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Repenser l'economie pour contrer l'exclusion sociale: de l'utopie à la nécessité

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Collection Études théoriques

No ET9502

REPENSER L'ECONOMIE

POUR CONTRER L'EXCLUSION SOCIALE: DE L'UTOPIE À LA NÉCESSITÉ

par

Benoît LEVESQUE

professeur au département de sociologie

UQAM

Université Laval Université du Québec à Hull Université du Québec à Montréal Université du Québec à Rimouski

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l'économie relève de la nécessité et non plus de l'utopie.

L'auteur fait d'abord une mise en contexte des limites et des paramètres de renouvellement de la société salariale, en insistant particulièrement sur l'exclusion économique et sociale qu'elle génère depuis les années soixante-dix.

Ensuite, la démonstration de la nécessité de repenser l'économie est faite de deux façons.

Une première voie explore les nouveaux rapports que la sphère économique entretient avec la sphère historico-sociale, à travers tout spécialement les expérimentations qui se crystalisent pour tenter de contrer l'exclusion. Il s'agit notamment du partage du temps de travail, du revenu minimum garanti, et de la reconnaissance sociale du travail non-rémunéré. L'auteur ne se contente pas de décrire mais aussi de préciser dans quelle mesure chacune peut aller dans le sens d'un élargissement de la démocratie.

La seconde voie explore comment la science économique devrait renouveller les paramètres de la pensée des activités économiques. Si elle étudie un objet bien réel, la science économique, ne peut prétendre être une science exacte puisque son objet n'est pas seulement le rapport avec les choses mais entre les hommes; si par ailleurs, elle veut être plus qu'une idéologie, elle doit se réinsérer dans le contexte socio-historique et se penser comme théorisation. Après des précisions sur la nécessité d'un renouvellement théorique, l'auteur mentionne quelques tentatives prometteuses ébauchées chez des économistes et des sociologues, aux États-Unis et en France et quelques lieux de rencontre autour de ces nouveaux courants au Québec.

Les pistes livrées dans ce cahier sont le résultat de plusieurs travaux et activités menés depuis quelques années par l'auteur, dans le champs de la sociologie économique: mentionnons entre autres la création avec des collègues européens d'une collection 'Sociologie économique' aux éditions Desclée de Brouwer, ainsi que des contributions aux ouvrages: L'économie solidaire: une perspective internationale. Cohésion sociale et emploi, etc.,..., la présidence de l'Association d'économie politique et l'organisation d'un colloque sur le thème développé dans ce cahier en 1994.

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Introduction

1. REPENSER LES ACTIVITÉS ÉCONOMIQUES

- la société salariale: une élargissement de l'inclusion - les exclusions internes à la société salariale

- l'éclatement de la société salariale: dualisme et exclusion sociale - vers une société post-salariale?

- repenser l'économique à l'âge de la mondialisation

2. REPENSER LES APPROCHES THÉORIQUES

- nécessité de repenser la "science" économique - quelques tentatives de renouvellement

CONCLUSION

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DE L'UTOPIE À LA NÉCESSITÉ.

Benoît LÉVESQUE, professeur Département de sociologie UQAM

L'expression "repenser l'économie" peut prendre au moins deux significations relativement distinctes. La première est celle des activités économiques à repenser, soit leur finalité et notamment leur rapport au politique et au "social"1. La seconde signification est celle des approches théoriques à repenser ou encore le rapport entre la science économique et les autres sciences sociales. Si le terme économie peut être utilisé dans les deux cas, il est manifeste qu'on ne parle pas exactement de la même chose. Dans le premier cas, le terme d'économique ou d'activités économiques serait plus approprié alors que dans le second celui d'économie le serait d'avantage. Par ailleurs, la définition de l'économie comme activités économiques peut varier considérablement selon les approches. Ainsi, en se définissant comme "science des moyens à mettre en oeuvre pour la réalisation des fins choisies" (von Mises cité par Baslé et alii, 1988:12) sans d'interroger sur ces fins, la science économique dans son courant dominant ne considère les activités économiques que d'un point de vue formel et prétend que ce dernier s'applique à toutes les époques. Comme cette définition est fort restrictive2, les anthropologues, les sociologues et les historiens ont eu tendance à considérer ces activités d'un point de vue substantif, c'est-à-dire comme comprennant l'ensemble des activités de production, de distribution et consommation des biens et services dans une société. Dès lors, les activités économiques renvoient à une pluralité de formes sociales: forme marchande (le marché), forme non marchande (la redistribution) et forme non monétaire (la réciprocité) (Polanyi, 1983:71-112). En somme la réflexion sur les activités économiques ne doit pas se limiter à la seule définition qu'en propose la science économique conventionnelle.

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Dès le départ, il faut reconnaître que l'économique et le "social" sont des constructions sociales. Ainsi, la question sociale ou ce qu'on entend par le "social" a varié considérablement de sorte que Donzelot (1984) et Castel (1995) avancent l'idée de "l'invention du social" vers 1830, soit au moment où le paupérisme prend une dimension telle qu'il en arrive à constituer une question "sociale" même pour l'ensemble de la société, y compris pour les libéraux et les partisans du laisser-faire.

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. Pour Max Weber, les activités rationnelles en valeur faisaient également partie des activités économiques à côté des activités rationnelles en finalité. Max Weber.

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Pour tenir compte de la polysémie de l'expression "repenser l'économie", notre texte sera divisé en deux parties: la première portant sur les activités économiques à repenser (ou le rapport entre l'économique et le social) sera un peu plus élaborée étant donné le thème de l'ouvrage alors que la seconde, visant à montrer l'importance de "repenser la science économique" (ou les approches théoriques pour l'étude des activités économiques), le sera un peu moins. Il est sans aucun doute difficile de repenser l'économique sans devoir repenser la science économique étant donné le poids relativement déterminant de cette dernière sur les politiques et les visions de développement. En effet, si la science économique peut être pensée comme théorisation de pratiques économiques, il est impossible de ne pas voir "comment sont liés économistes théoriciens d'une part et économistes praticiens et détenteurs du pouvoir de décision d'autre part" (Attali et Guillaume, 1974: 17). Enfin, nous essayerons de montrer que cette double réflexion ne relève pas de l'utopie comme ce fut sans doute le cas à la fin des années 1960 et au début des années 1970. D'une part, la science économique bien que florissante à certains égards, est maintenant entrée "dans une crise profonde" (Guillaume, 1986: 204): une crise de prévision, une crise de la politique économique et une crise de la pensée économique. Cette crise de la science économique qui "a remis à l'honneur l'histoire économique et l'histoire de la pensée économique" (Stoffaës, 1987: 20), ne constitue-t-elle une invitation à repenser les postulats de base de cette discipline? D'autre part, à l'aube du troisième millénaire, il ne s'agit plus d'imaginer des expérimentations à la marge de la société (en petit, à l'échelle de la commune, comme cela était pratique courante de la part des utopistes et communards de la seconde moitié des années 1960) mais de repenser l'ensemble de l'économie et notamment son rapport au social et au politique. Dans cette visée, nous avançons que repenser l'économique (la finalité des activités économiques) relève de la nécessité plutôt que de l'utopie. Autrement dit, repenser l'économie et l'économique représenterait une nécessité, suite à la crise voire à la fin de la société salariale et à son incapacité d'accorder une place à tous les citoyens et toutes les citoyennes. Cette exigence fait de plus en plus consensus même si les solutions de rechange n'ont jamais été aussi peu manifestes.

1- Repenser les activités économiques (ou le rapport entre l'économique et le social)

Pourquoi est-il maintenant nécessaire de repenser les activités économiques, de repenser les finalités de l'économie et son organisation? Pour répondre à cette question, il nous semble

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nécessaire de mettre en lumière la spécificité de "la société salariale" (Aglietta et Brender, 1984; Castel, 1995). Par la suite, nous reviendrons sur les limites de cette société salariale et sur des propositions pour son dépassement.

- la société salariale: un élargissement de l'inclusion

L'après-seconde-guerre mondiale a accéléré un mouvement clairement affirmé depuis le début du siècle (en ce qui concerne le Québec), celui de la généralisation du salariat et d'une amélioration3 de la condition de salarié (Castel, 1995: 323). Tout ce passe comme si les sociétés s'étaient alors donné comme projet la mise en place d'une société salariale, d'une société où l'emploi constituerait désormais une priorité. Le terme plein emploi sera alors utilisé même si, aux yeux de certains, les engagements politiques n'ont jamais été suffisamment fermes pour dépasser "le plein emploi du capital fixe" (Bellamare et Poulin Simon, 1986: 10). Il s'agissait d'un projet de société où le statut de citoyen de plein droit était réservé au titulaire d'un emploi salarié, une société où une part de plus en plus importante des droits était rattachée au statut de salarié à travers non seulement le salaire direct mais aussi le salaire indirect: bénéfices marginaux, vacances, retraite, etc. Une société où théoriquement tous ceux et toutes celles qui le désiraient, pourraient exercer un travail rémunéré, i.e. un emploi. "Le plein-emploi garantissait l'intégration, les différences de rémunération permettaient de se positionner socialement et de personnaliser les comportements, et les transferts sociaux préservaient la sécurité" (Bresson, 1993:13).

En conséquence, la mise en place de la société salariale supposait aussi que la plupart de nos besoins (alimentation, logement, loisir) devaient être satisfaits par le marché. Bien que variable selon les pays dits développés, la société salariale opère un changement majeur quant à l'utilisation du salaire: 70% et plus du salaire ouvrier était utilisé pour la seule alimentation de la famille au milieu du XIXe siècle alors que, dans les années 1980, les dépenses relevant de l'alimentation représenteront moins de 20% du budget familial (Langlois, 1990:455). En revanche, une partie de plus en plus grande du salaire sera utilisée pour le transport et le loisir, laissant bien voir l'importance du salaire pour satisfaire non seulement les besoins primaires (nourriture, logement, habillement) mais aussi les besoins sociaux: loisir, participation à des associations, etc. Pour les aléas de la vie, la société salariale s'en remet à la providence, une nouvelle providence (l'État providence), c'est la fin d'une période où les services collectifs d'éducation, de santé et de services sociaux relevaient

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. Cette amélioration se fait par étape comme le manifeste le passage de la condition prolétarienne (quasi-exclusion), à la condition ouvrière (inclusion dans la subordination) puis à la condition salariale (citoyenneté de plein droit). Voir Castel (1995) et Aglietta et Brender (1984).

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de la sphère privée (ex. le rôle des églises et des communautés religieuses), d'une période où l'aide aux personnes en difficulté relevait de la seule charité, d'une période où les démunis (indigents, femmes, jeunes, vieux, malades et handicapés) étaient "exclus de l'espace juridique et même de l'espace politique" (Bourque, Duchastel et Beauchemin, 1995: 189).

A bien des égards, la société salariale qui se consolide au Québec avec la Révolution tranquille, a constitué un avancement par rapport à celle qui la précédait. En effet, les salariés accèdent alors à un statut de citoyen de plein droit qui était réservé jusque-là aux seuls propriétaires. La nouvelle société "salariale" sera constituée principalement d'une classe, la classe moyenne; d'une société d'un nouveau type, la société de masse: production de masse, consommation de masse, culture de masse, etc. Une société où les conflits de classes disparaissent au profit de conflits de classement dans l'échelle de la consommation. Désormais, "la demande sociale porte l'empreinte des comportements des salariés" (Aglietta et Brender, 1986:13). Ces avancées sont d'ailleurs le résultat de luttes du mouvement ouvrier, de mouvements de citoyens et de femmes. C'est le cas du droit à la syndicalisation et à la négociation collective dans le domaine du travail. C'est le cas également de l'universalité des services collectifs comme ceux de l'enseignement et de la santé et services sociaux.

- les exclusions internes à la société salariale

S'il est n'est pas possible d'affirmer que la société salariale a complètement échoué du point de vue de la condition salariale, il est cependant manifeste qu'elle a atteint ses limites de telle sorte que nous ne pouvons plus nous en tenir à revendiquer le seul maintien des acquis et encore moins à ne proposer que des améliorations à la marge. Même à son âge d'or, cette société était productrice d'exclusion. Si, au plan des droits sociaux, elle constituait une avancée remarquable, elle accumulait les pertes du point de vue des liens sociaux, des solidarités chaudes et de la citoyenneté active. Avec le temps et notamment avec la crise économique et politique, ces limites sont devenues d'autant plus visibles que de nouvelles demandes sociales et de nouveaux acteurs sont apparus (Bélanger et Lévesque, 1992, 1992a, 1992b). Cela est manifeste dans le travail industriel où prévalait une organisation taylorienne du travail que l'on peut caractériser par une séparation nette entre conception et exécution. Le travail à la chaîne qui se généralise pour la production de masse, était non seulement monotone mais ne laissait aucune espace à la créativité et à l'autonomie des travailleurs.

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Comme Henry Ford l'avait compris avant les autres, seul un salaire élevé pouvait empêcher un roulement constant de la main-d'oeuvre et "l'insubordination chronique" (Coriat, 1979: 95). Mais le compromis fordiste selon lequel les travailleurs reconnaissent les droits de gérance en échange d'avantages salariaux, reporte l'inclusion dans la consommation. Dans le travail, on accepte de peiner et de souffrir comme des "bêtes" pour gagner un salaire qui permettra une compensation dans le hors-travail, là où en principe on pourra jouir de l'autonomie et la créativité dont est capable toute personne. En somme, l'exclusion dans l'organisation du travail serait compensée par une participation dans le secteur de la consommation.

Cependant cette inclusion par la consommation révèle assez rapidement ses limites voire des formes inédites d'exclusion. En premier lieu, la consommation de masse, c'est-à-dire d'objets standardisés et relativement pauvres par rapport à la production artisanale, soulève une première critique à la fin des années 1960 alors qu'on assiste à une revalorisation des produits artisanaux. De plus, la consommation de masse entraîne une exclusion qui est celle d'une consommation individualisée et passive (à la limite, le sportif devient spectateur passif de sports professionnels présentés à la télévision alors qu'il est invité consommer sa bière préférée en solitaire). En deuxième lieu, la démocratisation des services collectifs d'éducation, de santé et de services sociaux est définie en termes d'accès universel et non dans les sens d'une démocratisation favorisant la participation active des professionnels, qui dispensent ces services, et des usagers à qui ils sont offerts. La définition de ces services demeurent sous le contrôle d'une bureaucratie centralisée, peu attentive à la diversité des situations locales, et incapable de repérer les nouveaux besoins (Bélanger et Lévesque, 1988). L'exclusion des usagers et des professionnels qui résulte de cette situation, entraîne la dysfonctionnalité des services collectifs: un système d'éducation où le décrochage devient de plus en plus élevé et où il est même possible d'atteindre l'université tout en étant analphabète, d'où la nécessité de tests de français pour y être admis (Proulx, 1995; Lessard, 1995); un système de santé où les coûts ne cessent d'augmenter alors que les gains au niveau de l'espérance de vie correspondent de moins en moins à une amélioration de l'autonomie et de la qualité de vie (Béland, 1995; Black, 1988).

En somme, progressivement, il est apparu que la consommation de masse (marchande) de même que celle (non marchande) de services collectifs bureaucratisés produisaient la dépendance et la passivité et étaient déficientes sur le plan des relations sociales, de la socialisation et de la participation à la société. Autrement dit, la compensation par la consommation pour l'exclusion dans le travail s'est avérée elle-même passablement limitée, excluante voire productrice de nouvelles exclusions sociales. Devant ces nouveaux

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problèmes, "les formes de solidarité étatique, le développement des services et des équipements collectifs ne suffisent plus à comprenser les effets de l'atomisation sociale" (Rosanvallon,1981:114). De ce point de vue, la nécessité de repenser l'État-providence, de repenser les rapports entre l'économique et le social s'imposerait même si la dette de l'Etat disparaissait (Rosanvallon, 1995). En effet, ce qui est maintenant en cause, ce n'est pas seulement la gestion de l'État providence mais les principes sur lesquel il repose.

Enfin, le système de production révèle de plus en plus ses limites. En premier lieu, la production de masse dans la mesure où elle repose sur des travailleurs peu qualifiés, est incapable de répondre aux demandes de consommateurs pour des produits diversifiés et de qualité (Streeck, 1992:1-40). En deuxième lieu, les travailleurs eux-mêmes, de plus en plus scolarisés, refusent l'exclusion dans laquelle les confinent l'organisation taylorienne du travail et le compromis fordiste, d'où une demande pour une reprofessionnalisation du travail (Laville, 1992a). Enfin, "la modernisation sociale des entreprises" s'impose pour satisfaire aux exigences de flexibilité et d'intégration qu'exigent non seulement les marchés mais aussi les nouveaux systèmes techniques et notamment l'informatisation des systèmes de production (Bélanger, Grant et Lévesque, 1994).

- l'éclatement de la société salariale: dualisme et exclusion sociale

L'exclusion de l'organisation du travail tayloriste, de la consommation de masse et de la consommation des services collectifs étatiques qui prévalait jusqu'à récemment n'est pas de même nature que l'exclusion sociale que nous allons tenter de caractériser dans la suite de ce texte. La première touche des citoyens qui se situaient à l'intérieur (in) de la société salariale alors que la seconde concerne des personnes qui sont en quelque sorte à l'extérieur (out) de cette "société salariale", d'où l'idée de "société cassée en deux", de société dualiste (Conseil des affaires sociales, 1989). Même si nous conservons le terme "exclusion sociale", il n'est peut être pas sociologiquement le plus approprié puisqu'il laisse supposer qu'une partie de la société pourrait exister en dehors de la société. Comme le suggère Robert Castel 1995:15), le terme "désaffiliation" le serait sans doute davantage puisqu'il se situe dans le "même champ sémantique que la dissociation, que la disqualification ou que l'invalidation sociale". Avant de caractériser un peu plus cette nouvelle forme d'exclusion sociale, il nous semble important de bien voir que les "exclusions" spécifiques à la société salariale sont grandement responsables de l'exclusion d'une partie de la population de la société salariale. Autrement dit, même si ces deux formes d'exclusion ne sauraient être confondues, il existe bien un lien entre elles.

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La société salariale réalisait une liaison vertueuse entre production et consommation mais les diverses exclusions internes à cette société ont fini par faire éclater les compromis sociaux qui assuraient sa cohésion sociale et la cohérence économique. Sans faire une démonstration qui dépasserait le cadre de ce texte, indiquons que la remise en cause du compromis fordiste (et dans une bonne mesure de l'exclusion résultant de l'organisation taylorienne du travail) entraînera une diminution des gains de productivité, au moins dans un premier temps, alors que la dysfonctionnalité croissante des services publics se traduira par une croissance du coût des services publics. Progressivement, le cercle vertueux que réalisait la société salariale, deviendra un cercle vicieux avec tous ses enchaînements fatals.

Devant ce dérapage, la stratégie néo-libérale et productiviste centrée sur la modernisation technologique et la délocalisation de la production (notamment pour une réduction des coûts salariaux directs et indirects) provoque une contraction de la demande interne et pousse à miser principalement sur l'exportation tous azimuts pour compenser (d'où d'ailleurs une demande de la part des grandes entreprises pour une ouverture des frontières sans grande réserve). Désormais, loin de constituer un débouché, les salaires et les dépenses des services collectifs représenteront principalement des coûts. "Toute augmentation de salaire réel pèse en effet sur la compétitivité à l'exportation (effet prix), mais résulte aussi en appel à l'importation (effet volume" (Lipietz, 1985: 54). La logique de l'ajustement s'imposera d'autant plus fortement que 30% de la production canadienne est destinée à l'exportation (Drache, 1991: 250). L'ensemble de ces facteurs et notamment la modernisation technologique contribueront grandement à induire une croissance incapable de répondre aux nouvelles demandes d'emplois4. De plus, la plus grande partie des nouveaux emplois seront des emplois précaires et notamment dans les services, tels les MacJobs (Myles, 1991:356). Des taux de chômage plus élevés et une précarisation de l'emploi signifieront des coûts sociaux plus importants alors que les revenus pour la redistribution et les services collectifs se contractent avec la réduction de l'activité économique. C'est le cercle vicieux duquel il devient de plus en plus difficile de sortir.

Dans ce contexte, apparaît une nouvelle forme d'exclusion sociale, celle de l'exclusion de la société salariale qui résulte en quelque sorte "d'un déficit de places occupables dans la structure sociale, si l'on entend par places ces positions auxquelles sont

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. Entre 1968 et 1990, il s'est créé pratiquement un million d'emplois au Québec mais, comme le taux d'activité est passé de 56% à 66% au cours de cette période, le chômage est lui-même passé de 5,6% à 10%. Si le taux d'activité était demeuré le même, nous serions dans une situation de plein emploi. Jean-Robert Sansfaçon, "CSN, continuons la réflexion", Le Devoir, 12 mai 1994, A8. Par ailleurs, les nouvelles demandes d'emploi sont venues en grande partie des femmes. Selon Statistique Canada, "en 1966 seulement 35 % des femmes travaillaient à l'extérieur ou recherchaient activement un emploi" alors que ce pourcentage atteint maintenant 60%, ce qui est moins que pour les hommes dont le pourcentage est à 73% après avoir atteint 80%. Claude Ficher, "Les nouveaux couples", La Presse, 21 mars 1995, C3.

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associées une utilité sociale et une reconnaissance publique" (Castel, 1995: 412). L'exclusion traduit deux phénomènes: en premier lieu, un processus d'expulsion de la société salariale (l'exclusion professionnelle: le chômage de longue durée et la précarisation de l'emploi), en deuxième lieu, une situation relativement stable, caractérisée par l'isolement social, la pauvreté et la perte de la citoyenneté active (l'exclusion sociale). Dans la société traditionnelle, on pouvait être pauvre mais riche de liens sociaux, tel n'est plus le cas pour les pauvres des années 1990. En effet, "contrairement aux exclus traditionnels qui composent le peuple des pauvres, ces nouveaux exclus sont seuls en face de leurs problèmes: beaucoup ne le supportent pas et s'engagent dans une vie d'autodestruction où drogue et alcool ont une large part" (Clerc, 1994:2). Dans les cas limites, l'emploi ne peut constituer une solution immédiate à l'insertion sociale même si la perte d'un emploi ou l'impossibilité d'y accéder a été à l'origine de la série d'enchainements ayant conduit à la situation présente.

D'un point de vue descriptif, l'exclusion est constituée d'une pauvreté et d'un chômage de longue durée, de la précarité de l'emploi, du décrochage scolaire, de la ségrégation urbaine, d'handicaps de toutes sortes et de l'isolement social. Comme l'écrit F. Dumont, "ces problèmes diffèrent de ceux qu'engendré l'anomie: ils sont le signe et les conséquences d'un refoulement aux marges de la société". De ce point de vue, "l'exclusion est la forme la plus radicale de l'anormalité puisqu'elle place en dehors de la communauté des citoyens, là où les problèmes sociaux ne postulent plus l'existence d'une même Cité."(Dumont, 1995: 9). On entrevoit ainsi toute la différence qu'il peut exister entre les inadaptés sociaux et les exclus. Avec l'exclusion sociale comme problème majeur, on assiste à une mutation structurelle de société, au passage "d'une société d'inégalités à une société d'exclusion" (Roman, 1993:2). Par ailleurs, les exclus de la société salariale ne représentent ni une classe sociale, ni une catégorie sociale, ni "une force sociale que l'on pourrait mobiliser". Même s'ils forment un groupe en tant qu'assistés, "ce groupe ne reste pas unifié par l'interaction entre ses membres, mais par l'attitude collective que la société comme totalité adopte à son égard" (Simmel cité par Lesemann, 1995:587). Par ailleurs, l'exclusion sociale comme problème majeur de nos sociétés n'en n'est pas moins sociologique puisque ce qui se passe à la marge, questionne la société comme totalité. En effet, les exclus "constituent l'ombre portée des dysfonctionnements de la société, résultent d'un travail de décomposition, de désocialisation, au sens fort du terme" (Rosanvallon, 1995: 203). Autrement dit, l'exclusion comme problème social majeur marque la fin du projet de société de l'après-guerre, soit le déclin de la classe moyenne au profit de ce que certains n'hésitent pas à appeler une non-classe, les exclus. Cette forme d'exclusion est nouvelle puisque la pauvreté est accompagnée

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d'un isolement social et d'une perte de citoyenneté (du droit à l'utilité sociale et de la reconnaissance publique en résultant).

Seule une lecture superficielle peut laisser supposer que cette nouvelle exclusion pourrait être contrée par une relance de la croissance, une extension de la société salariale (comme on l'avait fait dans le passé), quitte à faire appel à plus de flexibilité comme le proposent les néo-libéraux. D'une part, la relance de la croissance ne permet pas d'assurer une augmentation du nombre emplois qui correspondrait au nombre de ceux et de celles qui en sont exclus contre leur volonté. D'autre part, il n'existe plus de volonté politique pour relancer cette société salariale (et il serait actuellement utopique de penser refaire une alliance à celle ayant permis "les trente glorieuses"), étant donnée les limites qu'on y relève aussi bien à droite qu'à gauche sans oublier l'ouverture des frontières. De ce point de vue, il devient nécessaire plus que jamais de penser une société post-salariale. Alors qu'elle apparaissait sous tous ses apparats à la fin des années 1960, la société salariale fut contestée dans le travail comme dans la consommation. À cette époque, cette contestation a parfois pris la forme utopique dont le cas de figure limite fut la commune (de préférence en milieu rural et relativement autarcique). En 1990, la remise en cause de cette société salariale ne relève plus de l'utopie mais de la nécessité pour éviter la catastrophe. La question de la nature des transformations à réaliser demeure cependant ouverte.

- vers une société post-salariale

La plupart des acteurs sociaux admettent plus ou moins explicitement qu'il est désormais nécessaire de repenser complètement la société fordiste et providentialiste, et donc les rapports de l'économique, du social et du politique. Si certains indices laissent supposer que nous allons vers une société post-salariale (Bresson, 1995), que nous sortons d'une société "construite autour du travail comme principal motif d'affrontement" (Roman, 1993:2), il faut reconnaître que cette société peut prendre au moins deux directions: l'une serait à bien des égards un recul, l'autre pourrait constituer un pas en avant. Dans le premier cas, il s'agit de la voie néo-libérale qui va manifestement dans le sens d'un approfondissement de l'exclusion et du dualisme. Cette voie qui donne la priorité absolue à la compétitivité et donc à une flexibilité par le bas, révèle ses limites aussi bien dans les pays qui ont été les premiers à l'adopter, tels l'Angleterre et les États-Unis (Hutton, 1995), qu'à l'échelle mondiale comme le montre bien le Groupe de Lisbonne (1995; Petrella, 1992). L'autre voie irait dans le sens d'une revalorisation du pouvoir des citoyens et donc dans le sens d'une démocratisation de la société et des activités dites économiques. Cette voie ne saurait s'imposer sans un "new deal", un nouveau contrat social à l'échelle non seulement de

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l'État-Nation mais du monde, étant donné l'interdépendance des États-l'État-Nations résultant de la mondialisation.

Cette démocratisation de la société et des activités économiques peut s'appuyer sur des expérimentations de plus en plus visibles et nombreuses. Nous pensons à certaines formes de réorganisation du travail qui tentent de dépasser la séparation entre conception et exécution (et donc l'exclusion dans le travail). Nous pensons également à certaines expérimentations dans les services collectifs où les professionnels et les usagers participent conjointement dans l'élaboration de l'offre, tel qu'on peut l'observer dans certains groupes communautaires et même dans le secteur public à partir de projets sans doute très localisés (Bélanger et Lévesque, 1992b; Laville, 1994). Cependant, si l'on veut que cette société post-salariale soit ouverte sur la démocratie et une citoyenneté active pour tous, les expérimentations que l'on peut observer, devraient être complétées par trois transformations majeures susceptibles de contrer l'exclusion sociale. Ce faisant, il est certain qu'il faudra repenser les finalités des activités économiques de même que leur rapport au social.

La première de ces transformations concerne la réduction du temps de travail rémunéré pour un partage plus équitable de l'emploi. Il ne s'agit pas d'une formule magique. Pour avoir une efficacité positive sur le volume de l'emploi, la réduction du travail doit être accompagnée d'une réorganisation du travail, d'une réduction du temps de travail et de compensations salariales, tout en tenant compte de la diversité des emplois touchés (Cette et Taddéi, 1995: 216-217). Le partage du travail ainsi entendu est une nécessité puisque "le temps de travail, et partant le temps libre - conquis par les uns, subis par les autres - est extraordinairement mal réparti entre les individus et entre les âges, puisque le cycle de vie dominant se trouve étrangement découpé en trois périodes étanches, l'une dévolue à une scolarité qui ne cesse de s'allonger, l'autre au travail rémunéré, la troisième à la retraite" (de Jouvenel, 1993: 4).

La réduction du temps de travail ne vise donc pas à obliger tous les citoyens et toutes les citoyennes à occuper un emploi et encore moins à instaurer le "travail forcé." Après avoir répondu à "une logique de répartion des gains de productivité", la réduction du temps de travail "apparaît aujourd'hui davantage comme un instrument de régulation économique au service de l'emploi" (Euzéby, 1994: 204). Autrement dit, il s'agit maintenant d'une mesure parmi d'autres qui pourrait contribuer à fournir la possibilité à tous ceux et toutes celles qui le désirent, d'occuper un emploi rémunéré ou encore de moduler leur temps de travail salarié selon les divers moments de leur vie. Ce faisant, ceux et celles qui travaillent trop, auraient la possibilité de jouir de plus de temps libre et d'assumer une partie plus équitable du travail domestique, par exemple. On entrevoit ainsi que le partage de l'emploi suppose des

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transformations institutionnelles touchant les rapports qu'entretiennent le travail, la vie de famille et les pratiques socio-culturelles (Boulin, Cette, Taddéi, 1993:14). En somme, la réduction et le partage du travail suppose une réarticulation de l'économique et du social.

La deuxième transformation vise à découpler la rémunération du travail salarié pour offrir ce que plusieurs appellent un revenu de citoyenneté qui soit inconditionnel, cumulable et permanent (Caillé, 1992 et sa contribution dans cet ouvrage). Comme l'appellation l'indique, ce revenu suppose une réélaboration de la notion de citoyenneté. Avouons cependant que les réformes mises actuellement de l'avant par nos gouvernements semblent aller dans la direction opposée, c'est-à-dire dans le sens d'une liaison des paiements de transfert à un travail qui serait plus ou moins rémunéré mais à la baisse. Pour sa part, le revenu de citoyenneté devrait être inconditionnel et attribué à tous ceux et toutes celles qui ne disposent pas d'un revenu égal au salaire minimum. De plus, "il serait cumulable avec d'autres ressources, imposable à faible taux initialement et fortement croissant ensuite jusqu'à ce que les ressources s'égalisent avec le SMIC" (salaire minimum) (Caillé, 1989: 120) Comme cette proposition peut recevoir diverses définitions, elle demeure controversée mais mérite d'être examinée attentivement comme alternative au "bien-être social" (le BS) et aux contrôles qui l'accompagnent, sans oublier les effets pervers tant de fois dénoncés. "L'inconditionnalité" du revenu de citoyenneté lui permet de s'inscrire dans une nouvelle approche du social et de la solidarité et de mettre ainsi fin au monopole des valeurs économiques. De plus, au lieu de répondre à une logique de l'indemnisation de l'exclusion, le revenu de citoyenneté s'inscrit dans une logique de citoyenneté active et donc dans une logique qui ne soit ni celle de la charité, ni celle du droit mais celle du politique (Caillé, 1992, 260; 1995:9). Sans son inscription dans la communauté politique, le revenu de citoyenneté prolongerait l'État-providence passif que tous s'accordent à dénoncer (Rosanvallon, 1995: 123).

Le revenu de citoyenneté et la réduction et le partage du temps de travail devraient s'accompagner d'une reconnaissance sociale du travail non salarié, et notamment de tout ce qui relève du bénévolat, de l'entraide, de la participation aux associations et notamment les services de proximité (Laville, 1992; Lévesque, 1995). La distinction entre travail (travail non rémunéré) et emploi (travail rémunéré) permet d'entrevoir une "société de pleine activité" qui ne serait limitée ni par le marché, ni par la solvabilité des besoins. Moyennant certaines conditions, une telle société de pleine activité pourrait offrir de nouvelles possibilités d'insertion sociale et de citoyenneté active (Handy, 1984: 38 sq). Cependant, pour que le travail non salarié puisse répondre au "droit à l'utilité sociale" et qu'il permette l'insertion sociale, on ne peut s'en remettre à la seule initiative individuelle. Socialement et politiquement, il faut favoriser la création d'associations et plus largement de lieux et d'espaces collectifs où pourront s'opérer à la fois une socialisation et une

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reconnaissance des habilités de travail et une transformation des demandes privées en demandes sociales. Ces conditions remplies, on peut supposer que les "activités de proximité," caractérisées par une construction conjointe de l'offre et de la demande par les professionnels et les usagers, pourraient contribuer à l'insertion sociale et au renforcement des liens sociaux. Impulsées au départ par la réciprocité, ces activités réalisent une hybridation entre formes non marchandes, formes marchandes (redistribution) et formes non monétaires (réciprocité) (Laville, 1992). Comme on l'entrevoit, certaines conditions doivent être définies, si l'on veut que les participants à ces activités puissent être reconnus comme des citoyennes à part entière, participer activement à l'élaboration du projet de société et s'affirmer concrètement comme citoyens actifs. Dès lors, perdre son emploi ne deviendrait plus un drame; quitter un emploi pourrait être un choix. Il existerait une alternative.

Si l'État passif-providence "se nourrit de la coupure entre l'économie et la société" comme l'indique Rosanvallon (1995:188), la solution ne peut venir que de la création d'un "espace économique intermédiaire". Ce faisant, on éviterait alors aussi bien de prolonger l'État passif-providence que la soumission de la société entière à la logique du marché. Les entreprises d'insertion, qui ont des objectifs aussi bien de resocialisation que de réapprentissage professionnel, répondent à cette double visée. Ces entreprises à travers des formules très variables peuvent faciliter l'entrée des jeunes sur le marché du travail ou le retour sur le marché du travail de chômeurs de longue durée; les formules peuvent varier. Dans le cas des personnes professionnellement peu qualifiées, "l'idée générale est de subventionner les emplois qui ne seraient pas rentables s'ils étaient normalement rémunérés (emplois qui sont d'ailleurs disparus pour cette raison)" (Rosanvallon, 1995:191). Ces entreprises soulèvent certaines questions auxquelles il faudra sans doute trouver des réponses. Mais d'ores et déjà, il semble bien que tous sont conscients du danger de ghettoisation qui pourrait résulter d'initiatives ne visant en quelque qu'à "salarier" l'exclusion sociale. De même, il est possible d'avancer que l'insertion professsionnelle n'est pas la seule voie pour réaliser l'insertion sociale. Si l'emploi fournit des possibilités inédites en termes de socialisation et d'identité sociale, il n'en demeure pas moins que d'autres lieux, telles les associations, pourraient fournir également des possibilités d'insertion insuffisamment mises en valeur jusqu'ici. Enfin, il faut bien voir que les associations ont la capacité de reconstituer le tissus social, la solidarité et le sens du collectif.

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Figure 1: Repenser l'économie et ses rapports au social

Système de production Services collectifs

Nouveau contrat social à l’échelle nationale FORDISME ET TAYLORISME

(exclusion des travailleurs de l’organisation du travail)

PROVIDENTIALISME (exclusion des usagers : gestion centralisée et bureaucratique

-réduction du temps de travail - revenu de citoyenneté -service de proximité POST-PROVIDENTIALISME ET POST-TAYLORISME - décentralisation et démocratisation -économie solidaire

-vers une citoyenneté plus active POST-FORDISME ET

POST-TAYLORISME vers une démocratie salariale

Contrat social à l’échelle mondiale

Les trois transformations que nous venons d'examiner trop rapidement, prennent sens dans le mesure où elles sont mises de l'avant et encouragées simultanément. Ce faisant, elles peuvent exercer une synergie créatrice susceptible d'une transformation non seulement du rapport entre l'économique et le social mais aussi du découpage de la réalité sociale que réalisent ces deux notions. Ainsi, le partage et la réduction du temps de travail permettent une disponibilité pour la participation aux associations et pour l'expression d'une citoyenneté active. De même, les services de proximité répondent non seulement à des besoins non comblés (services non offerts ou demandes non solvables) mais fournissent des lieux de

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socialisation et d'expression d'identité sociale. Ces expérimentations qui supposent une revalorisation du local, ne sauraient se généraliser et donc s'institutionnaliser sans une redéfinition des règles du jeu à l'échelle de l'Etat-Nation (Lévesque et Mager, 1992; Lévesque, 1995). Ce faisant, les transformations toucheraient non seulement le rapport entre l'économique et le social mais le contenu même de ces deux sphères (Burrow et Loader, 1994).

- repenser l'économique à l'âge de la mondialisation

L'économique et ses rapports avec le social ne peuvent être repensés sans tenir compte de la nouvelle donne que représente la mondialisation ou ce qu'on appelle en anglais la globalization . Ce terme indique entre autres qu'une nouvelle conceptualisation est désormais nécessaire pour comprendre les transformations économiques, sociales et culturelles qui s'opèrent à l'échelle nationale et même locale (Featherstone, 1990:2). De ce point de vue, une première lecture des transformations en cours laisse supposer qu'il est plus utopique que jamais de repenser l'économie autrement que dans le sens de la seule régulation marchande. On insiste alors sur la faible marge de manoeuvre des gouvernements nationaux et sur la force de la contrainte externe comme en témoignent les politiques d'ajustement structurel dans les pays en voie de développe-ment.

Il est certain que, même dans les pays développés, les États-Nations ont de moins en moins la capacité d'encadrer sur leur territoire les activités économiques des grandes entreprises évoluant à l'échelle de la planète (Gereffi, 1994: 208). Les États nationaux apparaissent ainsi trop petits pour prendre en charge la question économique dont les données et les éléments de solution se situent à une autre échelle. De plus, les instances internationales de régulation de l'économie (Banque mondiale, Fonds monétaire internationale, OCDE et même l'Organisation mondiale du commerce) sont de plus en plus sous le contrôle d'experts dont la vision n'est autre que celle du néo-libéralisme, de la compétitivité sans limite et, par conséquent, des politiques d'ajustement structurel (Haggard et Kaufman,1992). Les décisions et les orientations de ces institutions échappent aux citoyens qui pour la plupart "décrochent" devant la technicité voire l'opacité de la question économique. En somme, avec la mondialisation, il n'existerait plus de marge de manoeuvre pour repenser non seulement l'économique mais également le social, même si ce dernier continuait de relever quasi exclusivement des communautés nationales.

Cette argumentation ne présente qu'un côté de la médaille même s'il s'agit du côté face et donc dominant et plus visible. La mondialisation présente aussi des possibilités nouvelles

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pour élargir le projet d'une autre économie et repenser les rapports de l'économique et du social. D'une part, de plus en plus d'analystes et d'intellectuels, provenant d'horizons divers, laissent voir les limites d'un projet néo-libéral donnant la priorité à la régulation marchande et au libre-échange. Ainsi, des économistes tels Kimon Valaskakis (1994: B2) et Michel Allais (Euzéby, 1994:199) ont expliqué récemment qu'il fallait mettre en place un "GATT social", soit des "normes minimales de salaires et de protection sociale", si l'on veut éviter la délocalisation des emplois vers les zones à bas salaires ou encore l'ajustement "par le bas" dans les pays dits développés. De même, le rapport du Groupe de Lisbonne (1995) propose de miser sur de nouvelles formes de coopération non seulement pour donner un visage humain à la mondialisation mais pour éviter la catastrophe. On pourrait sans difficulté multiplier les témoignages de ce type mais il existe aussi d'autres raisons de voir les choses positivement.

En effet, tout se passe comme si on assistait à l'émergence d'une société civile mondiale. Avec les moyens de communication dont dispose l'humanité, avec la volume des déplacements et la densité des échanges, au moins dans les pays développés (ex. l'internationalisation de la recherche et la multiplication des congrès et colloques internationaux), avec les ONG qui se sont multipliées depuis les deux dernières décennies, l'hypothèse d'une société civile mondiale et celle d'un nouveau contrat social à l'échelle mondiale sont ainsi avancées. Le Sommet mondial pour le développement social, qui s'est tenu à Copenhague en mars 1995, met également de l'avant cette hypothèse. À cette occasion, le secretétaire de l'ONU, Boutros Boutros-Ghali, a proposé, aux 184 États représentés, un "contrat social" pour "apporter l'espoir aux États et aux nations". De même, le rapport du Groupe de Lisbonne (1995:177-200)) dont le sous-titre est "vers un nouveau contrat mondial", définit avec précision les diverses composantes de ce contrat social. Des événements mondiaux comme le Sommet de Rio sur l'environnement laissent bien voir que le monde (la planète) est à la recherche de nouvelles règles de coopération internationale (Lipietz, 1993). Par conséquent, on peut se demander "face à la mondialisation des rapports sociaux", s'il "n'est pas urgent d'édifier un cadre institutionnel supranational qui puisse constituer tout à la fois un forum débattant des grandes questions intéressant l'avenir de l'humanité (écologie et démographie; redistribution des richesses et des capacités productives entre le Nord et le Sud; sécurité collective et désarmement), de manière à dégager les axes d'un consensus, et une structure de régulation des rapports économiques, politiques et culturels entre peuples, nations, aires de civilisation" (Birh, 1995:8)

Enfin, on peut relever des indices qui laissent supposer qu'une opinion civile mondiale est effectivement en émergence. Ainsi, l'accord de l'ALENA a sans aucun doute permis qu'un

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conflit aussi localisé que celui des Amérindiens du Chiapas dans le sud du Mexique ait eu une résonance quasi mondiale. L'opinion publique mondiale a ainsi favorisé que les demandes formulées par ces Amérindiens soient entendues alors qu'en d'autres temps elles auraient été étouffées dès le départ (Cleaver, 1994; Klein et Lévesque, 1995). De même, sans une opinion publique mondiale naissante, la solution américaine au conflit haïtien aurait été celle de la CIA plutôt que celle proposant le retour du président exilé. Malheureusement, l'opinion publique mondiale comme toute opinion publique ne suffit toujours pas pour trouver des solutions plus équitables. Elle n'en constitue pas moins une étape importante dans l'avancement de la démocratie et le respect des droits de l'homme à cette échelle.

Par ailleurs, la dilution de l'indépendance des États-Nations se fait non seulement au profit de la mondialisation mais également du local. Comme pour la mondialisation, la revalorisation du local peut donner lieu à deux lectures (Lévesque et Mager, 1992). Dans le premier cas, le retour au local n'apparaît répondre qu'à la seule logique du néo-libéralisme favorable au désengagement de l'État. Ainsi, devant son incapacité à réguler les rapports sociaux, sa perte de légitimité, le mauvais état des finances publiques, l'État-Nation a découvert la formule magique, s'en remettre au local et au communautaire voire à la famille. Dans cette visée, la revalorisation du local et du communautaire cherche presqu'exclusivement à reporter sur les communautés locales et sur la famille des services assumés jusque-là par la communauté nationale et à partir d'une péréquation des revenus entre les régions plus favorisées et les régions moins pourvues. La "revalorisation" du local par les États nationaux peut très bien contribuer à un renforcement de l'exclusion sociale et d'un dualisme social et géographique. En somme, le retour au local peut très bien conduire à un repli sur le communautaire traditionnel et régressif.

En revanche, il faut aussi reconnaître que la décentralisation et la revalorisation du local correspondent également à des demandes de citoyens désireux de prendre leurs affaires en main et donc à une demande de démocratisation. Au niveau local, l'économique, le social et le politique apparaissent beaucoup plus clairement liés qu'à l'échelle mondiale. Ainsi, au niveau local, il est beaucoup plus facile de voir les conséquences d'une décision économique sur la qualité de vie des citoyens. Dans cette perspective, le local permet plus facilement le débat, la concertation et l'implication. Il permet également de découvrir comment les différentes formes économiques que sont les activités marchandes, les activités de redistribution et de réciprocité sont liées et nécessaires au bon fonctionnement de la société. A ce niveau, il est également plus facile de faire des arbitrages qui tiennent compte des conséquences sociales des choix économiques.

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En somme, repenser l'économie pour contrer l'exclusion suppose le renforcement et l'élargissement de la citoyenneté. Si cette dernière est plus facile à réaliser à partir de l'échelle locale, on ne saurait s'en tenir ni à la sphère du social, ni à l'action politique locale. Pour une citoyenneté plus active dans le domaine de l'économie, il faut s'investir non seulement dans la démocratisation des sociétés locales mais aussi dans l'émergence d'une société-monde sans négliger le renouvellement des États-nations. "Ce nouvel horizon, nous invite à ne plus limiter nos revendications à la seule défense des acquis de la société salariale mais à nous engager dans la définition de ce que pourrait être une "nouvelle économie" et une société post-salariale fondée sur une citoyenneté plus active" (Brunelle et Lévesque, 1994)".

2- Repenser les approches théoriques

Repenser les postulats de la science économique, faire la critique des approches théoriques dominantes, proposer une approche alternative ou complémentaire à la science économique d'inspiration néo-classique5, mettre au point des instruments d'analyse appropriés constituent sans aucun doute un projet nécessaire, si l'on veut repenser les activités économiques et leur rapport au social et au politique. Une telle entreprise dépasse, on le comprendra, le cadre de cette modeste contribution. Nous nous limiterons donc à affirmer cette nécessité et à laisser entrevoir quelques contributions qui nous semblent aller dans cette direction.

- nécessité de repenser les la "science" économique

En premier lieu, cette nécessité découle assez clairement de la première partie de ce texte consacrée aux activités économiques et à leur rapport au social. En effet, la science économique renforce bon nombre de pratiques économiques dont la seule logique est la recherche d'une plus grande compétitivité, comme si l'économique et le social étaient deux sphères complètement séparées. De ce point de vue, de nombreux analystes et observateurs comparent les pratiques de la science économique, ainsi entendue, à celles d'une secte (ce qui n'est pas nouveau puisque déjà les physiocrates étaient ainsi désignés) et même à celles du fondamentalisme et de l'intégrisme religieux (Jacquard, 1994: 36 et 88; Langlois, 1995: 61 et sq.). "Les fondamentalistes de la compétitivité se montrent aussi agressifs dans leur

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. Dans un excellent ouvrage consacré à l'émergence de la sociologie économique (et donc à une approche alternative à celle de la science économique et notamment néo-classique), Jean-Jacque Gislain et Philippe Steiner montrent bien que les auteurs des classiques de la sociologie économique peuvent être regroupés en deux groupes: l'un tentant de remplacer la science économique par une autre approche, l'autre tentant de compléter cette science (Gislain et Steiner, 1995: 48).

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théorie, aussi aveugles dans leur approche et aussi sectaires dans leur évaluation et leur jugement que leurs "collègues" religieux, " affirme le Groupe de Lisbonne (1995:170), sous la plume de Riccardo Petrella. À propos des économistes néo-libéraux6, il ajoute: " En plus, ils en deviennent arrogants".

En deuxième lieu, la prétention de la science économique et notamment du courant néoclassique à se définir comme science exacte, plus proche des sciences de la nature que des sciences sociales, pose problème dans le mesure où cette science préside aux destinées de nos sociétés en fondant la plupart des choix politiques. Cette prétention à la scientificité est relativement reconnue puisque l'Académie des sciences suédoises n'hésite pas à accorder un prix Nobel aux plus illustres économistes7. Elle repose sur le fait que l'activité économique concernerait d'abord et avant tout le rapport des hommes aux choses. Elle est cependant lourde de conséquence puisque cela signifie que les droits de propriété suffisent à fonder la citoyenneté dans le domaine de l'économie et que la régulation de cette activité peut être assurée exclusivement par le marché et le mécanisme de la concurrence. De ce point de vue, le néo-libéralisme s'impose comme allant de soi; la meilleure politique économique ne peut être que celle du "laisser-faire". Toute intervention de l'État risque de briser ce mécanisme quasi naturel que représente la régulation marchande et que la science économique permettra de mieux connaître pour le respecter.

À une époque où nous disposons de tous les instruments pour s'assurer d'un contrôle sur la nature de manière à éviter les disettes et à protéger les hommes de la plupart des cataclysmes naturels, la science économique d'inspiration néoclassique nous enferme en quelque sorte dans une sur-nature: la machine économique. Le message politique devient donc celui de l'ajustement structurel, de la soumission aux lois de l'économie et, à l'heure de la mondialisation, à la contrainte externe. En somme, la science économique permettrait aux activités économiques d'échapper définitivement aux citoyens et aux rapports sociaux. Un peu comme pour la nature pendant plusieurs millénaires, l'homme des sociétés industrielles n'aurait d'autres choix que de se soumettre et de s'adapter. Mais comme l'écrivaient Jacques Attali et Marc Guillaume (1974: 2), "l'économiste construit un monde fictif, qui attribue aux mécanismes économiques le statut de fatalités scientifiques et permet ainsi de faire passer des arbitrages politiques comme des choix techniques rationnels". Ainsi, l'écart entre les

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. Bien que la plupart des économistes qui défendent des positions politiques néo-libérales soient des économistes néo-classiques, on serait cependant confondre le libéralisme, qui se manifeste dans divers domaines, et l'économie néo-classique.

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. Cette année, comme on vient de l'annoncer, John Nash, un mathématicien, et Reihard Selten, un économiste, ont été désignés tous les deux comme récipiendaires de ce prix pour leur contribution complémentaire à l'analyse économique par le biais de la théorie des jeux. Une science qui a d'ailleurs plus à voir avec la mathématique que n'importe quelle autres sciences.

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modèles élaborés et le monde réel explique en grande partie la faible capacité de prévision de cette science8.

Il n'est pas question de refuser l'aide des mathématiques et de ses capacités de formalisation comme le manifestent certains succès pratiques dans le domaine des comptabilités nationales, de politiques économiques et de la planification (Beaud et Dostaler, 1993:106). Cependant, si les mathématiques, les statistiques et la comptabilité sont indispensables pour calculer la masse monétaire, il n'en demeure pas moins que la décision de contrôler cette masse est une décision politique. En effet, même si la formule MV = PQ indique qu'il peut exister une relation entre la variation de la masse monétaire (M) et celle des prix (P) (à supposer que les Quantités produites dans un pays et que V, le nombre de fois que la monnaie circule pendant une période donnée, soient fixes), il n'en demeure pas moins qu'il n'y a pas une explication de l'inflation mais constat a posteriori (Brëmond et Salort, 1986:112). Ainsi, la décision de contrôler cette masse pour s'attaquer à l'inflation pourrait répondre à la montée du capital financier. Par ailleurs, si l'économie relève de lois quasi naturelles, si le rapport des hommes aux choses n'implique pas aussi un rapport entre les hommes, il n'y a pas d'espace pour la citoyenneté et pour la démocratie dans le domaine de l'économie. Toute tentative pour "repenser l'économie et ses finalités" serait vouée à l'échec alors que l'exclusion sociale apparaîtrait relever de l'ordre naturel des choses. Dans le grand jeu de l'économie, il y a des gagnants et des perdants: il ne faut pas toucher à ce mécanisme naturel. Cela dit, il faut reconnaître que l'indignation et même la critique ne suffisent pas. D'où la nécessité de travailler au renouvellement des approches.

En troisième lieu, les économistes qui proposent un renouvellement radical des approches des pratiques économiques pour rendre compte de l'émergence d'une société postsalariale ou tout au moins postfordiste, sont peu nombreux et sans doute isolés. À première vue, le champ de l'économie est occupé par des économistes de diverses tendances puisqu'on y retrouve les descendants d'Adam Smith, les néo-classiques, les fils de Keynes et notamment ceux qui sont relativement favorables à l'intervention de l'État dans l'économie, les disciples orthodoxes de Marx et un certain nombre "d'hérétiques à la Schumpeter" (Albertini et Silem, 1983:1, p. 12). De plus, la situation est apparemment encore plus complexe puisqu'il existe diverses hybridations entre les courants, comme en témoigne la postérité keynésienne: les classico-keynésiens qui ont tenté de faire la synthèse entre la macroéconomie keynésienne et la micro-économie des néo-classiques, d'une part, et "les post-keynésiens qui veulent maintenir l'économie de Keynes tout en adaptant sa pensée à la nouvelle situation de

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. Enfin, il faut aussi ajouter comme l'indiquent Michel Beaud et Gilles Dostaler (1993:205), pour une partie de plus en plus importante d'économistes, "l'étude des réalités économiques contemporaines est désormais considérée comme une activité de deuxième rang."

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l'économie contemporaine", d'autre part (Baslé, 1988: II: 14). Cependant, suite à la crise du marxisme, à la remise en question de l'interventionnisme keynésien et à la résurgence du libéralisme, le terrain est maintenant occupé principalement par le courant néo-classique et donc par "une prolifération démesurée des travaux théoriques formalisés sur les marchés, les équilibres, les choix et les stratégies" (Beaud et Dostaler, 1993: 205).

La domination quasi incontestée de l'économie néo-classique explique sans doute que, "pour trouver un éclairage utile sur nombre de problèmes centraux de l'économie, c'est vers les non-économistes qu'il faut se tourner", comme l'écrivent Michel Beaud et Gilles Dostaler (1993). Avec beaucoup d'exagération, l'économiste Marc Guillaume va encore plus loin en écrivant que "ceux qui aujourd'hui choisissent de devenir économistes sont ainsi conduits, pour la plupart, à prononcer un voeu d'ignorance" (Guillaume, 1986:204)9. Ces deux commentaires, formulés par des économistes, laissent bien voir comment la science économique, dans son courant dominant, nous est de peu de secours pour repenser les activités économiques à l'aube du troisième millénaire. Si la société salariale est bien en crise et s'il existe des expérimentations dont l'institutionnalisation pourrait favoriser l'émergence d'une société postsalariale, on ne peut que souhaiter la contribution d'un économiste ou d'un courant qui referait en quelque sorte ce que les hétérodoxes (Sismondi, Veblen, Sombard, Schumpeter, Myrdal) et à certains égards ce que Keynes fit, en son temps, soit une "révolution de la manière dont le monde considère les problèmes économiques" (Keynes cité par Beaud et Dostaler, 1993:38).

- quelques tentatives de renouvellement des approches

Depuis le début des années 1980, on peut relever des contributions de la part d'économistes qui tentent de rendre compte de la crise de la société salariale tout en proposant des pistes pour un renouvellement des approches théoriques. Ces contributions qui accordent une attention bien méritée à l'histoire et aux institutions, laissent voir comment l'économique et le politique sont interdépendants comme constructions sociales et, par voie de conséquence, comment l'analyse des activités économiques relève de l'ensemble des sciences sociales.

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. Sur les économistes spécialisés en économétrie, Marc Guillaume récidivise en écrivant malicieusement: "À la limite, ces méthodes conduisent à la situation suivante: quand la prévision est simple à effectuer, elle est inutile; quand elle est difficile et nécessaire, elle est fausse" (M. Guillaume, 1986:212). Pour sa part, Kenneth Galbraith (1989) écrivait avec une certaine malice: "À vrai dire, le système économique moderne ne survit pas grâce à la compétence des spécialistes de la prévision économique, mais plutôt grâce à leur infaillible propension à l'erreur."

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Ainsi, aux États-Unis, on se doit de souligner les contributions des radicaux (Bowles, Gordon et Weisskopf, 1983), de certains institutionnalistes (Piore, 1995; Piore et Sabel, 1984) et même de certains post-keynésiens (R. Reich, 1992; L. Thurow, 1992; Guttmann, 1985). En France, des contributions moins récentes continuent de susciter un intérêt (Perroux, 1993, 1991; Bartoli, 1991) mais ce qui mérite d'être souligné, ce sont les contributions collectives d'une nouvelle génération d'économistes qui se sont efforcés de rendre compte de la crise de la société salariale tout en renouvelant les approches théoriques. C'est le cas de l'École de la régulation sur laquelle nous avons déjà formulé un point de vue sociologique (Bélanger et Lévesque, 1991) et dont l'influence a atteint la plupart des sciences sociales et dans nombreux pays (Jessop, 1989). Plus récemment encore, les tenants de l'économie des conventions, bien que défendant le postulat de l'individualisme méthodologique, offrent des pistes de renouvellement des approches théoriques en montrant entre autres comment le monde marchand ne suffit à définir l'activité économique puisque cette dernière peut s'inscrire dans une diversité de logiques: monde marchand, monde industriel, monde civique et même monde domestique (Boltanski et Thévenot,1991). De ce point de vue, le marché aussi bien que l'entreprise ne peuvent être analysés sans tenir compte des conventions situées socialement et historiquement (Salais et Storper, 1993). Dans cette visée, les économistes de la convention laissent bien voir comment l'activité économique ne saurait répondre à la seule rationalité substantive (Favereau, 1989).

À ces diverses tentatives de la part des économistes, s'ajoute la relecture des éconmistes hétérodoxes dont certains comme Schumpeter ont fait une place importance à la sociologie et à l'histoire pour rendre compte des pratiques économiques (Swedberg, 1991; Gislain et Steiner, 1995).

De la part de la sociologie et plus largement des sciences sociales, on peut relever au moins trois contributions voire mouvements qui ne se limitent pas à une critique des postulats de la science économique néo-classique mais qui tentent aussi bien de redéfinir ce qu'il faut entendre par activité économique (ex. élargissement de l'objet) que de proposer des analyses d'objets revendiqués presqu'exclusivement par la science économique (ex. le marché). En premier lieu, le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (le MAUSS) qui a été créé en 1980 à l'initiative d'Alain Caillé, constitue un véritable mouvement de critique des fondements même de l'économisme et de l'utilitarisme (Caillé, 1989). Le Bulletin puis la Revue du MAUSS10 qui ont connu un succès remarquable, ne se limitent pas à une critique méthodologique et épistémologique de l'orthodoxie

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. Il existe maintenant trois séries. La première est celle du Bulletin du MAUSS (nos 1-25); la seconde, celle de la Revue du MAUSS (NOS 1-16) et la troisième, celle de la Revue trimestrielle du MAUSS qui a débuté en 1993(1 -5 sq.).

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économique mais tentent de proposer une manière plus féconde "de penser et d'analyser autrement l'économie (Caillé, Guerrien, Insel, 1994: 4)." De plus, ce mouvement se préoccupe de repenser non seulement les approches théoriques mais également les pratiques économiques comme en témoigne sa proposition d'un revenu de citoyenneté. Enfin, le MAUSS demeure un lieu de débat ouvert aux chercheurs provenant d'horizons disciplinaires relativement divers (sociologie, science économique, anthropologie, géographie, histoire, philosophie11) mais partageant ce double objectif de renouvellement des approches et des pratiques économiques.

En deuxième lieu, on peut identifier la socio-économie ou le SASE (Society for Advancement for Socio-Economies} qui est née aux États-Unis. Comme Amitaï Etzioni et Paul Lawrence (1991: xi) l'ont écrit, c'est à l'occasion d'un premier congrès international sur la socio-économie, organisé en 1989 à la Harvard Business School, que "des collègues venant de divers champs disciplinaires et de plusieurs pays ont senti qu'ils partageaient une perspective et un paradigme émergeant et qu'il existait, depuis plusieurs années, une sorte de collège invisible de chercheurs non satisfaits de l'économie néo-classique et travaillant de manières complémentaires à développer des conceptions, des théories et méthodes alternatives pour l'étude du comportement et des choix économiques en général." En moins de cinq ans, le SASE s'est donné un rayonnement international remarquable à partir de congrès internationaux annuels et de nombreuses publications. On compte plus d'une quinzaine de chapitres nationaux regroupant des universitaires de premier niveau et dans au moins cinq disciplines susceptibles de rendre compte des pratiques économiques.

La multidisciplinarité caractérise la socio-économie puisqu'il s'agit de développer "un paradigme qui combine les variables et les concepts propres à la science économique à ceux des autres sciences (telles que la psychologie, la sociologie ou la science politique) (Plate-forme minimale pour une socio-économie)." La socio-économie considère que ïhomo oeconomicus est trop réducteur pour rendre compte des choix: "The socio-economist's image of thé décision makers is fundamentally more complex: goals are not neat but confounded; people both seek to serve themselves and care about others and their community; people are poor thinkers but often are sensitive to other considérations than efficiency; and as a rule they move in step with their fellow persons, while they are also able to strike ont on their own" (Etzioni, 1991:4). Au niveau des hypothèses substantielles, la socio-économie propose de contextualiser la concurrence (et donc les activités économiques) dans le système social constitué "de valeurs, de rapports de pouvoir et de relations sociales."

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. Le texte de l'appel lancé par le Mauss pour la création d'un enseignement universitaire de socio-économie est signé par 96 personnes dont les appartenances disciplinaires sont la science économique (36), la sociologie (29) et les autres disciplines (29): anthropologie, histoire, géographie, gestion et philosophie. Voir A. Caillé (1994:286).

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Cependant, la socio-économie ne serait pas "destinée à remplacer le paradigme néo-classique ni à se substituer à l'analyse de l'action économique que donnent les autres sciences sociales, mais à les compléter (Plate-forme minimale pour une socio-économie)." Enfin, d'un point de vue institutionnel, les promoteurs de la socio-économie proposent la création d'un enseignement, de départements universitaires et d'instituts de recherche spécifiques à cette approche.

En troisième lieu, il faut relever l'émergence d'une sociologie économique et notamment de la new economic sociology dont les principaux promoteurs sont Mark Granovetter, Harrisson C. White, Viviana Zelizer. La nouvelle sociologie économique considère que tout ce qui relève de la science économique peut être objet d'analyse sociologique. La contribution de Mark Granovetter est particulièrement suggestive. À partir d'une réflexion sur la notion d'embeddedness, il montre que Karl Polanyi a sans doute sous-estime l'encastrement de l'économie dans les sociétés contemporaines, y compris donc dans les sociétés soumises à l'économie de marché (Granovetter, 1985; 1991). Ainsi, en s'inspirant de la sociologie classique et de celles des réseaux, il montre que " 1) la poursuite d'objectifs économiques s'accompagne normalement de celle d'autres objectifs de nature non-économique, tels que la sociabilité, l'approbation, le statut sciai et le pouvoir; 2) l'action économique (comme toute action) est socialement située et ne peut être expliquée par de simples motifs individuels; elle est encastrée dans le réseau des relations personnelles (...); 3) les institutions économiques (...) sont socialement construites" (Granovetter, 1994:81). Qu'il s'agisse du marché du travail, de la fusion ou de l'acquisition de firmes par d'autres firmes, du succès des Chinois en Asie du Sud Est, "le lieu d'explication passe de la sphère de l'individu isolé à un cadre de référence plus large et plus social." À la différence de Polanyi, Granovetter considère donc que l'action économique, y compris dans les sociétés contemporaines, est insérée socialement. S'il en était autrement, selon lui, cela supposerait que nous évoluons dans une société conforme à la théorie économique conventionnelle.

Enfin, le renouveau de la sociologie économique se caractérise manifestement par une relecture des classiques de la sociologie comme l'a bien mis en lumière Richard Swedberg dans un ouvrage qui a connu une très grande diffusion, Economic Sociology: Past and

Present (Swedberg, 1987; 1994). Alors que Swedberg insistait sur la diversité de la

contribution des classiques (quatre traditions), Jean-Jacques Gislain et Philippe Steiner (1995) ont plutôt mis en évidence la profonde convergence qui caractérise la sociologie économique entre 1890 et 1920. Alors que, pour la première fois, l'économie politique à travers le marginalisme opère en quelque sorte une coupure relativement nette entre l'économie pure et la sociologie, la sociologie économique apparaîtra d'abord comme une

Figure

Figure 1: Repenser l'économie et ses rapports au social

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