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Partie 1. Chapitre 3 - De la professionnalisation à l’industrialisation

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Partie 1 - Chapitre 3

De la professionnalisation a l’industrialisation

Éric Delamotte Éric Delamotte est maître de conférences de sciences de l’éducation à l’université de Rouen et membre de l’UPRES-A 6065, CNRS. Il travaille sur le marché des langues, l’économie de la formation et les mutations des professions d’enseignement. Il a publié Une introduction à la pensée économique en éducation, 1998.

Deviens ce que tu es (Goethe) Rendre compte de la transformation des rapports sociaux et économiques qui façonnent le regard, économique ou non, sur les métiers de l’éducation, conduit à se poser un certain nombre de questions. Où en sont par exemple, par rapport à cette transformation, les débats scientifiques dans la France des années 90 ? Quelles sont les directions prises ? Si la période précédente s’est largement intéressée à la nature sociale et politique de la condition enseignante, la perspective globalisante est, semble-t-il, abandonnée au profit d’une observation des acteurs. Des convergences inédites, bien que non toujours perçues, se sont manifestées dans les recherches ayant des points de départ et des ressources conceptuelles assez diverses. Ainsi l’analyse de l’action au quotidien est-elle remise actuellement au premier plan (notamment avec les travaux en économie de l’éducation sur les "effets maîtres"). De même, de nombreuses recherches font référence à une culture de métier en mutation.

Les identités professionnelles constituent en effet un thème d’actualité, comme l’atteste la multiplication des numéros spéciaux de revues, spécialisées ou de vulgarisation qui lui sont consacrées (Bourdoncle 1991 et 1993, Gadrey 1994). Dans ce mouvement, la

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professionnalisation des métiers de l’éducation et de la formation apparaît comme une sorte de "joker conceptuel" que chacun brandit, comme une carte maîtresse, pour identifier d’abord, prétendre résoudre ensuite la quasi-totalité des problèmes éducatifs qui surgissent ici et là. Au risque de schématiser outrageusement, la professionnalisation, non seulement c’est bien, mais, grâce à elle, ça va être mieux encore. Admettons… Cela n’interdit pas, cela exige même que l’on soulève quelques questions sur la nature de cette professionnalisation.

De la professionnalisation

Problèmes de définition

Qu’entend-on par professionnalisation ? Quelle dynamique est-elle exprimée par ce terme ? Quel type de reconnaissance propose-t-elle pour l’activité éducative ? A ces questions trois réponses vont être apportées successivement et de façon complémentaire.

Dès lors que l’on cherche à brosser un portrait d’ensemble, l’on doit prendre en compte un fait d’évidence : il existe ce qu’on appelle une "profession", si l’on entend par là des emplois. Sur ce point, aucun doute n’est permis : il y a en France des milliers et des milliers d’emplois d’enseignants et de formateurs.

Plus ouverte à la complexité des phénomènes, une autre façon d’entendre la professionnalisation consiste à partir de l’idée souvent exprimée selon laquelle il faut professionnaliser. "Professionnaliser" s’entend alors au sens d’accroître les compétences et de passer d’une sorte de statut d’amateur ou d’artisan à un statut “professionnel”, avec tout ce que ce mot suggère de compétences et de sérieux dans la pratique (Jobert 1989). Acceptons la possibilité d’une réhabilitation de la part explicite et réfléchie de l’action que, de manière implicite, le terme de professionnalisation comporte.

La question centrale est alors celle du savoir qui constitue la base des actions. Une activité devient en effet une profession quand des savoirs propres, constitués et légitimés fondent l’exercice d’un métier, ce qui est le cas pour celui des médecins des avocats ou des architectes. Pour les enseignants, on peut faire le constat que, depuis longtemps, l’art de la pratique éducative se codifie dans le cadre de la pédagogie (on dit aujourd’hui "ingénierie" pour les formateurs). Celle-ci est enseignée dans des institutions spécifiques (Universités, IUFM, Écoles Normales Supérieures) et elle évolue avec les variables “institutionnelles” (transformation des politiques éducatives) et les connaissances produites par la recherche. On est ainsi conduit à se demander si l’activité professionnelle s’organise autour d’une conception “vocationnelle” du métier ou autour

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d’une “technicité” des pratiques. Avec la première option, la puissance du contexte axiologique est largement admise. L’organisation scolaire est traversée par des fins, des projets et des valeurs qui orientent à la fois sa structuration et ses pratiques. De la sorte, la professionnalisation situe le métier d’enseignant ou de formateur du côté d’une conception à la fois individuelle et collective du travail, lequel ne constitue pas un simple métier mais une vocation inspirée par une mission (comme la justice pour les avocats, le secours aux malades pour les médecins…). Avec la seconde option, qui a trait à l’exercice du métier, on considère plutôt le savoir spécifique (l’expertise) qui détermine les actions.

Bien entendu, l’opposition suggérée ici entre deux sortes de professionnalités ne fait que placer l’un par rapport à l’autre deux types idéaux. Dans la pratique, les enseignants peuvent être aussi fortement attachés aux valeurs qui sont à la base du postulat de l’"éducabilité" qu’aux gestes professionnels qui font la réussite de l’acte pédagogique. La multiplicité des cadres dans lesquels les pratiques peuvent être agencées nous conduit alors à une vision fragmentée ou bien à une vision unifiée de l’activité. Reste que, depuis longtemps, enseigner est une activité dans laquelle et par laquelle on se réalise. Généralement, les enseignants comprennent et veulent comprendre leur vie comme une tâche et une entreprise. Actuellement, ils ont avec la professionnalisation un répertoire dont ils peuvent se servir pour renégocier leur identité, mais le "titre" de professionnel, pour lors, ne semble pas apporter la garantie d’une identité radicalement nouvelle. Le vocable ne ferait que consacrer ou remodeler un statut ou une reconnaissance en quelque sorte déjà là.

On peut enfin approcher le concept de profession en prenant en considération l’organisation collective des emplois. On parle alors de professionnalisation quand une activité, qui est d’abord une source de revenus, se structure socialement.

L’existence de syndicats est, à ce titre, un indice de professionnalisation. En effet, une profession existe par les combats collectifs qu’elle mène pour essayer d’acquérir certains attributs "corporatifs" (autonomie d’exercice et carrière, mais aussi statut et reconnaissances symboliques et sociales). Mais, comme le souligne Yves Careil (1996) à propos des instituteurs, si ceux-ci tendent à se déclarer "enseignants", dans le même mouvement, ils délaissent pourtant le cartable pour le sac à dos (ou l’attaché-case) et oublient souvent d’apposer le macaron MAIF sur la lunette arrière de leur véhicule. Est donc en partie révolue l’époque où la profession d’instituteur était socialement homogène, fortement organisée et consciente de sa force, reposant sur ce que l’on a appelé la "forteresse enseignante" (processus d’autonomisation sur le mode mutualiste). D’où la vision de certains enseignants d’un "âge d’or" disparu. Le moins que l’on puisse dire en

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tout cas est que cette perspective est en porte à faux par rapport à l’idée de la professionnalisation comme processus d’acquisition.

On perçoit d’ores et déjà que le terme de "professionnel" ne coïncide pas tout à fait avec le statut actuel des enseignants. Plus exactement, il y a un décalage entre la dynamique de la professionnalisation et la position de ces derniers. Plus on analyse, plus l’objet s’éloigne, les définitions ne se recoupant que partiellement. La mise en récit de la professionnalisation (entendue comme un processus d’autodéfinition) apparaît alors comme un mouvement d’unification, au carrefour d’éléments objectifs et de représentations subjectives. Reste donc à dépasser ce constat de diversité pour construire une autre analyse de (et sur) la professionnalisation.

L’hypothèse de l’industrialisation

La question de savoir si les enseignants sont engagés dans une transition professionnelle reste en effet une question confuse. A partir de quel point de vue restituer et rendre intelligible un métier dans sa longue histoire comme dans ses transformations contemporaines ? On se plaît à imaginer la professionnalisation de l’éducation et de la formation mettant en scène une figure positive de l’enseignant, où la simple activité éducative serait transcendée. La professionnalisation serait le support, sinon le principe, de la plus grande part des attentes, exigences et espérances cristallisées sur les enseignants, dans le présent ainsi que dans l’avenir. Ainsi raffermie, l’image dissimule cependant une grande fragilité. En déclarant publiquement que l’enseignant est bien ce qu’il prétend être, à savoir un professionnel, ne proclame-t-on pas en effet aux yeux de tous une fiction ou une "imposture légitime", selon la formulation d’Austin ? La notion de professionnalisation ne contribue-t-elle pas, de fait, à masquer des rapports de force nouveaux qui pèsent sur leur travail ?

Bien que les travaux soient très nombreux sur le métier d’enseignant, on peut y relever quelques taches aveugles, parmi lesquelles le problème de la "technicité" de l’activité éducative. Sur quelle base s’organise-t-elle ? En quoi la professionnalisation est-elle un changement ? Pour tenter de limiter la polysémie du terme, certains chercheurs ont préféré remplacer le terme de professionnalisation par celui de rationalisation. Mais c’est là une expression tout aussi générale, qui déplace le problème sans guère le résoudre.

Sans prétendre régler un débat d’une telle envergure, nous nous demanderons ici comment l’approche en terme d’industrialisation tente par divers moyens d’échapper aux antinomies classiques et dessine un nouvel espace de questionnements. La "professionalité" qui polarise

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l’attention sur les savoir-faire est fictivement neutre. Du moins est-ce notre hypothèse. La professionnalisation correspond en fait à un nouveau modèle d’engagement dans le travail en relation avec deux obligations, en partie contradictoires : autonomie et conformité. D’un côté, on exige des enseignants plus de responsabilités face à la diversité des apprenants et une marge de décision plus importante. De l’autre côté, cette exigence est formulée alors même que le fonctionnement des services éducatifs repose sur le renforcement des pressions et des évaluations (de la hiérarchie et des usagers) sous la forme de contrats (notamment dans le cadre des projets d’établissement).

Avec la professionnalisation, ne s’agit-il donc pas de faire intérioriser les objectifs de performances par les salariés, de manière à ce que les micro-décisions dont ils deviennent maîtres soient prises en cohérence avec la politique générale dans laquelle les enseignants doivent s’insérer ? En posant ainsi la question de l’industrialisation, on peut vaincre un premier obstacle épistémologique, puisqu’on se démarque d’une vision de l’action éducative professionnelle ayant comme principe essentiel l’autonomie. Au contraire, c’est la contrainte qui est placée au centre de l’analyse.

La question de la contrainte se manifeste sur deux plans : au niveau des institutions avec les règles auxquelles l’ensemble d’une profession est soumise ; au niveau des individus par les méthodologies ou les "routines" qu’ils appliquent dans le travail. La "professionnalisation" (mutation ou fiction) des métiers de l’éducation a, selon certains chercheurs, toutes les caractéristiques d’une néo-standardisation, tant elle vise à redonner de la force aux règles de type procédural, à resserrer les cadres de l’action organisée et à produire de la domination plus que des modèles rénovés de gestion de l’autonomie.

Cependant, d’autres chercheurs mettent en avant le fait que la normalisation des procédures opératoires tend à être remplacée par un auto-contrôle des comportements, basé sur un engagement et une loyauté dans l’organisation. Dès lors, se pose la question des modes de "gouvernement" propres aux organisations éducatives. Grossièrement, on oscille entre des approches fondées sur un resserrement du contrôle des actions et d’autres basées sur le principe d’une régulation flexible de la coordination des actions qui dépasse les limites étroites découpées par la division du travail.

Pour une comparaison entre deux mondes

Quel est l’intérêt du thème de l’industrialisation et de son effet de dévoilement ? Premièrement, l’on prend congé grâce à lui des vestiges d’un monde de l’enseignement tenu pour

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"à part". La référence industrielle dépossède en effet les éducateurs du privilège de la position singulière qu’ils s’accordent d’ordinaire.

Deuxièmement, pour reprendre une formule d’Yves Lichtenberger, il en va de même pour l’institution éducative et pour l’huître : tant qu’on l’observe de l’extérieur, on peut affirmer que c’est un caillou. Les changements sont peu perceptibles, essentiellement parce que l’exercice du métier d’enseignant s’opère à l’abri des regards externes. Mais en reformulant la problématique de la professionnalisation par celle de l’industrialisation, on rend possible des comparaisons avec d’autres activités et d’autres métiers.

Troisièmement, le thème de l’industrialisation se révèle efficace pour mener une interrogation sur les logiques économiques actuelles, entre régulation de l’éducation et régulation sociétale. Le monde social n’est pas un jeu de hasard et, de ce fait, il est le lieu d’une dynamique interne. Évoquer l’industrialisation, c’est indiquer que des "déterminismes économiques" agissent directement sur l’éducation.

Cette perspective critique choquera peut-être. Il est tentant de faire comme si le simple rappel des conditions sociales de l’enseignement marquait la volonté de réduire l’art éducatif au générique, le singulier à la classe ; comme si le constat de ce que le monde social impose de contraintes et de limites à la pratique la plus pure était l’expression d’un dénigrement ou une affaire de croyance. Pourtant, la dimension comparative est devenue (implicitement ou non) une composante constitutive des recherches. Cet aspect représente probablement une richesse à la condition formelle toutefois qu’il ne se borne pas à une comparaison sans concepts ou à une simple juxtaposition de deux ensembles. Faute de quoi, l’on risque de céder à la tentation de comparer l’incomparable (Porcher 1996).

Insistons-y. Le surgissement d’un débat sur l’industrialisation replace le travail au cœur des enjeux de société et, pour ce qui nous concerne, au cœur d’une démarche comparative. Or, pour qu’une telle démarche soit possible, il est indispensable de bien choisir le point de vue adéquat. Il serait erroné, en effet, de constituer une réalité autour de l’industrialisation de l’éducation, la "présentifier", comme le dit Husserl, sans la rapporter à une industrialisation d’un autre secteur propre à favoriser la compréhension des mécanismes que l’on observe. En conséquence, au risque de redire des choses bien connues, il est temps de préciser quelque peu à quoi l’on peut la comparer lorsqu’on analyse l’activité des enseignants.

Définir et comparer le métier d’enseignant avec d’autres métiers représente un vrai problème. Nous avons en tout cas conscience que, la plupart du temps, c’est l’emploi, le poste, la tâche qui sont pesés et jamais le métier. Peut) on réduire le métier aux gestes, à une compétence ?

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L’architecte qui ne serait que compétent serait-il un bon architecte ? Les questions posées à propos de métiers artistiques ou à forte dominante artistique ont le mérite d’élargir les perspectives (Le Boterf 1994). Outre le talent, que valent finalités et éthique. Le choix de former repose sur des techniques et un art de faire, mais il se réfère toujours à un projet éducatif. Dans l’action éducative, il y a une alliance, sans cesse renouvelée, de l’outil et du sens. On croit, selon la formule de P. Meirieu (1991), à l’"éducabilité" des apprenants et l’on s’efforce d’inventer les moyens susceptibles de permettre la réalisation de cette conviction. Les métiers de l’éducation et de la formation sont caractérisés par des règles dont on attend qu’elles soient marquées, transformées par les engagements et les talents personnels. Qu’on le veuille ou non, du fait de ces ingrédients hors normes, comparer n’est pas simple.

Pour ce faire, on peut s’appuyer sur la typologie élaborée par Hannah Arendt (1958) : le travail, l’œuvre et l’action. Par le travail, l’homme produit des biens de consommation, dont la caractéristique est justement qu’ils sont éphémères, mais renouvelables. L’homme s’épuise à les produire. A côté de la production des biens de consommation, l’homme crée des œuvres. Celles-ci sont capables de durer, et elles durent en effet parce qu’elles incarnent le sens de l’être, au-delà des générations. Enfin, l’action met en avant ce qui, dans toute activité, concerne les agents. L’action est une activité située, qui doit toujours être rapportée aux acteurs en présence. Elle caractérise donc les initiatives qui se déploient dans l’histoire quotidienne. A la différence de l’œuvre faite pour durer, l’action est, non pas éphémère comme le bien de consommation, mais fragile. Tributaire de l’engagement des acteurs à la soutenir, l’action se pérennise par la constitution d’institutions. En ce sens, son domaine par excellence est la politique.

L’éducation est-elle à analyser comme un travail, une œuvre ou une action ? Relève-t-elle de la production et, sinon, est-elle création ou action ? N’est-elle pas l’une des voies privilégiées choisies par les humains pour assurer leur pérennité ? Depuis Durkheim, on sait en effet que l’École a pour fonction première de socialiser, c’est-à-dire de transmettre des savoirs et des principes entre les générations adultes et celles qui ne le sont pas encore. Ce qui se transmet ainsi est un patrimoine, mais l’éducation se réalise aussi dans le cadre d’institutions.

Aussi sommes-nous amené à considérer que son objet, l’enseignement, se situe entre œuvre et action et qu’à ce titre, il est proche des activités artistiques. En effet, au stade de la création artistique, l’art demeure une non-marchandise. En effet, l’acte de création est une recherche esthétique, c’est-à-dire une affaire entre l’artiste et lui-même. Sous cet angle l’œuvre est projection du créateur. Mais, plus encore, si l’art existe, c’est parce que l’artiste trouve en face de lui les autres. Les rapports artiste-société s’organisent selon une logique du don (Godbout 1992). Les

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activités culturelles apparaissent, dans un premier temps, étrangères à la rationalité économique. Cependant, les galeries, les commissaires-priseurs et plus largement les intermédiaires, dont les industriels et les commerçants, organisent une médiation entre les artistes et les consommateurs (Rouget et Sagot-Duvauroux 1996). En découle, soit que l’œuvre n’est pas complète lorsqu’elle sort de l’atelier, soit qu’elle perd son "aura", selon l’expression de Walter Benjamin, des qu’elle est échangée.

Au niveau des individus, les activités de l’artiste comme celle de l’enseignant se présentent comme "désintéressées". Par définition, elles impliquent un rapport particulièrement libre à ce qu’on appelle d’ordinaire les nécessités économiques. Malgré les transformations de la société, force est de constater que les métiers liés à la culture et à l’enseignement occupent une place valorisée dans les sociétés modernes. Depuis le romantisme, la vocation moderne est celle de l’artiste et secondairement celle du savant (Schlanger 1997). Certes, dans le passage d’une société régie par l’"économie du salut" à une société régie par le "salut par l’économie", selon la formule de Max Weber, le regard sur la culture et l’éducation a changé. De prestigieuse, la culture est devenue profitable ; de morale, l’éducation est devenue utilitaire. Il y a une altération de l’image et du statut de la culture comme de l’éducation. Tout devient plus complexe : l’on débouche sur une redéfinition de l’engagement s’il est vrai que l’éducation et la culture se situent sur le registre de l’action, voire du travail. Du moins peut-on se poser la question.

A chercher à distinguer le travail, l’action et l’œuvre dans ces réalités que sont l’éducation et la culture, on devine combien l’explication mérite que l’on s’attache aux aspects objectifs du travail. Tout ce que les acteurs connaissent (ou croient connaître), de façon tacite, sur les circonstances de leur activité et de celle des autres, et qu’ils utilisent dans la conception ou la reproduction de leur activité, constituent autant de critères de validité. Au-delà du désintéressement des individus et des rapports de sens, il faut questionner les structures sociales, dans les objets et dans les dispositifs, qui imposent leurs présences, leurs urgences, les choses à faire ou à dire.

Concluons donc cette première analyse en remarquant que ce bref plaidoyer en faveur d’une comparaison des métiers autour du thème de l’industrialisation a déjà un avantage : il permet d’aller bien au-delà du seul registre de la professionnalisation auquel, trop souvent, on veut restreindre le travail des enseignants et des formateurs. Celui-ci est à resituer dans le cadre plus large des industries culturelles.

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Industries culturelles et services éducatifs

Rappelons que le terme d’industrie culturelle est historiquement lié aux travaux de l’école de Francfort. En 1947, Horkheimer et Adorno (1983), vivant aux USA, considéraient que l’œuvre culturelle se heurte au registre de la marchandise. Ils diagnostiquaient qu’avec la consommation de masse, les "choses de l’esprit" s’industrialisent.

Dans cette perspective, G. Tremblay revient ici même sur l’une de ses analyses (Tremblay 1990) pour organiser, quant à lui, les différents arguments et critères susceptibles d’aider à décrire l’évolution des industries culturelles. Il en retient quatre, plus significatifs. Le premier prend en compte la dimension quantitative liée à la mobilisation des ressources et à l’organisation concentrée des secteurs culturels. Le second particularise les industries culturelles par le fait qu’elles utilisent de la technologie et par l’importance qu’elles accordent aux moyens nécessaires à la reproduction des biens culturels. Le troisième considère le marché, c’est-à-dire la relation entre l’offre et la demande, pour éclairer les productions et distributions des biens. Le quatrième et dernier critère fait référence au processus capitalistique et aux transformations de l’organisation du travail, ce critère constituant d’ailleurs à lui tout seul un moyen de décrire la nature industrielle de l’organisation culturelle (Lacroix et al. 1993).

A partir de cette grille, notre démarche consiste à en appliquer les notions, catégories et paradigmes aux réalités de l’éducation. Pourtant, il apparaît immédiatement que ce type de transfert n’est pas totalement acceptable. De fait, il se heurte à l’idée de départ, évidemment banale, selon laquelle l’approche des industries culturelles est largement inspirée par les exigences et les modalités de fonctionnement de la grande industrie. Or, la "montée des services" implique un renouveau de la théorie de la production de valeurs.

Délimitation du secteur

Le secteur culturel, en premier lieu, se caractérise par son inscription dans l’économie de marché. La réalisation du travail artistique exige en effet une autonomie ou plus exactement une marge de liberté, que le marché lui procure. Personne ne conteste non plus que ce secteur ait acquis une réelle consistance économique grâce à l’essor des industries culturelles (édition, cinéma et télévision, enregistrement sonore). Mais le consensus sur ce que désignent les industries culturelles s’arrête là. A partir de quand peut-on parler d’industries culturelles plutôt que de création artistique ? Le spectacle vivant (théâtre, opéra, cirque…) est-il assimilable à une industrie ?

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Reste qu’en termes de tendances, les productions culturelles se sont industrialisées, n’échappant pas, du même coup, au mouvement général de l’économie. Aussi les industries culturelles adoptent-elles des stratégies voisines de celles observées dans d’autres secteurs : le secteur culturel s’est rapproché de l’économie standard, conduisant des économistes (Benghozi et Sagot-Duvauroux, 1994) à le prendre en compte, eu égard à son poids financier et à l’interaction qui l’associe de manière croissante avec ces autres secteurs.

Une seconde caractéristique marque le champ culturel : la présence de l’État. Historiquement, le domaine culturel est grandement attaché au Prince et au mécénat. Les artistes sont considérés comme faisant partie de la "domesticité" ; l’artiste est un artisan, et le critère majeur de la profession de peintre ou de sculpteur est le métier en tant que savoir-faire (Moulin 1992). Progressivement, la dynamique professionnelle prend toutefois son essor et le champ débouche sur la formation de marchés culturels élémentaires (Braudel 1985). Ainsi constate-t-on que, depuis la Renaissance, se tissent des liens étroits entre le système culturel et le système économique. Au XIXe siècle, la théorie de l’Art pour l’Art marque la revendication de l’autonomisation du champ culturel. Toutefois, malgré l’autonomisation et l’inscription de la culture dans l’économie de marché, l’État et les collectivités territoriales gardent une position déterminante : ils sont à la fois commanditaires, producteurs et régulateurs. Le secteur culturel est donc un secteur hybride qui relève à la fois du domaine public et du domaine privé (Baumol, Bowen 1966).

Le mouvement de privatisation de la culture est différent de celui qu’a suivi l’éducation. En effet, si on l’inscrit dans la longue durée, l’école n’est devenue un bien collectif géré par la puissance publique que relativement récemment. Sous l’Ancien Régime, les corporations et les œuvres de dévotion et de charité, d’une part, les communes, d’autre part, organisaient l’éducation. Avec la modernité, l’éducation est devenue un bien sous tutelle. Érigé en "tuteur", L’État s’est substitué à l’initiative privée et l’éducation est administrée comme un bien collectif. Comme le montre Reguzzoni (1989), cela n’empêche cependant pas le modèle solidariste d’être aujourd’hui encore présent en Europe. Il se manifeste là où les individus se rassemblent à partir d’un projet spécifique qui est de réaliser un choix éducatif à partir d’une conception commune du monde. Les établissements scolaires privés (adeptes d’une pédagogie particulière ou confessionnelle), subventionnés ou non par les pouvoirs publics, sont puissants aux Pays-Bas, en Belgique et en Espagne. Si l’enseignement scolaire traditionnel est essentiellement sous le contrôle de la puissance publique, la délimitation du secteur éducatif en tant que secteur d’activité fait apparaître l’existence de plusieurs formes d’acquisition des biens éducatifs qui ne relèvent pas de

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cette puissance (Becker 1964), témoignant de ce que l’éducation et la formation sont, elles aussi, des domaines hybrides.

Une première forme d’acquisition est d’ordre domestique : la transmission des connaissances passe, pour une part, par les parents ; on est alors dans ce qu’on appelle l’économie informelle. Toutefois, des biens éducatifs sont aussi proposés de plus en plus fréquemment par le marché, au titre d’adjuvant à l’action des parents.

La deuxième forme d’acquisition est liée aux pratiques professionnelles et à l’emploi. Après la sortie de l’institution éducative, le développement des connaissances et savoir-faire se prolonge en effet lors de stages et d’apprentissages sur les lieux de travail, dans le cadre de la formation permanente. Ce type de formation s’est développé en France sous la forme d’un marché.

Enfin, une troisième et dernière forme est liée au fait que nombre de salariés acquièrent une meilleure qualification pendant le travail : on parle alors de formation "sur le tas", laquelle s’inscrit aussi dans le domaine de l’économie informelle.

A suivre ainsi les dynamiques respectives des deux domaines, on perçoit en première lecture qu’ils possèdent chacun des logiques propres. Pendant que les industries culturelles sont assimilées aux autres secteurs industriels et marchands et, à ce titre, mesurées à l’aune des critères de l’économie de marché, les services éducatifs sont observés par les sciences humaines essentiellement sous l’angle de l’action publique ou de l’investissement.

Technologie

En s’intéressant à l’évolution des modes de production et de consommation, de nombreuses recherches ont mis au cœur de leur problématique la question des nouvelles technologies. La prise en compte de cette dimension permet en effet de saisir comment les évolutions techniques ont un impact sur l’organisation de la production et affectent la configuration des industries culturelles ainsi que la nature des services et des produits proposés (Mattelart, A., Mattelart, M. 1986).

Aussi l’utilisation des technologies de reproduction est-elle souvent invoquée comme critère propre aux industries culturelles. De fait, elle impose des exigences nouvelles et la contrainte de la production artistique s’en trouve objectivée dans les machines ou logiciels. D’où l’importance pour les sciences de l’information et de la communication de ne pas faire l’impasse sur ce que signifie la technique.

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La culture, au cours du XXe siècle, se caractérise par la complémentarité machine-contenus au niveau de la production comme pour la consommation. L’instrumentation domestique des pratiques culturelles a en effet graduellement acquis de l’importance, au point que, du phonographe aux ordinateurs en passant par la radio et la télévision, l’utilisation de machines et de supports est devenue la forme dominante de la consommation culturelle (Flichy 1991). Cependant, la reproduction en masse, sous la forme de produits, et l’industrialisation n’en restent pas moins limitées à des secteurs particuliers comme le montrent a contrario les formes, telles que spectacles vivants (théâtre, danse, spectacle de rue…) dans lesquels l’ensemble des processus créatifs n’est pas standardisable.

Pour le secteur éducatif, on notera que la question de la complémentarité machine-contenu n’est pas absente. Gershuny envisage d’ailleurs que les grands secteurs comme ceux de la santé et de l’éducation entrent dans l’ère de leur industrialisation et de leur transformation en self-service. Il examine singulièrement l’Open University, fondée sur des enseignements dont une large part est consommée à domicile en self-service et qui a comme caractéristique première, pour lui, d’être de meilleure qualité et d’un coût moindre pour la collectivité et les étudiants. Dès lors, la nouvelle classe de biens dominants (santé, éducation, loisirs) peut justifier un investissement public massif destiné, non plus aux services, mais à l’infrastructure matérielle des réseaux (comme en témoignent les développements de la téléformation mis en valeur par Marot et Darnige (1996)). Toutefois, cette appréciation entre en contradiction avec celle de théoriciens tels que D. Bell, pour lesquels la société actuelle est une société post-industrielle, c’est-à-dire une société de service. Selon lui, se produit en effet un glissement de l’industrie manufacturière vers le tertiaire et la "relation de service". Le raisonnement de Bell, que l’on peut considérer comme sociologique, est donc à contre-courant de celui des économistes qui considèrent que l’industrie intègre une fraction importante des services.

Entre les tenants de la thèse d’une industrialisation de l’éducation et les tenants de celle d’un développement des services, la période actuelle paraît donner raison aux seconds. La technologie, en première lecture, ne semble pas être un bon critère explicatif pour assimiler les services éducatifs aux industries culturelles.

Marchandisation

Le consumérisme qui caractérise la société française d’aujourd’hui inclut un consumérisme éducatif et culturel. La "culture du choix" est en effet devenue une composante majeure des comportements. Néanmoins, il convient de distinguer entre deux réalités distinctes :

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l’individualisation marchande, qui touche l’ensemble des biens et des services (marchand, non-marchand), et le marché en tant que tel. Dans le premier cas, on observe l’articulation production-consommation comme un fait social ; dans le second cas, on observe l’organisation et le fonctionnement d’un marché, que l’on peut décrire soit par ses modalités (flux, éditorial), soit par son volume et sa structure. Ces deux observations ne sont d’ailleurs pas antinomiques.

Cette distinction entre la marchandisation considérée comme fait social et la marchandisation comme pratique économique est proposée notamment par les tenants de l’économie des services qui observent un "rapprochement" des prestataires de services et de leurs usagers. Selon eux, on assiste à une complexification des relations, à interpréter comme la réponse positive apportée aux insatisfactions engendrées par la production "industrielle" de services marchands peu différenciés (Eiglier et Langeard 1987).

Dans le domaine éducatif, soumis comme il l’est à l’extension indéfinie des demandes particulières, l’État moderne tente par la décentralisation de répondre aux critiques portant sur son hypercentralisation, l’impersonnalité de son administration et son manque d’intérêt pour les spécificités locales ou régionales (Weiler 1990). Ainsi, par exemple, l’évolution actuelle des universités françaises où les étudiants peuvent négocier des parcours et évaluer les enseignements, s’oppose-t-elle à la représentation distante qui caractérisait les rapports administratifs (Strobel 1994). La transformation du lien social et la place de l’usager sont prises en compte par la recherche (Combès, Fichez 1995). A l’organisation hiérarchique et pyramidale des pouvoirs à laquelle l’usager reste extérieur répond le service collectif décentralisé dont l’usager est partie prenante. Les relations de services semblent emprunter pour se développer les voies paradoxales du marché.

Sur le registre de la marchandisation "économique", G. Tremblay (1994) considère que l’éducation n’échappe pas à l’extension de la logique marchande qui touche l’ensemble de la vie sociale. Mais il distingue éducation et industries culturelles par le fait que, s’agissant de la première, l’exigence de reproduction sociale est en contradiction avec les impératifs d’une industrialisation marchande. L’éducation est donc sous la gouverne de la logique de service public. Complémentairement, comme le signale B. Miège (1994), les institutions éducatives conservent des traits distinctifs, tenant notamment à leur mode de financement : la majeure partie du financement est à la charge des autorités publiques.

Cependant, les économistes rappellent que les biens éducatifs ne sont pas des biens publics purs. Le choix du financement public est de nature politique et ne relève pas d’une "loi" économique. Et de fait, on assiste à un puissant mouvement en faveur d’une privatisation de

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l’éducation. La Banque mondiale, aujourd’hui, recommande couramment à certains pays d’améliorer leur systèmes éducatifs en faisant acquitter à leurs usagers les frais de scolarité et en étendant la privatisation de l’enseignement. Cette recommandation est d’autant plus significative que, dans les années 70, le même souci d’efficacité et d’équité avait conduit à préconiser un effort de l’État (Jimenez 1987). La recherche de la limitation des coûts publics de l’éducation favorise l’ouverture à d’autres sources de financement.

Avec cette tendance, pour Miège, nous sommes en présence d’un mouvement de longue durée, fonctionnant au début sur les marges, mais dont les marges ne cesseront de s’élargir. L’extension de la sphère marchande semble se concentrer actuellement sur les activités périscolaires et sur la formation des adultes (Mœglin 1993, Coridian 1994). Cependant, alors que nous assistons à la multiplication de travaux sur le fonctionnement réel des marchés, il est indispensable de mentionner ceux qui réévaluent la place des organisations sans but lucratif dans la structuration de ces marchés (Di Maggio 1990 ; Archambault, Boumendil 1995). Ces institutions publiques et associations limitent l’extension de la commercialisation aux biens éducatifs.

Cette relative résistance du domaine éducatif à la régulation par le marché est elle-même à mettre en perspective avec les résistances que l’on constate dans le champ culturel. L’inscription de la culture dans l’économie de marché, il est vrai, ne date pas de l’époque des industries culturelles et, avec l’édition, puis le disque et le cinéma, les activités culturelles se sont substantiellement ouvertes à la marchandisation. Cependant, si la pression tendant à intégrer la culture aux rapports marchands est très forte, cela ne veut pas dire pour autant que sa marchandisation se réalise automatiquement. Au contraire, pour J.-G. Lacroix (1994), le secteur de la culture pose au processus de marchandisation de nombreux problèmes, et il ne vaut d’ailleurs pas pour tous les produits ou services culturels ; pour importante qu’elle soit, une part seulement du domaine culturel est marchandisée. De plus, la participation de l’Etat et des collectivités territoriales au développement du domaine culturel fausse l’extension de la logique de la marchandisation des biens culturels (subventions, réglementation des prix, quotas).

Le problème de la marchandisation met aussi en relief une autre perspective, celle liée à l’incertitude qui règne sur la valeur des produits. Fondamentalement, les marchés de l’art s’apparentent en effet pour Rouget et Sagot-Duvauroux (1996) à des marchés "insondables", où il est difficile de connaître la qualité des biens échangés. De plus, le secteur culturel est un secteur à risques, la demande étant hétérogène et les goûts et préférences des consommateurs étant

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imprévisibles et volatiles. La menace y pèse donc toujours, de non-consommation ou de mévente, pour un film, un livre ou une pièce de théâtre.

De son côté, l’économie des services a substitué la problématique de la confiance à celle du risque pour appréhender les dangers et avantages de la marchandisation du secteur éducatif. Construite au départ sur le modèle de l’échange de biens manufacturés homogènes, dans un univers d’informations parfaites, l’analyse économique s’est progressivement mise à intégrer la réalité d’une économie où dominent l’hétérogénéité des prestations et l’imperfection de l’information (Akerlof 1970). Les problèmes posés par la définition de la qualité des biens, afin de réduire l’incertitude sur ce type de marché, se résolvent par la constitution de dispositifs de légitimation permettant la construction d’une norme sociale d’étalonnage. Ainsi, dans le domaine de la formation des adultes, le discours sur l’ingénierie constitue-t-il une nouvelle ligne d’ajustement (Delamotte 1994).

En somme, que ressort-il de ces considérations ? Dans le domaine culturel comme dans le domaine éducatif, la dimension relationnelle et l’obligation de la confiance, avec notamment le fait que les performances sont évaluées de façon anticipatrice, tendent à démontrer que seuls les mécanismes sociaux permettent aux échanges marchands de se dérouler. Dans le domaine éducatif en particulier, les comportements des opérateurs économiques sont guidés par des conventions spécifiques où s’appliquent des objectifs et des critères de rationalité autres que ceux postulés par la théorie économique classique (Moati 1992). La professionnalisation pourrait, selon cette perspective, être comprise comme une adhésion à une nouvelle convention, c’est-à-dire à une nouvelle croyance partagée (Gomez 1994).

Processus capitalistique

Historiquement, l’organisation concurrentielle est associée à l’accumulation extensive, puis l’organisation monopolistique à l’accumulation intensive, centrée sur la consommation de masse. L’histoire économique est ainsi jalonnée par une succession de "paradigmes productifs" (Dosi 1988), ces paradigmes étant eux-mêmes construits autour d’une forme de production et de consommation (comme ce fut le cas avec le "fordisme" à partir des années vingt). Les décideurs reproduisent ce paradigme qui devient dominant dans l’ensemble de la société. Le secteur culturel comme le secteur éducatif y échappent d’autant moins que l’enseignement, par exemple, a pu être considéré par Lê Thanh Khôi comme la plus grande "industrie" de son époque.

Dans cette perspective, Aglietta et Brender (1994) interprètent la crise actuelle comme une divergence entre les normes de consommation et de production. L’inflation des années 1970-80

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en est la forme particulière et apparaît à leurs yeux comme une tentative visant à reporter ou différer ces déséquilibres. Aujourd’hui, dans le cadre d’une économie de la différenciation, la marchandisation des éléments collectifs entrant dans la reproduction de la force de travail est présentée comme l’un des moteurs possibles de reconstitution d’un nouveau régime d’accumulation.

À cet égard, au-delà des débats entre société néo-industrielle et société post-industrielle, l’éducation est investie d’un grand intérêt par la sphère économique. Elle est en effet envisagée comme une consommation essentielle, parfois comme un nouveau produit. L’accent mis du même coup et de façon récente sur la nécessité de rendre productifs et d’industrialiser les services éducatifs semble coïncider avec cet objet de reconstitution du nouveau régime d’accumulation. Pour saisir globalement la mutation actuelle, il s’agit d’examiner la manière dont un processus économique est décrit. Cet "état des lieux" porte à la fois sur la transmission de la valeur, c’est-à-dire sur sa création et sur sa transformation en rentabilité sur un marché, la question de la valorisation étant essentiellement polarisée par le problème de la productivité.

Jusqu’à aujourd’hui, l’efficacité d’un mode de production s’exprimait en effet en résultats quantitatifs, marquant la domination du paradigme de l’industrialisation manufacturière. Celui-ci est basé sur la place centrale de l’outil technique au sein du processus de production, accordant par là une place secondaire au travail humain. Cette perspective est présente dans les questionnements, sur les industries culturelles notamment, à travers le constat de l’importance des moyens nécessaires à la reproduction et à la diffusion des biens culturels en série. A partir de l’analyse de la productivité, on s’attache à la question du rendement économique de cette "machinerie".

Il en est de même pour l’éducation, où la question de l’efficience obsède les planificateurs. Mais l’éducation est basée essentiellement sur le travail humain, et elle nécessite peu de matériel technique ou de matières premières. De fait, les activités de service sont des activités à forte intensité de travail et à faible intensité de capital, si on les compare à la plupart des activités industrielles. Dès lors, les possibilités de substitution du capital au travail sont limitées.

La tradition taylorienne a conduit à penser l’efficacité par une répartition des degrés d’autonomie dans la conduite de l’action. Si l’autonomie opératoire est reconnue aux enseignants dans la gestion de la relation éducative, le choix des règles, des structures de travail et des objectifs sont l’apanage de la hiérarchie (administration centrale et corps d’inspection). Un demi siècle d’organisation taylorienne a profondément différencié les cultures de métiers de l’amont et de l’aval, les uns développant des compétences pour traiter les situations abstraites et comportant

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de nombreux degrés de liberté, les autres développant des savoir-faire réactifs sur des situations concrètes, mais où l’incertitude sur les phénomènes en cause est faible.

Or, si l’on sort de ce paradigme, en admettant que la productivité ne s’analyse plus aujourd’hui sur une base quantitative mais qualitative, l’idée et la mesure de l’efficience du travail se modifient. En éducation, la capitalisation des savoirs et des méthodes est observée ; on constate également actuellement le développement d’une rationalisation élargie qui s’appuie sur une formalisation étendue. Si ces éléments donnent donc du poids au raisonnement en termes d’industrialisation ou de néo-industrialisation (Mayère 1993), ils peuvent toutefois être aussi interprétés de manière différente : de nos jours, l’activité économique tend à se structurer autour des services et du traitement de l’information. On assiste alors à un passage de l’organisation "fordiste" à une organisation "flexible", où prime la question de la coordination.

Enfin, la notion de productivité se comprend bien si l’on considère le processus de production comme une "boîte fermée", où s’effectue une opération de transformation. Or, avec l’éducation comme service, le problème de la productivité ne peut plus être compris seulement d’un point de vue interne. En tant qu’il est un acte, le service éducatif est toujours un processus portant sur quelqu’un en faveur de quelque chose. Il y a donc une mise en relation entre une "machine économique" et un extérieur. De la sorte, la productivité et la valorisation ne sont pas nécessairement basées sur l’efficacité interne du prestataire. L’efficience et les modes de valorisation tiennent aussi à la mise en relation, c’est-à-dire à la circulation des biens informatifs, éducatifs ou culturels. On est amené alors à développer les raisonnements en termes d’indicateurs relatifs à l’organisation du travail, du processus de production et des résultats (Gadrey 1996). L’évaluation porte, au delà des engagements de moyens, sur le résultat du service, c’est-à-dire sur la "qualité" de la prestation et sur ses retombées en termes de prix et de clientèle (fidélisation, extension). Dès lors, c’est au niveau de l’adaptation aux besoins de l’utilisateur et donc de la gestion des relations avec celui-ci, que se situe l’un des aspects fondamentaux de la productivité.

Dans cette oscillation entre un passé "fordiste" et le devenir (la transition vers de nouveaux modèles), l’analyse de la cohérence des modes d’organisation de la production nécessite le recours à des méthodes d’observation nouvelles. Celles-ci se calquent dorénavant sur le caractère complexe, flexible et coopératif de l’agencement de la production. Le foisonnement des questionnements — dont, en premier lieu, ceux qui interrogent la professionnalisation — montre la difficulté à interpréter les mutations en cours, en général et pour l’éducation en particulier.

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Division du travail

Le modèle industriel implicite que portent les approches en termes d’industries culturelles fonde la théorie économique de la valeur sur la rationalisation de l’utilisation des biens d’équipement. La caractéristique du monde industriel tient effectivement en ce que celui-ci peut être défini comme une série d’opérations codifiées successives. En référence à des critères techniques, l’industrialisation se caractérise alors essentiellement par la rationalisation des tâches physiques. A ce titre, le travail, en tant que facteur de production, est échangé comme un élément indifférencié, même si l’on est amené à tenir compte des différences de qualification. Mais ce facteur est subordonné aux actifs matériels (machines et autres moyens matériels de production), le savoir ne révélant sa valeur qu’à travers sa fonction d’adjuvant des actifs matériels. Plus encore, après les hommes et les machines, le savoir sur le travail se formalise. C’est l’objet de la science du travail chère à Taylor ou Fayol.

Les industries culturelles correspondent assurément, de manière quasi typique, à cette définition. Ainsi, dans le champ de la culture, le double procès de séparation, qui instaure une démarcation entre le producteur et le produit de son travail et qui sépare les tâches de conception et les tâches d’exécution, est une marque forte du processus d’industrialisation. Rappelons d’ailleurs que la tradition critique marxiste a pendant longtemps souligné que la logique capitaliste impose ses conditions et ses contraintes par une division du travail accrue et, même si cette conception du travail a, depuis, révélé ses limites, elle n’en reste pas moins actuellement de loin le modèle le plus répandu, pour les industries culturelles comme pour l’éducation.

Cependant, plusieurs indices montrent que l’on assiste à l’émergence d’un nouvel agencement du travail. Le premier est le fait que la "ressource humaine" est aujourd’hui, plus largement que dans le passé, considérée comme capable d’accomplir autre chose que des tâches purement pré-programmées. Le deuxième réside dans l’apparition de nouvelles fonctions qui touchent aux relations avec les usagers et les réorganisations qui leur sont liées. Le troisième, enfin, fait apparaître que les praticiens sont amenés à admettre "l’impureté" ou la "bâtardise" de toute démarche programmatique. On s’efforce de faire face à la diversité des situations : reprise des difficultés qui avaient été initialement sous-estimées, défaillances du dispositif qui peut ne pas se révéler aussi performant qu’on pouvait l’espérer. Par exemple, les élèves ou les publics n’"accrochent" pas ou, au contraire, trop bien… mais en distordant le projet. Dès lors, les principes de l’organisation du travail échappent à la vision taylorienne, où la coopération est en principe obtenue par la conformité des actions à des plans pré-établis.

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De même, de nos jours, dans l’économie industrielle la valorisation est permise, non plus par l’activité productrice mais par la création, c’est-à-dire par la conception et le pilotage de l’activité. Les actifs déterminants sont immatériels car le capital matériel est subordonné aux connaissances, au traitement de l’information et à la "culture" des entreprises. On voit donc que les questions ne se posent plus de la même manière : il ne s’agit plus seulement d’articuler de manière stable des activités imputables à des individus, disposant de capacités à peu près connues, dans le cadre de relations de subordination hiérarchique. Les situations de travail mettent dorénavant en jeu la notion d’"intelligence collective", et c’est l’horizon des recherches sur la coopération qui change du même coup.

En effet, la question de la coopération, au sens de travailler ensemble, est à la base de la réflexion sur les "ressources symboliques" que constituent une forme de division du travail, un système de décision et d’autorité, des règles, des procédures ainsi que des éléments matériels (comme les machines). La notion de service met, elle, l’accent sur un autre aspect, celui de la coopération en situation, c’est-à-dire de la co-prescription et de la coproduction avec l’usager. Actuellement, plusieurs facteurs se combinent pour inciter, dans le domaine éducatif, à une formulation différente du problème en posant la question des valeurs dans la coopération. Les ressources symboliques s’articulent à une signification "en valeur" de l’action. Les travaux de Lise Demailly (1987) sur les collèges décrivent une nouvelle professionnalité des enseignants, d’où émerge une composante "éthique". Il s’agit là d’un remodelage de la définition du "bon" enseignant. De plus, alors qu’elle relevait autrefois du registre de la vocation ou de l’engagement individuel, cette "conscience" est aujourd’hui perçue comme une capacité collective. La dimension "éthique" va donc de pair avec une dimension "organisationnelle", de nature à brouiller les frontières administration/enseignement et l’agencement individuel/collectif du travail.

La question de la conception et de sa rationalisation s’en trouve engagée. Certes, la question de la conception de produits culturels ou de services éducatifs n’est pas nouvelle. Elle revêt pourtant aujourd’hui une importance cruciale, car il apparaît clairement qu’il n’est plus possible d’en rester à une analyse de l’industrialisation s’attachant au processus de production, lui-même tenu pour un processus de reproduction et de diffusion en série. Il s’agit maintenant d’explorer les voies de transformation des entreprises et plus généralement des paradigmes productifs visant à développer les capacités collectives de conception. Les entreprises culturelles et éducatives retrouvent là les problèmes et solutions bien connus de la création artistique, confrontée depuis longtemps aux organisations de projets et à la gestion des compétences collectives en situation.

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On le devine, ce type de problématique autour de la gestion des ressources humaines qui accompagne une organisation en évolution exigeant créativité, polyvalence et flexibilité, favorise une reformulation du questionnement sur la professionnalisation.

Synthèse provisoire et réflexions conclusives

Ces deux "continents" que sont l’éducation et la culture partagent plusieurs traits communs. Ils occupent en effet l’un et l’autre une place prépondérante dans les sociétés contemporaines. Ils ont aussi en commun de constituer des champs d’activité hybrides où, à côté d’un secteur privé plus ou moins dominant, la puissance publique détient une part déterminante. De même l’éducation et la culture se trouvent à l’intersection de l’État et de la société civile et elles sont tour à tour des biens collectifs et des biens privés, une dépense et un investissement, selon le type d’approches socio-économique qui leur est appliqué.

Comprise comme processus productif, l’industrialisation rapproche et sépare à la fois ces deux continents. Éducation et culture se ressemblent à travers une certaine conception des métiers de créatif et d’enseignant. Pour l’exercice des professions qui en dépendent, on demande en effet autre chose que la force des bras et une présence passive, liée à une organisation du travail en miettes. La rationalisation et la division du travail y sont à l’œuvre et la croissance des grandes industries culturelles résulte d’une intensification de la rationalisation et de la division du travail à laquelle l’ouvrier culturel n’avait que peu de part jusqu’alors. De même, dans le champ de l’éducation, on observe aujourd’hui une formalisation étendue. Des deux côtés, se pose le problème de la rationalisation de la conception.

Éducation et culture se distinguent toutefois sur la question de la complémentarité machine-contenus. A la différence de ce qui vaut dans le secteur de la culture, cette complémentarité ne semble pas intervenir dans le domaine éducatif. Plus largement, le complexe homme-machine, pour paraphraser R. Richta, n’y constitue pas le couple moteur du développement. La puissance de la machine est dévaluée au regard des objectifs de flexibilité de la production. Autre élément de distinction, les chronologies ne coïncident pas. Avec les industries culturelles, en particulier lorsqu’elles ont atteint le stade de la consommation de masse, l’on a affaire à l’âge de maturité. Dans le domaine de l’éducation, toute la difficulté réside dans le fait que l’interrogation sur l’industrialisation du travail éducatif s’opère alors que l’on en est encore à l’émergence de phénomènes en pleine mutation.

La marchandisation de ces biens symboliques, quant à elle, n’est pas sans poser des problèmes. La référence aux notions de risque et de confiance montre en effet que la

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marchandisation n’y suit pas le modèle orthodoxe de l’économie de marché. Il existe au contraire, au sein des deux "continents", des obstacles au développement du capitalisme. Dès lors, il ne s’agit pas tant de se demander comment stopper le marché, mais plutôt comment rendre compte de l’illusion d’un marché anonyme et sans valeur. A l’origine de ce questionnement il y a une interprétation plus sociologique du marché, tournée vers une modélisation capable de prendre en compte, sur des exemples forcément limités, toute la complexité des comportements mimétiques des agents.

Le détour par la problématique de l’industrialisation traduit l’ambiguïté particulière de la question de la professionnalisation. Que reste-t-il de nos interrogations premières ? L’éducation relève-t-elle de la simple production, de l’action ou de l’œuvre ? L’activité éducative s’inscrit-elle totalement, comme d’autres, dans un univers de contraintes et de prescriptions ? Avec la problématique de l’industrialisation le chercheur est amené à interroger les lieux impensés ou plus exactement fermés par les acteurs.

En se confrontant à la spécificité des services éducatifs, la problématique de l’industrialisation culturelle ne perd pas de sa pertinence. Certes, une certaine malléabilité lui est nécessaire pour jouer pleinement son rôle de charnière dans les sciences sociales, serait-ce au risque de perdre un peu de son "tranchant" conceptuel. Car, au delà de la diversité des situations, s’affirment la parenté et la transversalité des enjeux.

Pour cerner la configuration des métiers éducatifs, un travail supplémentaire serait encore nécessaire : observer, au travers des conflits des acteurs, la manière dont le travail se redéfinit. Autrement dit, considérer les mutations des métiers éducatifs comme des phénomènes mis en œuvre par des agents porteurs d’intérêts et de valeurs, que n’arrive pas à occulter l’ensemble d’impositions qui pèse sur eux. De fait, si les logiques "industrielles" ont une influence contraignante sur les registres de l’action, elles n’en rendent pas moins possible tout un ensemble de "réponses". D’où les questions de savoir comment les enseignants façonnent leur propre histoire, dans les limites des contraintes qu’ils ont à surmonter ou à déplacer. Autant d’éléments suggérant que, pour analyser le professionnalisme sans tomber dans l’idéalisme ou l’économisme, il convient de théoriser les tensions et médiations permanentes associant diverses forces sur sa définition même.

La bibliographie fait l’objet d’un dépôt isolé : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01387355

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