir accueilli. Merci àYvon Rivard qui, sans jamais m'avoir vu ni parlé, a accepté de me diriger pour ensuite me donner une aide précieuse, patiente et généreuse, me faire découvrir de nouveaux auteurs et me faire partager son goût et sa passion pour la création

et la littérature. Merci

à

François Ricard qui m'a d'abord, lui aussi, accepté comme

étudiant pour ensuite me suggérer mon sujet de projet critique, me guider. autant par ses

nombreux conseils que par ses beaux articles sur Milan Kundera. Merci à Milan Kundera

d'écrire et de créer pour ma plus grande joie. Merci àma mère qui, par son support moral et financier, m'a permis de me concentrer uniquement sur mon mémoire pendant deux ans (ça, c'est du luxe!). Finalement, merci

à

Nadine pour son amour. sa patience et son aide inestimable sans laquelle non seulement mon travail, mais aussi celui de mes directeurs aurait été plus ardu, sinon pénible par moments.

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Jonas

Avant même les premières lueurs de l'aube printanière, à quatre heures trente, l'heure du lever, Jonas se réveilla au son des chants grégoriens de son réveil matin. La nuit précédente avait été chargée de rêves dont le dernier traînait encore dans sa tête : Il se tient au milieu d'une autoroute qui, derrière lui, s'étend jusqu'à se confondre avec l' horizon et, devant lui, s'écroule dans un abîme. Il est nu avec un petit chapeau qui recouvre sa tête. Sur un côté de la route, des taupes le regardent, tandis que de ('autre côté se déploie un champ de blé comme ceux qu'on voit au début de l'automne : incendiés par une flamme invisible réduite à l'état de braise. Juste avant son réveil, Jonas entendait, dans son rêve, le vent se lever avec force. Ce lui fut un soulagement de constater, couché dans son lit, qu'une brise à peine perceptible secouait le feuillage du chêne avoisinant, indicateur journalier du temps qu'il faisait. Encore un peu endormi, Jonas se tourna vers sa table de chevet en bois. Un petit livre, le seul livre profane qu'il avait apporté à l'abbaye, y était déposé avec un signet marquant toujours la même page, celle contenant le passage qu'il consultait chaque matin, sans faute. Il le lut: Laprière est l'unique lie" au réel - si par « prière)) 011 entend simplement ulle allentioll extrême el insoucieuse

d'aucull réslIltat, une attention si pure que celui qui l'exerce ignore mênll! qll'il /'exerce.

Même s'il le lisait tous les jours, ce passage de Bobin lui soutira encore un sourire ce matin-là. C'est en partieà cause de ce passage et d'une série d'infimes coïncidences qu'il

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avait pris la décision de venir visiter cet abbaye pour la première fois. Après plusieurs rencontres avec son accompagnateur spirituel - un prêtre àla retraite, ami de ses parents et chargé de son éducation à leur mort, celui-là même qui lui avait donné ce petit livre - il s'était rendu à l'abbaye, pour s'informer des procédures àsuivre afin de se joindre à la communauté. On lui avait dit qu'il devait d'abord effectuer quelques séjours à l'hôtellerie, afin de voir comment la vie se déroulait vraiment dans une abbaye. Ainsi, on serait en mesure de juger du sérieux et de la réalité de son désir. Bien que la communauté n'acceptât pas habituellement des postulants aussi jeunes, elle consentit tout de même, le prête aidant, àce qu'il entreprenne la première étape du noviciat. Après la première année, il était prêt pour le noviciat canonique et s'était taillé une bonne place au sein de la communauté. Sa bonne mémoire lui permettait de citer des passages des Écrits Saints, ce qui ne manquait pas d'impressionner ses supérieurs. C'est au cours d'une de ces conversations que Jonas découvrit Saint Jean de la Croix dont les écrits allaient l'inspirer durant la période entre ses vœux temporaires et les vœux solennels de chasteté, de pauvreté, d'obéissance et de stabilité, dernière étape d'un long processus où la foi était amenée à mûrir dans le sein de Dieu. Or, ce grand jour était enfin arrivé: aujourd'hui, il

allait prononcer ses vœux solennels. Pensant à cela, Jonas referma le livre. Ensuite, il revêtit sa chasuble et s'apprêta à s'en aller à la chapelle pour les matines, à cinq heures. Un enthousiasme contenu l'emportait. Il sortit de sa cellule et ferma doucement la porte.

Arrivé à la chapelle, il prit sa place et regarda autour de lui. De grands vitraux, représentant différents saints, ornaient les fenêtres que le soleil naissant commençait à

percer lentement, laissant la chapelle dans la pénombre matinale. Plus bas, il y avait plusieurs rangées de bancs en bois de chêne tellement luisants qu'il semblaient neufs. De même, les planchers chatoyaient, lustrés comme si jamais personne n'avait foulé ces

lattes. Une odeur sèche d'encens régnait dans l'air ambiant. À l'avant, le conseil de

l'abbaye était séparé du reste de la communauté par un muret, assez mince, haut de trois pieds, en bois plus pâle que les bancs; et les sièges des membres faits de cerisier étaient couverts d'une teinture cramoisie. Combien de fois Jonas n'avait-il pas souhaité, avec un peu d'envie et d'ambition réprimées, faire un jour partie de ce conseil! Se retrouver de l'autre côté du mur [

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Au signal du Père B., la communauté entonna en chœur les vigiles. Les voix se fondaient dans une mélopée qui s'apparentait aux chants grégoriens que Jonas appréciait tant. Trente minutes plus tard, tous prirent de nouveau la direction de leur cellule respective pour le recueillement matinal qui durerait jusqu'à sept heures trente, heure des laudes.

Jonas se dirigea donc vers sa cellule où il allait prier pendant une heure, ensuite il irait prendre sa douche du matin et revenir dans sa cellule pour y lire les Écrits Saints avant de regagner la chapelle.

Lorsqu'i( entra, il vérifia que tout était bien à sa place dans sa cellule. Le drap blanc et la couverture de laine qui couvraient son lit simple étaient bien pliés. La réplique miniature du Christ de la chapelle qui surmontait son lit était droite. Sur sa table de chevet, le réveil matin, la lampe et le livre étaient disposés de façon symétrique. La surface de son large bureau vert foncé était propre et lisse. La Somnle Théologique de Saint Thomas d'Aquin y était placé àgauche, les Ancien et Nouveau Testaments àdroite et les

Œuvres complètes

de Saint Jean de la Croix au centre. La chaise, dom la charpente était faite de métal et le reste de plastique, était disposée de manière àce que le dossier soit à environ cinq pouces du bureau. Les tiroirs de la commode qu'il avait lui-même décapée au cours de ses deux premières années de noviciat, se rappela-t-il fièrement, étaient bien fermés. Il remarqua cependant sur celle-ci un peu de poussière qu'il balaya de la main. Enfin, la nature morte peinte par un moine de l'abbaye qui la lui avait donnée lorsqu'il avait prononcé ses vœux temporaires, était au même niveau que la fenêtre qui lui faisait face.

Jonas, rassuré par l'ordre, se dirigea àla fenêtre. Elle ne s'ouvrait pas, mais cela ne l'avait jamais vraiment dérangé. Posément, il joignit ses mains à plat, ferma les yeux et commença àprononcer le Notre Père avant de sombrer dans un silence àpeine perturbé par la rumeur du dehors. Pendant qu'il était ainsi agenouillé à la fenêtre, une jeune femme, portant un châle blanc sur ses épaules et une robe légère, et un jeune homme en habit avec la cravate défaite, marchaient dans les allées de pommiers. Insouciants des multiples panneaux indiquant le caractère privé des lieux, ils se laissèrent choir sur le gazon, au pied d'un des rares érables de cetteCOUf, encore frais et humide de la rosée du

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petit matin. Cesamoureu~ qui n'avaient sans doute pas dormi de la nuit pour se trouver à un tel endroitàune telle heure, s'assoupirent pendant un moment.

Une demi-heure plus tard, nos deux jeunes amants se firent réveiller par des bruits provenant de la remise délimitant le côté Nord du terrain. Ce bruit inattendu ne les effraya pas pour autant; ils profitèrent même de ce réveil pour s'embrasser de nouveau. Pendant l'une de leurs étreintes, le regard de la jeune fille se perdit dans les splendeurs qui l'entouraient. Elle admirait les pommiers dont les fleurs ressemblaient à des flocons de neige suspendus aux branches. Un seul coup de vent provoquait une tempête, et une odeur, terreuse et Oorale àla fois, se répandait dans l'herbe. Cette peinture idyllique qui faisait valser son regard était animée par une multitude de moineaux qui chantaient l'éclat du jour naissant.

Au moment où les lèvres de la jeune femme quittèrent celles de son amant et que son regard survola de nouveau les alentours, Jonas leva la tête, regarda par la fenêtre et rencontra le regard de la jeune femme qui le fixait. Pour un bref instant, le monde et la vie se concentrèrent dans l'embrasure de la fenêtre, dans les yeux de la jeune femme. Le temps était arrêté ; Jonas était figé dans la lumière de ce regard venu d'en bas. Cette pause dans le temps fut aussitôt brisée par la jeune femme qui esquissa un sourire et Jonas vit la beauté de son visage. Ionas détourna subrepticement la tête pour ne plus voir ce visage trop beau ni celui du jeune homme qui venait d'envahir le portrait. Pourquoi ces jeunes gens étaient-ils là? Ne faudrait..il pas les chasser? Ils ne pouvaient pas être là! Elle n'avait pas le droit de scruter ainsi les gens ! Diverses pensées bourdonnèrent dans la tête de Jonas. Furtivement, il regarda par la fenêtre mais elle n'y était plus.

Quelques minutes après, Jonas retrouva un certain calme. Visiblement secoué par l'événement, il n'allait pas pour autant déroger à l'horaire de sa journée. Ne devait-il pas prononcer ses vœux solennels à la fin de l'office de dix-neuf heures quarante-cinq, après les complies ?

Il se leva, tourna en rond un instant puis ouvrit l'un des tiroirs de sa commode, en sortit une serviette et prit rapidement la direction des douches situées au bout du corridor. En chemin, il passa nonchalamment sa main le long des murs peints d'un beige fade, un peu comme le font les enfants blasés qui doivent suivre un groupe visitant un musée. Il arriva àla salle des douches - il n'y avait personne, ce qui le soulagea. Il voulait être

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seul, il retrouverait déjà assez rapidement les autres. Il suspendit sa serviette à un des crochets sur le mur près de la porte, enleva sa chasuble et ses sandales de douche. Les tuiles du plancher étaient froides, plus froides que d' habitude et cela lui causa un léger désagrément. Toutes les douches étaient semblables, faites de la même tuile que le plancher et séparées par des parapets. Cette salle était plutôt austère et d'une propreté exemplaire. Sauf pour une petite tache juste aux pieds de Jonas qui se pencha et s'apprêta à l'essuyer, mais pour une raison qu'il ne s'expliqua pas, il décida de ne pas le faire. C'était bien ainsi. D s'avança vers l'une des douches, ouvrit les robinets et laissa l'eau couler quelques secondes avant de pénétrer sous le jet d'eau tiède. Il sentit tout d'abord de légers picotements, comme si une couche d'épiderme avait été enlevée au scalpel et qu'il sentait avec plus d'acuité l'eau caresser sa peau. Peu à peu, il se laissa bercer et cette sensation de fourmillement sur sa peau

fit

place àun apaisement, presqueà un réconfort.

n

augmenta la chaleur. La salle des douches prit doucement une atmosphère d'étuve.

Jonas ne pensa plus, pour un instant, àl'heure. Toutefois, rapidement, il reprit conscience du court temps qu'il avait à sa disposition pour prendre sa douche. Il ferma les robinets,

sortit de la douche, prit sa brosse à dents, son dentifrice et commença à se brosser

rapidement les dents.

n

essuya ensuite le miroir afin de se voir une seconde : il avait des traits fins, la barbe bien faite de la veille, des cheveux très noirs. Il était beau t Presque charmant. Il n'était pas seulement un visage parmi tant d'autres. Arrêté devant son image, une sorte de lenteur agréable l'envahit. La lenteur de qui avait tout son temps et rien à

faire. Un abandon au plaisir de se sentir vivant. Le miroir s'embua de nouveau. Jonas enfila sa chasuble et retourna porter sa serviette dans sa cellule. Il entra, accrocha sa serviette àl'arrière de la porte et regarda l'heure. Il était sept heures et vingt. Il était en retard de cinq minutes par rapport àsa routine habituelle, mais il pouvait encore arriver à

temps à la chapelle s'il enfreignait l'interdiction tacite mais réelle de courir. Comme il

allait fermer la porte avant de sortir, il entendit un chant d'oiseau. Il fit quelques pas en direction de la fenêtre et vit un cardinal, dans toute l'élégance de son habit écarlate. Il ne vit rien d'autre et se détourna de cette vue pour se rendre à la chapelle.

Comme il pressait le pas pour ne pas être en retard, quelques gouttes de sueurs perlèrent à son front. Il franchit àtemps les portes de la chapelle et resta figé. Il n'avait jamais été en retard, ou du moins en retard sans une excuse valable, et même si en théorie

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il n'était pas en retard mais seulement juste à temps, il ne voulait pas déranger les autres et resta à l'arrière. D'où il était, la chapelle lui sembla un peu différente, mais il ne pouvait pas dire pourquoi. Il regarda autour de lui, mais ne décela rien d'anormal. Curieux changement de perspective que lui donnait ce point de vue nouveau sur l'ensemble de la salle ? Le Père B. prononça une courte prière et la communauté entonna les laudes. Pendant qu'il chantait, Jonas continua de regarder autour de lui. Il voyait tous ces moines, les yeux fermés, la tête bien droite, chantant par réflexe, par habitude, lui-même se joignant au groupe. Qu'arriverait-il s'il décidait, là, de ne pas chanter? Il se posa cette question mais n'arrêta pas de chanter même s'il en éprouvait un certain déplaisir. Rien de bien précis ni de vraiment douloureux, juste quelque chose d'inconfortable.

À huit heures, tous se dirigèrent vers le réfectoire pour le déjeuner. Les repas étaient probablement les seuls luxes que se payait la communauté. Un véritable festin les attendait àchaque repas. Non pas qu'ils mangeaient excessivement, mais ils mangeaient très bien et une nourriture variée. Il n'était pas rare, au déjeuner, de trouver un assortiment d'œufs, de crêpes, de céréales, de toasts, et bien sûr, de la compote aux pommes maison et du fromage, aussi produit sur les lieux.

Le réfectoire consistait en une grande salle avec des plafonds assez hauts. De grandes tables étaient collées les unes aux autres, comme un grand fer à cheval carré au centre duquel se trouvait une autre table. Les moines mangeaient tous sur les tables

extérieures, tandis qu'aux heures du dîner et du souper les hommes qUt habitaient

l'hôtellerie prenaient place au centre et étaient invités à panager en silence le repas des moines. À l'extrémité de la salle, deux escaliers intérieurs menaient à un balcon sur lequel il y avait une chaire et un petit lutrin d'où l'un des moines lisait, àla manière d'un chant liturgique, un passage de la Bible.

Comme il choisissait son déjeuner, des crêpes à la farine de sarrasin et des fruits, Jonas se sentit de trop. Il semblait dans le chemin des autres moines s'activant autour de lui pendant que lui restait là, devant les fromages, àobserver cette masse uniforme. Il alla s'asseoir à sa place désignée par la routine, espérant regagner les siens de cette simple façon. Une fois assis, rien ne changea, même qu'il eut légèrement mal au cœur. Il se rendit compte qu'il avait besoin d'air frais pour se revigorer. Il feignit de manger et

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attendit impatiemment la findu repas, écoutant avec agacement le passage de la Bible :

Et

quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais même mOll corps pour être hnilé, si je Il'ai

pas

la charité, cela Ile me sert à rien. La

charité est patiente, elle est pleille de bOllté .. la charitéIl'est point ellviellse ..lacharité Ile

se vallte point...fi se mit presque à souhaiter que les gens de l' hôtellerie soient là. Au moins, il y aurait un peu de diversité dans le décor, ne serait-ce que par les vêtements variés que ces invités portaient. Il entendait les moines mâcher, avaler, faire toutes sortes de bruits qu'il percevait bien malgré lui. Il voulait du silence, la paix. Il était coincé, il voulait sortir mais devait attendre.

Aussitôt qu'il le put, Jonas se rendit à sa cellule. Il entra, referma la porte derrière lui en jetant un coup d'œil rapide dans le corridor. Il ouvrit le tiroir de son bureau et prit la petite boîte qui était au fond. Elle contenait quelques vieilles cigarettes.

Au cours des premiers temps passés à l'hôtellerie, étape préliminaire au stage de novice, Jonas fumait. Mais lors de son entrée au noviciat, il dut renoncer à la cigarette. Celles qui se trouvaient au fond du tiroir étaient là comme un vieux trophée, symbole d'une victoire, qu'il conservait plus par nostalgie que par besoin. Lorsqu'il avait quitté le réfectoire, il avait pensé à elles et en avait vivement désiré une. Cela allait peut-être l'aideràremettre ses idées en place...

Jonas sortit donc une cigarette de la boite et la dissimula habilement sous la manche de sa chasuble. Il n'y avait qu'un seul problème: il n'avait pas de feu. Il pensa aussitôt aux longues allumettes dont la communauté 3e servait pour allumer les cierges. Longeant les corridors comme un voleur, il faisait attention de ne pas avoir l'air trop suspect. Une fois à la chapelle, il prit une allumette et, même s'il était seul. il tremblait de nervosité, regardant autour de lui afin de s'assurer qu'on ne l'avait pas vu. Il savait déjà oùilpouvait fumer sans être dérangé : au fond de la buanderie, une petite pone s'ouvrait sur un coin isolé de la cour. Il s'y rendit, sursautant au moindre bruit. Quelques moines parlaient non loin des machines. Il les évita. Lorsqu'il ouvrit la porte, il surprit trois pigeons qui s'envolèrent, claquant des ailes vers l'extérieur des murs de la cour. Ce brusque mouvement secoua Jonas et le paralysa un instant, cigarette pendue au bout des lèvres. Une fois les pigeons partis, il alluma sa cigarette, un œil fermé sous l'éclat du soleil. Il inhala profondément les deux premières bouffées. Le goût était étrange:

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mélange d'aigreur et de saveur de noix poêlées au poivre. Une légère ivresse l'envahit pour graduellement se dissiper et faire place à un sentiment d'apaisement. Il retrouva rapidement le rythme du fumeur qu'il avait été, savourant plus le geste que le goüt. Il espérait bien qu'après cela, il allait pouvoir retourner à sa routine. Il ne lui fallut pourtant que quelques secondes pour comprendre que cette simple cigarette n'allait rien changer. Ça n'allait pas passer. Le dérèglement qu'il était en train de vivre l'accablait plus qu'il ne l'avait pensé au début. fi avança dans la pommeraie, ce qui lui permettait d'avoir une we sur une partie du monastère. En regardant la fenêtre de sa cellule, il se rappela la jeune femme qui était là où il était maintenant, sans toutefois pouvoir se souvenir précisément de son visage qu'il n'avait pas osé regarder attentivement. Comme il aurait été bon d'être à la place du jeune homme couché dans l'herbe avec elle, se surprit-il à penser, pour la toucher des mains et non seulement du regard, pour caresser ses cheveux bruns. Le soleil roulait sur son corps étendu dans l'herbe déjà un peu écrasée, sans doute par le couple d'amants. fi leva la tête et vit à nouveau sa fenêtre inondée de soleil, de sorte qu'il ne pouvait voir ce qui était à l'intérieur. Des scènes floues de son passé surgirent dans sa conscience par fragments successifs. Il n'avait jamais été à l'aise avec les filles. Mais avait-il vraiment essayé de l'être? Ne s'était-il pas un peu sauvé d'elles en venant ici? Oui et no~ une chose était certaine. cette jeune demoiselle l'avait vraiment regardé et il avait ressenti quelque chose qu'il n'avait jamais ressenti auparavant! Il savait que quelque chose était en train d'arriver sans pouvoir le préciser. Une sorte de pressentiment. La découverte d'une part de lui-même jusque-là ignorée. Il n'avait jamais cru à ce genre de découverte (sauf pour une possible révélation de Dieu), mais c'était là: une brèche dans le quotidien. Ça ne pouvait pas être seulement anecdotique, ça persistait, comme les fourmis qui grouillaient à ses pieds. Il était excité et apeuré en même temps. Une peur sans fondement, une peur brute. Grande absence de sécurité. Indécision. Déséquilibre. Mais c'était absurde, ne devait-il pas prononcer ses vœux solennels aujourd'hui même? Il n'en était plus certain. Un doute qu'il n'avait jamais ressenti aussi fort~ abrité qu'il était dans les certitudes de la Bible, de ses supérieurs et des autres. Que devait-il faire? Fuir, rester. Il n'avait personne à qui parler. Il jeta sa cigarette et la cacha minutieusement dans la terre. Il se sentait présentement léger et cette légèreté, ces papillonnements, il ne les rêvait pas. Il les sentait! Il ferma les yeux et prit une longue respiration. Il avait

(18)

maintenant envie de marcher dans la pommeraie. Il enleva ses chaussures pour sentir la fraîcheur du sol et les brins d'herbes chatouiller la plante de ses pieds.

n

passa le reste de la matinée

à

se promener ainsi parmi les arbres en fleur.

n

marchait et rencontrait parfois d'autres moines qui nettoyaient le terrain. Il les salua et eux le regardèrent bizarrement. fi

pensait les comprendre, il se doutait de la raison pour laquelle ils le regardaient de cette façon. Cela ne le dérangeait pas. Il continua à déambuler, explorant l'étendue du terrain, observant les écureuils qui s'affairaient autour de lui, les oiseaux qui puisaient àmême le sol leur nourriture avant de s'envoler de nouveau pour aller se percher sur une branche. Puis, comme un rappel à l'ordre, il entendit les cloches sonner l'heure de la messe conventuelle. Ce fut un choc. Tous les muscles de son corps se raidirent. Le son des cloches l'irrita. Néanmoins, il s'en retourna en direction de la chapelle, les épaules un peu courbées. Il s'assit et remit ses chaussures. Il se sentit soudainement épuisé.

Comme il ne voulait plus affronter les quatre murs de sa cellule, Jonas se rendit directement à la chapelle. Il entra donc, cette fois-ci avant tout le monde, et se plaça

délibérément à l'écart. Au loin, à l'avant, il voyait le Christ. Il voyait son allure

rachitique, son bas-ventre comprimé laissant bien voir ses côtes, son visage couvert de pleurs de bois.

À

cette vue, Jonas voulut presque accourir à lui, le libérer. Puis, il ressentit une grande tristesse. Une souffrance inexplicable. Il pleura. Il tentait de retenir ses larmes, il faisait de son mieux pour que cela ne paraisse pas. Il ne voulait pas attirer l'attention. C'était même le contraire. Il voulait disparaître, ne pas être là. Au bout d'un moment, il réussit à se ressaisir et constata que tous étaient maintenant là et chantaient, sauf lui. Il s'empressa de se joindre au groupe et oublia momentanément son trouble. La messe ne lui avait jamais paru aussi longue. Un poids qu'il attribua à sa tristesse lui pesait sur les épaules. Il regarda les visages vieillis et se vit en eux. Il en avait presque de la difficultéà

se tenir debout.

C'était maintenant l'heure du dîner. Jonas n'avait pas tellement faim, mais il pensa que la nourriture lui redonnerait sans doute un peu d'énergie. Il fut content de voir qu'ily

avait de la lasagne. Il aimait énormément la lasagne. Il en prit une bonne portion et prit même un peu de salade. Une fois assis, il contempla le réfectoire et se dit que tout de même il était bien ici. Il n'avait pas de problèmes. La vie était simple et bonne malgré l'horaire fixe et les travaux quotidiens. Il pensa à ces derniers et se dit qu'il avait négligé

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ce matin de se rendre àla fromagerie tourner les meules. Il devrait le faire en après-midi. La lasagne était bonne, comme d'habitude. La salade aussi avait bon goût. Cependant, il mangea peu et lentement, savourant chaque bouchée tout en écoutant distraitement les paroles sacrées du jour. Une fois le repas terminé, il se leva avec les autres et se dirigea vers la fromagerie où il travaillerait tout l'après-midi.

Le couloir qu'il devait emprunter pour se rendre à la fromagerie était vitré et séparé en deux par une porte qui donnait sur le jardin de la cour intérieure. Jonas passait devant ce jardin depuis maintenant près de quatre ans. Il le trouvait beau mais sans plus. Il n'avait jamais vraiment été amateur de fleurs. En passant devant la porte, il remarqua un moine qui semblait avoir un peu de difficulté à transporter des sacs de terre d'une extrémité àl'autre du jardin. Il ouvrit donc la porte et se dirigea vers le moine afin de lui proposer son aide. Lorsque le vieux moine le vit arriver, il sembla surpris de le voir. Les moines s'attardaient rarement en ce lieu. L'étranger devait avoir près de soixante ans, âge qui se reflétait dans ses lourdes mains bien charnues où s'incrustaient des rides saillantes. Ces mains étaient à l'image de son gabarit qui rappelait celui d'un boxeur à son déclin, ayant reçu trop de coups. fiavait toutefois un regard calme, paisible. Jonas s'approcha.

Bonjour, mon frère. Je ne savais pas qu'il y avait quelqu'un qui s'occupait du jardin depuis que le père Barrault est mon, dit-il.

Le Père Godin m'a demandé, àmon arrivée ici, si je voulais bien m'occuper de ce jardin jusqu'à ce qu'il trouve quelqu'un d'autre, répliqua un peu nonchalamment le jardinier.

Et, depuis quand êtes-vous ici? demanda Jonas, curieux de n'avoir pas remarqué l'homme auparavant.

Je suis arrivé il

y

a deux semaines pour aider le Père Lacasse dans ses recherches.

Vous connaissez le Père Lacasse? dit Jonas, surpris et maintenant encore plus cuneux.

Oui.

Et comment le connaissez...vous ? demanda Jonas, insatisfait de la trop courte réponse précédente du jardinier.

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Nous partageons les mêmes intérêts àpropos du voyage des premiers Pères de

l'Église en Amérique et communiquons ensemble depuis près de sept ans. Ce n'est que dernièrement que nous avons pensé bon de nous réunir et de mettre notre savoir encommun~ dit le moine qui avait l'air d'un jardinier.

C'est bien... avez..vous besoin d'aide avec les sacs? proposa Jonas qui se rappela la raison première pour laquelle il était entré et qui sentait que ses questions commençaient

à

importuner le jardinier.

Vous n'avez rien d'autre à faire ? lui demanda le jardinier qui ne saisissait pas toutàfait l'intérêt du jeune moine en face de lui.

Oui, mais il me reste quelques minutes alors je pensais que je pourrais vous donner un coup de main, dit Jonas nerveusement.

Très bien, alors prenez ces deux sacs et suivez..moi, dit-il en montrant du doigt les sacs aux pieds de Jonas.

Jonas se pencha, agrippa un sac, le mit sur son épaule, puis il prit l'autre d'une poigne solide. Le jardinier, lui, en prit un qu'il porta avec ses deux bras en dessous. Il se dirigea lentement vers l'autre bout du jardin tandis que Jonas le suivait, ralentissant le pas pour suivre celui du jardinier.

Vous aimez les fleurs? demanda le jardinier temporaire voyant Jonas froncer les sourcils curieusementàla vue des lilas.

Oui ... mais je ne suis pas familier avec ce monde, rétorqua Jonas timidement~

comme si son ignorance était un défautàcorriger.

Alors, ces fleurs que vous regarde~ ce sont des lilas. Voyez comme elles

s'apparentent au raisin. On dirait que ce sont leurs sœurs cadettes mais plus sages et plus mûres. Au lieu d'un fruit, ce sont des fleurs. Une étape de moins dans la métamorphose naturelle. Tout comme certains raisins, elles sont mauves, presque violettes. Et au lieu d'en faire du vin, on en fait des parfums qui sont tout aussi susceptibles de vous enivrer, ajouta-t-il avec un petit sourire coquin.

Jonas tendit son nez vers une grappe et la huma un instant. Le jardinier, lui, s'accroupit et étendit la terre qu'il avait versée. Jonas se pencha

à

son tour, mais cette fois, c'était pour inspecter un groupe de petites fleurs en tige

à

l'ombre des lilas.

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Et celles-I~comment s'appellent-elles? demanda Jonas, intéressé d'avantage à discuter qu'à aller faire son travail.

Ce sont des nivéoles de printemps. De petits bulbes blancs, solitaires mais solidaires, penchés vers le sol comme des petites cloches qui sonnent l'heure du repas des abeilles au moindre coup de vent. Une musique tout en pollen ~ Vous aimez beaucoup les fleurs à ce que je vois, affirma Jonas.

En réalité, il y a de plus en plus de jours où je préfère les fleurs aux livres. Je ne sais pas si le Père Lacasse se doute du grand service qu'il m'a rendu en me demandant de m'occuper du jardin et du grand danger qui l' attend ~ Qui sait, peut-être vais-je délaisser mes études pour ce travaiL .. déclara-t-il en riant. Jonas se mit à rire à son tour, un rire qui baignait dans la contradiction: d'un côté, la désinvolture de cet homme lui plaisait, d'un autre, son manque de respect pour le Père Lacasse et ses devoirs en tant que chercheur le choquait. Jonas rit jusqu'aux larmes, sans pouvoir s'arrêter, sans trop savoir pourquoi, il riait et ce rire le soulageait, l'allégeait. Ce rire continuait, comme pour attester du manque de sens du moment. Puis, tranquillement, le souffie derrière le rire s'épuisa et Jonas reprit, après une profonde respiration, la parole, trouvant le silence du vieux un peu lourd, suite à ce rire fracassant (était-il réel, imaginaire ?) :

Cela fait longtemps que vous vous intéressez aux fleurs? demanda Jonas. Quand j'étais à la paroisse de Seuilly près de Chinon, j'avais déjà la responsabilité d'un assez grand jardin. Toutes sortes de gens venaient le visiter, et me visiter. Maintenant que je n'y suis plus, je ne sais trop ce qu'il arriveraà ce jardin. Ce fut un sacrifice que de le laisser, mais il y a longtemps que je voulais venir travailler avec le Père Lacasse. De toute façon, la vie décidera, La vie décide toujours, que ce soit pour le bien ou pour le mal. Cela importe peu. Et puis, ne suis-je pas présentement dans un jardin, tout nouveau, prêt à être modelé, créé. Aimez-vous les patates? demanda alors le jardinier, prenant Jonas au dépourvu.

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Alors, pouvez-vous vous reculer de quelques pieds s'il vous plaît, vous êtes en train d'écraser quelques petites pousses de plants de patates, dit joyeusement le vieil homme.

Cette remarque, si elle mit Jonas mal à l'aise un instant, ne le dérangea pas pour autant. Curieusement, il ne se sentait pas jugé par cet homme. Il était un peu intimidé, mais à la manière d'un apprenti devant son maître. Spontanément, Jonas lui demanda alors:

Que pensez-vous du mariage?

Du mariage? Et pourquoi me demandez-vous cela ? rétorqua le jardinier qui ne voyait pas le lien entre le mariage et les patates.

Vous voyez, mon frère, je dois aujourd'hui prononcer mes vœux solennels et

j'ai toujours

w

cette étape comme une sorte de mariage avec Dieu, dit Jonas

sur un ton de discussion savante.

Je comprends un peu mieux votre comportement... Vous faites-là une comparaison assez juste. Par contre, il y a une différence entre se marier avec Dieu et se marier avec un humain? Puis, même si Dieu nous est toujours présent, notre chemin est bien plus solitaire, n'est-ce pas? La communauté est une famille mais rarement un compagnon.

Effectivement, et parfois, je trouve cela un peu difficile, laissa échapper Jonas. La cour intérieure, grande ouverte sous un ciel dégagé et clair, était baignée d'une lumière ruisselante. Les lilas faisaient de l'ombre aux deux moines qui, tout en conversant, débarrassaient le jardin de ses mauvaises herbes. L'air était frais, avec un léger vent chaud qui secouait les feuilles naissantes de l'érable rouge situé en plein centre de la cour. Du coup, un merle se posa sur une branche et inspecta les alentours, tout en chantant de manière intermittente. Jonas regardait le pied de l'arbre qui lui renvoyait, de manière diflùse et abstraite,

sa

vision du matin, vision réelle s'il en fut. Y pensant, il rougit, tandis

qu'en lui-même régnait une grande confusion qui le paralysait. C'est à ce moment que

jaillirent, dans Jonas, les paroles de Saint Jean de la Croix qui s'imposèrent alors à

lui comme une réponse :

Ô flamme d'amour, vive flamme, / Qui me blesses si lendrenlelll / Au plus

profond centre de l'âme! " Tu " "es plus amère à présent, récita..t-il â lui-même, murmurant les derniers vers.

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Le vieux jardinier perçut la plainte qui s'échappa des lèvres du jeune moine avec sincérité et émotion. Rien ici d'une simple preuve d'érudition et tout d'une confession. Un sourire de compassion apparut sur le visage du jardinier.

Auriez-vous pu être un jardinier ailleurs que dans un monastère puisque cela semble tant vous passionner? demanda Jonas en écho aux événements de la journée.

fi faudrait plutôt me demander si j'aurais pu être moine ailleurs que dans un jardin, dit le jardinier.

Jonas comprit que sa question était futile et qu'il parlait à quelqu'un qui avait accepté ces contradictions. fi sentit l'étau de la nécessité s'imposer à lui, mais en même temps, une part de lui-même percevait le chant du merle qui s'envola subitement hors de la cour intérieure. Le vieux joignit alors son regard

à

celui de Jonas perdu dans le ciel et lui dit:

fi y a une parole de J>Évangile selon Thomas, que j'aime beaucoup et qui va ainsi: Jésus dit : ( Si ceux qui VOliSguident VOliSdisent: .. Voici, le Royaume

est dans le ciel", alors les oiseaux du ciel vous précéderont .. s'ils vous disent qu'il est dans la mer, alors les poissons l'Ol/Sprécéderont. Ai!aù· le Royaume

est à l'intérieur de VOliS: et il est à l'extérieur de VOliS. Lorsque vous vous connaitrez, alors011 VOliS connaîtra; et VOliS sallre: que c'est VOliS les fils du

Père vivant. Siail contraire VOliS Ile vous cOllnaisse: pas, alors VOliS êtes dans la pauvreté et c'est VOliS la pauvreté. » Ah ! ces oiseaux, des anges en pause syndicale, ajouta le jardinier en ricanant et secouant légèrement la tête tout en admirant quelques petits moineaux virevoltant au-dessus d'eux.

Jonas fut surpris que ce moine cite un évangile apocryphe, mais ces paroles empruntées résonnèrent aussitôt en lui et, en quelque sorte, le rassurèrent. Il regarda le jardinier qui semait des graines sur la terre, paisiblement, prenant parfois une pause pour admirer ses fleurs.

- Vous savez, certains disent que ce sont des paroles profanes, mais moi je pense que si les gens interprètent bien ces paroles, ainsi qu'ils le font pour les Évangiles canoniques, ils suivront le cheminement religieux et spirituel qui est le leur et ils embrasseront de la sorte le Christ dans sa plénitude, dit le jardinier s'arrêtant un instant de semer, comme saisi par une pensée fuyante.

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Jonas entendità moitié ces dernières paroles moins dites pour lui que pour le jardinier lui-même. Il fixa cet homme tranquille qui contemplait les fleurs en silence et décida de le laisser. Au moment d'ouvrir la pone qui donnait sur le corridor, Jonas se retourna pour saluer le jardinier qui ne l'avait apparemment pas vu panir, continuant son travail lentement, mais il ne le fit pas. Puis, au moment d'ouvrir la pone et de quitter la cour intérieure, la voix du jardinier l'apostropha une dernière fois :

J'oubliais de vous féliciter mon ami. Me féliciter? Mais pourquoi?

Pour votre mariage à venir. Allez, bonne route, ajouta le jardinier, avant de retourneràsa tâche.

Jonas pensa un instant retourner le voir pour l'interroger et discuter avec lui davantage, mais il vit bien qu'il était temps de panir. Jonas ferma la pane, et se mit à marcher dans le corridor qui lui était étranger et bientôt rempli de la rumeur du dehors.

Un peu plus tard, à l'heure des vêpres, tous les moines de l'abbaye se rendirent à

la chapelle. Le soleil, maintenant à son déclin, projetait sur le bâtiment une lumière délicate. Dans la cellule de Jonas, un tiroir de la commode était ouvert, vide, et sur son bureau, les Œuvres complètes de Saint Jean de la Croix étaient absentes. Près de son lit, son petit livre avait aussi disparu. Àsa place, il yavait une note cachetée, adressée

à

celui qui la trouverait.

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Denise

Lorsque Denise arriva au Café, il pleuvait. La journée s'annonçait morne et elle en était soulagée: la terrasse serait fermée. Avant d'ouvrir la porte elle ferma les yeux et s'imprégna de l'odeur de la ville trempée. On cogna à la fenêtre derrière elle. Denise se retourna: c'était le chef qui lui disait d'arrêter de flâner et de commencer àtravailler. Elle ne le regarda pas. Plutôt, elle vit le restaurant vide derrière lui : les murs pourpres, les verres accrochés au-dessus du bar, la grosse machine àcafé, l'âtre désaffecté où quelques bûches étaient empilées à des fins décoratives, le tapis usé le long des corridors. Denise entra, mit son manteau dans le vestiaire et alla vers la machine à café. Il restait à peine une tasse dans le pot. «Le chef a dû se coucher tard », se dit-elle. Après s'être servie, elle déposa sa tasse sur le bar, prit un linge humide et commença à astiquer les coupesàvin et les ustensiles avec nonchalance. Le calme ressenti juste avant d'entrer se dissipait lentement et la pluie battait son plein. Elle appréhendait de plus en plus la foule des fonctionnaires pressés qui allait franchir les portes du restaurant dans moins d'une heure. La radio ferait bientôt place au jacassement des clients, aux bruits de vaisselle, au tapage de la cuisine.

Profitant tout de même de ce moment de paix, Denise jeta un coup d'œil autour d'elle afin de voir ce qui manquait: les chaises et les tables étaient bien placées, il ne restait qu'à remplir les pichets d'eau. Tout était là, à sa place, mais il lui semblait qu'il

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manquait quelque chose. Elle ne pouvait dire quoi~ mais quelque chose manquait. Tout

était prêt et pourtant elle se sentait en retard. Depuis quelque temps maintenant, cette angoisse non justifiée lui faisait battre le cœur à tout rompre, 1~amenait au plus près

d'eUe-même~peut-être trop près~pensait-elle des fois. Mais que pouvait..elle faire?

Denise tournait en rond, ne sachant trop ni quoi faire ni comment le faire. Elle se tourna vers le miroir: ses cheveux étaient ébouriffés, sa chemise blanche était légèrement froissée. Au moins, sa minijupe noire, elle, épousait à merveille la forme de ses cuisses et elle était fière de ses jambes. Elle portait de nouveaux souliers qu'elle n'avait pas encore cassés; elle aurait sûrement mal aux pieds à la fin du service. Elle entendit la porte s'ouvrir :c~était Sophie qui venait d'arriver et qui la saluait avant de s'affairer rapidement derrière le bar. Elle était en retard, comme d'habitude.

Sophie, peux-tu mettre laIOlille que j'aime, s'il te plaît?

Avec plaisir Denise!

Sophie était toujours de bonne humeur et son sourire donnait àtous ses gestes quelque chose de galopant. Denise disait souvent que même ses orteils devaient danser dans ses

souliers. What a WOllderfu/ World de Louis Armstrong commença à jouer. Denise

fredonna les premières notes tout en s'apprêtantàécrire les spéciaux du jour. Eh !Jean-François, c'est quoi encore la soupe du jour?

Potage aux légumes à veille d'être passé date !

Denise secoua la tête. Elle était habituée aux farces de Jean-François, mais aujourd'hui, elles lui semblaient déplacées.

Et les pâtes du jour? Penneàla sauceJF !

Cette fois-ci, elle le regarda fixement, attendant qu'il lui dise le vrai nom de la sauce. Bon, bon, c'est un penne au saumon fumé parfumé au fenouil servi avec une sauceàla crème, dit-il avec un faux accent italien. Çav~ c'estàton goût? Tu vois, Jean...François, c'est pas si dur que ça et on sauve beaucoup de temps...

Denise était maintenant debout devant le petit tableau et elle écrivait les spéciaux. Elle

voyait apparaître les lettres sous le mouvement de sa main~ comme par magie, mais le

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amusés à écrire des commentaires de toutes sones à côté des spéciaux - Sophie, entre

autres, avait pris l'habitude de concocter quelques vers de son cru :Si la pluie lombe sur votre cœur Iles pâtes du jour feront votre bonheur - la patronne avait insisté pour que ce soit Denise qui les écrive. Après avoir terminé, Denise s'alluma une cigarette, la dernière avant l'arrivée des clients, et termina son café. Assise à une table, elle fixait la cigarette qui se consumait. Elle réfléchissait au nombre de fois où elle avait été

exactement dans la même position, à la même heure, avec les même gens. Ses counes

études en

an,

abandonnées par manque de temps, d'argent puis d'intérêt n'avaient rien

changé à sa situation, contrairement

à

ce qu'elle avait espéré. Mais en cette journée

pluvieuse, les choses semblaient différentes, comme s'il Y avait un espace vide, un trou dans le déroulement habituel de la journée. Elle imagina d'abord des accidents pour combler ce trou : elle regarda Sophie qui coupait des citrons et eut l'impression qu'elle allait se couper. Elle regarda Jean-François, sûr de ses moyens, maisil ne se brûla pas sur un des chaudrons qu'il maniait avec insouciance. Denise attendait que quelque chose se passe, mais rien ne se passait. Elle prit sa cigarette et se rendit compte qu'elle s'était éteinte. Elle l'écrasa dans le cendrier et se leva brusquement. C'était jeudi. «Plus qu'une

journée et je vais pouvoir me reposer», pensa-t-elle en laissant échapper un soupIr.

Quelques clients entrèrent. Elle alla les accueillir. La pause était finie. Par ici madame, monsieur.

Pardon, mais nous avions demandé cette table-là, dit la dame en pointant la table près de la fenêtre.

Elle estàvous, rétorqua Denise sur un ton d'arrogance. Denise leur donna les menus.

Voulez-vous quelque choseàboire avant de commencer?

Denise se mit à espérer qu'ils allaient prendre un de ces cocktails exotiques qui leur

rappellerait leur voyage au Mexique ou dans un autre pays étranger et qu'ils lui raconteraient quelques anecdotes amusantes. Ils avaient l'air amoureux. Lui la fixait, avec un sourire plein de tendresse, tandis qu7elle semblait être gênée par ce regard. Ce doit être

de la pudeur, pensa Denise qui était lày penaude, plus seule que jamaisà côté de la table,

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Juste de l'eau, s'il vous plaît. Oh ! et sans glace, ajouta la demoiselle qui était en train d'enlever son châle sous le regard admiratif du jeune homme.

Tout de suite.

Denise s'éloigna de la table, levant les yeux au ciel en détournant la tête: il ne l'avait pas regardée. Lentement, le restaurant se remplissait. Les divers arômes se mélangeaient aux

conversations et à la musique que Denise n'entendait plus. Elle était agacée par cette

femme au rouge àlèvres exagérément rouge et qui prenait trop de temps à choisir. Elle

regarda autour d'elle : il fallait remplir des verres d'eau et de vin à deux tables, desservir les gens assis à côté d'elle qui avaient fini de manger depuis un bon moment et remettre l'addition à ses premiers clients qui s'impatientaient visiblement. Un mouvement s'était emparé du restaurant qui semblait avoir une vie indépendante de celle de Denise. Elle n'avait pas le temps d'attendre cette dame indécise qui la retenait en répétant qu'elle était prêteà commander. Denise s'imagina en train de prendre la serviette de table des genoux de la dame, lui essuyer cet affreux rouge àlèvres, lui arracher le menu des mains et lui ordonner de prendre les pâtes.

Je vais prendre le potage de légume et le poulet dijonnais, lui dit finalement le dame.

«Les gens prennent toujours le poulet, pourtant, il ne goûte rien», pensa Denise. Elle alla inscrire la commande à l'ordinateur devant lequel elle resta figée. Les chiffres àl'écran semblaient tournoyer imperceptiblement. Elle se détourna de l'écran pour se trouver face

àface avec l'une de ses clientes. Ses lèvres bougeaient, mais aucun son ne parvenait à

Denise qui réussit tant bien que mal à déchiffrer :« ... un café s'il vous plaît, un café !» «Immédiatement », répondit Denise qui commençaità trembler. Elle réussit tant bien que mal àverser un café et s'achemina vers la table de la dame. Elle s'apprêtait à déposer le café lorsqu'un monsieur, gesticulant, accrocha la tasse qui se renversa sur la cliente. Denise, l'espace d'une seconde, vit la scène au ralenti, comme au cinéma: des gouttes de café s'échappèrent d'abord de la tasse, puis le contenu se déversa sur les genoux de la dame pendant que le monsieur reculait subitement. Denise leva graduellement la tête et aperçut la femme qui s'écriait~ brûlée par le café. Elle injuria Denise qui s'empressa de lui donner de l'eau froide et un linge pour s'essuyer, tout en s'excusantà maintes reprises. Le monsieur prit le blâme et réussit malgré tout à faire entendre raison à la dame que Denise

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avait déjà noyée dans un lac de café bouillant imaginaire tout en arrachant quelques dents

au sourire de son odieux compagnon . Maintenant à genoux en train d'essuyer sur le

plancher les quelques gouttes de café qui n'étaient pas tombées sur la dame, Denise frémissait : ses doigts tremblaient, ses jambes ne lui obéissaient plus. Dieu qu'elle avait besoin d'une cigarette! Elle laissa ses tables, ses clients, traversa le restaurant, la cuisine et sortit par la porte qui donnait sur la ruelle. li pleuvait, elle fit demi-tour et regagna le restaurant.

Allez Denise! Ça fait longtemps que ces

penne

t'attendent ! dit rapidement

Jean-François.

Elle prit l'assiette qu'elle serra de toutes ses forces. Prestement, elle alla la servir. Autour d'elle, les sons s'entremêlaient, discordants. Denise n'arrivait pas à démêler la musique des discussions éparses et des autres bruits de toutes sortes. Elle se souvint alors de la commande qu'elle n'avait jamais inscrite dans l'ordinateur. Elle s'apprêtait à le faire lorsqu'un client l'interpella :

Est-ce qu'on peut avoir du parmesan, s'il te plaît?

«JE N'AI PAS LE TEMPS! », se dit Denise.

Certainement.

Denise alla au bar et se cogna à Sophie qu'elle n'avait pas we. Denise ne bougea plus,

elle n'avait plus de forces tout à coup, elle était vide. Sophie tenta d'aider Denise à reprendre ses esprits, àse détendre ... Rien ne servait de paniquer, mais Denise ne savait plus où donner de la tête. Tout lui échappait. Sophie la fixa: elle avait le visage livide, des cernes se dessinaient autour de ses yeux qui laissaient paraître un désarroi profond. Puisque Sophie n'était plus très occupée, elle proposaà Denise d'aller se reposer. Denise détacha lentement son tablier, le déposa sur le bar, remercia Sophie d'un murmure à peine audible. Au vestiaire, juste avant de sortir, elle regarda le restaurant une dernière fois : les clients mangeaient, discutaient, comme si rien ne s'était passé. Sophie rigolait avec certains d'entre eux qu'elle venait desservir. Jean-François paraissait toujours aussi occupé, n'arrêtant pas de bouger une seconde. Dehors, il pleuvait encore, et c'est sous cette pluie qui l'avait ravie ce matin qu'elle marcha jusque chez elle. Ses cheveux étaient trempées, ses pieds transis.

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Denise habitait à quelques rues du restaurant dans un appartement situé au-dessus d'une pâtisserie. Souvent, elle s'y arrêtait et s'achetait un sandwich et une soupe. Mais aujourd'hui elle n'avait pas faim. Passant par l'arrière, elle gravit les quelques marches qui menaient au petit balcon où elle vit avec surprise qu'un chaton l'attendait. Il avait un pelage beige et blanc, ébouriffé. Il la regardait. Denise se méfiait, avançant tranquillement vers la porte.

n

avait l'air doucereux, mais pouvait quand même être dangereux, pensa-t-elle. Elle s'approcha de la pane tandis que le chaton s'éloignait vers l'escalier. Denise dut s'y prendre àquelques reprises pour débarrer la pane. Elle grelottait. Elle remarqua ses mains plus ridées que d'habitude, probablement gercées par la pluie fraîche. Denise avait trente et un ans, elle en paraissait quarante. Elle se dit que la restauration n'était peut-être plus son métier. Mais que ferait-elle? Elle se sentait désemparée. Une fois à l'intérieur de l'appartement, elle jeta un coup d'œil à ses plantes dans le coin du salon. Il yen avait une quinzaine qui occupaient tout le mur du fond et bloquaient presque l'accès à la fenêtre, sauf pour un minuscule espace près de la fenêtre qui donnait sur balcon. L'air du salon sentait l'humidité d'un boisé après la pluie, odeur qu'une brise venant de la fenêtre ouverte faisait circuler dans tout l'appartement. Denise sursauta, quelque chose venait de lui toucher l'intérieur des mollets. C'était le chaton qui était rentré à son insu. Denise, apeurée, l'agrippa et le mit dehors. Elle referma vivement la porte et se dirigea vers la salle de bains où elle se fit couler un bain. Sa nuque était barrée, son cou tendu et ses épaules alourdies par cette journée qui avait débuté il y a quelques mois ... Elle attendit,

hypnotisée par l'écoulement de l'eau, que la baignoire soit remplie. EUe s'immergea.

Pendant un instant, elle se sentit descendre, descendre sous l'eau, sous la baignoire, sous terre. Étouffée par cette impression de glissade dans le noir, elle sortit aussitôt du bain. Elle enfila des vêtements propres: une chemise lourde àcarreaux, une paire de jeans et de gros bas de laine. Elle alluma la télévision et s'assit. Elle zappa un peu, il n'y avait rien qui l'intéressait. Elle éteignit la télé, alla dans la cuisine, ouvrit la porte du réfrigérateur qu'elle referma aussitôt. Elle revint au salon et s'assit un instant, feuilletant quelques rewes lorsqu'elle fut de nouveau interpellée par le chaton. Il miaulait allègrement à l'extérieur. Elle regarda par la vitre de la porte et l'aperçut, assis, attendant qu'on lui ouvre. Mais pourquoi diable ce chaton ne s'en va-t-il pas ailleurs! Denise pensa alors que si elle lui donnait un peu de lait, il la laisserait tranquille. Elle alla à la cuisine, versa du

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lait dans un bol et revint à la pone qu'elle ouvrit juste assez pour nlettre le bol à l'extérieur sans toutefois laisser entrer le chaton. Elle referma la porte aussitôt. Le chaton but le lait. Denise, pour un moment, se sentit mieux et alla àla cuisine pour se verser un verre de vin blanc, mais il n'yen avait plus. Elle opta donc pour un peu de musique... Elle mit le

Reqlliem

de Mozart, un cadeau d'un ancien professeur qu'elle avait fréquenté. Dès 1'« Introitus», elle s'imagina dans une salle d'opéra italienne, seule dans les balcons, écoutant cette musique qui la transportait. Elle était vêtue d'une de ces grandes robes du

xvnr

siècle, rouge et or. Encore mieux, elle était sur la scène et chantait avec la chorale dans laquelle elle se fondait en un chant funèbre. Denise dansait lentement dans son appartement. Les lumières étaient toutes éteintes et elle avait les yeux fermés. Au moment où elle ouvrit les yeux, elle aperçut le petit chat qui était couché sur le seuil extérieur de la fenêtre. Elle l'observa, le toucha à distance du regard. La pluie avait cessé, le ciel se dégageait. On voyait la lune apparaître lentement, masquée par une mi nee couche de nuages qui se dispersait. Denise était devant la fenêtre, accroupie : elle observait le chaton qui dormait, et le rythme lent et constant de sa respiration la plongeait dans une contemplation profonde. L'« Agnus Dei» du

Requiem

débuta, mais Denise l'entendait à peine. Tout son être était concentré sur le petit chat et sa respiration. Dans la rue, une voiture fit crisser ses pneus, ce qui réveilla subitement le chaton et surprit du même coup Denise. Dans son sursaut, elle heurta du coude une de ses plantes qui tomba par terre. Satané voiture, satané chat! Elle alla aussitôt chercher l'aspirateur pour nettoyer le dégât. En passant devant le système de son, elle baissa le volume, et appuya sur l'interrupteur pour allumer les lumières. Il fallait d'abord replacer la plante. Elle tenta de remettre un peu de terre dans le pot qui, par miracle, ne s'était pas cassé. La musique avait cessé, un silence pesant envahissait l'appartement. Denise entendait le bruit de ses doigts qui raclaient le tapis. Elle s'empressa de faire fonctionner l'aspirateur. Après s'être occupé de nettoyer la terre sous l'étagère où étaient disposées les plantes selon leur besoin d'exposition au soleil, elle décida d'en profiter pour passer l'aspirateur sous la vieille causeuse grise (un sofa-lit qu'elle ouvrait le soir venu et qui lui servait de lit puisqu'elle n'avait pas de chambre), en assez bon état malgré les années. C'était le premier meuble qu'elle s'était acheté. Denise avait pris le rythme et s'attaqua au reste du salon. En passant sous la tableàcafé, elle jeta un coup d'œil aux magazines et aux livres éparpillés

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sur celle-ci. Il y avait LesFOllsde Bassol1s d'Anne Hébert et Visionsd'Alina de Marie-Claire Blais qu'eUe avait commencé à lireil y a deux mois. Finalement, elle passa autour du meuble noir, appuyé contre le mur adjacent au corridor, dans lequel étaient entassés un petit système de son, le téléviseur et le magnétoscope sur lequel il y avait ses cigarettes et un cendrier plein de mégots. Après avoir passé l'aspirateur partout dans le salon, elle épousseta un peu les étagères, les appareils et vida le cendrier. La pièce avait une odeur de fraîcheur renouvelée. Satisfaite, Denise s'assit sur la causeuse, prit une grande respiration et expira lentement Ce petit ménage lui avait fait du bien, l'avait quelque peu soulagée. Cette journée, qui avait bien commencé, pourrait peut-être bien se terminer. Elle décida de mettre d'autre musique, plus douce et neutre. Elle éteignit les lumières du plafonnier et mit un disque qu'elle avait jadis aimé mais qu'elle n'avait pas écouté depuis longtemps :SOlll1ds of Natllre. Tranquillement, le salon fut baigné de bruissements sourds d'insectes, de chants discrets d'oiseaux et de quelques clapotis intermittents parmi les nombreuses plantes qui enveloppaient son regard. Une lueur venue de l'extérieur illuminait une partie de la table à café. Denise s'allongea, tenta de se mettre à son aise. Quelques minutes passèrent lorsque lui vint à

r

oreille un bruit persistant, une intonation répétitive: c'était encore le petit chat. Maintenant, elle n'entendait que lui ! Elle sentit les battements de son cœur accélérer. Un frisson la parcourut le long des jambes jusqu'à la pointe des pieds. Elle se leva, mais ne savait pas trop quoi faire. Devait-elle se résigner à

le laisser rentrer? Devait-elle essayer de le chasser pour de bon? Elle ouvrit la garde-robe et prit un balai. Elle allait le chasser, mais dès qu'elle ouvrit la porte. il se glissa à

l'intérieur de l'appartement. Elle se retourna, se pencha pour l'attraper, mais il s'esquiva et gagna furtivement le salon. Elle le suivit et le vit aller ici et là, parcourant la pièce. Denise restait sans bouger, surprise par la tournure des événements. Elle observait. Le petit chat scrutait les lieux. Sa démarche était un mélange de nervosité, de fébrilité et de lenteur. Il semblait bouger par saccades successives, comme un film vu au ralenti ou les gouttes du café renversé sur la dame. Il se glissa enfin sous la causeuse et n'en sortit plus. Denise garda une distance, s'agenouilla et essaya de le voir. Elle vit alors deux yeux brillants qui la fixaient dans la pénombre. Son cœur battait fort, ses bras tremblaient. Elle dégagea une mèche de cheveux de son visage. La musique semblait venir du dehors comme une rumeur extérieure, naturelle. «Qu'est-ce que tu veux?» se surprit-elle àlui

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demander. «As-tu un nom? Un maître? » Elle constata alors un collier rouge avec une petite médaille au cou du chaton, mais il lui était impossible de lire quoi que ce soit. Il ne bougeait pas et continuait de la fixer. Tout doucement~elle s'approcha juste àla hauteur de la table. Elle se sentait les mains moites, elle prendrait bien une cigarette maintenant. Elle s'étira le bras, palpa le dessus du magnétoscope, prit ses cigarettes et le cendrier, sans jamais quitter le chaton des yeux, puis s'alluma une cigarette.

Un calme moelleux envahissait la pièce. Couchée à plat ventre, Denise fumait et regardait le chaton tout en balançant ses jambes derrière elle. Il avait maintenant les yeux fermés. Elle l'entendait ronronner. « Pas croyable, tu n'es pas gêné toi », dit·elle, comme si elle parlait à un bébé. Elle percevait et sentait ces petites vibrations sonores qui roulaient jusqu'à elle et la berçaient à distance. Denise se doutait qu'il dormait, mais elle n'osait pas s'en approcher pour autant. Elle ne voulait pas le brusquer. Elle éteignit sa cigarette et se coucha sur le sol : son lit était occupé. Tout son corps s'assoupissait peu à

peu. Elle se moula dans le ronronnement du chaton, puis, ne pensant plus à rien et réchauffée par cette infime présence, elle s'endormit.

Vers trois heures du matin, elle se réveilla légèrement, constata que le chaton était encore sous son lit. Elle se tortilla un peu et se rendormit aussitôt.

Le lendemain matin, le ciel était dégagé et clair. Les rues scintillaient sous les rayons du soleil qui allaient bientôt éponger la rosée du matin. À l'intérieur de l'appartement, le chaton se frottait contre la porte tout en miaulant allègrement. Ces plaintes continues finirent par réveiller Denise qui était encore couchée sur le tapis. Elle se réveilla lentement, le visage marqué par l'empreinte du tapis. Elle se tourna alors en direction du bruit et aperçut le petit chat. Il voulait sortir. Denise hésita un moment, puis se leva et alla ouvrir la porte sous le regard insistant du chaton. Il se faufila à l'extérieur et se mit en route vers le parc juste en face. Denise le regarda partir. Elle allait fermer la porte, mais décida de la laisser entrouvene. Elle sourit, puis se dirigea vers la cuisine pour se faire un café. Pendant qu'elle attendait que son café soit prêt, elle versa un bol de lait qu'elle déposa sur le seuil de la porte.

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Maryse

Maryse roulait sur une route de gravelle, véritable champ de mines, lorsqu'elle entendit un po-po-pom po-pa-pom provenant du côté droit de sa voiture qui cahotait. «Maudit ! une crevaison», pensa-t-elle. Elle ralentit, s'arrêta sur le bord de la route et sortit de la voiture: le pneu avant droit étaità plat. Elle jeta un coup d' œil aux alentours. À sa droite, il y avait des rangées de blé symétriques et, au loin, un silo, une maison et une grange, la trinité agricole. À sa gauche, un sous-bois de conifères clairsemés. Elle se lai5sa glisser contre la portière et s'assit. C'était tout ce dont elle avait besoin, une foutue crevaison!

Le regard vide, elle fixa le blé qui scintillait sous le soleil. Maryse pensa qu'elle s'étendrait bien sous cette chaleur poudrée. Une sieste lourde pendant qu'on changerait son pneu. Mais non, elle était seule, isolée; ironiquement, c'était exactement ce qu'elle avait voulu en quittant la ville. Retourner à la campagne, des journées de printemps passées à ne rien faire, sans être confinée à une touffe d'herbe dans un parc. Mais voilà que cette crevaison la renvoyait brièvement àsa détresse de la semaine dernière, en ville, lorsqu'elle avait été prise sur ['autoroute à ['heure de pointe, la voiture en panne. Des klaxons marquait le rythme de son attente. Maintenant, c'était une crevaison, sur une route de campagne. Maryse prit une grande respiration et donna une claque sur la roue. Elle se leva et marcha vers la pancarte qutelle venait de croiser et qui lui indiquait

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combien de kilomètres il lui restait à faire avant d'arriver chez elle: Sainte-Marthe, 39 km. «Allons-y!», se dit-elle en se levant d'un bond. En ouvrant le coffre pour y dénicher la roue de secours, elle fut frappée par la vue de ses bagages. Un rappel de l'impossible retour. Sa vie dans un coffre d'auto immobilisée sur une route poussiéreuse.

La sieste était loin, et la fatigue pesait comme si elle avait des sacs de sable pendus aux bouts des doigts et qui lui courbaient les épaules. Elle s'empressa de décharger les valises etde sortir la roue et l'outillage nécessaireàla tâche. Pourquoi les roues de secours sont-elles toujours aussi petites? Est-ce que ça va vraiment tenir le coup? Elle regarda au loin, toujours rie~ pas de voitures, pas même de tracteurs. «Ce n'est pas le temps des récoltes et, au moins, il ne pleut pas! », songea-t-elle. Le premier boulon céda sans trop d'effort. Le second, en revanche, semblait soudé. Elle dévissa alors le troisième, puis le quatrième, sans trop de problème. Restait le deuxième, têtu, décourageant. Son frère la trouverait bien drôle s'il la voyait forçant de tout son corps, laissant échapper des petits cris plaintifs et, malgré tout, incapable de dévisser un simple boulon. Ce serait une occasion de plus de se moquer d'elle. Elle le toiserait du regard pendant qu'il déplorerait son absence d'humour et ses forces de fillette.

Maryse chassa cette image et se concentra de nouveau sur le boulon lorsqu'elle crut entendre quelqu'un chanter. '" sur mes souliersy a de l'eau des rochers, d'la boue deschamps et des pleurs de femmes .'J'peux dire'I"'ils0111respectélecuré... Elle se leva

et vit un jeune homme qui marchait en sens inverse. Il l'aperçut aussitôt. regarda d'un côté de la route, puis de l'autre, et traversa. Maryse fut intriguée par ce réflexe d'enfance dénué de sens puisque aucune voiture n'était passée depuis un bon moment. Peut·être s'assurait-il d'être seul pour la voler, imagina-t-elle pendant une fraction de seconde. Il avait de drôles de pantalons bruns et une chemise beige, les manches roulées et de très courts cheveux noirs. Il portait un sac gris à l'épaule. Que contenait-il? Des briques, du mais, des vêtements, des encyclopédies... À bien y regarder, l'homme paraissait assez inoffensif Il avait un air de gamin en excursion au bout du monde, àdeux pas de chez lui. Il s'immobilisa de l'autre côté de la voiture et la salua d'une manière étrangement cordiale, baissant le torse puis la tête.

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