• Aucun résultat trouvé

Création d'un ethos de l'authenticité dans L'événement, d'Annie Ernaux

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Création d'un ethos de l'authenticité dans L'événement, d'Annie Ernaux"

Copied!
93
0
0

Texte intégral

(1)

Canadian Privacy Legislation

sorne supporting forms

may have been removed from

this -dissertation.

While these forms may be included

-in the document page count,

their removal does not represent

(2)
(3)

L'événement, d'Annie Emaux

par

Daniel DESCHÊNES

Mémoire de mru."trise soumis à à l'Université McGill

en vue de l'obtention du diplôme de Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec

Août 2002

(4)

1+1

Acquisitions and Bibliographie Services Acquisisitons et services bibliographiques 395 Wellington Street

Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

The author has granted a non-exclusive licence allowing the National Library of Canada to reproduce, loan, distribute or sell copies of this thesis in microform, paper or electronic formats.

The author retains ownership of the copyright in this thesis. Neither the thesis nor substantial extracts from it may be printed or otherwise

reproduced without the author's permission.

Canada

Your file Votre référence ISBN: 0-612-88632-8 Our file Notre référence ISBN: 0-612-88632-8

L'auteur a accordé une licence non exclusive permettant à la

Bibliothèque nationale du Canada de reproduire, prêter, distribuer ou

vendre des copies de cette thèse sous la forme de microfiche/film, de

reproduction sur papier ou sur format électronique.

L'auteur conserve la propriété du droit d'auteur qui protège cette thèse. Ni la thèse ni des extraits substantiels de celle-ci ne doivent être imprimés ou aturement reproduits sans son autorisation.

(5)

RÉsUMÉ

À l'aide d'une méthodologie pragmatique et rhétorique, cette recherche étudiera

L'événement d'Annie Emaux afin de voir comment s'y crée un ethos de l'authenticité. D'abord, nous étudierons l'ethos préalable. Nous verrons comment la critique réagit aux textes de l'auteure et comment son style s'est développé avant L'événement. Nous y montrerons que le désir de créer un discours authentique pour Annie Emaux remonte à loin. Ensuite, nous analyserons le récit L'événement pour voir que les techniques d'écriture (temps de verbe, choix des mots, syntaxe) sont autant de choix qui visent à illustrer indirectement l'authenticité de son discours. Finalement, nous analyserons les commentaires de l'auteure, au sein du récit même, qui viennent préciser ses intentions. Ces interventions ont entre autres pour but de dire directement }'ethos, de telle sorte que le lecteur soit persuadé de l'authenticité du récit.

(6)

ABSTRACT

U sing a methodology informed by rhetorical and pragmatic concepts, this thesis examines Annie Emaux's L'événement with a view to determining how an ethos of authenticity is

created in and by the text. We begin by studying how critics of her earlier work helped construct a certain image of the author and by identifying the characteristics of Emaux writing: all these elements contribute to the creation of an ethos préalable (a prior ethos)

which conditions the reading of L'événement. In the second chapter, we analyze certain

stylistic aspects of Emaux's writing in L'événement (verb tenses, choice ofwords, syntax)

which indicate that she tries to be as authentic as possible while telling her story. In the third and final chapter, we examine Emaux's comments - in the text itself - on the writing of L'événement. These comments constitute the author's attempt to articulate directly an

(7)

REMERCIEMENTS

Ce mémoire sur Annie Emaux est le fruit d'une longue réflexion de quatre ans, mais il n'aurait jamais vu le jour si je n'avais pas eu le soutien de nombreuses personnes que je tiens ici à remercier. D'une part, je veux souligner le travail exceptionnel de Jane Everett à la supervision. Sa personnalité, sa voix rauque et enjôleuse, sa curiosité et son intelligence ont été au cours de mes deux années de maîtrise une source d'admiration. Je tiens aussi à la remercier pour l'assiduité et la qualité de son travail de correction.

D'autre part, il a aussi exigé beaucoup de temps de mes proches. Je SUIS

reconnaissant aujourd'hui des tapes dans le dos qu'ils m'ont données pour m'encourager à poursuivre dans les moments les plus creux.

Merci à Mathieu Latour, pour sa curiosité naturelle, son oreille toujours prête à m'écouter et sa détermination sans égal. Ton stress est communicatif! ! ! .

Merci à mon grand intellectuel d'ami, Mathieu Bélisle, qui sait toujours avoir le(s) bon(s) mot(s) pour comprendre ce que je ne comprends pas, et avec qui j'ai le bonheur de travailler et de partager une grande amitié depuis six ans.

Merci à tout mon entourage d'avoir partagé mes jérémiades et inquiétudes pendant tout ce temps: mon père Yvon, ma mère Jeanne, ma grand-mère Dolorès, Martin, Mylène, Johav..ne ...

(8)

RÉsUMÉ ABSTRACT

REMERCIEMENTS TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION

TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE 1 : L'ethos préalable à l'énonciation L'écriture plate

Les traces matérielles

Les interventions d'écrivaine

CHAPITRE 2 : Montrer son authenticité Les temps verbaux

Le choix des mots La syntaxe

Le contexte d'énonciation

CHAPITRE 3 : Dire son authenticité La mort de l'auteur

Sa résurrection

La responsabilité de l'auteur

Les fonctions des interventions d'écrivaine dans L'événement

Le contrôle de la lecture par l'auteur

CONCLUSION BffiLIOGRAPlllE p.lI p.111 p. IV p. V p.l p.ll p. 12 p. 20 p. 24 p.29 p. 30 p. 37 p. 40 p.44 p.48 p. 49 p. 51 p. 54 p. 57 p. 67 p. 70 p. 78

(9)

INTRODUCTION

Les discours de l'intime sont l'objet de recherches de plus en plus nombreuses, et notre mémoire s'ajoutera à celles-ci en s'intéressant plus particulièrement à certaines problématiques de l'autobiographie telles que la construction de l'ethos et l'authenticité dans le récit L'événemenl d'Annie Emaux. Chaque courant de critique littéraire a trouvé

dans

le récit autobiographique matière à réflexion. Par exemple, Jacques Derrida refuse de reconnaître quelque référentialité que ce soit aux écrits personnels, des féministes l'abordent comme moyen privilégié d'atteindre une écriture typiquement féminine et des théoriciens comme Philippe Lejeune tentent d'en dégager une définition opératoire. La critique de l'autobiographie et de ses dérivés (l'autofiction, entre autres) problématise donc certaines dichotomies (référentialité-non référentialité, objectivité-subjectivité) et concepts (identité, moi, énonciation, vérité) parmi les plus étudiés de la critique littéraire en général.

Nous intéressera plus spécifiquement dans ce mémoire la construction de l'image de soi dans le récit L'événemenr dans la perspective du développement d'un ethos de l'authenticité3• Il est à noter que la plupart des monographies et articles consacrés aux ouvrages d'Annie Emaux adoptent un angle soit thématique, soit sociologique4, et que l'originalité de notre recherche se trouve dans son orientation vers la figure du lecteur.

1 Désonnais. les renvois à ce roman seront faites par la mention É. suivie du numéro de page. 2 Annie Emaux, L'événement, Paris, Gallimard, 2000, 115 p.

3 Annie Emaux fut la récipiendaire du Prix Renaudot en 1984 pour son récit La place (publié chez

Gallimard), et elle a publié depuis huit autres livres exposant sa vie intime (journaux et récits autobiographiques principalement).

(10)

Nous verrons comment, à travers les nombreux indices textuels dans L'événement,

l'écrivaine insiste particulièrement sur l'authenticité de son discours. Pourquoi désirerait-elle cela? Parce que d'une part, elle connaît, en tant que critique littéraire, toute la suspicion entourant la référentialité de l'acte autobiographique. D'autre part, elle tiendrait à ce qu'on reconnaisse sa crédibilité pour que son histoire soit reçue comme un témoignage marquant parce qu'il est le reflet de la réalité, et non une construction fictive. Pour ce faire, elle doit convaincre le lecteur de l'authenticité de sa démarche autobiographique et lui montrer qu'elle porte une grande attention à la manière dont elle rend compte de son passé.

C'est suite à leur analyse des mécanismes textuels et narratifs de l'œuvre d'Annie Emaux que les critiques littéraires ont dit d'elle qu'elle «tente sincèrement d'atteindre

à

l'objectivité5 ». En effet, ils ne semblent ni remettre en cause l'objectivité de sa démarche ni voir dans ses récits la présence d'une quelconque manoeuvre ou stratégie rhétorique que ce

soit.

Notre intérêt pour le phénomène de l'authenticité du discours vient des publicités de trente minutes que nous voyons souvent à la télévision. Ces messages de commanditaires sont en fait de bons contre-exemples de ce que nous identifierons chez Annie Emaux comme étant la bonne manière d'exprimer l'authenticité de son discours. En effet, quand nous écoutons un animateur et un vendeur qui ne cessent de répéter que tel témoignage est authentique, ce qui suppose que les autres le sont moins, nous restons suspicieux. Ces

4 Voir en bibliographie les titres de Marie-France Savéan, de Lyn Thomas, de Siobhan McIlvanhey. entre

autres.

(11)

manières très explicites de vanter sa propre parole nous ont en effet interpellé parce qu'il nous semble que l'énonciation est censée respecter le « principe de sincérité» selon lequel tout dire a une intention de vérité, comme le précisent les pragmaticiens tels que Dominique Maingueneau, John Searle ou Oswald Ducrot6. Pourquoi donc en informer l'interlocuteur?

L'authenticité est-elle une chose que l'on doit absolument rappeler?

Les questions que nous nous poserons en ce qui concerne l'authenticité du discours d'Annie Emaux depuis La place (1984) rejoignent un tant soit peu les questions soulevées par les discours des commerçants virtuels, parce que, tout comme les vendeurs, l' auteure justifie dans son discours la bonne foi de sa prise de parole, de telle sorte qu'elle y construit un ethos7 de l'authenticité. Notons par ailleurs que nous avons préféré le terme d'authenticité à celui de sincérité en nous basant sur les définitions de Philippe Lejeune et de Olivier Reboul. En effet, Reboul écrit dans son Introduction à la rhétorique: « La sincérité [ ... ] consiste à ne dire que ce qu'on pense réellement8 », tandis que Lejeune relie l'authenticité à ce qu'il définit comme le pacte référentiel: «C'est la vérité telle qu'elle m'apparaît, dans la mesure où je puis la connaître9 ». Il nous paraît donc plus faisable de relever les traces d'une préoccupation concernant l'authenticité du discours d'Annie Emaux que de vérifier si la narration est véridique ou complète par rapport à un hors-texte auquel nous n'avons pas accès, de toute façon.

6 Nous faisons référence aux études La pragmatique du discours littéraire, de Dominique Maingueneau, Les

actes de langage, de John R Searle, et Le dire et le dit, de Oswald Ducrot.

7 Ruth Amossy définit le terme d'ethos de la façon suivante: «une image de soi qui se construit dans le

discours », « La notion d'ethos, de la rhétorique à l'analyse de discours », p. 10.

8 Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, p. 196. 9 Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, p. 36.

(12)

La méthodologie utilisée

Afin de pouvoir explorer l'ethos emalien dans certaines de ses manifestations, nous adopterons une approche pragmatique. Nous prendrons comme points de repère les applications littéraires de la pragmatique proposées par Anna Jaubert, Catherine Kerbrat-Orecchioni et Dominique MaingueneaulO. Aux ouvrages de ces trois chercheurs, nous ajouterons quelques apports de la rhétorique, et plus particulièrement des travaux de l'analyse du discours tels que réalisés dans un collectif dirigé par Ruth Amossy : Images de soi dans le discours, la construction d'un ethos. Nous n'allons pas nous limiter à la seule pragmatique parce que nous croyons que c'est une fois jumelée à la rhétorique qu'elle devient le meilleur moyen d'étudier les effets que produisent les énoncés chez le lecteur.

L'ancienne rhétorique, élaborée par Aristote, a isolé au moins trois composantes essentielles encore à celle d'aujourd'hui: l'ethos, le pathos et le logos. Ce dernier est le contenu hors de l'argumentation, « il convainc en soi, et par soi-même indépendamment de la situation de communication concrète Il » tandis que l'ethos et le pathos ne sont pas des

arguments circonscrits et objectifs, mais plutôt des phénomènes qui renvoient d'une part à l'image contextualisée que l'interlocuteur a du locuteur (ethos) et d'autre part aux arguments que choisit le locuteur en fonction des intérêts de l'interlocuteur pour émouvoir celui-ci et le faire adhérer à son argumentation (pathos).

10 Anna Jaubert La lecture pragmatique; Catherine Kerbrat-Orecchioni, L'énonciation de la

subjectivité dans le langage; et Dominique Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire et Le contexte de l'œuvre littéraire: Énonciation, écrivain société.

(13)

Les travaux récents en rhétorique et en pragmatique ont permis de préciser certains aspects de la triade aristotélicienne, notamment sa scission en deux parties: l'une logique (logos), qui renvoie à la vérité des faits, et l'autre argumentative (ethos et pathos), qui concerne les moyens adoptés par le locuteur pour faire croire à ce qu'il avance, que ce soit vrai ou non. De plus, des notions complémentaires ont été récemment proposées pour comprendre les mécanismes de la persuasion, dont l' ethos préalable. Cette notion, présentée dans un texte de Ruth Amossy12, Maingueneau préfère la dénommer l'ethos prédiscursif3. Nous pourrions définir celui-ci comme l'ensemble des impressions accumulées par l'interlocuteur à propos du locuteur avant sa prise de parole. Donc, l'ethos préalable échappe dans une certaine mesure au contrôle de la personne qui parle, même si, dans certaines occasions, celle-ci peut prévoir une attitude d'hostilité ou d'affinité par rapport à son image. Précisons d'ailleurs que ce qu'un lecteur pense d'un auteur avant l'écriture d'un livre est mouvant, dynamique, et peut changer à chaque nouvelle apparition publique de l'auteur ou à chaque nouvelle publication, par exemple.

Dans le cas particulier d'Annie Emaux, une étude de l'ethos préalable s'avère pertinente puisque son projet d'écriture autobiographique se développe à travers plusieurs récits qui, souvent, ont des ramifications intratextuelles14 très prononcées qui nous permettent de les relier pour l'analyse. En ouvrant L'événement, certains lecteurs assidus ont déjà une idée préconçue de l'énonciatrice, de son style, de ses thèmes privilégiés, de ses positions personnelles et politiques, et ces données rendront l'acte de décryptage du

12 Ruth Amossy, « Au carrefour des disciplines », p. 134.

(14)

discours un peu plus dirigé. À cet égard, Galit Haddad affirme que «des stéréotypes modèlent [ ...

J

la représentation [que le lecteur

J

se fait de la personne au moment où paraît son [ouvrage]15». Aucune lecture n'est exempte de ces constructions personnelles qui seront par la suite soit confirmées par le discours, soit infirmées. Chez Emaux, comme chez beaucoup d'autres, les attentes du lecteur sont conditionnées par les commentaires externes à l'œuvre et par le discours même. Nous en ferons une analyse dans le premier chapitre.

Comment étudier l'ethos d'une œuvre

L'ethos en littérature se crée de deux manières: hors du texte et dans le texte. Dans le premier cas, le lecteur peut avoir des conceptions à propos d'Annie Emaux qui sont issues de considérations extérieures à l'œuvre écrite, par exemple, de jugements émis par des critiques. Ces analyses peuvent avoir influencé la réception des textes, et nous verrons brièvement dans le prochain paragraphe de quoi il en retourne.

Une des premières études assez étendue du travail d'Annie Emaux est celle de Marie-France Savéan, qui dit que La place et Une femme sont deux récits au style

« purifié », « décanté », à 1'« écriture [qui] se fait la plus neutre possible, fuyant la rhétorique comme la vulgarité», et finalement, qu'ils constituent des «biographies objectives16». Mis

à part cette étude plus étendue, plusieurs articles d'universitaires sont parus qui s'attardaient quelque peu à la problématique du langage objectif ou à celle de l'authenticité du discours,

14 Le terme «intratextuel » référera à des liens établis entre les différents textes d'un même auteur (nous

nous basons sur les travaux de Gérard Genette).

(15)

même si celles-ci ne constituaient pas l'optique principale de leur recherche. Par exemple, une commentatrice remarque qu'Emaux « a pour but la représentation objective de la vie quotidiennel7 ». Une autre critique, Lyn Thomas, après avoir constaté que la réception de l'œuvre d'Annie Emaux fut bonne jusqu'à son récit Passion simple, insiste pour dire que sa

mauvaise presse est due à deux choses: l'aspect impudique de ses dévoilementsl8 et la brièveté de son style. Les plus durs affirment l'échec de son écriture : « The writer ends up being nothing more than an accountant of facts, a court clerk of feeling. The simplicity of madame Emaux is no longer anything more than bankruptcyl9 ».

À la lumière de cet échantillon, nous pouvons raisonnablement croire qu'une bonne partie de la critique reconnaît à Annie Emaux un style dépouillé. L'intention d'authenticité, d'ailleurs, serait à la base, selon notre hypothèse, de ce style concis de l'auteure. En effet, toute construction autobiographique à l'allure trop achevée pourrait être perçue comme malhonnête, ou à tout le moins, comme une déviance par rapport à un compte rendu plus authentique de sa vie ou de ceIle de ses parents, car il est reconnu qu'Annie Emaux« rejette à la fois un langage bourgeois hypocrite [ ... ] et une vision poétisante », qu'elle ne veut pas « plaquer sur eux [ses parents] un ensemble de clichés littéraires2o

».

16 Marie-France Savéan, La place et Une femme d'Annie Emaux, p. 142.

17 Siobhan McIlvanney, « Annie Emaux: Un écrivain dans la tradition du réalisme », p. 248.

18 À ce propos, la réputation d'immoralité d'Annie Emaux ne s'est pas démentie depuis la publication de

Passion simple. En effet, elle racontait lors d'une conférence de presse à Montréal au printemps 2001 à quel

point les hommes la regardaient différemment depuis la publication de son journal Se perdre, dans lequel

elle expose son aventure sexuelle avec un diplomate russe.

19 Lyn Thomas, Annie Emaux: An Introduction to the Writer and Her Audience, p. 146-147. 20 Christine Fau, « Le problème du langage chez Annie Emaux », p. 509.

(16)

Plan du mémoire

Dans le premier chapitre, nous esquisserons une vue d'ensemble de la production

ct' A_fLnie Emaux depuis 1984. Nous établirons ainsi un premier contact, général, avec ses textes. L'intérêt de ce chapitre est qu'il dégagera un récit autobiographique très orienté vers l'expression des doutes et des difficultés de l'auteure au moment de l'énonciation21. Avant d'arriver à l'analyse du récit L'événement, nous verrons donc que le discours et la

construction de l'image de soi chez Emaux visent surtout l'objectivité des propos, le désir de ne rien exagérer. En effet, Annie Emaux estime qu'il est possible de renouer, à travers une écriture très contrôlée, avec les émotions et les sensations physiques originelles, et c'est pourquoi elle tient à ce que la description soit au plus près du référent.

Nous voudrions également montrer que l'authenticité du discours est un thème récurrent des récits d'Annie Emaux depuis La place, mais que, à travers cette constance, le lieu privilégié de l'inscription de l'authenticité a changé. De la question sociale et de la recherche des meilleurs mots pour rendre le récit de vie de ses parents le plus authentique possible, Emaux est arrivée au point où elle remet constamment en question sa mémoire et sa propre capacité à produire un récit authentique sur sa jeunesse. Ce chapitre tentera donc d'isoler un ethos préalable à l'énonciation de L'événement, ethos qui sera repris et confirmé

dans L'événement, comme nous le mentionnions.

21 Tout au long de ce mémoire, nous distinguerons sujet et moment de l'énonciation et sujet et moment de

l'énoncé. Les premiers renvoient au moment de l'acte d'écriture de l'auteure. Les seconds réfèrent à ce qui constitue l'histoire et le récit, donc, le moi passé, l'événement passé dont il est question dans le texte.

(17)

Dans les deux derniers chapitres, il sera question de L'événement. Suite à nos indications concernant le fait que ce récit d'un avortement subi en 1963 est souvent entrecoupé de nombreux commentaires méta-narratifs sur le processus d'écriture22, nous porterons une attention particulière aux nombreux signes lexicaux et syntaxiques qui indiquent comment le sujet s'inscrit dans le texte. Après avoir fait ce relevé avec des explications inspirées des travaux de Kerbrat-Orecchioni et de Jaubert, nous montrerons à quel lecteur modèle s'adresserait ce texte, contre qui il aurait été écrit, et comment la description de la colère persistante d'Annie Emaux par rapport à son passé y diffère des premiers récits de l'auteure. Nous verrons que le fait de partager avec le lecteur le bouleversement de son l'attitude fait partie intégrante de l'ethos de l'authenticité.

Dans le troisième chapitre, nous nous concentrerons sur les interventions de l'écrivaine, qui nous livre à plus de trente reprises dans L'événement ses impressions sur son

propre travail d'élaboration autobiographique. Ce sera l'occasion de voir comment Annie Emaux veut convaincre explicitement de l'authenticité de ses textes. Nous émettrons l'hypothèse que les commentaires de l'auteure concernant la référentialité de ses propos sont le reflet d'une époque qui s'est inquiétée à propos du possible renvoi au hors-texte dans les récits autobiographiques. Nous présenterons très brièvement en début de chapitre certains travaux de Barthes et de Derrida concernant la référentialité des récits de vie pour ensuite montrer comment les théoriciens de l'autobiographie la conçoivent maintenant.

(18)

En conclusion, après avoir fait une synthèse des éléments clés de notre recherche, nous voudrions commenter deux textes, un de Jerome Bruner et l'autre de Milan Kundera, qui approfondiront notre réflexion sur le concept d'authenticité, et de plus, nous suggérerons quelques pistes de réflexion qui auraient pu ou qui pourront être empruntées dans la foulée de nos recherches sur l'ethos de l'authenticité dans L'événement.

(19)

Chapitre 1 : L'ethos préalable à l'énonciation

Dans ce chapitre, nous analyserons comment s'est construite l'image de SOl

authentique de l'écrivaine Annie Emaux à travers les récits précédant celui qUl nous intéresse pour ce mémoire parce que nous croyons que les connaIssances préalables concernant une auteure empêchent une lecture vraiment «vierge» d'un récit qUl suit plusieurs autres textes d'une même personne. Donc, afin de donner une idée juste de ces connaissances que pourrait avoir acquises le récepteur, nous ferons un relevé des particularités stylistiques de l' œuvre de l'écrivaine qui pourraient engendrer un ethos de l'authenticité dans l'esprit du lecteur.

Nous éviterons presque systématiquement de parler de ses trois premiers romans, qui sont le fruit d'une écriture au paradigme complètement différent de son œuvre subséquente. En effet, Carol Sanders remarque à propos de ce changement: « From La place onward, she has moved from autobiographical fiction to ethnological fiction, with the style becoming accordingly more impersonal and more distant23 }). Nous analyserons dans ce chapitre trois des moyens choisis par Annie Emaux pour construire un ethos de l'authenticité: l'écriture plate, la mention de l'utilisation des traces matérielles et les interventions d'écrivaine. Il s'agit d'explorer le texte à l'aide de la rhétorique, que Michel Meyer décrit comme « l'art de bien parler », de faire comprendre à l'autre ce que l'on croit être la vérité. Quant à l'ethos, Meyer indique qu'il «permet d'établir la communication sur des positions acceptées mutuellement et des valeurs partagées sur lesquelles on insiste24}). Ainsi, l'ethos est

23 Carol Sanders,« Stylistic Aspects ofWomen's Writing: The Case of Annie Emaux », p. 24.

'4

(20)

important puisqu'une perception négative de celui-ci par le lecteur peut signifier la faillite du projet d'Annie Emaux, un bris de confiance irréparable.

L'écriture plate

Le style plus objectif qu'on lui attribue et qu'elle s'efforce elle-même de cultiver, Anille Emaux le qualifie d'« écriture plate}) au début de La

place

25 en en définissant certaines de ses caractéristiques: « Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d'une existence que j'ai aussi partagée}) (p. 24). Cette façon de faire la littérature, que d'aucuns rapprochent d'un degré zéro de l'écriture26, porte avec elle plusieurs choix de méthode. En effet, afin d'éviter la tentation du sentimentalisme - elle écrit dans Une femme: «Je sens que quelque chose en

moi résiste, voudrait conserver de ma mère des images purement affectives» (p. 52) -, elle se restreint aux paroles prononcées, à un alignement très saccadé de faits, d'événements, à un style très laconique. Évidemment, pour que le lecteur perçoive nettement l'intention de l'écrivaine, sa volonté, les techniques narratives que nous venons d'évoquer doivent être présentes en quantité suffisante.

25 Afin de ne pas alourdir le te:\.1e, nous utiliserons les abréviations suivantes pour désigner les romans. LP

(La place), UF (Une jèmme), JDD (Journal du dehors), PS (passion simple), LH (La honte).

26 Rappelons que Roland Barthes définissait ainsi l'écriture au degré zéro: «Toutes proportions gardées, récriture au degré zéro est au fond une écriture indicative, ou si l'on veut amodale ; il serait juste de dire que c'est une écriture de journaliste [ ... ]. Il s'agit de dépasser ici la Littérature en se confiant à une sorte de langue basique, également éloignée des langages vivants et du langage littéraire proprement dit [ ...

J.

Cette parole transparente accomplit un style de l'absence qui est presque une absence idéale de style» (Le degré zéro de l'écriture, p. 67). À ce propos, il faut noter qu'Annie Emaux rappelle à quelques reprises qu'elle désire se situer en-dessous de la littérature. C'est donc dire que son projet correspond à cette définition, ne serait-ce que par le choix délibéré de l'auteure de ne pas adopter une langue porteuse d'une trop grande littérarité qui l'éloignerait du signifié.

(21)

Mais pourquoi r écriture plate? La plupart des récits d'Annie Emaux traitent de la rupture entre son monde rural initial et son monde bourgeois actuel en mettant l'accent sur les problèmes de langage que cela engendre pour elle et sur les difficultés à saisir son identité, qu'elle dit se situer quelque part entre ces deux mondes. Le développement d'une écriture personnelle est problématisé dans tous ses écrits à partir de La place. TI est question de trouver un langage qui convienne à la description de son père et de sa mère, ce qui est une écriture non poétisante. Comme elle l'explique, elle ne peut se permettre d'utiliser un langage recherché ou tenter de rendre passionnante la vie d'un homme dont tous les moments ont été « soumis [ ... ] à la nécessité» (LP, p. 24). Ce serait là mensonge littéraire et cliché. Nous tenterons d'abord de voir les caractéristiques de l'écriture plate, qui est la technique qu'utilise Annie Emaux pour décrire la vie de ses parents, et nous verrons ensuite que, contrairement à ce que Philippe Vilain écrit à propos de l'auteure - à savoir que

« Annie Emaux bannit désormais [depuis La Place] toute recherche stylistique »27, la forme des oeuvres a été longuement réfléchie, et les choix de l'auteure ont des fonctions bien précises.

L'appellation quelque peu provocatrice d'écriture plate, provocatrice parce qu'elle réfère à un style ennuyant, renvoie au fait qu'Annie Emaux refuse dans ses textes l'utilisation d'une syntaxe élaborée pour creuser ses souvenirs enfouis, comme elle le spécifie elle-même: «Je ne connaîtrai jamais l'enchantement des métaphores, la jubilation du style» (LH, p. 74). Une des premières caractéristiques de l'écriture plate réside dans la

(22)

d·" . 28

nu lte semantIque . L'écrivaine précise encore plus son intention dans Une femme :

« J'essaie de décrire et d'expliquer comme s'il s'agissait d'une autre mère et d'une fille qui ne serait pas moi. Ainsi, j'écris de la manière la plus neutre» (p. 62). Nous pouvons faire le rapprochement entre ce passage et l'extrait de Barthes présenté en note 30 concernant la neutralité de l'écriture au degré zéro, une écriture qui s'apparenterait à celle dujoumaliste29• Annie Emaux s'impose une distance avec ses sujets d'énoncé (que ce soit elle-même dans

La honte ou Passion simple, ou ses parents dans La place et Une femme) afin de ne pas tomber dans un discours trop engagé, impliqué, et par conséquent trop subjectif

Le langage neutre permet à Annie Emaux de se tenir loin des clichés qUl ont

longtemps été reliés aux gens du peuple et des paysans dans la littérature française

bourgeoise. À ce propos, Pierre Macherey, en analysant Les paysans, de Balzac, a montré

les dangers d'adopter le style bourgeois et d'intégrer quelques expressions d'un langage plus

« simple» de la campagne30. Macherey insiste sur le fait que, en mettant les expressions

paysannes entre guillemets et en les intégrant dans un langage parisien, le prolifique auteur se moquait délibérément des «braves gens ». Dans sa dissection de la promotion de la bourgeoisie dans Les paysans à travers les choix de niveau de langue, Macherey isole un grand nombre de lieux qui portent en eux une idéologie, celle de la supériorité parisienne.

28 Nous utilisons le terme « neutralité» parce que Annie Emaux écrit un témoignage qu'elle veut historique et ethnologique (nous verrons de quoi il en retourne plus loin). C'est donc dire que son optique, sa méthode se rapproche d'un désir d'objectivité, au même titre que le journaliste, et que dans ce cas comme dans celui d'Annie Emaux, il y a un désir de neutralité, à défaut d'une véritable neutralité.

29 Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture, p. 67.

(23)

Annie Emaux a déjà dénigré le passé de prolétaire de ses parents un peu à la manière de Balzac. Dans Les armoires vides, première œuvre publiée de l'auteure et à forte résonance autobiographique, la narratrice, déçue de découvrir que la dignité limitée de ses parents, les accusait vertement : « C'est venu, la découverte. Ds bafouillaient tous les deux, devant les types importants. [ ... ] Si on leur parle de haut, c'est la fin, ils ne disent plus rien. [ ... ] Mes parents étaient des minables» (LAV, P. 97-98). C'est de cette position qu'elle se détache à partir de La place. Une fois ses parents morts, elle désire plutôt donner au monde littéraire un témoignage authentique sur leur vie qu'elle qualifiait de « minable» dans Les armoires vides. Elle ne peut donc plus produire le récit de son père avec les mots qui ont dominé ses parents pendant toute leur vie. Nous pouvons remarquer un changement de ton dans La place, alors qu'elle dit du silence de son père devant les gens « notables» qu'il représentait à son avis tout autant un signe de son intelligence profonde qu'une marque de faiblesse (p. 60). Elle tente d'éviter les paroles ressassées maintes fois sur la culture prolétaire de la province française pour trouver une voie qui s'éloigne du cliché.

Par contre, ce qui est paradoxal, c'est que le discours des parents est truffé de clichés. C'est pourquoi, dans un désir d'authenticité, elle fait une large part aux paroles de son père et de sa mère tout en indiquant dans un commentaire intégré au récit : « Ces mots et ces phrases disent les limites et la couleur du monde où vécut mon père, où j'ai vécu aussi» (LP, p. 46). Le cliché est intégré ici comme moyen de rendre le portrait authentique, mais aussi comme critique sociale. Non pas une critique pour montrer la supériorité des Parisiens, mais plutôt une critique qui dit aux riches que les pauvres n'ont pas les moyens de « sortir» de leurs paroles toutes faites, mais que les bourgeois, comme elle, devraient tenter

(24)

de comprendre la part d'aliénation dans le manque de vocabulaire des gens de la « provmce ».

Pour se révolter contre le fait que l'institution littéraire ignore la classe prolétaire ou qu'elle l'intègre de manière stéréotypée, Emaux la montre dans sa vérité brute en plus de lui donner une place de premier ordre dans ses récits. Ce ne sera donc pas le discours que les bourgeois prêtent aux prolétaires qui sera répandu, ce seront des paroles prononcées directement par le père et la mère. Évidemment, cela offre l'avantage très clair de mettre l'accent sur l'aspect objectif de sa démarche (nous commenterons plus loin et plus longuement les interventions de l'écrivaine sur son travail d'écriture aux pages vingt-quatre et suivantes), mais rend aussi La place et Une femme très authentiques dans la mesure où

l'énonciatrice fait naître, «tels qu'ils étaient », ses parents, dans leur grande modestie, et aussi dans leur condition sodo-culturelle. «Later, in [Une femme

J,

Emaux makes the combination of political and personal motivation in her writing abundantly c1ear: she is concerned to bring her working-class culture of origin into literature31 ».

Pour ne donner qu'un exemple de ces clichés, mentionnons qu'Annie Emaux fait référence quelquefois dans ses récits à l'expression «gagner malheur », qui signifie, on l'aura compris, qu'une chose grave est arrivée. Quand elle parle de cette phrase dans La

honte, l'écrivaine refuse carrément les artifices qui auraient pu la remplacer, les expressions

travaillées qui auraient fait « plus littéraire» et renvoyé au même signifié: « Dire: il s'agit

(25)

une scène que seule l'expression qui m'est venue alors pouvait rendre, gagner malheur. Les mots abstraits, ici, restent au-dessus de moi» (IH, p.32-33, Emaux souligne). Il nous semble que la présence du discours littéraire et de l'expression exacte de ses parents et le choix de celle-ci par l' auteure rendent le portrait beaucoup plus juste et vrai, et que dans la perspective qui nous intéresse du développement d'un ethos de l'authenticité, la démonstration au lecteur de ce travail sur le mot est particulièrement significative.

À partir de La honte, l'écriture plate devient 1'« écriture matérielle »32. Celle-ci doit notamment, grâce à une épuration encore plus prononcée du style et du vocabulaire, représenter d'une certaine manière l'état psychologique qui était celui de l'auteure à l'âge de l'événement raconté dans le récit, et ainsi rester au plus près du référent. « She tries to recover a primordial material language that would precede even the concreteness of the

écriture plate, a language deprived of sentiment and sentimentality, closely tied to the specifie locale in which she was nurtured33 ».

L'écriture matérielle, reflet d'un état d'esprit, offre à l'écrivaine l'avantage d'explorer le passé en se replongeant dans un moi disparu depuis longtemps, ce que ne permettait pas l'écriture plate. En effet, celle-ci concerne surtout le style de l'auteure, sa syntaxe, tandis que l'écriture matérielle témoigne d'une volonté de retourner physiquement à la sensation vécue dans le passé à travers l'écriture. L'écriture matérielle englobe donc, d'une certaine manière, l'écriture plate, puisque la syntaxe syncopée propre à celle-ci sera

31 Lyn Thomas et Emma Webb,« Writing from Experience: The Place of the Personal in French Feminist

Writing », p. 29.

(26)

conservée comme moyen d'arriver à la sensation physique vécue dans le passé. Et même si certains théoriciens de l'autobiographie croient qu'il est impossible de retourner

à

« l'être-en-soi du passé34 » - un certain état d'esprit théoriquement arrêté à un moment de l'histoire personnelle de l' auteure - et que toute autobiographie doit considérer seulement son énonciation comme authentique, Annie Emaux semble redéfinir le pacte avec son lecteur de telle sorte qu'elle lui garantit qu'elle ne laissera pas influer sa conscience actuelle de ce qu'elle est dans le récit de ce qu'elle fut. Autrement dit, l'écriture matérielle se tient au plus près du référent du passé, tentant de saisir ce qu'il fut. Annie Emaux veut recréer l'événement comme il s'est produit, et non comme elle l'interprète au moment de l'énonciation.

Cette préoccupation est fondamentale dans le discours d'Annie Emaux, qui répète constamment que ses oeuvres sont le fruit d'une recherche objective. Le lecteur peut-il, sans mauvaise foi, douter de cela? Elle se situe «au plus près des mots, des phrases entendues» (LP, p. 46). Dans Passion simple, les souvenirs de l'écrivaine sur la passion de

sa vie sont inscrits dans le texte en forme de liste, alors que le sujet aurait pu être traité avec plus d'élan. La vérité de sa recherche sur le passé réside donc entre autres dans la brièveté de son propos. Et c'est cette concision de l'écriture, l'absence de phrasé, qui fait que les mots pèsent de tout leur poids parce qu'ils ont été choisis avec beaucoup de soin pour être les plus marquants possible.

33 Ibid.. p. 310 (Johnson souligne).

(27)

Les nombreuses listes d'éléments disparates incorporées telles quelles au texte constituent le dernier aspect de l'écriture emalienne que nous évoquerons. Cette technique serait reliée, selon Marie-France Savéan, à un désir de transparence: «Elle tient à nous donner l'impression que le récit se fait devant nous, sans masque ni coulisse35 ». Dans

Passion simple, nous retrouvons un de ces inventaires quand l'écrivaine relève toutes les

activités qu'elle faisait en pensant à son amant pour montrer à quel point toute sa vie était centrée sur le désir de l'autre. En page 14, elle intègre, sous forme de liste, une compilation des actions qui n'avaient plus le même sens ou qui perdaient de leur intérêt à cause de l'amour qu'elle vivait. La mise en page de cette liste est réalisée à une tabulation de la marge traditionnelle, mettant ainsi en retrait cette digression par rapport au récit principal. Il n'y a ni point, ni virgule, ni lettre majuscule pour introduire chacune des actions. Il nous apparaît très clair que les relevés de faits en vrac, peu utilisés dans La place et Une femme,

mais omniprésents dans Passion simple, Journal du dehors et La honte, visent à convaincre le lecteur que, même si les sujets d'écriture deviennent de plus en plus personnels et subjectifs, un traitement des plus distants et des plus analytiques possible est adopté par l'écrivaine.

Pour terminer cette partie, rappelons que la manière de dire les choses est essentielle pour que le lecteur ait tous les indices nécessaires pour distinguer clairement l'ethos d'Annie Emaux. Nous avons montré à quel point cette auteure recherchait la simplicité dans son écriture. Ce projet, décrit longuement de La place à Une femme, fait l'objet d'une attention

(28)

soutenue, r écrivaine donnant en effet beaucoup de détails sur ses méthodes et ses buts dans des commentaires méta-narratifs.

Joël Schmidt refuse d'admettre que la manière d'écrire de l'auteure est le fruit d'une longue réflexion et la résume ainsi : « Utiliser un français à la limite du basique, se défier de tout adjectif, licencier l'imagination et la mettre à la retraite, couver une syntaxe sans musique, n'utiliser qu'une seule ponctuation, se garder de toute chaleur et de toute

sensibilité apparente36». En faisant ce commentaire au vitriol, le journaliste confirme ce que tous les journalistes et analystes ont relevé à propos de l'écriture d'Annie Emaux, c'est-à-dire qu'elle est objective et qu'elle tente de cette manière particulière de parvenir à une description authentique du passé. Et dans le cadre de l'analyse de l'ethos, les syntagmes en italique (des jugements de valeur) critiquent le minimalisme qui est précisément à la base de la démarche de l'écrivaine depuis La place. C'est par ailleurs ce style sans « sensibilité» apparente qui lui a probablement valu le Prix Renaudot en 1984 et qui l'a placée de façon unique dans la littérature française contemporaine.

Traces matérielles

L'analyse de l'ethos préalable est toujours complexe, mais chez Annie Emaux, étant donné la constance de ses choix, il est facile d'isoler quelques éléments de l'écriture et du contenu qui nous orientent de façon certaine. Il faut voir dans la mention des traces matérielles utilisées pour écrire ses récits une autre de ces techniques visant à établir sa

(29)

crédibilité auprès du lecteur. Par exemple, pour scruter l'émotion encore toute récente de sa relation avec un diplomate dans Passion simple, elle utilise des photos, des vêtements oubliés par un amant, des lettres écrites; toutes ces choses qui peuvent lui rappeler les sensations physiques vécues dans le passé et l'aider à les rendre de la manière la plus vraie.

Et dans La honte, la mention de leur utilisation comme source d'inspiration devient systématique. Pourquoi? Parce que ses seuls souvenirs sont trop imprécis et trop flous pour la mener à une quelconque forme de vérité.

Au sujet du souvenir, Milan Kundera a écrit: « Le moment présent ne ressemble pas à son souvenir. Le souvenir n'est pas la négation de l'oubli. Le souvenir est une forme de l'oubli ». Pour l'auteur tchèque, toute autobiographie serait fictive parce qu'elle serait basée sur une reconstruction incomplète et inventée, puisque « on meurt sans savoir ce qu'on a

VéCU37

».

Doit-on pour autant laisser tomber toute enquête sur sa vie? Les doutes soulevés

par Kundera, mais aussi par de nombreux critiques littéraires (nous aborderons certaines de leurs thèses dans le troisième chapitre), Emaux, qui est critique littéraire elle-même, semble les repousser en donnant à son lecteur une raison supplémentaire de la croire : des bribes du contexte matériel au sein duquel s'est déroulée sa vie.

Dans La honte, pour tenter de renouer le mieux possible avec un passé très lointain (elle parle du 15 juin 1952 alors qu'elle complète le récit en octobre 1996), l'écrivaine retrace les éléments matériels conservés depuis lors qui puissent la remettre dans ce que

(30)

Kundera désigne du nom de contexte « visuo-acoustique» de l'époque;\!. Le répertoire d'objets indiqués dans le récit est extensif: journaux de l'époque pour retrouver ce qui était dans l'actualité en 1952, photographies nombreuses présentées laconiquement, cartes postales, trousse de couture, partitions musicales, missel, plan des villes. Tous les fruits de ces recherches étalés ainsi dans le récit créent un effet de vraisemblance et sous-entendent même que, s'il est vrai que l'être humain n'a en général qu'une conscience bien imparfaite de l'instant et de ses nombreux stimuli auditifs, olfactifs et visuels, les traces matérielles, elles, gardent bien enfermée en elles, dans la poussière, une parcelle inaltérable dudit passé.

Le simple fait de mentionner que l'on se fie aux traces du passé a, tel que nous le montrerons, d'importantes conséquences sur la construction de l'image de soi. En effet, même si le choix du matériel intégré dans le discours et sa description relèvent de la subjectivité et de l'orientation désirée par l'auteure, en préciser l'existence comme la source de l'inspiration met l'auteure dans la posture de l'universitaire consciente des problèmes épistémologiques de sa démarche. Annie Emaux ne peut pas affirmer qu'elle est objective parce qu'elle a recours à des objets tangibles de son passé, mais, Nietzsche l'écrivait, avoir conscience de ses propres biais, de sa propre subjectivité amène une certaine forme de savoir objectif: « Objective knowledge is gained precisely through our various perspectives, through our critical uses of them, the way we control and employ them39 ».

Exactement comme le feraient les sociologues pour décrire les rites, les habitudes et la condition d'une classe sociale, Annie Emaux tente de «minimiser les impressions

(31)

subjectives de la narratrice et de neutraliser la nature inexacte d'une image mentale [en dépendant] des images concrètes, des photographies, qui ont moins de multiplicité que les paroles40 ». Sa position d'écriture est comme elle la décrit dans Une femme, celle de l'archiviste (p. 26), ou, dans La honte, celle de l'historienne (p. 27). L'exactitude qui caractérise généralement ces deux métiers prend donc une importance capitale à partir du moment où l'écrivaine adopte les méthodes de ces domaines des sciences humaines.

Pour conclure au sujet des traces matérielles, disons que leur présence est indispensable pour l'effet d'authenticité. En lisant que le récit est inspiré de ces dizaines de sources primaires, il est donc possible de croire qu'Emaux fait tout pour ne pas soumettre son récit à sa mémoire fuyante.

Elle précise elle-même qu'elle prend pleinement conscience du fait que la mémoire est instable et peu fiable à la fin de Une femme (p. 108): « J'ai relu les premières pages de ce livre. Stupeur de m'apercevoir que je ne me souvenais déjà plus de certains détails ». Autrement dit, le passé lui échappe, comme à tout le monde, et par souci de vérité, elle préfère s'accrocher aux minimes relents du passé pour constituer des récits somme toute assez brefs plutôt que de les agrémenter de « souvenirs» plus littéraires. Quand l' écrivaine fait état à quelques reprises de son désir de rester en dessous de la littérature et d'être entre l'histoire et la sociologie, elle rappelle au lecteur tout le sérieux de sa démarche, mais surtout, elle donne à celle-ci une certaine validité documentaire. C'est en reliant son

39 Nietzsche cité dans Satya Mohanty, Literary Theory and the Claims of History, p. 41. 40 Siobhan McIlvanney, Op. cif., p. 266.

(32)

approche du passé à des disciplines des sciences humaines qu'elle crée en partie son ethos de l'authenticité, qu'elle tente de se rendre crédible.

Les interventions de l'écrivaine

Dans l'ensemble de nos remarques précédentes sur l'écriture plate et la présence de traces matérielles, nous avons volontairement omis de discuter des commentaires méta-narratifs faits par l'écrivaine à propos de son propre travail de rédaction, mais il nous semble que c'est dans ces interventions d'écrivaine que l'image de soi si particulière dans les récits autobiographiques d'Annie Emaux émerge. En effet, si une chose apparaît clairement dans les textes, c'est bien l'intention qui les guide, l'éthique de l'acte d'écriture.

Le devoir de l'explication objective s'oppose à l'abandon - coupable - au plaisir de l'image libre; une sorte de didactisme appliqué, la volonté de transparence, l'implicite solidarité sociale toutes comprises dans la description d'une situation «générale» semblent peser à un «je» à ce point chargé de sens : de l'utilité, de la responsabilité41•

Au cours de ses interventions, en interrompant momentanément le récit de la na..rratrice, l'écrivaine se donne face au lecteur une individualité particulière et incorpore dans le texte différentes réflexions sur son propre travail. Autrement dit, l'enquête sur le sujet de l'énoncé est suspendue, et le lecteur retrouve de plus en plus souvent une recherche du sujet de l'énonciation portant sur son dire lui-même. C'est George Gusdorf qui, le

41 Laurence MalI, « ({ Moins seule et factice» : la part autobiographique dans Une femme d'Annie Emaux »,

(33)

premier, insista pour dire qu'il existait dans l'autobiographie un sujet raconté et un qui raconte42. Chez Annie Emaux, la première fonction des interventions d'écrivaine est de montrer que la forme laconique est un choix délibéré, et non un manque. Ainsi, l'absence de métaphores est soulignée par l' écrivaine dans tous les récits depuis La place. Cette façon de faire réconcilie deux identités différentes (la bourgeoise, consciente des limites qu'elle impose à sa syntaxe, et la populaire, qu'elle veut faire « entrer dans la littérature» [Une femme, p. 106]). Michelle Bacholle analyse ainsi la démarche de l'auteure et montre que les commentaires sont là pour illustrer l'aspect volontaire de la simplicité stylistique comme technique:

Le texte est parsemé de pauses, de réflexions sur l'écriture qui attirent sur elles l'attention du lecteur. [ ... ] Le style traduit le besoin d'écrire la banalité, le quotidien passé, en vue d'atteindre une vérité qui permette de juger la volonté de la narratrice (pour nous, l'auteure) de ne pas la surcharger du poids de la littérature43•

La deuxième fonction des commentaires de l'écrivaine consisterait dans l'établissement de sa responsabilité devant le lecteur. Évidemment, cela est un argument de taille en faveur de son ethos de l'authenticité. Par exemple, dans La femme gelée, nous retrouvons la phrase suivante: «Je peux faire ce que je veux de moi, prendre n'importe quelle direction» (p. 63). Le simple fait de se mettre

à

nu comme cela, de dire

à

l'interlocuteur qu'au fond la littérature est parfaite pour détourner la vérité donne l'impression qu'Annie Emaux utilise une stratégie rhétorique pour contrer une lecture de mauvaise foi.

42 Voir Marie-Josée Roy, Temporalité et auto fiction au féminin dans « Passion simple », p. 12. 43 Michelle Bacholle, « Annie Emaux: Lieux communs et lieu(x) de vérité », p. 36.

(34)

En effet, celui qui avoue que la littérature peut faire ce qu'elle veut du réel et qui affinne par après ne pas vouloir tomber dans ce piège ne peut plus faire semblant de ne pas saisir les enjeux épistémologiques qui découlent de son acte; il assume une certaine responsabilité: ou bien, comme Roland Barthes (dans Roland Barthes [par lui-même]), il joue avec la référence, il prend plaisir à se moquer du pacte autobiographique, ou bien, comme Annie Emaux, il réitère à de nombreuses occasions qu'il est honnête et authentique. L'aveu de l'écrivaine concernant le fait qu'elle connaît toutes les possibilités que lui ouvrent les mots la place dans une position particulière. Elle n'aura d'autre choix que celui de l'éthique méticuleuse du chercheur. Elle instaure, pourrions-nous dire, un pacte d'authenticité en refusant ouvertement de faire ce qu'elle veut d'elle-même et de sa personnalité de papier.

Cette obsession de ce qu'elle dit être la vérité, nous en avons déjà discuté, se voit dans la précision de l'écriture. La troisième fonction des interventions d'écrivaine dans le cours des récits serait justement de signifier au lecteur qu'il n'existe qu'une version de chaque récit. Un des extraits les plus souvent cités à ce propos par les commentateurs de son œuvre est celui-ci : « Au début, je croyais que j'écrirais vite. En fait je passe beaucoup de temps à m'interroger sur l'ordre des choses à dire, le choix et l'agencement des mots, comme s'il existait un ordre idéal» (UF, p. 43). L'authenticité, c'est précisément ceci: parler de bonne foi, énoncer ce qui, au meilleur de ses connaissances, paraît être le plus exact. Et pour Emaux, cette authenticité se traduit par une seule façon de raconter chaque événement, qu'il faut rechercher à tout prix.

(35)

Par contre, plus récemment, nous pourrions croire à une contradiction de cette façon de concevoir l'écriture autobiographique, puisque l'auteure a publié le journal intime de sa relation avec son amant russe (Se perdre), alors qu'elle en avait fait un récit dans Passion simple. Qu'est-ce à dire? Tout simplement qu'il est bien important de faire la distinction entre le journal et la fiction. Ce dernier, selon Emaux elle-même, est plus construit et intellectuel qu'un cahier écrit quotidiennement. Elle faisait d'ailleurs une remarque en ce sens lors d'un séminaire à Paris:

«

L'authenticité dans le journal est dans la spontanéité de la rédaction. Dans une fiction, le souci d'authenticité n'est pas situé là, mais dans le projet général de l'œuvre44 ... ». Nous dirions que l'autobiographie telle que faite par Annie Emaux rejoint ce qu'elle qualifie de fiction dans cette citation. Et le projet général de l'œuvre serait de rendre compte du mieux qu'elle peut du passé

Annie Emaux se donne donc un projet exigeant : traduire le passé avec des mots qui « sont» la sensation physique de l'époque. Contrairement au journal où il s'agit, co!!une elle l'explique, d'être spontané et de livrer ses émotions de façon directe, l'autobiographie, comme nous l'avons montré tout au long de ce chapitre, exigera un effort, une recherche attentive. Nous montrerons dans les deux chapitres suivants comment ce projet influence l'écriture et pousse l'auteure à vouloir à tout prix convaincre de l'authenticité de son discours. Pour ce faire, nous étudierons plus en profondeur les commentaires de l'écrivaine dans L'événement afin de voir à quel point la relation qu'entretient Annie Emaux avec son lecteur en est une de complicité, qui se base sur les acquis des récits précédents pour ne pas

(36)

avoir à répéter certaines prémisses déjà énoncées. Aussi, nous verrons comment les commentaires contribuent encore plus à la création d'un ethos de l'authenticité.

(37)

Chapitre 2 : Montrer son authenticité

Les deux prochains chapitres seront consacrés à une analyse de L'événement. Le présent chapitre fera l'analyse du récit de l'avortement illégal subi par la narratrice en 1963, et le troisième examinera les fonctions rhétoriques des commentaires du sujet de l'énonciation que nous y retrouvons. Nous laissons de côté volontairement l'exorde de

L'événement, qui relate une visite de la narratrice à une clinique de dépistage du SIDA au moment de l'énonciation45, visite qui lui rappelle l'anxiété vécue trente-sept ans plus tôt au moment de sa grossesse non désirée. Cette entrée en matière ne sert finalement qu'à justifier le processus de réminiscence autobiographique et à faire une transition entre le sujet de l'énonciation (celui qui a le désir d'écrire) et le sujet de l'énoncé (que le sujet de l'énonciation tentera de circonscrire au meilleur de ses capacités dans le récitt6. Quant à notre décision de découper le texte d'Annie Emaux en deux, elle est justifiée par la mise en page elle-même, qui scinde en deux le texte de l'auteure. En effet, pour bien mettre en retrait les commentaires méta-narratifs par rapport au récit principal, il y a des parenthèses, des changements de paragraphe et des temps de verbe différents.

Débutons notre analyse en soulignant que, parmi les aspects relevant de la pragmatique textuelle, le temps verbal, le choix des mots et la syntaxe de la phrase nous aideront à mieux saisir comment se développe l'ethos du sujet dans l'oeuvre. De plus, un relevé de certaines phrases nous renseignera sur le contexte de production de l'œuvre.

45 Nous considérons comme moment de l'énonciation, non pas celui où la lecture est faite, mais celui où le sujet de l'énonciation pose le geste d'écrire. C'est le moment présent de l'œuvre, le contexte de l'actualité de l'auteure.

(38)

Comme le dit Bakhtine, toute parole « ne peut manquer de s'orienter dans le « déjà dit

»,

le «connu »,1'« opinion publique », etc. [Le discours] n'aborde pas l'objet en arrivant d'on ne sait où 47 ». Comprendre le contexte permettra donc, au plan rhétorique, de mieux voir contre qui s'élabore le texte, mais aussi que la colère de l'auteure, toujours vivante, n'engendre plus de la frustration, mais un désir d'analyse et de compréhension.

Les temps verbaux

Nous débutons notre recension des marques du sujet par les temps verbaux, qUI indiquent le positionnement temporel de l'énonciatrice (axe déictique) par rapport à l'événement décrit et donnent une idée de son attitude par rapport à son récit. Il est donc primordial d'en rendre compte dans la perspective d'une étude sur la construction d'un ethos de l'authenticité. Les temps verbaux témoignent d'une subjectivité particulière et de techniques rhétoriques qui orientent toujours la parole vers la production d'effets chez le lecteur. Nous verrons aussi que la subjectivité exprimée par les temps de verbe peut donner au locuteur une crédibilité et une qualité particulières. L'exemple classique qui illustre cette théorie de l'impact du temps de verbe chez le lecteur est celui de l'utilisation du passé simple dans Candide. Dans ce texte, le passé simple a pour but d'illustrer la distanciation émotive du narrateur face aux souffrances qu'on lui inflige. Un autre temps n'aurait pas su donner ce même ton ironique que ressent le lecteur48. Le fait d'utiliser le passé simple dédramatise

46 À ce propos, rappelons que les premiers théoriciens de l'autobiographie ont été amenés à scinder le «je»

autobiographique, soit le sujet de l'énoncé (moi passé) et le sujet de l'énonciation (moi écrivant) (Starobinsky, Lejeune et Gusdorf).

47 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, p. 102. 48 Selon Anna Jaubert, La lecture pragmatique, p. 40.

(39)

l'événement décrit puisqu'il est un temps qUl démontre une action déjà terminée pour laquelle le locuteur ressent moins d'émotions.

Dans L'événement, le passé composé est jumelé à l'imparfait; le passé simple, lui aussi temps de l'antériorité, n'apparaît en aucun endroit. Le contraire aurait en fait été surprenant puisque le passé simple est le temps de l'éloignement du sujet par rapport à son objet de discours, celui d'une froide analyse. Autrement dit, le passé simple nous fait oublier la présence du locuteur, et comme le fait remarquer Maingueneau, est un temps « sans embrayeur, à modalisation zéro (= assertiont9 ». Nous pouvons donc dire que l'autobiographe qui veut retrouver qui il était à travers son œuvre ne peut utiliser le passé simple sans risquer de réifier sa propre personne, de faire de son récit une simple succession d'événements qui ne sembleraient pas l'avoir marqué. Celui qui énonce le discours au passé simple se coupe du présent, ce qu'il décrit est forcément terminé: «Dès lors qu'ils sont enregistrés et énoncés dans une expression temporelle historique, [les événements] se

, . , , 50 trouvent caractenses comme passes ».

Donc, même si le passé simple offre l'avantage d'une apparence d'objectivité, la contrepartie en est que le narrateur semble ne pas ressentir d'émotion particulière suite au rappel des événements dont il fait le récit. Dans une démarche visant vraisemblablement à établir la crédibilité de son propos face à son public, Annie Emaux doit utiliser un temps qui lui permettrait de montrer un rattachement profond au passé. Et à notre avis, elle a choisi le passé composé parce qu'il est un temps qui indique que le rappel des moments marquants

(40)

est bouleversant. La linéarité, le destin présenté comme une somme d'événements présentés au passé simple et qui doivent avoir une fin, un but, cela est propre à la fiction5l.

Le passé composé s'impose dès lors comme le relais idéal pour marquer que le récit entrepris est passé par rapport au moment de l'énonciation tout en donnant la marge de manoeuvre nécessaire pour le relier au présent, pour que l' énonciatrice puisse éventuellement intervenir et assurer qu'elle fait un bilan, qu'elle en est encore touchée. Le passé composé a cette propriété de garder la valeur du passé simple (c'est-à-dire une énonciation historique) tout en laissant la narratrice bien accrochée à l'axe déictique (ici-moi-maintenant). Ce qui est survenu dans le passé peut être raconté comme un événement historique, mais le narrateur peut aussi préciser, quand l'occasion s'y prête, que « ce n'est

plus ainsi maintenant». Les conséquences des actes sont toujours vivaces, et pas seulement analysées avec un regard critique.

Annie Emaux utilise le passé composé comme temps de tout récit, que ce soit pour rappeler l'année 1963 ou pour traiter de sa visite à la clinique médicale au moment de l'énonciation. Nous prendrons deux phrases pour montrer à quel point l'utilisation du passé composé crée certains effets et que le souvenir autobiographique de l'auteure n'aurait pu se contenter d'une forme fixe, strictement chronologique, comme le lui aurait permis le passé simple. De toute façon, puisque Annie Emaux remet constamment en doute l'exactitude de

50 Émile Benveniste. Problèmes de linguistique générale, p. 239.

51 Dans L'événement, elle écrit: « Je sens que le récit m'entraîne et impose, à mon insu, un sens, celui du

malheur en marche inéluctablement. Je m'oblige à résister au désir de dévaler les jours et les semaines» (p.44).

(41)

sa mémoire et de ses souvenirs, il apparaît dès lors cohérent que son écriture ne s'oriente pas vers la simple succession d'événements dont elle doute elle-même.

Le début du récit de son avortement va comme suit: « Au mois d'octobre 1963, j'ai attendu plus d'une semaine ... » (É, p. 17). Dans cette phrase, ce n'est pas le temps de verbe qui donne au lecteur la référence temporelle, mais bien « l'expression temporelle autonome définie52

»

qu'est « octobre 63

».

En indiquant clairement la date du moment de l'énoncé, Annie Emaux donne à ses lecteurs les repères les plus clairs pour la compréhension, comme de nombreuses locutions adverbiales de temps dans le récit qui témoignent d'un intérêt pour la temporalité, pour une certaine précision de la chronologie. Annie Emaux veut donc que le lecteur sache où s'en va le récit, mais elle ne veut absolument pas identifier bêtement le détail de chacune de ses journées.

Deuxièmement, le passé composé donne à l'auteure la possibilité d'intégrer le récit passé et l'énonciation présente. Il fait en sorte que la description du passé et le moment de l'énonciation peuvent se côtoyer sans problème de logique temporelle. «Privilégiant tantôt la perception d'une séquelle présente, tantôt celle d'une antériorité de l'acte, il [le passé composé] ne lâche pas d'un pouce le repère, fluctuant par nature, du Moi-ici-maintenant; dont il épouse la contingenceS3 ». Par exemple, dans la phrase suivante :

Comme la première fois, elle m'a fait passer dans la chambre. Je n'ai pas eu mal. Au moment où elle m'eIÙevait la sonde en place pour mettre celle de la cuvette, elle s'est écriée [ ... ]. Elle ne m'a pas demandé un supplément d'argent. Le rôle pratique de Mme P.-R. [la sage-femme qui pratiqua l'avortement] s'arrête ici» (É, p. 82)

52 Jacques Moeschler, Langage et pertinence, p. 90.

(42)

L'indicatif présent suit une série de passés composés. Pourquoi ce changement? Nous dirions qu'au même titre que le passé simple montre l'éloignement émotif du narrateur, la description du passé en se servant du temps présent offre, au plan rhétorique, l'avantage d'illustrer une implication concrète de la narratrice qui n'en a pas fini avec son passé; la rétrospection s'effectue, mais le souvenir est encore douloureux.

Toujours au plan de l'embrayage54 de la subjectivité dans le discours à l'aide du passé composé, Moeschler note que le contenu aspectuel des temps verbaux peut s'établir selon une division entre le ponctuel (récit au passé simple) et le duratif (récit au passé composé et à l'imparfaiti5. Dans cette perspective, pour que le passé soit relié au moi actuel et au moment de l'énonciation, l'utilisation de l'imparfait et du passé composé combinés est capitale. Même si elle Annie Emaux veut strictement « établir les faits et avoir la sensation physique de rejoindre» (É., p. 25) son épreuve passée, il y a toujours contamination du présent dans sa réminiscence, et c'est cette présence simultanée moments de l'énoncé et de l'énonciation qu'appellent le passé composé et l'imparfait.

Au plan pragmatique, il y a même parfois simultanéité du récit et du commentaire. Cela donne l'impression' d'une narratrice impliquée: « Je ne sais plus combien de temps

cela

lui a pris pour enfoncer sa sonde. Je pleurais. J'ai cessé d'avoir mal [ ... ] Je ne me rappelle pas à quel moment je lui ai remis l'argent» (É., p. 78). Ici, l'amnésie qui frappe la narratrice au moment de l'écriture devient le thème principal. Le verbe au présent signale une

54 Anna Jaubert définit ce tenue de la façon suivante: « L'embrayage est lié à la présence d'unités qui

projettent les coordonnées personnelles, temporelles et spatiales de la production », Ibid., p. 231.

Références

Documents relatifs

L’Estive, scène nationale de Foix et de l’Ariège (09) / Théâtre en Garrigue, Port-la-Nouvelle (11) / Le Théâtre dans les Vignes, Couffoulens (11) / Théâtre des 2 Points,

La structure narrative du texte journalistique met généralement en scène une forme d’organisation d’un ensemble de structures narratives qualificatives et de structures

Cette , étude nou:s fait prendre clairement conscience de principales attentes des sujets enquêtés lors de P usage du dictionnaire de langue dans l'apprentissage

je padai au oncierge, qui m~ parut un honune fort intemgent. Illl?e confirma tous ces faits et me mena ch z le maire du lieu, qui me donna un morceau d'une pierre tombée devànt

5 Tout à coup, et précisément depuis l’époque du météore, on trouve ces pierres sur le sol et dans les mains des habitants du pays, qui les connaissent mieux qu’aucune autre

o écrire, en respectant les critères d’évaluation, un texte court expliquant l’expression « Voir loin, c’est voir dans le passé », texte qui sera à rendre sur feuille pour

Exit, voice and loyalty a ainsi pour objectif d’étudier les conditions de développement, conjoint ou non, des deux modes d’action, leur efficacité respective dans

[r]