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Peindre le rêve

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HAL Id: hal-03200554

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03200554 Submitted on 16 Apr 2021

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Peindre le rêve

Yves Hersant

To cite this version:

Yves Hersant. Peindre le rêve. Yves Hersant. La Renaissance et le rêve. Bosch, Véronèse, Greco.., RMN-Grand Palais, pp.13-19, 2013, 978-2-7118-6093-7. �hal-03200554�

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[Publié dans le catalogue de l’exposition La Renaissance et le rêve (Paris, Musée du Luxembourg, octobre 2013-janvier 2014), Paris, RMN-Grand Palais, 2013, p. 13-19.

Yves Hersant

Peindre le rêve

Tout le monde rêve, partout et en tout temps : songer est la chose du monde la mieux partagée. Mais l’expérience onirique, à la fois universelle et singulière, n’est pas directement communicable. Au réveil, les images de la nuit — à supposer qu’il s’agisse bien d’images — ne nous sont accessibles que médiatement : par le biais soit de récits qui les ordonnent, soit de discours rationnels qui les expliquent, soit d’« images d’images » qui les présentent et re-présentent. Ainsi le rêve donne-t-il lieu à quantité de mythes, de discours, de spectacles et de rites qui, d’une culture à l’autre, se combinent différemment.

En Europe, peu ou point de chamans ; peu ou point de prophètes possédés ; mais une grande variété d’approches du rêve, par la littérature, la théorie et les arts. Trois voies que la Renaissance, en rupture autant qu’en continuité avec le Moyen Âge, a explorées avec une curiosité sans précédent. Ainsi fleurit, entre le XIVe siècle et le début du XVIIe, ce que l’on pourrait appeler l’ancien régime du rêve : celui-là même qu’ont aboli, ou largement effacé de nos mémoires, les révolutions successives et antagonistes de la psychanalyse et des neurosciences. De cet ancien régime, les arts visuels témoignent avec une vigueur particulière ; mais avant d’évoquer certaines œuvres de référence, il importe de les replacer

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dans un cadre plus général. Non pour assujettir l’iconique au verbal, le pictural au discursif, mais au contraire pour souligner ce qu’a eu de spécifique la démarche des peintres et des graveurs.

Quelques repères

Au Moyen Âge, le rêve était moins considéré comme fruit de la psyché individuelle du rêveur que comme sa mise en relation, heureuse ou non, avec les puissances de l’au-delà1 . Pareille conception persiste après le XVe siècle ; mais concurremment avec une autre qui, stimulée par le réexamen des textes anciens, réserve à l’expérience subjective de l’endormi une place sans cesse plus large. Issue elle-même d’un rêve de vie nouvelle, de renovatio, la Renaissance en vient à doter l’onirique d’une importance sans précédent : dans la vie politique et sociale, avec le renouveau des pratiques divinatoires (observable dans toutes les couches de la société) et la multiplication des onirocrites de Cour, tel Jehan Thibault, qui servit Louis XII de France et Charles-Quint2 ; dans la littérature, tant en prose qu’en poésie (Francesco Colonna et Rabelais, l’Arioste et le Tasse, la Pléiade et d’Aubigné…) ; dans les débats médicaux et théologiques, notamment lors de la terrible chasse aux sorcières qui du XVe au XVIIe siècle a sévi en Europe. Alors surgissent des questions nouvelles, aujourd’hui déconcertantes — les sataniques rencontrent-elles réellement Satan, ou le sabbat n’est-il qu’un rêve ?—, tandis que se font pressantes des interrogations plus anciennes : en dormant et en rêvant, l’homme s’expose-t-il au pouvoir de

1 Pour une mise au point précise et nuancée, voir Jean-Claude Schmitt, « Récits et images de

rêves au Moyen Âge », Ethnologie française, nouvelle série, t. 33, n°4 (octobre-décembre 2003), p. 553-563.

2 Voir R. Cooper, « Deux médecins royaux onirocrites: Jehan Thibault et Auger Ferrier »,

ainsi que F. Berriot, « Clés des songes françaises à la Renaissance », dans Le Songe à la

Renaissance, études réunies et publiées par F. Charpentier, Université de Saint-Etienne, 1990.

Richard Cooper montre exemplairement le passage de la tradition des recueils médiévaux à l'oniromancie humaniste; à la fin du même volume, il offre une précieuse bibliographie d’ouvrages sur le songe jusqu’en 1600.

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démons étrangers ? Ou bien, s’évadant des contraintes de son propre corps, peut-il entrer en contact avec le divin ? Quel crédit accorder à l’oniromancie, liée ou non à l’astrologie ? Est-il possible d'établir un lexique du rêve, comme dans les « clés des songes »? Autant de problèmes récurrents en un temps qui, commentant et détournant les auteurs anciens et médiévaux, a puissamment revalorisé la faculté imaginative et affirmé les pouvoirs de l’image.

Quelques noms s’imposent ici. De Platon, Marsile Ficin fait dériver (dans sa Théologie platonicienne, 1482) une complexe théorie de l’extase, qui sous sa forme vulgarisée devait impressionner fortement les poètes et les artistes. Beaucoup retiendront que pendant le sommeil et le rêve, l’âme en « vacance » se détache plus ou moins complètement de la matière pour s’élever vers un principe supérieur et divin, recevant ainsi l’inspiration poétique3. D’Aristote au contraire, d’autres gardent l’idée que le sommeil des hommes, comme celui des chats ou des mollusques, n’a d’autre fin que la conservation de l’organisme; tandis que le rêve, résidu de sensations dont l’imagination s’est emparée, est d’autant plus complexe qu’il entretient un rapport profond avec la métaphore et la mélancolie4. Remarquable aussi, mais due à d’autres raisons, est la fortune renaissante d’Artémidore (IIe siècle de notre ère) : son Interprétation des songes, qui classait et déchiffrait symboliquement les rêves à des fins de divination — expliquant, par exemple, que la vision de vêtements rouges fait présager la fortune ou des honneurs —, est publiée par Aldo Manuzio à Venise en 1518, traduite en de nombreuses langues et, en association parfois avec le Somniale

Danielis qui passe pour son équivalent médiéval, largement adaptée aux besoins

3 Sur Ficin et les rêves, voir en particulier Accademia, Revue de la société Marsile Ficin, 1,

1999 et les travaux de Stéphane Toussaint.

4 Voir à ce sujet Aristote, La Vérité des songes, traduction et commentaire de J. Pigeaud, Paris, Payot

& Rivages, 1995. - « Les mélancoliques ont des rêves véridiques », note le Stagirite dans l’Éthique à

Eudème (1248a 39 b-3), car « le principe semble exercer un plus grand pouvoir quand la raison s’est

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nouveaux, tant savants que populaires. De cette liste d’auteurs majeurs, on ne saurait omettre Macrobe (IVe-Ve siècle), puisque son Commentaire au Songe de

Scipion établit une typologie qui fit longtemps autorité : le somnium est un

présage énigmatique, la visio une image claire du futur, l’oraculum un message divin, l’insomnium un cauchemar, le visum une apparition de la rêverie…

Grossièrement présenté et sans nuances historiques, tel est l’« outillage conceptuel » dont pouvait disposer un artiste de la Renaissance. Fût-il uomo

senza lettere, il appartenait à une culture que le phénomène onirique intriguait

au plus haut point5. Et qui même l’obsédait, non seulement parce que le rêve était censé faire signe vers l’avenir, plutôt que vers le passé (comme nous le croyons aujourd’hui), mais surtout parce que son origine était dangereusement incertaine : pour parler comme les païens Homère et Virgile, provenait-il de la porte de corne ou de la porte d’ivoire, ce qui selon le cas le rendait véridique ou mensonger ? Ou bien, en termes chrétiens, provenait-il de Dieu, du Démon ou de l’âme6 ? Le songe peut accueillir la monstruosité et le mal aussi bien que la vérité : voilà qui concerne aussi les artistes, quand ils affrontent l’impossible tâche de représenter ce que rêve un rêveur. Tâche apparemment moins rude lorsqu’ils illustrent un scénario préétabli ; plus risquée, lorsqu’ils font place à l’expérience subjective ; mais c’est toujours à leur manière, artistique et non théologique, philosophique ou médicale, que dans l’un et l’autre cas ils ont pensé et représenté la vie onirique.

Quelques problèmes

Qu’une affinité unisse l’image à la vision et au rêve, on l’admet communément : celui-ci et celles-là relèveraient du même ordre visuel. S’il en

5 En langue française, l’ouvrage le plus complet sur la question est celui de S. Bokdam, Métamorphoses de Morphée. Théories du rêve et songes poétiques à la Renaissance, en France, Paris, Honoré Champion, 2012.

6 Cette question, qui n’a cessé de préoccuper l’Église, remonte à Tertullien, De Anima, chap.

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était ainsi, peindre un songe ne devrait pas susciter plus de difficultés théoriques et pratiques que peindre une scène d’histoire ou un portrait. Or le contraire est vrai : car peindre le rêve, c’est-à-dire non l’apparence mais l’apparition, c’est vouloir objectiver l’inobjectivable. Que reste-t-il du rêve dans la représentation qu’on en donne ?

Là se situe, d’évidence, la première difficulté : quelle que soit son origine, le songe échappe à la saisie. Abandonné à la pesanteur immobile du sommeil, conduit hors temps et dans un domaine autre, le rêveur « voit » s’ouvrir une autre scène ; arraché à un monde familier et bien ordonné, régi par le Moi , il est entraîné par une puissance démonique (voire démoniaque) dans un monde nouveau, dans un ailleurs insituable où il se dédouble, où l’ordre naturel des choses est rompu, où abondent métamorphoses et meraviglie. Son âme, comme on disait alors, se déprend de l’agitation du corps, mais se rend plus sensible aux mouvements du monde lointain ; une autre existence s’éveille, à mesure que la conscience s’endort. Cet ailleurs et cette altérité, comment les représenter par les moyens ici disponibles ? Dürer a déconseillé l’entreprise, la déclarant même hors de portée : « Que chacun se garde de faire des choses impossibles que la nature ne peut souffrir. Ce serait comme s’il voulait peindre un rêve dans lequel on peut mêler les unes aux autres toutes sortes de créatures7. »

Pourtant, c’est au même Dürer que nous devons, sous forme d’une aquarelle datée du 8 juin 1525 (fig. xx), la première figuration d’un songe vécu. Et sans aller jusqu’à l’« autobiographique », bien d’autres peintres et graveurs ont tenté l’impossible entreprise, ainsi que le montre la présente exposition. Comme si l’impossibilité même avait suscité, chez les artistes les plus soucieux de pousser leur art à ses limites, le désir de relever un défi ; de montrer leur habileté à représenter un irreprésentable, plus spectaculaire encore que les

7 A. Dürer, Traité des proportions (cité par J. Wirth, « Le rêve de Dürer », in Symboles de la Renaissance, vol. 1, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1976, p. 111. C’est moi

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tempêtes ; et de conférer ainsi à leurs œuvres une puissante enargeia, en frappant l’imagination et les yeux par une représentation particulièrement vive8.

Deuxième difficulté, inhérente cette fois à la pensée picturale de l’époque : dans le cas où le rêveur est peint en même temps que son rêve, il faut représenter ensemble ce qui est vu avec les yeux de l’âme et ce qui se montre aux yeux du corps ; comment faire en sorte que le songe — ou la vision, différente sans doute mais qui soulève ici le même problème — se mêle aux réalités visibles, dans ce qui n’est pas un espace homogène9 ? Le grand Leon Battista Alberti, selon qui « la peinture s’applique à représenter les choses vues » (« la pittura studia ripresentare cose vedute »), n’a pas prévu pareil cas ; l’artiste doit tirer ses enseignements « de la nature », distribuer logiquement les choses sur une surface plane, vue en perspective, et se cantonner à la représentation du visible. Tenter de peindre malgré tout l’onirique, comme l’avaient déjà fait des artistes médiévaux mais dans un contexte différent, c’est donc, à bien des égards, transgresser les frontières de l’art ; ou pour le dire positivement, c’est en élargir considérablement le domaine et en affirmer les nouveaux pouvoirs.

À condition — difficulté supplémentaire — que si les figures issues de la

phantasia apparaissent sous un aspect naturel, faisant croire à leur présence

effective, elles ne cessent pourtant pas de se désigner comme des images oniriques. Remarquable paradoxe : l’imaginaire, voire le surnaturel, doit s’enlacer au réel tout en se montrant imaginaire…

De telles exigences n’ont pas manqué de faire vaciller le système de représentation. Et selon le sujet, les périodes et les régions, suivant aussi leur

8 L’enargeia grecque, traduite par evidentia chez Quintilien, désigne une intensité qui donne

vie aux images des peintres comme à celles de orateurs et des poètes. Cette notion était chère aux hommes de la Renaissance.

9 En philosophie, le Moyen Âge et la Renaissance ignorent ce que nous appelons l’espace ; la

pensée est dominée par la notion de lieu, issue d’Aristote et définie comme le contenant des choses. Le lieu est discontinu, il ne préexiste pas aux réalités qu’il contient.

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ingenium particulier, les artistes ont apporté des réponses fort différentes :

l’écart est grand entre un Songe du Quattrocento et un Songe du siècle suivant, de même qu’entre une œuvre du Nord et une œuvre méridionale. Un point, du moins, demeure commun aux artistes concernés : en tentant de peindre des rêves, du fait même qu’ils le tentent, ils défient la théorie de l’imitatio. Qu’il soit permis de le dire en grec : en mêlant la phantasia à la mimésis, et plus encore en donnant la primauté à celle-là — surtout quand ils peignent des cauchemars ou des Tentations de saint Antoine —, c’est une doctrine dominante qu’ils soumettent à rude épreuve et contraignent à repenser. Philostrate avait déjà noté dans sa Vie d’Apollonios, en des temps lointains, que la phantasia est plus habile que la reproduction : « car la reproduction réalisera ce qu’elle a vu, la phantasia même ce qu’elle n’a pas vu ». À cet égard, mais avec précaution, certains songes peints peuvent être rapprochés des grotesques qui ont enchanté le XVIe siècle : elles aussi, ces capricieuses figurations ont perturbé l’ordre humaniste10. Daniele

Barbaro, avec finesse, les appelait « rêves de peinture » (sogni della pittura).

Quelques schémas figuratifs

À la notable exception de l’aquarelle citée plus haut, les artistes de la Renaissance ne peignent pas leurs propres rêves. Ils peignent ceux des autres, ou ceux qu’ils pourraient avoir ; soit des récits de rêve, tirés de la mythologie et de l’histoire sainte, soit des visions reconstruites qui se font parfois cauchemardesques. Dans les deux cas, et surtout dans le premier, c’est le déjà

dit qui règle la composition ; une narration préexiste, un scénario, que l’artiste

traduit et nous fait voir — mais en sachant mieux que personne qu’aucune réciprocité n’unit le visible et le dicible, que ce qui apparaît en image ne se

10Sur les grotesques, voir le beau livre de Ph Morel qui porte ce titre, Paris, Flammarion,

1997. La citation de Daniele Barbaro est tirée de sa traduction italienne de Vitruve : Dieci

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réduit pas à ce qu’on dit. Même si elles peuvent être articulées, deux sémiotiques différentes régissent le visible et l’énoncé. D’où la nécessité, pour le peintre ou le graveur, de trouver des moyens spécifiques de rendre les concepts et les relations que la langue exprime en mots ; lors même que les figures peintes ou gravées semblent se rapporter à un texte narratif, lors même que les images peuvent se laisser expliquer par un discours, elles ne peuvent être les calques d’une parole préalable. En d’autres termes, pour organiser sur une surface à deux dimensions les éléments figuratifs d’un rêve peint, il faut une syntaxe particulière. De cette syntaxe, dont il va de soi que l’usage a varié selon l’histoire, les régions et les talents, on peut repérer quelques fonctionnements privilégiés.

Comment mettre en rapport les deux mondes du réel et du rêve, avec leurs

temporalités différentes et leurs statuts bien distincts11 ? Une première solution, ancienne, consiste à les peindre côte à côte : syntaxe minimale, simple juxtaposition, que Giotto avait pratiquée à Assise. Deux de ses fresques consacrées à saint François, Le Songe d’Innocent III et Le Songe du palais (fig xx et xx, photos jointes), montrent sur le même plan, dans des images symboliques et dénuées de « réalisme », le songeur et le songe ; entre les deux, pas d’autre transition qu’un rideau, signifiant le dévoilement, et le geste déictique d’un saint auréolé. Un siècle et demi plus tard, vers 1455, Benozzo Gozzoli transforme profondément ce schéma « médiéval » : c’est dans un lieu géométrique et perspectif, creusé en profondeur, que rêve son Innocent III (fig xx, photo jointe). Dans l’Italie de la Renaissance, la juxtaposition persistera longtemps chez les peintres, mais avec des oppositions structurantes : non

11Le monde du rêve est à ce point différent qu’en son sein les figures saintes semblent parfois

prendre un statut d’icônes ; comme si ces images oniriques s’assimilaient à des images de culte. À Byzance, le grand iconophile Théodore Studite comparait les icônes aux phantasmata de l’imagination.

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seulement entre le proche et le lointain ou la droite et la gauche, mais aussi entre le haut et le bas, entre le clair et l’obscur.

Autre schéma figuratif, autre dispositif d’intégration: la mise en scène d’ intercesseurs. La syntaxe se fait plus souple : pour montrer que le rêveur rêve, qu’il se trouve entre deux mondes, un médiateur vient signifier cet entre-deux. Exemple canonique: l’admirable Songe de Constantin, peint par Piero della Francesca dans une église d’Arezzo (fig. xx, catalogue). Vers la fin de la nuit sans doute, à l’heure où surgissent les songes «vrais », l’Empereur sommeille dans un lieu aussi étrange qu’intime; deux sentinelles le protègent, ainsi qu’un dormeur éveillé12, le rendant seul destinataire du songe que lui apporte un ange. Dans cette rigoureuse composition, qui souligne les verticales, le divin messager s’abat sur Constantin comme un oiseau. Grâce à l’ange, l’interaction est assurée entre le songe et le rêveur (comme elle l’est, par le biais du dormeur éveillé, entre l’œuvre et le spectateur). Ici l’artiste parvient à emboîter les deux mondes, tout en marquant leur différence et en conservant la hiérarchie entre le Ciel et l’ici-bas.

À la juxtaposition des lieux ou à la médiation angélique, nombre d’artistes ont préféré d’autres ingénieux dispositifs : telles l’inscription du rêve dans une mandorle, sa représentation dans une sphère et sa prise en charge par un nuage. L’ancienne mandorle, à dire vrai, convient davantage aux visions: c'est dans cet ovale symbolique que Sano di Pietro, au Quattrocento, révèle Jérôme et Jean-Baptiste à un Augustin parfaitement éveillé (fig. xx, catalogue); mais comme elle est chargée de symboliser le passage du terrestre au céleste, car formée par l’intersection de deux cercles, la mandorle peut aisément relier le sacré à l’onirique. Pouvoir que détient aussi la sphère: souvent évocatrice du Ciel,

12C’est sur une description du tableau de Piero que s’ouvre le livre de J.-B. Pontalis, Le

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comme dans l’immense vision de la Trinité peinte par Dürer en 1511 (et où il s’est représenté lui-même à petite échelle, dans le coin inférieur droit, comme le sujet de la vision: voir la fig. xx, photo jointe), elle peut aussi, en se miniaturisant et en s’incrustant dans la surface peinte, représenter le rêve au sein même de l’istoria. Géniale invention de Raphaël, au Vatican, dans la scène où Joseph interprète les songes de Pharaon: deux images oniriques flottent dans les airs comme autant de petites bulles. Mais sans conteste c’est le nuage, ainsi que l’attestent les images ici rassemblées, qui a été pour les artistes de la Renaissance l’élément favori de leur sémiologie picturale: longtemps chargé de signifier les apparitions miraculeuses, de faire surgir le sacré dans le réel, il s’est mis au service de l’onirique et le désigne en le voilant. Entre l’ici et l’au-delà, il constitue une interface, une manière de « bord des mondes»: entendons un « attracteur étrange où se rencontrent naturel et numineux, durée historique et hors temps », assurant « la coexistence entre des niveaux de réalité et de sacralité qui demeureront hétérogènes13».

L’accent a été mis, dans ce qui précède, sur les songes « vrais » qui peuvent surgir de l’Au-delà. Beaucoup plus spectaculaires, les rêves dont l’origine est infernale — ou qu’une mauvaise digestion peut suffire à expliquer — appellent d’autres dispositifs : dans l’Europe du nord, qui s’en fait une spécialité, cauchemars et visions horribles sont présentés directement. Pas de figures médiatrices, nulle disjonction des niveaux ; l’antinaturel, substitué au surnaturel, côtoie les choses de la nature dans une parfaite continuité. Bosch et Brueghel, Jan Mandijn et Met de Bles nous font entrer de plain-pied dans l’insomnium. Ici la règle est l’hybridation, la monstrueuse et ludique conjonction d’éléments hétérogènes : quand la souveraineté diurne a capitulé, quand apparaît la face nocturne des choses, toute frontière peut s’effacer entre la forme et le le chaos. Alors surgissent les monstres et les hybrides ; l’imagination des artistes est sans

13 S. Salat, Au Bord des mondes. L’image renaissante à la croisée de l’humain et du divin, Paris, Hermann, 2013

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limite, la phantasia n’a plus de frein. Dans la nuit aussi, on voit des choses ; loin d’éteindre le visible, l’obscurité fait surgir d’autres espaces, de jeu, de liberté ou d’inquiétude. Là se déploient, mi-terrifiantes mi-burlesques, les créatures de Jérôme Bosch. (Nul doute, pour les contemporains, qu’elles ne fussent des représentations oniriques : en 1521, Marcantonio Michiel déclare dans son journal avoir vu à Venise des œuvres de Bosch « représentant des rêves » ; Lomazzo, dans son Trattato dell’arte della pittura publié en 1584, qualifie l’artiste d’ « unique et vraiment divin dans la représentation des apparitions et des rêves extraordinaires ou horribles »).

Entre diverses conclusions possibles, je ne retiens que celle-ci : en peignant des rêves de toute sorte, en diversifiant à cette fin les schémas figuratifs, les artistes de la Renaissance ont certes produit des images qui, sur la « naissance du sujet moderne », en disent au moins autant que les discours. Mais plus que des documents offerts à l’interprétation historique, ou au déchiffrement analytique, ces œuvres sont des invites à rêver nous-mêmes. À laisser libres et ouvertes les voies de l’imagination. La peinture, comme la littérature, a-t-elle un autre but que de prolonger par d’autres moyens le sommeil et le rêve ?

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